V. Les imaginaires en géométrie
p. 129-152
Texte intégral
L’interprétation des imaginaires proposée ici en lien avec le principe de la relativité restreinte et générale, donne un nouvel éclairage et une base nouvelle à la conception du monde d’Aristote, de Ptolémée et de Dante, qui a trouvé sa plus complète expression dans la Divine Comédie.
(P. A. Florenski, 1921)1
1. Une œuvre « hérétique »
1Au cours de l’été 1921, Pavel Aleksandrovitch Florenski retravaille et complète un ancien essai sur une interprétation particulière des nombres imaginaires, composé dans ses lignes essentielles depuis 1902, alors qu’il était encore étudiant en mathématiques à Moscou. D’un point de vue mathématique, Les imaginaires en géométrie est l’une des œuvres les plus significatives de Florenski pour son contenu qui projette les structures mathématiques sur une interprétation cosmologique concrète.
2L’ouvrage a été complètement révisé et a vu l’ajout de deux nouveaux paragraphes, initialement présentés oralement en cette même année 1921 à l’Association des ingénieurs de Moscou. Une telle publication était encore possible en Russie soviétique en 1922. Mais les paragraphes 8 et 9, qui complètent l’ouvrage, tout en représentant une suite formelle du texte, ouvrent une problématique nouvelle qui allait s’avérer quelque peu dérangeante pour les autorités : la représentation des nombres imaginaires, sujet traité jusqu’ici, est mise au service d’une vision liée, d’une part, au modèle cosmologique ptolémaïque et, d’autre part, à une interprétation de la théorie de la relativité restreinte d’Einstein qui permettait à Florenski de déterminer la limite de l’univers entre les planètes Uranus et Neptune.
3Le fondement de cette interprétation se rattache au fait que le sixième centenaire de la mort du plus grand Maître de la conception totale du monde2 le poète Dante Alighieri – qui advint le 14 septembre 1321 – venait alors d’être célébré (ou plutôt… oublié, selon Florenski. Au moment de la mort de Dante, on était au seuil d’une nouvelle synthèse spirituelle, précisément quand le penseur qui avait offert une des plus profondes descriptions de l’univers disparaissait. Florenski en profite pour montrer comment la géométrie non euclidienne du monde qui sous-tend la Divine Comédie est en fait examinable à la lumière de la relativité et mieux représentée par le modèle cosmologique de Ptolémée que par le modèle copernicien que la science officielle avait désormais accepté.
4La question ne concernait que symboliquement une récupération de la cosmologie antique. Il ne s’agissait pas d’une question de réhabilitation, ni d’une provocation. Cela ne serait guère dans le style de Florenski, qui, dans sa demande de subvention pour l’impression du livre, informa la section politique de sa conviction que sa notion d’imaginaire a des fondements concrets qui permettent son application dans les domaines technique et artistique et dans d’autres sphères de l’activité humaine. Son idée était que la science moderne, avec ses conquêtes, avait fait un cadeau étonnant à la conscience scientifique du Moyen-Âge – anticipée dans la géométrie de Dante – qui, dans la pensée de Florenski, est plus proche d’une conception globale du monde que de l’idéologie mécaniste. De manière explicite et affirmée, Florenski avançait l’hypothèse que l’incorporation des idées aristotéliciennes, matérialisées dans le modèle de Ptolémée et sublimées dans le poème de Dante, peut remettre en ordre et orienter de manière différente la compréhension des phénomènes naturels et des manifestations spirituelles.
5Dans son ouvrage, Florenski explicite, comme le dit le titre, un nouveau modèle représentatif des nombres complexes, différent du plan d’Argand-Gauss habituel, correspondant à la vision globale des phénomènes du monde réel, de celui de l’esprit et de leurs relations en dualité. Ainsi, le terme imaginaire finit par perdre sa connotation technique pour s’étendre à la perspective de ce qui est perçu lorsque la vie passe – comme elle peut passer – du visible à l’invisible. Il ne se réfère plus, ou plus seulement, à des nombres particuliers, à leurs propriétés et à la possibilité de les représenter, mais embrasse ce qui ne peut être qu’intuitif, entrevu, imaginé dans le désir de décrire et de comprendre ce qui n’est pas directement perceptible par les sens. Le domaine des nombres complexes devient une sorte de zone intermédiaire entre réel et imaginaire, avec une adaptation totale et heureuse de la terminologie mathématique à l’intuition.
6La publication de cet ouvrage, réalisé à ses frais sous la forme d’une courte brochure, suscita immédiatement des critiques acerbes de la part des autorités qui avaient du mal à tolérer la réhabilitation de la vision médiévale du monde dans l’ouvrage. Dès 1923, un hebdomadaire s’autoqualifiant journal d’art et littérature observa :
Qui aurait pu penser que le jour même de l’anniversaire de Copernic, un livre serait publié à Moscou en 1923, proclamant que sa théorie était fausse et ramenant le lecteur à la « voûte céleste » de Ptolémée3 ?
7Mais le coup décisif fut porté en 1933, à la veille de l’arrestation finale de Florenski par le NKVD, alors que – ou peut-être précisément à cause du fait que – l’œuvre n’est qu’un texte idéologique qui met en évidence la pensée transversale et globalisante de son auteur, son conte du monde. Du voyage de Dante, Florenski dit :
Son voyage a été une réalité. Si quelqu’un prétendait le nier, il doit être en tout cas reconnu comme une réalité poétique, c’est-à-dire comme pouvant être représenté mentalement, c’est-à-dire qu’il contient en soi des données expliquant ses présupposés géométriques4.
8Mais l’argument de réalité poétique ne satisfit pas les autorités soviétiques et les violentes accusations idéologiques qu’il suscita induisirent l’attitude critique envers les autres publications non techniques de Florenski5 et, au final, sa condamnation sans appel en 1933 :
Après trois cents ans de domination confuse des esprits par les idées « hérétiques » de Galilée, aujourd’hui, par la bouche de Pavel Florenski, la vérité de la Sainte Inquisition résonne à nouveau, la Terre revient au centre de l’univers, l’"expérience" du bon sens lève solennellement son regard vers la « voûte céleste »…
tonna le chien de garde idéologique Ernest Kolman (1892-1979), physicien, mathématicien et historien des sciences6. Il renforça son réquisitoire en évoquant la crainte que même les magazines dépendant de l’État ne soient désormais utilisés dans un tel but, au grand détriment de la « santé » idéologique de millions de personnes :
Évidemment, en 1922, il [Florenski] prêchait ouvertement les conceptions de Ptolémée et le faisait par l’intermédiaire d’un éditeur privé. Alors que maintenant, en 1932, il est sournois, prêchant les mêmes conceptions sous une forme « naïve », déguisée, et le faisant dans les pages d’une revue soviétique qui se présente comme la plus grande et la plus sérieuse revue de science et de technique.
