III. L’héroïsme de la raison
p. 69-102
Texte intégral
Dans les humeurs, des tendances contradictoires ; dans les volontés, des désirs contraires ; dans les pensées, des idées opposées. Les antinomies fractionnent tout notre être, toute notre vie créée. Partout et toujours, des contradictions.
(P. A. Florenski, 1914)1
1. Vérité et contradiction
1Pour comprendre le sens et l’usage que Florenski fait des instruments logico-fonctionnels dans le cheminement de l’observation du monde vers la compréhension de tous ses aspects, il est peut-être utile de partir de la notion de « vérité » dont il est lui-même parti, avec sa thèse de 1912 à l’Académie de théologie, intitulée : « La vérité de l’esprit ». « Qu’est-ce que la vérité et comment la reconnaître ? » demande-t-il explicitement dans la deuxième lettre de la Colonne, consacrée au Doute.
2Revenant à l’étymologie et cherchant des aspects communs dans les racines des différentes langues, Florenski conclut que la vérité est quelque chose de vivant et de stable dans le temps. Dans les différentes souches linguistiques, les nuances renvoient soit au contenu philosophique du terme, soit à la forme qu’il prend dans les relations humaines, et il peut aussi avoir un sens sociologique, s’adressant à un individu ou à une communauté. En tout cas, la vérité est une condition essentielle de l’existence, fondée non seulement sur la logique et la raison, mais sur la vie elle-même. Accessible à la raison, oui, mais aussi accessible intuitivement. Elle est « intuition-discours » : intuition dans la mesure où elle réside dans l’immédiateté de l’existence et discours en raison de sa disposition à la connaissance.
3Mais il y a deux mondes, deux sphères vitales d’existence. Le problème qui se pose à la conscience des gens est celui de la frontière entre la sphère terrestre à laquelle se réfère la rationalité humaine, et celle de la sagesse de l’esprit qui aspire à l’infini et tend à percevoir ce qui, bien qu’au-delà des limites de la raison, permet de sentir sa présence. Pour Florenski, il ne s’agit pas d’une frontière ou d’une ligne de démarcation claire séparant des mondes non communicants – de ce côté-ci la raison, au-delà le domaine de la foi – mais plutôt d’une frontière, d’une zone mobile dans laquelle des échanges et des interactions sont possibles, une sorte de membrane sensible à l’action des différentes sphères. Pour atteindre la vérité, il est nécessaire de traverser cet espace intermédiaire, systématiquement ignoré par la science rationaliste moderne.
4La physique de son époque révèle des contradictions irrésolues dans les propriétés attribuées à la nature, et de nombreux phénomènes témoignent de l’insuffisance de la logique. Une propriété fondamentale de l’existence est l’antinomie, la forme la plus subtile de la contradiction, lorsque des thèses, tout en s’opposant les unes aux autres, ne s’excluent pas mutuellement2. L’antinomie concerne l’opposition entre un usage statique et un usage dynamique du raisonnement : d’une part, la raison est fondée sur la « loi d’identité » ou le principe du « tiers exclu », selon lequel l’objet A est égal à A et seulement à A, et toute la force de la pensée tend à isoler A de tout ce qui n’est pas A. Par contre, sur le plan dynamique, où se trouve l’essence de l’explication, pour ne pas tomber dans une tautologie, chaque A doit avoir son fondement dans quelque chose d’autre. Et c’est la « loi du fondement suffisant » :
La première des deux normes de la raison exige un arrêt, la deuxième, un mouvement sans limite de la pensée. La première la contraint d’établir A, la seconde de le ramener à B3.
5Le raisonnement a besoin des deux normes à égalité, mais elle ne peut pas fonctionner avec les deux, car elles sont incompatibles, et elle se déchire dans ce dilemme. Alors, « comment la raison est-elle possible ? » se demande Florenski4. Et sa réponse inclut la nécessité pour les fondements de la pensée, le fini et l’infini, de ne faire qu’un. Par sa nature, le raisonnement ne perçoit pas la globalité et sa tentative de saisir par l’expérience la synthèse de l’unité et de la pluralité, du fini et de l’infini, conduit à la décomposition en principes non réductibles, opposés les uns aux autres.
6Comment la vérité se présente-t-elle alors à la raison humaine ? La vérité est une contradiction pour la raison car la vie est infiniment plus riche que toute définition et est toujours destinée à trouver de nouvelles objections : aucune formule ne peut en contenir toute la plénitude.
Une formule rationnelle ne peut être une vérité que si elle prévoit, pour ainsi dire, toutes les objections éventuelles et si elle y répond. Or, afin de prévoir toutes les objections, il convient non pas de les prendre elles-mêmes, concrètement, mais de prendre leur limite. Il en résulte que la vérité est un jugement qui contient la limite de toutes ses réfutations. Autrement dit, la vérité est un jugement qui se contredit lui-même5.
