Préface
Singulière Italie
p. 9-12
Texte intégral
1L’histoire du racisme est particulièrement difficile à écrire, parce que nous sommes toujours en proie à l’horreur suscitée par la Seconde Guerre mondiale, qui soulève encore toute notre indignation morale en même temps qu’elle gouverne notre regard sur l’ensemble du passé moderne. Nous avons du mal à supporter la simple lecture de ces textes qui déduisent la relégation, la ségrégation, la réduction en esclavage ou la mise à mort de millions d’êtres humains d’une science qui se voulait impartiale, bénéfique en tant que telle, et qui parfois se prétendait progressiste. Nous avons du mal à croire qu’une simple idéologie ait pu provoquer des crimes aussi monstrueux, se faire exterministe sur de si grandes échelles, et avons tout autant de mal à croire que sans elle les antagonismes sociaux et politiques eussent pu déboucher d’eux-mêmes sur de telles barbaries. Et comment retenir sa colère et son dégoût quand on trouve qu’après 1945, des manuels scolaires européens enseignaient imperturbablement que la « race noire », dépourvue de sens moral, est peu respectueuse de la vie humaine ? Disons-le clairement : il est à peu près impossible d’étudier le racisme sans avoir le nazisme en tête, sans faire de l’exterminisme nazi le point d’aboutissement fatal de « la pensée de la 'race' », si prégnante dans l’Europe des xixe et xxe siècles.
2C’est précisément parce qu’il fut une évidence massivement et longtemps partagée en Occident que le racisme doit être objectivé et réfléchi par les sciences sociales. Mais c’est aussi parce qu’il est aujourd’hui moralement désapprouvé, juridiquement condamné (en France notamment) et politiquement inavouable qu’il convient de redoubler d’attention. L’indignation morale contre le racisme est louable, elle est le signe d’une société libérale qui reste attachée à ses valeurs d’ouverture. Il n’empêche que le point de vue moral a pour effet et peut-être pour fonction d’empêcher de comprendre, ce que révèle dramatiquement son inefficacité politique ; on ne voit pas en effet que l’indignation freine si peu que ce soit la poussée des manifestations xénophobes, racistes et antisémites dans nos sociétés démocratiques.
3S’il n’y a plus de nos jours de discours raciste assumé comme tel – les partis d’extrême droite eux-mêmes ne justifient plus explicitement leurs politiques d’exclusion par des arguments d’ordre biologique –, si la notion de race est invalidée par les données actuelles de la biologie, si donc il est devenu tout simplement impossible aujourd’hui d’asseoir une politique raciste sur la science du vivant, force est de constater que les mécanismes et dispositifs discursifs d’abord élaborés à partir du schème racialiste fonctionnent très bien sans avoir le moins du monde besoin de s’étayer sur un langage à prétention scientifique.
4La race, le racialisme et le racisme font depuis longtemps déjà l’objet d’importantes études pluridisciplinaires et interdisciplinaires dont les résultats théoriques produisent immédiatement des effets pratiques, puisqu’elles nous permettent de mieux comprendre la nature des justifications idéologiques du colonialisme, les causes de l’explosion raciste et antisémite à l'approche de la Seconde Guerre mondiale, mais aussi les dynamiques sociales à l’œuvre dans les politiques génocidaires plus récentes, ou encore les formes actuelles de xénophobie et d’antisémitisme.
5En donnant toute leur profondeur historique à la catégorie de race, en déconstruisant les présupposés épistémologiques du discours raciste, les études sur le racisme nous ont appris que les formes délirantes et apocalyptiques qu’il a prises dans la première moitié du xxe siècle ne sauraient être réduites à l’irruption soudaine d’une irrationalité qui se serait abattue comme une épidémie sur la société européenne dévastée par la Grande Guerre, affolée par « le péril bolchevik » et terrassée par les crises économiques des années vingt et trente. Nous savons de mieux en mieux comment ce discours, ou pour mieux dire cet « idiome culturel », longtemps tenu pour scientifiquement rigoureux par une communauté de savants assez consensuelle, plonge de profondes racines, qui remontent à la réaction moderne contre les Lumières. Mais ces mêmes études nous apprennent tout autant à nous méfier des facilités de la rétrospection, qui lit les élaborations théoriques très variées du xixe siècle depuis leur point d’arrivée supposé dans le racisme nazi, et croit voir une continuité linéaire et directe entre par exemple l’aryanisme philologique du xixe siècle ou la criminologie d’un Lombroso, et la politique du Troisième Reich. Car s’il est vrai que le racisme aujourd’hui se professe, se manifeste, déploie ses effets sociaux et politiques en l’absence de tout fondement prétendu scientifique, si le raciste n’est nullement ébranlé par l’absence de pertinence biologique de la notion de race, il est à l’inverse tout aussi vrai que la biologie racialiste et jusqu’aux propositions politiques qui ont pu s’étayer sur cette « biologie », n’étaient pas déterminées en tant que telles à produire mécaniquement la figure extrême du racisme exterministe de type nazi.