9La conclusion était évidente :
On ne peut tolérer davantage que nos revues scientifiques continuent à polluer les cerveaux des lecteurs soviétiques avec les scories de l’idéalisme […] On ne peut tolérer davantage qu’en se cachant derrière la « neutralité » et l’« objectivisme », ou même derrière des étiquettes dialectiques marxistes, on cultive en nous l’infection de l’idéalisme7.
2. Nombres complexes
10Comme on le sait, les nombres complexes trouvent leur origine dans la nécessité d’étendre aux nombres négatifs l’opération d’extraction de la racine carrée et de donner ainsi tout leur sens aux formules de résolution par radicaux – c’est-à-dire par opérations rationnelles et extraction de racine – des équations algébriques de degré supérieur ou égal à deux. L’expression nombres imaginaires remonte à la Géométrie de Descartes, où ils ne sont toutefois considérés que comme le résultat d’un artifice formel, dépourvu de signification physique. Même Leibniz ne comprend pas encore leur nature et, ne trouvant rien de plus adéquat, les qualifie d’amphibiens entre l’être et le non-être.
11Malgré ces incertitudes, tant au niveau de la terminologie que du contenu, les nombres complexes furent par la suite largement utilisés non seulement dans la résolution d’équations mais aussi dans d’autres cas, par exemple dans le calcul d’intégrales. En plus de développer leurs propriétés, le calcul complexe a été systématisé et des représentations pratiques en ont été trouvées. Au cours du 18e siècle, les mathématiciens devinrent assez familiers avec les nombres complexes, mais ce n’est qu’à la fin du siècle, en 1799, que Gauss avait fourni la première preuve de ce que nous appelons aujourd’hui le théorème fondamental de l’algèbre, qui était déjà compris, considéré comme nécessaire et effectivement utilisé par les mathématiciens :
Tout polynôme à coefficients complexes, de degré strictement supérieur à zéro, possède au moins une racine complexe.
12De ce fait, le théorème garantissait également l’existence d’un nombre adéquat de solutions pour toute équation algébrique à coefficients complexes. Le résultat était dans l’air depuis un certain temps, mais sa démonstration accroissait considérablement la confiance dans le rôle que jouaient les nombres complexes au sein du système numérique et permettait aux savants de s’aventurer vers l’étude des fonctions de variables complexes, qui fut l’une des plus grandes réalisations mathématiques du 19e siècle.
13La théorie commence par l’introduction d’un symbole représentant une racine carrée de l’unité négative par les mathématiciens du 17e siècle : cette racine fut d’abord en général désignée par puis progressivement par i (pour imaginaire, terme qui avait été introduit par Descartes) après Euler qui l’utilisa en 1777 et surtout Gauss qui l’employa systématiquement dans ses Disquisitiones arithmeticæ.
14Les nombres complexes sont des expressions du type a + bi, avec a et b des nombres réels. Le signe + n’a pas la signification habituelle de somme, mais sert simplement à séparer les deux composantes : a, appelée partie réelle, et bi, appelée partie imaginaire du nombre complexe. Puis, sur ces symboles, on définit les opérations de somme et de produit en opérant formellement comme si a + bi était un polynôme de l’indéterminé i, en prenant soin de substituer systématiquement –1 chaque fois que se trouve un i2. Observant que tout nombre réel a devient complexe lorsqu’il est présenté sous la forme a + 0i et que certains nombres complexes sont de la forme 0 + bi (et sont alors appelés imaginaires purs), le symbole +, qui apparaît dans a + bi prend alors tout son sens : c’est la somme du nombre réel a avec l’imaginaire pur bi.
15L’ensemble des nombres complexes s’avère être un corps de nombres en ce qui concerne les opérations de somme et de produit. Toutes les opérations rationnelles (somme et produit, soustraction et division avec un diviseur non nul) peuvent y être effectuées sans limitation, et – le théorème fondamental le garantit – même l’exécution d’une extraction de racine de n’importe quel degré ne quitte pas ce corps de nombres. C’est pourquoi le corps des nombres complexes est dit algébriquement clos.
16Les deux dimensions des nombres complexes permettent de les représenter comme des points sur un plan – le plan d’Argand-Gauss8 – par rapport à un repère cartésien orthogonal usuel, et les opérations algébriques admettent alors des représentations commodes en termes d’opérations sur les vecteurs du plan. Florenski, en revanche, interprète les deux dimensions comme les faces d’une même surface bilatérale : d’un côté les nombres réels, de l’autre les nombres purement imaginaires, symbolisant, dans sa vision, les mondes physique et spirituel. Ce sont les deux faces non indépendantes d’une même surface et les propriétés de l’une et de l’autre se correspondent et s’expliquent mutuellement : un événement qui jaillit de l’extérieur, de la face réelle de la surface, se répercute sur la face imaginaire, éventuellement dans une inversion du temps, du futur vers le passé, ou reflété comme dans un miroir, dans un rapport de dualité.
17Au début de son travail sur les nombres imaginaires, Florenski rappelle les différents modèles historiquement utilisés et leurs auteurs respectifs, qu’il cite non sans esprit critique. Une longue liste pour ne pas oublier ceux qui s’y sont intéressés dans le passé, peut-être dans le but de souligner l’importance de la question et l’intensité des recherches, mais aussi pour faire valoir que la représentation traditionnelle n’est qu’une interprétation possible dans le langage des modèles spatiaux qui n’épuise pas les possibilités expressives. Le plan d’Argan- Gauss est
certes un instrument merveilleux pour représenter la variable complexe et ses fonctions, cependant insuffisant, comme le montre la nécessité d’introduire les surfaces de Riemann9.
dit Florenski, rappelant que les fonctions de variables complexes sont souvent par nature multivoques et que, par conséquent, pour représenter les valeurs de la variable dépendante, il est nécessaire de recourir aux surfaces introduites par Riemann. Selon Florenski, cette limitation expressive est due aux lacunes de la notion de fonction établie au 19e siècle, qu’il critique explicitement ici :
Cette définition, si on ne prend en considération que le contenu (la « cause matérielle ») de la fonction, passe à côté de l’essentiel, à côté de la fonction elle-même comme un tout, comme une forme reliant ce contenu en un ensemble (la « cause formelle »)10.
18En substance, selon Florenski, la notion traditionnelle de fonction ne prend en compte que l’effet de la correspondance et non la correspondance elle-même. Pour les fonctions d’une variable réelle, ce dommage est limité, puisque la variation de la fonction est représentée par une courbe, mais il se manifeste pleinement pour les fonctions d’une variable complexe, lorsque le plan entier est utilisé pour représenter la variable indépendante, de sorte que la variable dépendante se déplace sur un plan autonome, qui ne semble pas du tout relié au précédent.
