Annexe
p. 153-164
Texte intégral
1Entre 1921 et 1924, Florenski enseigna au Vchutemas, appelé à cette tâche par le jeune artiste déjà bien établi Vladimir Andreevitch Favorski, professeur dans la même école1. Les leçons sur l’analyse de l’espace dans les œuvres d’art exposaient la conception de Florenski selon laquelle la technologie est une extension de la sensibilité et une prothèse du corps humain. Elles étaient ainsi source d’inspiration pour tout un cercle d’artistes réunis autour du groupe et de la revue Makovec, qui tire son nom de la colline sur laquelle est construit, à Serguiev Posad, le monastère de Saint-Serge.
2Dans ce cadre, le travail de Florenski comprenait des cours et des conférences sur la philosophie de la liturgie, la perspective et la structure symbolique des icônes. Florenski et Favorski, tous deux sensibles aux facteurs esthétiques des manifestations, soumis à l’influence des idées symbolistes de l’époque et attentifs à la relation essentielle qui lie le contenu, le style et la forme de toute production, ne tardèrent pas à se rapprocher.
3À en juger par la production artistique que Favorski développa par la suite, l’influence de Florenski sur l’artiste semble se manifester surtout à travers le sens évocateur, presque magique, des symboles, la conviction que la composition artistique est une forme d’organisation de l’espace-temps – même lorsque le résultat apparaît statiquement plat – et exprime l’intuition de dimensions d’un ordre supérieur et la tension liée à la représentation formelle des idées. Tout dans Florenski confirme la révélation d’un lien étroit entre art et science.
4Né à Moscou en 1886, Favorski était le fils d’un avocat et du côté de sa mère – elle-même peintre – l’héritier d’une famille d’artistes. Il avait étudié à Moscou dans différentes écoles d’art, puis en 1906-1907, il avait fréquenté l’académie du maître Simon Hollosy à Munich. Il voyagea en Italie, en Autriche et en Suisse et, de 1907 à 1912, fréquenta la faculté d’art de l’université de Moscou. Après diverses expériences – d’abord comme soldat au front pendant la Première Guerre mondiale, puis en servant dans l’Armée rouge pendant la guerre civile – il fut nommé en 1921 professeur d’arts plastiques au Vchutemas, où il resta jusqu’en 1929 (il en fut directeur de 1923 à 1925). En 1925, il remporta sa première grande récompense : le Grand Prix de la gravure sur bois à l’Exposition internationale des arts décoratifs de Paris. Il enseigna ensuite, d’abord à l’Institut polygraphique, puis à l’Institut des arts décoratifs de Moscou. Il voyagea dans tout le pays, donna des conférences, exécuta des œuvres monumentales et organisa de nombreuses expositions personnelles. En 1937, il remporta le Grand Prix de l’Exposition universelle de Paris pour la décoration du pavillon soviétique.
5Après la Deuxième Guerre mondiale, à laquelle il paya un lourd tribut avec la mort de ses fils Nikolaï (né en 1915) et Ivan (né en 1924), il devint professeur à l’Institut des arts décoratifs et appliqués de Moscou. Médaillé d’or à l’exposition universelle de Bruxelles en 1958, membre de l’Académie des arts de l’URSS et lauréat du prix Lénine en 1962, il fut nommé artiste du peuple de l’Union soviétique – la plus haute récompense artistique du pays – en 1963. Il mourut l’année suivante en décembre 1964.
6Comme en témoignent l’ampleur de la reconnaissance qu’il reçut et la variété de ses contributions, Favorski laissa son empreinte à travers de nombreuses formes artistiques : peinture à l’huile de natures mortes et de paysages, portraits au crayon, petites gravures et peintures monumentales, décors de théâtre. Il écrivit des essais sur la théorie de l’art et s’essaya même à la sculpture de bas-reliefs. Néanmoins, sa forme artistique préférée était la gravure sur bois, qu’il commença à pratiquer en 1907, ayant compris ses possibilités expressives et s’étant libéré du préjugé selon lequel elle n’était qu’un moyen commode de reproduire des images. Il appréciait la beauté du travail sur bois et a par la suite gravé sur linoléum.