6C’est l’un des nombreux mérites de La pensée de la « race » en Italie que de dépasser, avec une grande rigueur théorique, une grande finesse généalogique étayée sur une érudition impeccable, et une grande élégance d’écriture, tant le point de vue moral que l’illusion rétrospective si difficile à neutraliser. La décision de maintenir la distinction conceptuelle entre racisme et racialisme est à cet égard capitale. Il arrive en effet qu’on minore, voire qu’on refuse cette distinction, au motif que la biologie aurait réfuté la pertinence scientifique de la notion de race, qui apparaît ainsi comme une construction pseudoscientifique gouvernée subrepticement par une idéologie raciste a priori. Certes. Il n’empêche que l’argument est fallacieux, qui consiste à juger du statut théorique d’un discours en fonction des normes enveloppées dans un discours produit ultérieurement, et l’on ne saurait passer de la proposition scientifique selon laquelle les races n’existent pas à la proposition politique selon laquelle l’affirmation de l’existence de races humaines est par elle-même raciste. C’est là une erreur symétrique à celle qui consisterait à dire que le racisme n’existe pas puisque les races n’existent pas. Avec ce même argument, il est arrivé qu’on demande que soit retirée de l’article 2 de la Déclaration universelle des droits de l’homme l’expression « distinction de race ». On comprend l’intention : inscrire dans la Déclaration que tout être humain peut se prévaloir des droits qui y sont déclarés « sans distinction de race », ce serait reconnaître qu’il y a des races. Mais on voit bien les effets pervers que ne manquerait pas de produire la suppression de la référence à la race ; le plus grave étant l’impossibilité de condamner juridiquement une politique établissant, elle, des distinctions de race ! Mais surtout, qu’arriverait-il s’il apparaissait que le consensus des biologistes sur ce point n’était pas aussi large qu’il le semble, ou si demain la biologie, par une de ces révolutions dont la science est faite, trouvait une pertinence quelconque à l’existence de races différentes ? Faudrait-il en conclure que, puisque race il y a, le racisme redevient légitime ? C’est ce qu’on devrait pourtant conclure de l’argument.
7Seule une approche historique telle que celle que pratiquent les auteurs de ce fort volume permet d’éviter de charger l’enquête de prescriptions normatives qui relèvent en réalité plus de la morale que de la science et de la politique. Il est de la plus haute importance de lutter contre l’essentialisation des différences inscrites sur ou dans le corps, qui les traduit toujours en hiérarchies, et c’est la raison pour laquelle il convient de redoubler de vigilance, et de développer une réflexivité particulièrement aiguë. C’est que la naturalisation et l’essentialisation prennent parfois des formes inattendues : comment ne voit-on pas qu’en fondant une politique antiraciste sur l’absence de fait des races biologiques, on reste totalement tributaire de la biologie, comme si l’on affirmait qu’il ne faut pas être raciste parce qu’il n’y a pas de races ? Fonder l’antiracisme sur l’absence naturelle des races, établie par la science naturelle, c’est, malgré les bonnes intentions (dont on sait que l’enfer est pavé), naturaliser la politique, car cela revient tout simplement à reconduire l’argument raciste tout en l’inversant.
8On le voit, la distinction assumée par les éditeurs, Aurélien Aramini et Elena Bovo, entre racisme et racialisme est essentielle pour lutter efficacement, c’est-à-dire scientifiquement, contre l’illusion rétrospective autant que contre l’obstacle épistémologique que place l’indignation morale devant cet objet. Distinguer le racialisme du racisme ne revient nullement à reconnaître la réalité des races, mais à se donner les moyens de restituer la variété des significations que la pensée de la race pouvait prendre sans orienter a priori l’investigation théorique ni préjuger des résultats de l’enquête.