19La critique se fait alors plus précise :
Malgré notre affirmation que les points, sur ce second plan, représentent la variable dépendante, nous ne faisons que l’affirmer, sans démontrer quoi que ce soit : car ce qui seul pourrait montrer et démontrer cette dépendance d’une manière géométrique, le lien lui-même des deux variables, reste absolument non représenté géométriquement et dans l’ordre de la géométrie, c’est-à-dire dans l’interprétation elle-même, c’est une affirmation insuffisamment fondée, totalement invérifiable, et donc géométriquement nulle. Je répète que l’interprétation reçue des imaginaires dans la théorie des fonctions de la variable complexe, n’interprète que les variables, mais nullement les fonctions elles-mêmes11.
20Même en géométrie, selon Florenski, les entités imaginaires ne sont pas mises en évidence et sont liées de manière nécessaire à la formulation des théorèmes et aux processus démonstratifs sans motivations substantielles. Il s’agit de généralisations purement formelles dont il faut trouver la signification spatiale : de simples énoncés verbaux ne suffisent pas. Certes, les mathématiciens se sont habitués à traiter des entités formelles, mais ceux qui entreprennent cette étude sentent que quelque chose d’inexprimé et d’artificiel demeure dans de nombreuses définitions. Par exemple, Florenski observe :
La définition du cercle d’un rayon infiniment petit par une paire de droites imaginaires sécantes en un point réel qui est le centre de ce cercle, apparaît tout d’abord à l’étudiant comme un brillant paradoxe ; mais quand de tels concepts s’accumulent, leur ensemble commence à devenir irritant comme des bons mots trop souvent répétés12.
21Ainsi, la représentation traditionnelle des nombres complexes n’est pas satisfaisante. Elle n’aide pas la réflexion mais l’embrouille, puisque, comme support des variables, elle utilise maintenant soit un plan exprimant des liens fonctionnels (comme dans le cas de la théorie des fonctions réelles) soit même plusieurs plans, comme dans le cas des fonctions de variables complexes.
Le problème se pose d’élargir le domaine des images géométriques à deux dimensions de telle manière que les fonctions imaginaires entrent dans le système des représentations spatiales, en prenant pour point de départ la définition du point sur le plan par deux coordonnées (ou conformément par trois coordonnées homogènes) et la perception de la courbe sur le plan comme une image démonstrative de la dépendance fonctionnelle entre les coordonnées courantes de son point et en élargissant ce domaine sans apporter ultérieurement aucune rupture dans l’exposé ordinaire de la géométrie analytique et des autres géométries. En un mot, il est indispensable de trouver dans l’espace un lieu pour les imaginaires, sans rien retrancher de la place déjà occupée par les images réelles13.
22L’interprétation habituelle des nombres complexes fait coïncider leur qualité constitutive, la bidimensionnalité, avec les deux coordonnées du plan. Ici, observe Florenski, nous tombons dans une erreur méthodologique, liée au fait de ne pas assumer correctement l’unité de mesure. En fait, en géométrie, nous n’étudions pas les courbes ou les points en tant que tels, mais les propriétés de l’espace – dans ce cas, le plan – qui se reflètent sur ces éléments particuliers. Cela signifie que l’unité de mesure correcte à prendre en compte est une partie du plan lui-même, ou une quantité qui lui est homogène, et que (lorsque cela est nécessaire) l’unité de ligne doit être considérée comme une unité dérivée. C’est, selon Florenski, le choix le plus naturel : ce n’est qu’alors que l’on peut recourir à une grandeur secondaire et non homogène par rapport à la grandeur fondamentale, même si elle est peut-être plus utile en pratique. La discussion peut être menée sur quelques cas simples afin que les considérations soient plus concrètes, observe Florenski selon son habitude. Par exemple, sur l’aire d’un triangle ou, plus généralement, d’une figure plane limitée par un contour curviligne, de manière qui éclaire le raisonnement dual entre les deux aspects du monde.
23Dans un plan, on affecte à un triangle ABC les coordonnées de ses sommets par rapport à un système d’axes cartésiens orthogonaux :
24A(x1, y1), B(x2, y2), C(x3, y3).
25Comme on le sait, son aire est donnée par le déterminant :
26Naturellement, les sommets interviennent de manière totalement symétrique dans le triangle. Ils sont équivalents l’un à l’autre et on s’attendrait à obtenir le même résultat en inversant leur ordre, par exemple en remplaçant B par C. Au lieu de cela, dans ce cas, l’aire change de signe, bien qu’elle reste la même en valeur absolue :
27En d’autres termes : Δ2 = – Δ1. Pourquoi cette différence ? Pourquoi le fait de changer le nom des sommets modifie-t-il la valeur de l’aire (dont nous désignerons simplement la valeur absolue par Δ) ? L’explication traditionnelle est que, dans ce cas, nous parcourons les sommets dans un ordre différent de celui d’avant. Précisément, lorsque les sommets sont parcourus dans le sens inverse des aiguilles d’une montre, Δ est positif, sinon il est négatif. Une explication qui semble insuffisante pour Florenski.
28Pour un segment, en le parcourant dans un sens, puis dans l’autre, on passe par tous ses points et il est logique que sa mesure admette une polarité, c’est-à-dire qu’elle soit positive dans un sens et négative dans l’autre, mais pour une surface, si on veut la remplir d’une courbe, il n’y a pas que deux sens de parcours. Même en supposant que les courbes puissent toucher tous les points de la surface, il existe une infinité de façons de procéder14.
La réponse précédente, quant à la raison du changement du signe de l’aire, étant purement formelle ne répétait la question que d’une manière tautologique, car cela équivaut à parler du changement du sens du mouvement ou de l’ordre consécutif dans lequel se suivent les sommets. L’aire comme telle ne se caractérise pas par le parcours circulaire de son périmètre, et ce n’est pas ce mouvement selon le soleil ou dans le sens inverse de sa course, qui peut introduire la dualité. Il faut chercher la raison de cette dualité en quelque chose d’autre et de plus profond15.
29Le triangle change en fait de signe car il est vu de l’autre côté de la surface. Afin d’introduire sa propre vision du phénomène, Florenski considère une transformation affine D, c’est-à-dire une transformation des points du plan qui transforme les lignes droites en lignes droites, supposée directe par exemple une rotation- translation. L’action de D sur le triangle est telle que : Δ = D · Δ’ où Δ’ est l’aire du triangle transformé par la collinéation, et le signe de l’aire ne change pas car le déterminant de D ne peut être que positif. Par conséquent :
Les transformations linéaires d’une aire ne changent pas son signe, du moins tant qu’elles ont le sens cinématique des mouvements ne sortant pas de la surface plane considérée. Mais cela ne veut pas dire qu’un tel changement de signe soit en général impossible16.