7Face à sa production de gravures, on est frappé par l’importance que Favorski attachait aux illustrations des livres et à leurs couvertures. Il se considérait avant tout comme un artiste du livre illustré avec des images graphiques qui font partie intégrante de la page imprimée. Dans sa conception, confirmée par son travail assidu et sa production constante, l’idée était que le livre est un tout unique en tant qu’œuvre d’art, dans son contenu et ses illustrations, réévaluant implicitement l’ancienne tradition des manuscrits médiévaux. De nombreuses œuvres de grands auteurs, pas seulement russes d’ailleurs, portent l’empreinte de Favorski : Shakespeare et Dante, Pouchkine, Tolstoï et d’autres, ainsi que de nombreux livres de l’Ancien Testament et des textes de la tradition vieille-russe, comme le splendide poème médiéval slave Слово о полку Игореве (Le dit d’Igor), auquel il s’attaqua dans ses dernières années.
8En 1922, Florenski lui demanda de concevoir la couverture de son ouvrage récemment achevé, Les imaginaires en géométrie. Le résultat sembla si important à Florenski qu’il décida d’ajouter une annexe à son livre2. Florenski y fait l’éloge de l’œuvre avec sa prose habituelle, riche en images et en métaphores ; il précise le sens de la conception biface, intégrale mais distincte – comme dans son modèle des nombres complexes – dans laquelle chaque face permet de percevoir de manière visuelle ou tangible un aspect de l’autre, avec son aura apparemment mystérieuse, et dans laquelle les vérités qui en découlent entrent dans une relation transcendante avec celles de l’autre. La couverture de la publication imprimée du livre sur les Imaginaires a pour but de rendre cette correspondance visuelle, presque tangible.
9En 1923, Favorski conçut une autre couverture pour Florenski, pour le livre Число как форма (Le nombre comme forme), qui devait également être publié par Pomor’e3. Il conçut également la couverture du magazine Makovec et dédia un portrait et un ex libris à Florenski. Ces réalisations furent toujours hautement appréciées par Florenski, car elles intégraient l’idée que la vie prévaut sur l’art et que la source de la beauté et de la vérité est à découvrir, et non à inventer.
10Nous proposons ci-dessous, par souci de complétude, une traduction de l’Explication de la couverture, comme un exposé significatif de la conception du monde de Florenski, matérialisée à travers son modèle des nombres complexes4.
P.A. Florenski, explication de la couverture de « Les imaginaires en géométrie »
11La couverture de cet ouvrage a été sculptée sur bois par Vladimir Andreevitch Favorski. Comme il est typique de cet artiste, la gravure ne se contente pas d’orner le livre mais devient une partie organique de son essence spirituelle. Ainsi, cette œuvre de Favorski est imprégnée d’une signification mathématique interprétée par l’artiste. Une telle expérience est peut-être la première du genre en cette ère de renaissance de la gravure. Il s’agit, entre autres, d’un courant artistique qui, par rapport à la culture de l’avenir, généralement synthétique, peut offrir une riche moisson. Il a semblé utile à l’auteur du livre de clarifier quelque peu la couverture, par rapport aux diverses allusions que la signification possible de la théorie de l’image qui vient d’être exposée a comme application dans l’art, non seulement parce qu’il reconnaît une collaboration sensible avec l’artiste, mais aussi en vertu du fait que c’est là l’essence même du travail culturel de notre temps.
