Postface. La polyphonie de Florenski pour l’épistémologie contemporaine
p. 165-168
Texte intégral
1Pavel Florenski a vécu en Russie dans les années qu’on a qualifiées d’« Âge d’argent », une période qui s’est distinguée par un renouveau artistique et une pratique de l’interdisciplinarité extraordinairement libre et inventive, autant en poésie (Vladimir Maïkovski, Anna Akhmatova pour les plus célèbres), en philosophie (Gustav Chpet, Alexei Losev, Nicolas Berdaiev) que dans les sciences. Maryse Dennes, spécialiste de la philosophie russe, parle pour cet âge d’« interdiscipline spontanée »1. En effet, il ne s’agissait pas, en tout cas pas seulement, de passer d’une discipline à une autre avec tous les tracas bien connus engendrés par cette pratique. Florenski, comme d’autres philosophes et savants russes, concevait son activité à partir d’un point d’extériorité aux différentes disciplines qui lui permettait de s’immerger dans l’une ou l’autre sans avoir besoin de passages entre elles. Comme le relève Renato Betti, dans le sous-titre de son livre, repris d’une magnifique expression de Florenski, il s’agit d’une « habitude de pensée » : l’énoncé philosophique renvoie à un énoncé mathématique, mais aussi à un énoncé théologique dans une sorte d’univocité miraculeuse.
2Chez Florenski, comme chez Chpet et Losev, ce point d’extériorité était lié à une des plus complexes pratiques ascétiques de la tradition de l’Église d’Orient, l’« hésychasme ». L’hésychasme est une prière du cœur, qui consiste à appeler Dieu jusqu’à ce qu’il soit présent à celui qui prie (ἡσυχασμός en grec signifie la paix, le repos). Cette pratique a une structure dynamique qu’il importe d’expliciter : dans la prière, Dieu est dans le nom de Dieu, mais Dieu n’est pas le nom. La philosophe moscovite, ancienne secrétaire de Losev, Lioudmila Gogotishvili décrit cette structure comme une « dualité unilatérale » et la généralise à la linguistique : le phonème est le son, mais le son n’est pas le phonème2. On peut alors faire un parallèle avec la démarche de Florenski : les mathématiques sont dans la philosophie, mais la philosophie n’est pas dans les mathématiques. La théologie est dans la philosophie, mais la philosophie n’est pas dans la théologie qui ne se confond pas avec elle. Il est possible de changer d’ordre de connaissances, mathématiques, philosophie, sciences, théologie, tout en respectant l’univocité.
3Cette structuration est fondamentale pour l’épistémologie des sciences interdisciplinaires contemporaines. Comment en effet assurer la cohérence d’une modélisation interdisciplinaire sans choisir une discipline sous-déterminante, qui n’intervient pas par des résultats positifs, mais permet aux différents fragments de disciplines scientifiques et/ou philosophiques, éthiques, esthétiques de pouvoir être mis en rapport avec les ensembles de connaissances fondamentales de toutes ces disciplines pour assurer leur compatibilité ?
4Comme le souligne Renato Betti, les mathématiques sont une « habitude de pensée ». Elles sont comme une procédure générique permettant de déposer des résultats hétérogènes en un « lieu » où ils peuvent être compris ensemble et dans une dynamique de pensée. Cela modifie la conception des sciences expérimentales. Il ne s’agit plus de trouver une formulation mathématique idoine à des connaissances d’autres champs disciplinaires. Il s’agit plutôt de mettre dans de nouvelles relations des flux de connaissances entre fragments de disciplines. Prenons par exemple la biologie de synthèse, science construite sur fond interdisciplinaire. Ce n’était évidemment pas la discipline d’étude de Florenski, qui s’est beaucoup consacré au domaine de l’électricité. Mais la polyphonie induite par la structure de l’hésychasme permet de la comprendre de façon plus riche que comme science expérimentale classique. Il ne s’agit pas de mettre en formule des fragments de savoir biologiques, mais de concevoir des flux entre modélisations mathématiques, informatiques (aussi bien ingénierie que théorie) et savoirs biologiques. La biologie synthétique est souvent interprétée comme une technique, permettant l’automatisation de la fabrication de molécules. Florenski nous rappelle par avance qu’elle est aussi une science, et que la technique est peut-être une science, mais que la science n’est pas la technique. La biologie synthétique peut être interprétée alternativement comme science ou comme technique, l’un n’exclut pas l’autre. C’est l’un des grands enseignements de la philosophie de Florenski pour les sciences contemporaines.
5Mais il ne suffit pas d’en rester au générique, car il y a toujours une alternative hétérodoxe. Il y a la peinture perspectiviste, mais cela n’empêche pas de retrouver l’icône, où les perspectives humaine et divine se rencontrent et, où, de toute façon, elle supprimerait la présence dont l’icône est le symbole. S’il y a perspective, elle est inversée, c’est l’œil de Dieu qui voit. Et le symbole est autre chose que le signe, il donne à sa façon accès au réel, et non pas seulement aux autres signes. Il donne existence, il relie ce qui était séparé. Il assure ainsi indirectement l’univocité. Il permet une implémentation de la science et de la philosophie dans le réel.
6Ainsi la philosophie est aussi proche du réel que les mathématiques, même si la première n’a pas de véritable ancrage en dehors des mathématiques. Le livre de Renato Betti nous montre comment les disciplines sont à la fois séparées et unies. C’est la règle d’or de l’interdisciplinarité de Florenski.
7Discipline sous-déterminante, générique, point d’extériorité aux disciplines, hétérogénéité et ses traitements, voilà ce qu’apporte Florenski à l’épistémologie contemporaine. Un philosophe des sciences peut lui être comparé sur le traitement des disciplines, c’est Henri Poincaré, mais celui-ci ne cherchait pas à développer une philosophie spéculative ni une théologie. Cette référence a néanmoins du sens, car bien des travaux de Poincaré ont été compris d’abord en Russie – je pense en particulier à sa mécanique algébrique –, avant de revenir en France. Sans que le mot « générique » existe avec ce sens, Poincaré était d’accord sur ce point avec Florenski. L’Âge d’argent avait ainsi sa signification hors de la Russie.
Notes de bas de page
1 Maryse Dennes, « Les glorificateurs du nom : une rencontre de l’hésychasme et de la philosophie au début du XXe siècle en Russie », in : Slavica Occitania, 1999, 8, p. 143-171.
2 Voir en français, Lioudmila Gogotishvili, « Les corrélations linguistiques et la dualité unilatérale », in : Maryse Dennes, John O’Maoilearca, Anne-Françoise Schmid, La Philosophie non-standard de François Laruelle, Paris, Cerisy/Classiques Garnier, octobre 2019.
Auteur
Chercheure associée à la Chaire de Théorie et Méthodes de la conception innovante, MINES ParisTech et aux Archives Henri-Poincaré (UMR 7117 CNRS).
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