30Il suffit d’utiliser la troisième dimension et de regarder le plan de l’autre côté – dit Florenski – ou de faire tourner le plan autour d’un axe contenu dans le plan lui-même :
31L’aire du triangle change de signe quand on le voit de l’autre côté du plan. Dans cet exemple simple, le signe n’est rien d’autre qu’une propriété liée à la dualité des deux faces, dépendant de celle sur laquelle la figure est considérée et donc de l’observateur. Et comme toute figure limitée par une coupure fermée peut être subdivisée en une somme de triangles, il en va de même pour toute surface limitée par des éléments rectilignes. Examinant ensuite la limite, Florenski conclut que la même propriété est valable pour toute figure limitée par un contour curviligne arbitraire. Ainsi, le signe de l’aire d’une figure plane dépend de la face du plan sur laquelle la figure est considérée, et le changement de signe démontre le passage à une autre réalité : ainsi toute portion du plan a une face positive et une autre négative, et c’est pourquoi tout le plan a une face positive et une autre face négative. La face du plan est caractérisée par le signe de n’importe quelle petite aire découpée dans le plan.
Le plan est devenu comme transparent, et quand nous voyons sur lui des petites aires ayant différents signes, cela ne doit plus être attribué au sens divers de leurs parcours circulaires, qui ne peut être qu’unique, c’est-à-dire absolu ; mais nous devons l’attribuer aux diverses faces du plan auquel les aires envisagées sont rapportées17.
32La question du changement de signe de l’aire prend un sens plus profond lorsque nous considérons des figures dessinées sur des surfaces courbes : le fait que les figures soient sur des faces différentes implique alors également la distinction entre concave et convexe et prend souvent une valeur qui n’est pas conditionnée uniquement par la différence de signe. Mais Florenski ne prolonge pas plus loin ce point de vue et se tourne vers quelques exemples physiques dans lesquels la caractéristique de polarité du plan assume encore un aspect pertinent, c’est-à-dire la capacité que des quantités physiques opposées prennent un signe différent sur les différentes faces. Examinons les exemples auxquels Florenski attachait peut-être une importance particulière en vantant les applications de son modèle des nombres imaginaires18 :
- I. Une feuille sur laquelle sont placés des aimants infinitésimaux a un potentiel positif ou négatif selon que son élément de surface dS est positif ou négatif.
- II. Il en va de même pour toute surface magnétique bilatérale et pour une double couche électrique.
- III. La règle du bonhomme d’Ampère et la règle du tire-bouchon de Maxwell19 montrent que, par rapport à un flux perpendiculaire, les deux faces d’un plan se comportent différemment, au moins parce que les lignes de force magnétique se déplacent dans le sens des aiguilles d’une montre sur l’une et dans le sens inverse sur l’autre.
- IV. Le théorème d’Ampère sur l’équivalence du flux et du contour fermé sur une feuille magnétique conduit à des considérations analogues à celles de I.
- V. Les théorèmes relatifs à l’induction d’un flux, conditionné par le fait que les lignes de force entrent ou sortent du contour, conduisent à nouveau à une distinction entre le signe des faces.
- VI. Un conducteur en forme de nappe séparant les électrodes d’un bain électrolytique se polarise de telle sorte que la représentation relative aux signes des faces s’applique parfaitement à lui.
- VII. Le schéma de Tait20 d’un phénomène thermoélectrique, relatif à la force d’agitation électrique d’un couple de métaux à des températures différentes, montre un phénomène similaire.
On peut encore donner beaucoup d’exemples analogues (en les empruntant aux domaines les plus divers de la science) présentant une conception polaire du plan, mais il me semble que ceux qui ont été donnés suffisent à concrétiser le sens physique de cette conception. Au point de vue analytique, cela se réduit à la possibilité d’exprimer la fonction potentielle de la couche double à l’aide d’une certaine intégrale sur le contour de cette couche, c’est-à-dire se réduit à un cas particulier du théorème plus général de Stokes donnant l’égalité des deux intégrales : sur la surface et le long du contour, de sorte que le changement du parcours circulaire en cette dernière est par conséquent nécessairement lié au changement de signe de chaque élément de l’aire21.
3. Le modèle interprétatif
33Si l’on suppose que la dimension de longueur est 1, alors il est inévitable que la dimension des aires soit égale à 2. Mais alors, puisque les longueurs peuvent être aussi bien positives que négatives, pour une aire il ne reste que la possibilité d’être positive, contre l’évidence géométrique que nous venons de noter. Par conséquent, soutient Florenski, conformément à l’observation déjà faite qu’il est méthodologiquement correct de prendre comme unité de mesure une partie de ce qui est effectivement étudié, afin de préserver l’homogénéité des dimensions, il est nécessaire de prendre l’aire comme une quantité unidimensionnelle : chaque segment sera alors une quantité de dimension 1/2 puisqu’elle est obtenue à partir d’une aire au moyen d’une extraction de racine carrée. Un carré d’aire positive b sur une face donnée, disons sur la face « supérieure », aura un côté de longueur , tandis qu’un carré d’aire négative –b sur la face « inférieure » aura le côté de longueur imaginaire . Par conséquent, les coordonnées des points de la face inférieure, que Florenski appelle points imaginaires, seront également imaginaires.
La nouvelle interprétation des imaginaires consiste en la découverte de la face opposée du plan et de l’adaptation à cette face du domaine des nombre imaginaires. Selon cette interprétation, le segment imaginaire se rapporte au côté opposé du plan ; c’est là que se trouve son système de coordonnées correspondant (congruent) dans un cas avec le système réel et incongruent avec lui dans l’autre. Nous répétons qu’à présent pour nous le plan est devenu transparent et que nous voyons simultanément les deux systèmes d’axes22.
34Revenant maintenant à l’aire du triangle dont nous sommes partis, nous voyons que, pour un mouvement réel, même si son déterminant D est égal à 1, l’aire peut changer de signe. En effet, en substituant les coordonnées imaginaires des sommets ixk et iyk dans la formule de l’aire du triangle et en dérivant l’unité imaginaire i de l’expression du déterminant, on obtient une grandeur réelle égale à l’aire du triangle qui a les coordonnées réelles correspondantes des sommets mais de signe opposé. La transformation imaginaire des coordonnées a changé le sens de parcours puisqu’elle a rendu le triangle plat, le transférant sur le côté négatif du plan :
c’est-à-dire ∆’ = –∆.
35Une terminologie correcte peut être introduite à cet effet :
- I. Un point réel est un point dont les coordonnées sont toutes deux réelles : R(a, b). Il se trouve sur la face positive du plan (par convention, la face supérieure) et est défini par l’intersection de deux lignes qui se trouvent sur cette face.