12Rappelons quelques phénomènes de la psychologie de la vision. Si l’on regarde l’espace à partir d’une ouverture pas trop grande, en restant un peu à côté de celle-ci, et surtout si l’éclairage du mur où se trouve l’ouverture n’est pas trop fort, la surface du mur tombe également dans le champ de vision. Mais l’œil ne peut accueillir simultanément l’espace vu à travers le mur et la surface de l’ouverture. C’est pourquoi, lorsqu’il concentre son attention sur l’espace éclairé, l’œil voit et ne voit pas à la fois l’ouverture elle-même. Il la voit en pénétrant à travers elle dans les profondeurs de l’espace, mais quand il se trouve à l’intérieur, il cesse de la voir, même si le souvenir de ce qu’il a vu ne peut pas quitter la conscience : confuse, presque tactile, l’impression de cette paroi continue à maintenir vivant dans la conscience ce qui vient d’être vu. La conscience se partage nécessairement entre une forme directement vue et une forme secondaire, vue de manière médiate, qui fournit quelque chose de tactile. Dans ces conditions perceptives, deux éléments ou deux couches d’éléments sont présents dans la conscience, homogènes quant à leur contenu mais essentiellement hétérogènes quant à leur position dans la conscience et, en ce sens, non coordonnés et exclusifs l’un de l’autre.
13La vision à travers une vitre conduit de manière encore plus convaincante au même dédoublement : outre le paysage lui-même, la vitre, quand nous l’avons vue avant le paysage, est également présente dans la conscience quoi que nous ne la voyions plus, même si nous la percevons de manière sensible, par le toucher par exemple, en l’effleurant avec notre front.
14D’où le problème pictural et architectural de la fenêtre contemporaine, avec sa frontière de verre, comme s’il s’agissait d’une fausse ouverture et d’un faux mur ; dans les bâtiments dotés de grandes ouvertures vitrées, voire de murs en verre, ce problème se pose avec de plus en plus d’insistance.
15Lorsque nous regardons un corps transparent d’une épaisseur considérable, par exemple un aquarium rempli d’eau, un cube entièrement en verre (un encrier) et ainsi de suite, la conscience se partage de manière exceptionnellement agitée entre les perceptions des deux bords de l’objet transparent, différents en position par rapport à lui (la conscience) mais homogènes en contenu (et dans cette seconde circonstance se trouve l’origine de l’agitation). Le corps oscille dans la conscience entre l’évaluer comme quelque chose, c’est-à-dire un corps, ou comme rien, un rien visuel, car il est transparent. Un néant à la vision qui est quelque chose au toucher et ce quelque chose se transforme dans la perception visuelle comme s’il était visible. Transparent et illusoire5.
16Le vert d’un bosquet printanier fait vibrer le cœur d’intranquillité, non seulement parce qu’il annonce le printemps, mais aussi pour une raison optique : sa transparence ; en rendant la profondeur stéréoscopique de l’espace, avec ses petites feuilles parsemées mais pas du tout « collantes », ce vert nous rappelle des points éloignés dans l’espace et, lorsqu’il est épais, il le fait avec une force psychologique suffisante. Ainsi, l’ensemble de l’espace, en se matérialisant, acquiert visuellement le caractère d’une épaisseur vitreuse. Encore une fois, il est et n’est pas, authentique et tangiblement platonicien το μή ον.
17Un autre exemple, particulièrement évident. Un jour, je me trouvais dans l’église de la Nativité à Serguiev Posad, presque directement devant les portes royales6 fermées. Par une fente, on pouvait clairement voir l’autel. Les portes elles-mêmes, à leur tour, restaient visibles à travers une grille de cuivre sculptée dans l’ambon. Trois couches d’espace, chacune d’entre elles n’étant clairement visible qu’avec un point de vue particulier. Les deux autres ont alors acquis une position particulière dans la conscience et ont donc été évaluées comme semi-existantes par rapport à celle qui était clairement visible.