9Cette attitude résolument critique à l’égard du récit standard sur le racisme se déploie pleinement dans le « cas » italien choisi par les éditeurs. La situation de l’Italie est en effet absolument singulière, et c’est cette singularité qui fait tout l’intérêt du livre. Car le racialisme et le racisme italiens ne sauraient être appréhendés comme la simple illustration particulière d’un phénomène culturel massif dans l’Europe des xixe et xxe siècles. Ils posent un problème spécifique, éminemment révélateur des déterminations politiques sous-jacentes qui s’y attestent. Alors que généralement la notion de race a servi à justifier « scientifiquement » l’homogénéité ethnique fondant l’identité nationale, en Italie la différence des races a été « perçue » comme intérieure à la nation, partageant le Nord du Sud, de sorte que la question de la race s’y est posée avec un tout autre enjeu politique qu’ailleurs : non pas celui de la définition de la substance nationale par différence à celle des autres nations, mais celui de la fragilité intérieure d’une nation racialement hétérogène. Si, en France ou en Allemagne notamment, la race a servi à fabriquer l’homogénéité nationale contre l’extérieur, en Italie elle a catégorisé « scientifiquement » l’hétérogénéité d’une nation qui n’en était donc peut-être pas vraiment une, partagée qu’elle se voyait entre un Sud fantasmé comme figure d’une altérité primitive, criminelle et barbare au sein de la nation, et un Nord à qui du coup se trouvait dévolue la tâche de civiliser ce sud sur le mode impérial, comme on pensait devoir civiliser l’Afrique. L’Italie, ce n’était pas seulement deux nations étrangères l’une à l’autre, mais deux continents, deux civilisations, deux humanités. Le fascisme au contraire, développant un type de racisme ayant pour fonction de légitimer l’unité biologique de la nation du nord au sud, sera donc en rupture frontale avec le racialisme et le racisme italiens du xixe siècle. De la même manière, l’antisémitisme italien lié à la législation de 1938 devra déployer tous ses efforts pour se distinguer tant de l’antisémitisme français (où le Juif est un masque de l’Allemand, ce que ne pouvaient évidemment pas se permettre de soutenir les alliés de Hitler) que de l’antisémitisme nazi (pour ne pas paraître par trop soumis au Troisième Reich).
10Alors même que, contre une thèse longtemps dominante, le livre qu’on va lire montre qu’il est faux que le mythe des origines romaines ait préservé l’Italie de la fascination pour les Aryens, il prouve, sur le révélateur italien, que le discours de la race n’a pas cette continuité linéaire et lisse qui nouerait les productions « scientifiques » du xixe siècle et le racisme d’État de l’Italie fasciste. Il n’existe pas d’unité idéologique du racisme italien qui s’affirmerait toujours plus fortement jusqu’à son éclosion fasciste, comme si le racisme fasciste n’avait été que l’actualisation des potentialités dont le racialisme précédent aurait été porteur. C’est un gain théorique précieux des articles ici rassemblés que d’avoir établi que la diversité des régimes discursifs pensant la race (philologique, anthropologique, juridique et littéraire) est proprement irréductible.
11Reconnaître la diversité des discours ne suffit pourtant pas. Aurélien Aramini et Elena Bovo ne se satisfont nullement de l’exposition de monographies juxtaposées les unes derrière les autres. Trois moments scandent le parcours proposé. Un premier moment (les deux premiers tiers du xixe siècle), où l’on a affaire à un racialisme qui est l’idiome culturel du temps ; un deuxième, incarné surtout par Lombroso et son école, où l’émergence de l’anthropologie criminelle se développe dans une approche juridique et progressiste de la question ; enfin, l’avènement du fascisme, qui est aussi une rupture. Romantisme, aryanisme, fascisme ne se déduisent pas l’un de l’autre comme des propositions mathématiques, pas plus qu’ils ne s’infèrent l’un de l’autre comme les effets de leurs causes. Pour autant, ils ne sont pas non plus totalement étrangers et extérieurs l’un à l’autre, comme si l’on avait affaire à des mondes culturels totalement fermés sur eux-mêmes. À mesure qu’on parcourt cette histoire, on voit se préciser les points d’infléchissement, les seuils à partir desquels une rupture se pose et s’impose, et l’intelligibilité du phénomène s’en trouve considérablement accrue.
12En refusant aussi bien le schème causaliste linéaire que le schème foucaldien des ruptures absolues d’épistémè, le livre s’inscrit dans une pratique théorique de type à la fois généalogique et herméneutique, sur le cas italien dont la richesse tient à ce qu’il n’est justement pas un cas, en ce qu’il reflète, en même temps qu’il le brise, l’idiome culturel de la race, si prégnant dans la pensée, dans la construction, et dans la destruction de l’Europe moderne par elle-même.
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La pensée de la race en Italie
Ce livre est cité par
- Nani, Michele. (2019) Il popolo dei lombrosiani. Scienze sociali e classi subalterne in Italia fra Otto e Novecento. ITALIA CONTEMPORANEA. DOI: 10.3280/ic289-oa1
- Montaldo, Silvano. (2018) Lombroso: The Myth,The History. Crime, Histoire & Sociétés. DOI: 10.4000/chs.2283
La pensée de la race en Italie
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