- II. Un point imaginaire est un point dont les coordonnées sont toutes deux imaginaires : R(ia, ib). Il est défini par deux lignes sur la face négative du plan (par convention, la face inférieure).
- III. Toute ligne reliant deux points réels est une ligne réelle. Elle se trouve sur la face supérieure du plan et son équation est satisfaite par des points réels.
- IV. Toute ligne reliant deux points imaginaires est une ligne imaginaire. Elle se trouve sur le côté négatif (inférieur) du plan et son équation est satisfaite par des points imaginaires.
36Bien entendu, l’exécution d’opérations algébriques sur des nombres complexes ne donne pas seulement des nombres réels ou imaginaires purs. Par conséquent, en partant de l’équation d’une courbe plane, on peut obtenir des points dont les coordonnées sont des nombres complexes quelconques. Florenski envisage alors toutes les possibilités, obtenant neuf types de points différents, répartis en six groupes essentiellement différents, à un échange près des coordonnées. La classification complète, selon la terminologie de Florenski, est la suivante, où a, b, c et d sont des nombres réels :
I. (a, b) point réel
II. (a, ib)
(ia, b) point semi-imaginaire
III. (ia, ib) point imaginaire
IV. (a, b + ic)
(a + id, b) point semi-complexe
V. (a + id, b + ic) point complexe
VI. (a + id, ib)
(ia, b + ic) point imaginaire-complexe
37Ce sont les six types de points de la surface. Florenski met en garde : ce sont des points de la surface, pas sur la surface. L’interprétation des points réels et imaginaires (disposés sur les deux faces différentes) est claire. Il est maintenant nécessaire de localiser les quatre autres types de points. À cette fin, les deux faces sont considérées simultanément et la complexité du monde – entre réel et imaginaire – s’exprime dans leur combinaison, symboliquement dans l’espace intermédiaire de la surface, réduite à la limite à avoir une épaisseur nulle.
38Florenski ne pense pas à une surface mais à une dalle d’une certaine épaisseur. Il est alors capable de disposer à l’intérieur” toutes sortes de points. Puis, en réduisant l’épaisseur de la dalle à zéro par une opération de passage à la limite, il revient à une surface habituelle, mais les points internes doivent encore y être pensés, idéalement, ni sur la face réelle, ni sur la face imaginaire, mais à l’intérieur.
39Ainsi, les points semi-imaginaires, intersection d’une droite du plan réel avec une droite du plan imaginaire, trouvent leur place : ils sont à l’intérieur, sur le plan lui-même mais idéalement entre les deux faces. Les lignes joignant deux points semi-imaginaires passent à l’intérieur du plan. De plus, dans le même esprit, les points semi-complexes peuvent être considérés comme des segments – au moins lorsque l’épaisseur de la dalle n’a pas encore été réduite – qui pénètrent d’une face à la moitié de la dalle. En effet, pour construire, par exemple, le point P(a, b + ic), Florenski identifie le point réel (a, b + c) avec le point semi-imaginaire (a, ib + ic). Pour les points complexes, les considérations sont du même type. Par exemple, pour le point P(a + id, b + ic), il y a quatre possibilités qui donnent lieu à des successions d’opérations différentes : le point réel (a + d, b + c), le point imaginaire (ia + id, ib + ic) et les deux points semi-imaginaires (a + d, ib + ic) et (ia + id, b + c) qui sont dans une même position dans l’espace mais avec des rapports différents par rapport aux faces du plan. L’identification de ces quatre points, dont deux sont situés sur des faces opposées et deux sont internes à la surface, conduit naturellement à l’identification du point complexe comme une sorte de broche qui traverse la surface de part en part. Les points complexes ont
pour ainsi dire, une certaine hauteur. C’est pourquoi les droites qui passent par de tels points sont semblables à ces points : une droite qui passe par deux points complexes coupe le plan en travers ; celle qui passe par deux points semi-complexes fait une entaille sur la face supérieure du plan et celle qui passe par deux points complexes imaginaires entaille le plan de sa face inférieure23.
40Les mêmes considérations s’appliquent aux courbes et aux droites : si leur équation est satisfaite par des points complexes, semi-complexes ou imaginaires-complexes, alors elles coupent le plan de part en part et pour ainsi dire le coupent de haut en bas selon la nature de leurs points. Le modèle proposé est illustré par Florenski dans deux cas particuliers, afin de clarifier l’interprétation géométrique et en même temps de visualiser la relation entre les différentes branches de la courbe, qui peuvent être en surface, plongées ou coupées sur le plan.
41Par exemple, dans le cas d’une conique d’équation y2 = px2 – q (avec q > 0), Florenski examine les différents cas : si p > 0, il s’agit d’une hyperbole réelle (donc sur la face supérieure du plan) accompagnée d’une ellipse semi-imaginaire qui lui est tangente aux sommets (ce qui se réduit à une circonférence semi-imaginaire pour p = 1) et qui s’inscrit dans la surface.
42Mais si p < 0, la situation est inversée. On obtient une ellipse réelle de centre à l’origine ainsi qu’une hyperbole semi-imaginaire (qui devient équilatérale pour p = –1) qui lui est encore tangente aux sommets.
43Comme autre exemple, Florenski considère une cubique qui se représente sous la forme
44y2 = (x – a)(x – b)(x – c)
supposant a > b > c. Dans ce cas, nous avons deux branches réelles (ovales) quand x ≥ a et b ≥ x ≥ c, reliées par un ovale semi-imaginaire quand a ≥ x ≥ b, qui se poursuivent par une branche encore semi-imaginaire pour x ≤ c.
45Le trait continu correspond aux branches réelles, le trait discontinu aux branches semi-imaginaires. Ces deux exemples montrent qu’il est possible de représenter les points d’une courbe simultanément, quelle que soit leur nature, pour autant que l’on puisse aussi penser à un chemin à l’intérieur ou sur la face du plan autre que la face supérieure.
46Le principe d’interprétation proposé se réfère à une surface et ne concerne pas la courbure. Il se prête donc à une application sur toute surface bilatérale. Florenski a maintenant l’occasion d’observer que sur une surface unilatérale, cela n’a pas de sens de parler d’imaginaires (ou n’a de sens que de parler d’imaginaires) et fournit une bibliographie actualisée sur les aspects topologiques des surfaces unilatérales, notamment en référence à ses conférences données au cours de l’année académique 1919-1920 à l’Institut d’éducation populaire (Institut narodnogo obrazovanija) de Serguiev Posad.
47Afin de prendre en compte la généralisation de son modèle à toute surface, Florenski rappelle d’abord quelques résultats de géométrie différentielle des surfaces, notamment pour fixer les notations. Puis, selon les idées de géométrie intrinsèque introduites par Gauss, il considère une surface définie par les fonctions de deux coordonnées curvilignes u et v :
et, avec les étapes habituelles, il dérive les expressions des cosinus X, Y et Z entre la normale en un point générique et les axes de coordonnées.