18Ainsi, dans la représentation visuelle du monde, il faut distinguer, à côté des formes visuelles proprement dites, des formes abstraitement visuelles, qui sont néanmoins inévitablement présentes dans la représentation en vertu de la vision latérale, du toucher et d’autres perceptions qui ne donnent pas la vision pure mais y conduisent, y font allusion. En d’autres termes, dans la représentation visuelle, il existe des formes visuelles et des formes quasi-visuelles. Il n’est pas difficile de reconnaître la double nature du plan géométrique dans ce dualisme de la représentation visuelle, dans lequel les formes proprement visuelles correspondent au visage réel et les formes abstraitement visuelles au visage imaginaire. La bilatéralité du plan géométrique est, en quelque sorte, un symbole des deux positions différentes que les formes visuelles occupent dans la conscience, lorsque l’épaisseur des couches distinctes de l’espace est infiniment petite et que l’impossibilité de relier les différentes formes est maximale. Si nous voyons la face supérieure du plan, nous ne connaissons la face inférieure que dans l’abstrait. Mais connaître dans l’abstrait une forme concrète, dont l’essence réside précisément dans le concret, c’est la percevoir d’une autre manière, non visuelle, avec une modification de la vue au moyen d’un concept abstrait ou d’une forme de mémoire. Le réel, dans ce sens, est l’incarnation de l’abstrait dans la matière concrète dont l’abstrait lui-même a été dérivé ; l’imaginaire est l’incarnation du même abstrait mais dans une matière concrète hétérogène. Si l’on veut, le réel est l’adaptation de l’abstrait et du concret (tautégoricité) tandis que l’imaginaire est le symbolisme (allégoricité). En ce sens, il faut parler des concepts de sensation comme des sensations imaginaires ou des sensations de l’imaginaire ; c’est un imaginaire limite. En effet, le contenu unique de la sensation est sa propre présence sensible, tandis qu’une sensation possible n’est pas simplement rien, mais une autre sensation (puisque tout concept est relié à un substrat sensible à un moment donné de son application) perçue comme un concept d’un autre type. Il convient de mentionner ici le terme Pseudoexistenz, sans faire allusion à la signification qu’il revêt pour Meinong7. Ces éléments sensoriels et ces formes imaginaires, localisés de manière particulière dans la conscience, correspondent pleinement aux formes géométriques imaginaires de la surface. La présence même de sensations imaginaires dans toute expérience concrète incite les études d’art à réfléchir sur l’imaginaire : les théories de l’art figuratif devront donc s’exprimer sur l’interprétation proposée des imaginaires géométriques.
19Voyons maintenant comment Favorski tente d’utiliser la distinction entre les deux types de formes visuelles pour exprimer artistiquement la théorie des imaginaires.
20La première tâche du dessinateur a été de préserver et d’affirmer l’intégrité du plan principal, car sans l’intégrité du plan, il ne serait pas possible non seulement de représenter ses faces, mais aussi de distinguer les faces elles-mêmes. Cette première tâche a été accomplie au moyen des inscriptions qui soutiennent le plan principal de représentation sur le plan de la page, et aussi au moyen des indications des points sur les axes de coordonnées avec les lettres X, O, Y et la ligne verticale passant par X. Les lettres X, O, Y, plutôt massives, ont la même fonction. La stabilité de la verticale principale est encore renforcée par l’agrandissement qui se produit selon la verticale du nom de famille de l’auteur par rapport à son prénom.
21Bien sûr, la page, en tant que telle, n’est pas blanche mais dépourvue de couleur : elle est une possibilité offerte de représentation. Il serait erroné de voir dans cette page une feuille de papier, quelque chose qui en soi n’est ni un plan ni quoi que ce soit de géométrique ; par page il faut entendre l’espace infiniment mince de la représentation, comme un film transparent superposé à la feuille. Ce film en lui-même n’est pas encore l’une ou l’autre face du plan figuratif, mais tout le plan avec ses deux faces et avec toute son épaisseur, même si elle est actuellement infiniment petite. C’est le plan créé par l’artiste.