48Partons maintenant du point M(x, y, z) et déplaçons-nous sur la surface en suivant une courbe qui revient au point de départ. Pour distinguer le point d’arrivée, nous le désignons par . Il est clair que ses coordonnées spatiales sont égales aux coordonnées x, y et z. Pour la normale à la surface, nous avons :
49ou encore
50Le premier cas correspond à des surfaces bilatérales, le second à des surfaces unilatérales. Dans un premier temps, Florenski s’est concentré sur le second cas, en se demandant : pourquoi, du point de vue analytico-formel, ce renversement de la direction de la normale se produit-il ? En effet, bien que les coordonnées spatiales du point d’arrivée à la fin du trajet soient identiques à celles du point de départ M, les nouvelles coordonnées curvilignes et ne coïncident pas avec u et v. En d’autres termes, bien que le point coïncide avec le point M considéré dans l’espace, ce n’est pas le même point par rapport à la surface.
51Cependant, et sont substituables à u et v dans les équations de la surface :
52En d’autres termes, les fonctions x, y et z sont invariantes par rapport à la substitution de u et v avec et alors que X, Y et Z peuvent changer de signe. Il est possible de reconnaître – ce que Florenski fait à travers une série détaillée d’étapes – que le deuxième cas se réfère aux surfaces unilatérales : le changement de direction de la normale est déterminé par le fait de passer sur l’autre face, où une coordonnée est réelle et l’autre imaginaire (surface bilatérale) ou de rester sur la même face (surface unilatérale). En outre, le calcul montre que, par rapport à la même transformation des coordonnées intrinsèques u et v, une surface bilatérale et une surface unilatérale ont un comportement opposé : si la normale change de direction sur la première, elle ne change pas de direction sur la seconde, et inversement.
53En ce qui concerne les arcs de courbe sur la surface, il est nécessaire de considérer l’élément d’arc ds. Avec une transformation linéaire du type :
les grandeurs dX, dY et dZ peuvent changer de signe en fonction de la surface. En conséquence, ds sera imaginaire ou réel : s’il est réel sur une surface unilatérale, alors il est imaginaire sur une surface bilatérale, et inversement.
4. Application au modèle cosmologique ptolémaïque
54Les paragraphes de conclusion, écrits en 1921, suscitèrent les accusations les plus graves car ils se voulaient être une tentative de réhabilitation du modèle obscurantiste de Ptolémée, définitivement banni de la science moderne. Le début est discret, comme une simple application supplémentaire de son propre modèle de nombres imaginaires, mais la surprise ne se fait pas attendre.
55Pour commencer, Florenski rappelle le schéma géométrique de la cosmologie de la Divine Comédie et le fait que de nombreux mathématiciens de l’époque y ont observé l’anticipation de la géométrie non-euclidienne, réalisée par Dante notamment là où il dit :
… ou si du demi-cercle on peut faire
un triangle qui n’ait pas d’angle droit…24
56Il rappelle le trajet de Dante et Virgile : ils descendent les cercles de l’Enfer en spirale mais en gardant toujours un sentiment de verticalité. La tête est tournée vers le point d’où ils viennent et les pieds restent en direction du centre de la terre, mais dans le chant XXXIV – et Florenski cite les tercets correspondants dans la traduction russe de D. I. Min –, arrivés à proximité du cou de Lucifer, tous deux tournent soudain la tête vers le côté opposé à celui d’où ils sont venus et commencent à monter à tel point que Dante craint de recommencer à parcourir l’Enfer. Mais ils sont de l’autre côté : en continuant leur descente, ils se retrouvent en fait en train de monter et Dante se rend compte qu’ils ont passé un point que, selon les mots de Florenski, les gens savants qui suivent Euclide ne voient pas : un point non prévu par la géométrie euclidienne. Haletant le long d’un cratère, ils arrivent enfin à revoir les étoiles.
57À cet instant, les poètes gravissent la montagne du Purgatoire. Dans quelle direction, se demande Florenski. Pour monter au ciel, d’où Lucifer a été précipité la tête en bas, ils doivent suivre la ligne de sa chute, mais dans une direction différente. En fait, ils remontent le cratère causé par la chute. De cette façon, ils se déplacent toujours en ligne droite, ils se tiennent debout, les pieds tournés vers l’endroit d’où ils sont descendus, mais voici que…
… ayant contemplé de l’Empyrée la Gloire de Dieu, il se retrouve en fin de compte à Florence sans être revenu spécialement en arrière25.
58Ainsi, se déplaçant toujours en ligne droite et ne se retournant qu’une seule fois au cours du voyage, Dante se retrouve au point de départ – c’est-à-dire à Florence – et dans la même position. Il ne peut s’être déplacé que sur une surface à géométrie elliptique, puisque c’est une surface unilatérale – sinon, suite au renversement, il ne se serait pas retrouvé avec la même orientation – et c’est également nécessairement sur une surface à géométrie elliptique, puisqu’il suit une droite fermée. De plus, la géométrie de la surface doit être simplement elliptique, et non doublement elliptique, sinon elle serait topologiquement équivalente à la surface bilatérale d’une sphère, observe Florenski, quoique sans utiliser cette terminologie, introduite dans ces questions par Felix Klein en 1871.
59Florenski renverse la conception traditionnelle : ce ne sont pas les conditions géométriques qui dictent la réalité ou l’irréalité du phénomène, mais le phénomène qui s’est réellement produit, au moins dans un sens poétique, qui subordonne les exigences géométriques. De cette façon, entre autres, selon Florenski, la conception médiévale de la finitude du monde est expliquée à la lumière de la géométrie moderne.
60De plus, le principe de relativité d’Einstein fournit une interprétation concrète inattendue à ces considérations purement géométriques :
Du point de vue de la physique contemporaine, l’espace doit être représenté comme un espace elliptique et est reconnu comme limité, de même que le temps est limité et refermé sur lui-même26.
61À l’appui de cette conception cosmologique, Florenski se réfère explicitement au système ptolémaïque, en prenant en considération la célèbre expérience de Michelson et Morley27, dont l’échec, selon Florenski, prouve la validité du principe relativiste. Comme on le sait, à la base de l’expérience, il y a l’hypothèse que la Terre est en mouvement : ne trouvant pas les conséquences attendues de cette hypothèse, de nombreuses raisons ont été imaginées pour expliquer l’échec. Mais l’hypothèse principale – le principe de la relativité restreinte – détruit, selon Florenski, l’hypothèse de Michelson et Morley à la racine, car elle affirme qu’aucune expérience physique ne pourra jamais prouver le mouvement de la Terre. En d’autres termes, le principe d’Einstein rend explicite la métaphysique pure du système de Copernic, au sens propre du terme, et la met à nu. Mais alors, se demande Florenski, n’est-il pas préférable d’expliquer l’échec de l’expérience de la manière la plus naturelle, c’est-à-dire en supposant que ses hypothèses fondamentales sont fausses ? Si l’expérience échoue, nous devons remettre en question l’hypothèse sur laquelle elle repose, à savoir que la Terre se déplace dans l’espace.