22L’artiste doit maintenant montrer concrètement les deux faces de cet espace du film dans leurs tonalités qualitatives. La face avant du plan, vue directement, possède la chaleur de la perception sensorielle et penche vers l’avant, bien qu’elle ne soit pas plus proche de l’observateur que le plan principal du dessin. Un grand rectangle tracé en noir, presque chaud en raison de l’obscurité du trait et de son horizontalité, donne forme à la face supérieure du plan. Sur le rectangle qui apparaît au recto, une semi-ellipse et un petit rectangle entièrement noir, les parties les plus chaudes et les plus avancées de l’espace filmique, sont représentées comme des formes purement réelles. Une fine bordure blanche montrant leur épaisseur les pousse encore plus en avant, les rapprochant ainsi du spectateur. Toutes ces formes sont réellement visibles. À elles s’oppose le côté du dessin situé à droite de la verticale, gravé presque exclusivement de traits blancs. C’est la face imaginaire du plan, l’inverse de l’espace du film, pas n’importe quelle partie mais la même région qui se trouve sous le rectangle en pointillés du côté gauche. La courbe principale de la face imaginaire est un arc d’hyperbole équilatérale, un appendice imaginaire de l’ellipse réelle qui doit être considéré comme tangent à l’ellipse en son sommet.
23Pour rendre la couleur de cette courbe, le dessinateur la comprime avec une série de tirets horizontaux blancs et sur l’opacité abstraite de l’espace filmique il fait apparaître une courbe blanche et froide : la couleur de l’arrière contraste avec le noir chaud de la face avant ; la couleur blanche de ce dos est bien montrée à droite en haut où il y a une grille blanche.
24On se demande pourquoi le dos est blanc. Puisqu’il doit être la trace résiduelle d’une perception sensorielle noire, en tant que forme complémentaire ou trace résiduelle, il doit être évidemment blanc. Autrement dit : la visibilité, en tant que substrat des formes réelles, est exprimée par la présence d’un noir chaud ; par conséquent, l’absence de visibilité, c’est-à-dire une perception différente qui est formalisée comme visible, doit être négative (visible dans la forme, non visible dans le contenu). Pour l’exprimer, on utilise le blanc hachuré : comme un trait, il est noir mais sans sa propre noirceur, vide à l’intérieur, hachuré mais comme déjà non hachuré. Ainsi, ce côté droit apparaît comme s’il n’était pas dessiné mais en relief, convexe, non pas donné à la vision en tant que telle mais au toucher. L’impression de l’envers de ce côté droit est renforcée par la lettre O dessinée en miroir et de nouveau en blanc dans le coin inférieur droit : il ne s’agit pas d’une nouvelle lettre mais précisément du même O noir que l’on peut voir dans le coin inférieur gauche, perçu toutefois à travers le plan. La relation entre les O de droite et de gauche peut être clarifiée comme suit : supposons qu’un O soit écrit au crayon sur la feuille, en relief au verso. Cette lettre serait donc à la fois visible et tactile. Supposons également que le papier soit maintenu immobile. Si l’on demandait maintenant à quelqu’un de représenter la feuille par un dessin, en la regardant d’en haut et en touchant le dos de la feuille avec la main, on obtiendrait un dessin semblable à la couverture de Favorski et avec la même disposition. Ici, en suivant la largeur de la feuille avec l’œil, de O à X, le dessinateur continuerait son observation avec sa main, en partant précisément du point sur lequel l’œil s’est arrêté, c’est-à-dire qu’il conduirait sa main du point X à O. Par conséquent, dans le dessin, il semble que les points du plan qui s’éloignent progressivement de la ligne verticale passant par X s’éloignent également de la ligne verticale, non pas vers la gauche, mais vers la droite : le mouvement de la main sur le papier serait reconnu comme la continuation du mouvement des yeux. Pour cette raison, le point tactile O de la représentation est aussi éloigné que possible du point visible O ; leur relation est approximativement en miroir – approximativement parce que la mesure de l’espace tactile n’est pas égale à celle de l’espace visible.
25Il faut aussi parler de tout le dessin du côté droit, qui donne une transposition visuellement en miroir de la structure tactile du dos du plan. En d’autres termes, il faut considérer l’espace filmique de la représentation comme divisé en deux parties, obtenues par une rotation de 180° de la partie inférieure du plan autour d’un axe vertical passant par I, comme dans les pages d’un livre.
26C’est précisément ici que commence la solution à la principale difficulté de la gravure : celle de montrer concrètement que les deux moitiés du dessin – la droite et la gauche – se complètent car, bien que de qualité différente, l’une purement visuelle, l’autre visio-tactile, elles constituent néanmoins les deux faces d’un même plan. La gravure a pour tâche de montrer concrètement que la partie droite du dessin n’est qu’une partie cognitive mais non matérielle du plan. Ceci est obtenu, tout d’abord, par le fait que, bien que séparée, chaque face possède le caractère de l’autre grâce à une petite fente sur l’autre face : les deux fentes rétablissent le lien réciproque entre les faces. La fente sur la face frontale du plan est produite à l’endroit le plus visible, où elle est le plus décidément réelle. Elle se fait concrètement, avec une forme évidente de déplacement du centre de perception de la conscience sur cette face du plan. Ici, on peut aussi percevoir cette couleur blanche-négative du dos, avec la représentation en elle du symbole imaginaire i, en relief et inversé en miroir, de façon similaire au O en miroir. De là, on verrait ce i dessiné droit, mais d’ici on le perçoit comme dans un miroir : c’est la représentation visible d’ici d’un i dessiné là, ou une trace en relief tangible là d’un i dessiné ici. Dessiné avec un trait blanc, ce i est clairement d’un caractère différent des lettres X, O, Y de la face supérieure et est également plus blanc que le blanc du revers du plan, c’est-à-dire plus abstrait. Cette fente sur le devant est la forme, ou le relief visuellement transposé de l’inverse de ce qui est représenté dans la moitié droite du dessin. Mais cette fente n’est pas coordonnée avec le plan supérieur, elle est à la fois plus proche et plus éloignée du rectangle noir : il n’est pas possible de coordonner ce qui est homogène mais opposé en position dans la conscience.
27Les deux faces du plan sont reliées au côté droit du dessin par une fente inverse, de l’imaginaire au réel. Mais ici, le caractère de l’écart n’est pas concret mais abstrait, ce n’est pas une perception claire, mais le souvenir vague d’un espace visuel oublié qui émerge dans les premiers instants comme un espace tactile. C’est précisément à un tel souvenir qu’est dédiée une partie de l’étroite ellipse en noir, sur un champ de pointillés diagonaux, également en noir. C’est un lambeau du visage réel placé sur le côté imaginaire. Il est situé dans l’espace imaginaire mais n’est pas coordonné avec lui. Ce lambeau, réuni à son complément en blanc sur un champ blanc, fait flotter la figure géométrique dans un interstice à travers le plan alors qu’elle est encore indéfinie, imaginaire et réelle à la fois.
28Revenons à l’écart dans la partie gauche de la figure. Le contraste saisissant des champs, noir et blanc, en fait le centre visuel de toute la page, la concentre irrésistiblement sur elle-même et, de ce fait, toute la partie gauche du dessin est vue en vision directe et reste extrêmement stable sur la page et son plan. Mais alors la partie droite de la représentation, surtout sur ses bords, est inévitablement vue de manière très confuse, avec une vision latérale attirée par la fente gauche. Toute la partie droite, qui, également en raison du type de gravure, a un caractère abstrait, perd définitivement son caractère concret et sa stabilité. Le plan brumeux à droite de l’image, se détachant du plan de la page, ondule, tournant près de la verticale principale, presque comme un livre claquant contre le visage du lecteur tout en maintenant immobile la couverture à gauche. Cette impression de mobilité du côté droit est particulièrement soutenue d’abord par les trois niveaux du plan (la grille supérieure, plus proche du spectateur ; les hachures horizontales et, encore plus haut, une seconde grille dans le carré). Ensuite, par le concours presque perspectif des parallèles des deux grilles et des hachures horizontales dans le coin inférieur gauche, ce qui conduit à nouveau à l’idée de l’inclinaison de toute la partie droite, comme si la feuille de couverture s’élevait verticalement et commençait à s’ouvrir d’elle-même. Enfin, une certaine largeur de toute la partie droite de la gravure contribue à l’idée de composition et, en même temps, de fonction, presque en vertu de la proximité de son bord droit avec l’œil.