62Quant au mouvement de rotation de la Terre, conformément aux principes généraux de la relativité, Florenski estime qu’il n’existe pas et qu’en principe, il ne peut être démontré :
L’expérience célèbre de Foucault28 ne prouve rien : avec la Terre immobile et avec la voûte du ciel tournant autour d’elle comme un seul corps solide, le pendule changerait également le plan de son balancement relativement à la Terre, comme il le fait dans l’hypothèse ordinaire de Copernic sur la rotation de la Terre et l’immobilité du Ciel. En général, dans le système du monde de Ptolémée, avec son ciel en cristal, sa « voûte céleste », tous les phénomènes doivent s’écouler de la même manière que dans le système de Copernic, mais avec l’avantage du bon sens et de la fidélité envers la Terre, le terrestre, l’expérience authentiquement fiable étant conforme à l’esprit philosophique et satisfaisant enfin les exigences de la géométrie. Mais ce serait une grave erreur de déclarer que les deux systèmes, celui de Copernic et celui de Ptolémée, sont également légitimes : ils ne le sont que sur le plan de la mécanique abstraite, mais dans l’ensemble des données, c’est le second qui est vrai et le premier qui est faux. C’est une confirmation directe du grand Poème, quoique plus de six cents ans après29.
63Cette dernière affirmation, pour Florenski, peut être lue directement dans le grand poème, la Divine Comédie.
64Cette nouvelle interprétation des imaginaires est également utilisée, de manière surprenante, pour envisager des vitesses supérieures à celles de la lumière. Il ne s’agit pas d’une mauvaise compréhension de la théorie d’Einstein, mais d’une extension de celle-ci qui vise à rendre le formalisme de la relativité compatible avec la vision du monde de Florenski, une manière de relier le monde sensible au monde des idées platoniciennes.
65Florenski accepte que l’espace et le temps soient inséparables. Que le temps représente, avec l’espace, une dimension constitutive de la réalité est une thèse que Florenski a approfondie également dans son analyse de la spatialité dans les œuvres d’art :
Toute partie de la réalité, même d’un point de vue proprement physique, a sa profondeur temporelle et ne peut en aucun cas être examinée comme si elle n’était que tridimensionnelle30.
66Le fait que le temps fasse partie d’un espace global à quatre dimensions est considéré comme une image mouvante de l’éternité, selon la notion platonicienne du temps et comme une forme séculaire du mythe de la caverne : la relation entre notre monde tridimensionnel et le monde authentique à quatre dimensions est analogue à celle des objets et de leurs ombres.
67Florenski sait que l’axiome d’Einstein sur l’invariance de la vitesse de la lumière implique qu’il existe une limite supérieure à la vitesse des corps. Sinon, le temps s’arrêterait et les effets précéderaient les causes, violant ainsi le principe de causalité. Mais il pense qu’il s’agit d’une limite absolue pour les phénomènes terrestres, non valable pour les phénomènes célestes. Selon Florenski, il est possible qu’à des vitesses supérieures à celle de la lumière, l’espace se brise, tout comme l’air se brise lorsqu’un corps dépasse la vitesse du son et qu’un bang sonore se produit. De nouveaux phénomènes apparaissent alors, caractérisés par des paramètres imaginaires : le corps devient stable, comme une idée platonicienne, une essence éternelle, qui n’a pas d’extension et ne peut pas changer. Dans ce monde, les idées vivent hors du temps et la succession temporelle des événements n’a aucun sens : la perte de causalité n’est pas un problème ici.
68Afin de représenter les nouvelles conditions de vie, qui transcendent notre expérience kantienne, nous devons étendre la région de l’expérience et ne pas supposer que la transition entre des zones de qualité différente se fait de manière continue. Une rupture, une discontinuité seront nécessaires.
69Avec ses propres mots :
Que veut dire au fond la vitesse limite c = 3 · 1010 cm/sec ? Cela ne veut absolument pas dire que des vitesses égales ou supérieures à c soient impossibles, mais cela signifie qu’apparaîtraient avec elles de toutes nouvelles conditions de vie que nous ne pouvons pas encore nous représenter visuellement, et peut-être, des formes transcendantes à notre expérience terrestre kantienne. Mais cela ne veut absolument pas dire que de telles conditions soient impossibles et peut-être avec l’extension du domaine de l’expérience, seront-elles représentables. Autrement dit, la vie du monde, avec la vitesse égale à c, et a fortiori supérieure à c est qualitativement différente de celle qui s’observe avec des vitesses inférieures à c, et la transition entre les domaines de cette différence qualitative n’est pensable que comme discontinue31.
70En revenant au système de Ptolémée et en considérant que la durée du jour sidéral est de 23 heures 56 minutes et 4,1 secondes, Florenski est en mesure de calculer le rayon R de la sphère à l’intérieur de laquelle se produisent tous les phénomènes terrestres :
puisque la circonférence de longueur 2πR est parcourue dans ce temps par la vitesse limite c.
71Au-delà de cette région commence un monde qualitativement différent, le monde des phénomènes célestes, l’espace des cieux. En définitive, si l’on considère la distance Soleil-Terre comme unité de mesure, le ciel n’est pas très loin de nous : R = 27,522 unités astronomiques. Sa limite est donc située entre les orbites d’Uranus et de Neptune, précisément à l’endroit où l’on pensait qu’elle se trouvait depuis l’Antiquité, confirmant une fois de plus la représentation du monde de Ptolémée et de Dante.
72C’est un résultat extraordinaire pour Florenski, qui en précise la signification en rappelant que la vitesse d’un corps en mouvement par rapport à un observateur immobile dépend de la grandeur fondamentale
où v est la vitesse du corps et c la vitesse de la lumière dans le vide. Tant que v < c, β est réel et que toute expérience est immanente à l’expérience terrestre. Mais quand v ≥ c, β s’annule puis devient imaginaire. Dans ces cas, un saut brusque des caractéristiques correspondantes se produit : la longueur du corps se raccourcit dans le rapport β selon la direction du mouvement, le temps et la masse dans le rapport 1/β, etc.
Par conséquent, la longueur de tout corps à la limite de la Terre et du Ciel devient égale à zéro, la masse est infinie et son temps observé de côté est infini. Autrement dit, le corps perd de son étendue, il passe dans l’infini et acquiert une stabilité absolue. Cela n’est-il pas une transposition, en termes de physique, des signes, des idées selon Platon, des essences éternelles, incorporelles, sans étendue et immuables ? Est-ce que ce ne sont pas les formes pures d’Aristote, ou enfin, n’est-ce pas l’armée céleste contemplée de la Terre comme les étoiles, étrangères aux propriétés terrestres32 ?