29Enfin, quelques mots sur les inscriptions. Nous avons commencé par le fait qu’elles sont à la base du plan même de la représentation. Mais cela ne pourrait pas être le cas si elles ne se trouvaient que sur le recto de la page : dans ce cas, l’espace de la page qui est exclu du recto, c’est-à-dire limité par le recto, s’enfoncerait sans limite à l’intérieur de la page et aucun discours sur le verso ne pourrait avoir lieu. Par conséquent, les inscriptions doivent fixer non seulement le bord avant du plan, son recto, mais aussi le bord inférieur, son verso, comprimant tout l’espace comme entre deux vitres. C’est à l’écrit de définir l’épaisseur du plan. Favorski y parvient en faisant coïncider les mots ou leurs éléments avec les différentes faces du plan : M H, par exemple, sont clairement situés sur la face avant, comme en témoignent les hachures horizontales qui relient l’espace de ces mots au rectangle gauche de la composition ; M, T et I du mot geometrii (геометрии) renvoient à la face arrière car ils sont dessinés à traits blancs tandis que I, T, I du mot mnimosti (мнимости) flottent en partie sur le recto, en partie enfoncés dans le verso comme une couture, une suture de l’épaisseur du plan ; la dernière lettre du mot mnimosti (мнимости) remplit cette fonction de manière particulièrement expressive.
30Mais la couverture ne remplirait pas complètement sa fonction si les inscriptions n’avaient qu’une fonction graphique et si leur graphisme était sans rapport avec le sens. Évidemment, les caractéristiques graphiques des inscriptions doivent non seulement soutenir le piano, mais aussi transmettre un espace sonore d’intonation de la voix et présenter une coordination sonore des mots. Un exemple de la manière dont Favorski a réussi cette tâche est déjà donné par la hauteur du nom de l’auteur, plus élevé que le prénom, qui transmet un accent d’intonation correspondant. De plus, dans le mot mnimosti (мнимости), la première partie du mot apparaît en relief, frappée du même sens explicatif et prononcée à mi-voix que v geometrii (в геометрии) qui tombe sur la couverture dans la partie imaginaire, c’est-à-dire semi-visible, du plan, etc.
31C’est là, dans ses principales caractéristiques, l’interprétation de la composition géométrique par Favorski.
3229 juillet (11 août) 1922
Notes de bas de page
1 La figure de Favorski et son travail artistique sont illustrés dans : Youri Molok (ed.), Vladimir Favorsky, avec une introduction de Michail Alpatov, traduit en anglais du russe par Avril Pyman, Progress Publisher, Moscou 1967.
2 Пояснение к обложке (Explication de la couverture).
3 Seul le premier chapitre de ce livre est paru : Пифагоровы числа (Les nombres pythagoriciens), op. cit.
4 Une autre traduction en français est disponible dans le livre Les imaginaires en géométrie, op. cit., p. 85-94.
5 Jeu de mots en russe entre deux mots presque homophones : прозрачное/prozratchnoe (transparent) et призрачно/prizratchno (illusoire).
6 Les « portes royales » sont au centre de l’Iconostase qui sépare le cœur de l’église (le sanctuaire) et la nef. Elles s’ouvrent aux moments les plus solennels des liturgies, notamment pour le passage des Saints Dons (l’eucharistie) et ne sont franchies que par les prêtres et les diacres.
7 Alexius Meinong (1853-1920), philosophe autrichien élève de Franz Brentano (1838-1917).
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