73Au-delà de la limite de la vitesse, quand v > c, le temps s’écoule en sens inverse et les effets précèdent leurs causes, c’est là que la vie passe du visible à l’invisible, du réel à l’imaginaire :
La causalité agissante est remplacée ici, comme le réclame l’ontologie d’Aristote et Dante, par la causalité finie, par la téléologie, at au-delà du terme des vitesses extrêmes s’étend le domaine du but. La longueur et la masse deviennent alors imaginaires. […] il est temps de faire tomber les deux épouvantails de la pensée, celui de l’imaginaire et celui de la discontinuité, il est temps de s’affranchir de cette horror imaginarii et de cette horror discontinuitatis33 !
74Florenski est revenu sur sa propre interprétation des nombres imaginaires pour montrer sa compatibilité avec le modèle cosmologique de Ptolémée et, en outre, la possibilité et le sens de son extension au monde du Ciel.
75Lorsque β tend vers zéro, le corps passe par une surface limite et se renverse, acquérant des caractéristiques imaginaires. L’espace se déchire, la continuité est interrompue et, à une vitesse encore plus grande, de nouvelles conditions qualitatives de l’espace se manifestent, caractérisées par des valeurs imaginaires des paramètres.
Mais comme l’écroulement de la figure géométrique ne prouve pas du tout son annihilation, mais ne fait que montrer son passage de l’autre côté de la surface, et par conséquent son accessibilité aux créatures qui se trouvent de l’autre côté de la surface, de même, l’imaginaire des paramètres des corps doit être compris non comme un signe de son irréalité, mais seulement comme un témoignage de son passage à une autre réalité. Le domaine des imaginaires est réel, concevable, et dans la langue de Dante, il s’appelle l’Empyrée34.
76Tout espace est représenté de manière double et le passage de l’aspect réel à l’aspect imaginaire n’est possible qu’avec une rupture de l’espace et un retournement du corps sur lui-même.
77La conclusion des Imaginaires en géométrie est à nouveau un hymne à la Divine Comédie :
C’est ainsi que, par-delà le temps, la Divine Comédie se trouve non en arrière, mais au-devant de la science contemporaine35.
Notes de bas de page
1 Les imaginaires, op. cit., p. 70-71.
2 Les imaginaires, op. cit., p. 70.
3 La citation se trouve dans Florenski : Pro et contra, op. cit. p. 457. L’auteur fait référence au 450e anniversaire de la naissance de Copernic.
4 Les imaginaires, op. cit., p. 73.
5 En dehors des publications de nature strictement technique, après Les Imaginaires, Florenski ne parvient à publier que Физика на службе математики (La physique au service des mathématiques), écrit en 1928 et publiée en 1932 dans la revue dirigée par Boukharine Социалистическая реконструкция и развитие (La reconstruction socialiste et le développement) no 4, p. 43-63.
6 Большевик (Le bolchevik), no 2, 1933. D’après Florenski: Pro et contra, op. cit., p. 471.
7 Dans cette citation et la précédente, Kolman fait référence à l’article de Florenski Физика на службе математики (La physique au service des mathématiques). Pro et contra, op. cit., p. 472 et 473.
8 Jean-Robert Argand (1768-1822) était un libraire suisse installé à Paris, pratiquant les mathématiques en amateur éclairé.
9 Les imaginaires, op. cit., p. 37. Une surface de Riemann est une configuration qui couvre le plan complexe de plusieurs feuilles (éventuellement en nombre infini) avec une structure particulière dans le but de représenter des fonctions multivaluées de variables complexes.
10 Les imaginaires, op. cit., p. 37.
11 Les imaginaires, op. cit., p. 37-38.
12 Les imaginaires, op. cit., p. 39.
13 Les imaginaires, op. cit., p. 39.
14 L’allusion ici se rapporte aux courbes telles que la courbe de Peano qui remplissent une zone donnée du plan. La courbe de Peano, introduite en 1890, est une courbe continue qui remplit un carré. C’est le premier exemple d’une série de courbes anti-intuitives dont l’existence est prouvée mais qui sont difficiles à concevoir intuitivement.
15 Les imaginaires, op. cit., p. 43.
16 Les imaginaires, op. cit., p. 46.
17 Les imaginaires, op. cit., p. 48.
18 Dans une lettre du 13 septembre 1922, adressée à la Section politique, Florenski revendique un usage pratique de sa conception des nombres complexes.
19 André-Marie Ampère (1775-1836), physicien français, James Clerk Maxwell (1831-1879), physicien écossais. Les deux règles imagées dont il est question sont des moyens mnémotechniques enseignés aux étudiants pour leur permettre de déterminer l’orientation d’un champ magnétique en un point de l’espace.
20 Peter Guthrie Tait (1831-1901), physicien et mathématicien écossais.
21 Les imaginaires, op. cit., p. 51. George Gabriel Stokes (1819-1903), mathématicien irlandais. Dans une note de bas de page, Florenski donne une description assez détaillée du théorème de Stokes.
22 Les imaginaires, op. cit., p. 53-54.
23 Les imaginaires, op. cit., p. 60.
24 Paradiso, XIII, 101-102, Florenski cite à tort le Chant 23. Parmi les mathématiciens qui ont observé que la géométrie de la Divine Comédie n’est pas euclidienne, Florenski mentionne l’américain George Bruce Halstead (1853-1922), et l’allemand Heinrich Martin Weber (1842-1913) ainsi que l’historien allemand des mathématiques Maximilian Simon (1844-1918).
25 Les imaginaires, op. cit., p. 73.
26 Les imaginaires, op. cit., p. 73.
27 Réalisée pour la première fois en 1887 par Albert Michelson (1852-1931), physicien polonais, prix Nobel de physique en 1907 et Edward Morley (1838-1923), physicien américain, l’expérience (ou plutôt cette série d’expériences) réalisée entre 1881 et 1887 devait mettre en évidence par interférences l’existence de l’éther luminifère. L’échec patent conduisit à admettre l’inexistence de l’éther et l’hypothèse de l’invariance de la vitesse de la lumière.
28 Léon Foucault (1819-1868), physicien français.
29 Les imaginaires, op. cit., p. 75.
30 Analyse de la spatialité, op. cit., ix.
31 Les imaginaires, op. cit., p. 76.
32 Les imaginaires, op. cit., p. 77.
33 Les imaginaires, op. cit., p. 77.
34 Les imaginaires, op. cit., p. 78.
35 Les imaginaires, op. cit., p. 78.
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