7Cela ne signifie pas que la vérité n’existe pas ou que sa recherche est futile. Au contraire, cela signifie que, au sens figuré, traversant la zone frontière des deux mondes, la vérité se brise en éléments contradictoires, et il est possible de la reconstruire et de la comprendre dans son intégrité pour pénétrer la réalité du monde. L’asymétrie de la frontière est la suivante : décomposition matérielle de la vérité dans un sens et recomposition spirituelle dans l’autre :
Là-bas, au ciel, il y a la Vérité unique ; chez nous, il y a une multitude de vérités, de fragments de la Vérité, l’un à l’autre incongrus […] L’antinomique provient de la division de l’être même, y compris celle de la raison, en tant que partie de l’être6.
8La vérité est antinomique et sa connaissance un acte héroïque. Cette conclusion exige de Florenski une théorie logique formelle de l’antinomie : dans la sixième lettre de La Colonne, intitulée précisément La Contradiction, il la considère originellement dans une démonstration par l’absurde faite par Euclide dans les « Éléments », vite oubliée et reprise, selon lui, par le spécialiste des questions de fondements des mathématiques, Giovanni Vailati7, une dizaine d’années plus tôt.
9Dans la procédure démonstrative, si P est la propriété à prouver, on suppose sa négation –P et on en déduit P : alors P est prouvé. Symboliquement, la proposition (–P ⇒ P) ⇒ P est une tautologie. Florenski illustre les étapes logiques qui justifient son utilisation, mais considère la démonstration insuffisante, à moins que, en même temps, on démontre que P ⇒ –P n’est pas vrai. Autrement, avec le même calcul on obtient l’antinomie P ∩ – P. En d’autres termes, dans chaque cas, on doit être convaincu que la vérité de P n’est pas la moitié d’une antinomie.
10En conclusion, la formule dans le schéma de laquelle s’inscrivent, avec plus ou moins de précision, toutes les antinomies proposées par la philosophie est la suivante :
11(–P ⇒ P) ∩ (P ⇒ –P) ⇒ (P ∩ –P ∩ V)
où V est le symbole de la vérité :
Une antinomie est une proposition telle qu’étant vraie, elle contient la thèse et l’antithèse ensemble ; ainsi aucune objection ne peut l’affecter8.
12Dans l’appendice de La Colonne, qui porte le titre significatif Éclaircissements et justification de certains éléments du texte que celui-ci suppose démontrés, Florenski examine un problème logique qu’il fait remonter, comme il l’indique dans l’annexe XVI, à un article de Lewis Carroll9. En termes de logique formelle, le problème est posé en essayant d’évaluer l’hypothèse suivante :
13(Q ⇒ R) ∩ (P ⇒ (Q ⇒ –R)).
14Autrement dit : Q implique R et en même temps P implique que Q implique non-R. Que peut-on en conclure ?
15La solution formalise le raisonnement qui est fait dans le langage courant : « Si Q implique R, alors il est faux qu’il implique non-R ». Par hypothèse, « P implique quelque chose de faux et donc est faux ». Mais c’est une erreur, observe Florenski. Le raisonnement fondé sur le bon sens conduit à une conclusion différente de la conclusion strictement logique. En fait, il est possible qu’au lieu de P, Q soit faux, puisqu’il implique à la fois R et non-R. Ainsi, un simple calcul logique amène Florenski à conclure que –P ∪ –Q est vrai ou, en d’autres termes P ⇒ –Q.
16Quelle est la signification de la solution ? Il n’est pas certain que P soit absurde, pas plus qu’il n’est certain que Q soit absurde. Le problème n’est pas inventé et a des correspondances réelles que Florenski illustre de manière figurative. Si l’hypothèse Q ⇒ R est la déposition du témoin Q, alors que l’hypothèse simultanée P ⇒ (Q ⇒ –R), est la déposition du témoin P, que conclura un juge ? Le sens commun suggère que l’une ou l’autre est fausse et que la solution ne peut être démêlée ainsi, alors que le juge de la logique prononce la sentence correcte P ⇒ –Q : dans son témoignage, P n’est pas faux, tout comme Q n’est pas faux, mais en présence de P, la vérité de Q prend fin.
17D’autres exemples font intervenir des données concrètes. Considérons la proposition « le ciel (Q) est bleu (R) et à l’ouest (P) il est rouge (–R, pas bleu) » qui satisfait les hypothèses. Selon le bon sens, il semblerait que l’expression P « à l’ouest » n’ait pas de sens ou que Q soit absurde (le concept de « ciel » est contradictoire). Au contraire, le calcul logique P ⇒ –Q dit que l’observateur ne regarde pas le ciel mais autre chose, par exemple le coucher de soleil qui a lieu à l’ouest.
18Voici un autre exemple proposé par Florenski10. Q ⇒ R est l’hypothèse du rationaliste pour lequel « les contradictions des Saintes Écritures et des dogmes (Q) » prouvent leur « origine non divine (R) » tandis que P ⇒ (Q ⇒ –R) représente l’hypothèse du mystique selon laquelle « l’état d’illumination spirituelle P » conduit à l’origine divine des Écritures. La solution de bon sens serait de dire que l’illumination spirituelle et donc que l’affirmation du mystique n’ont pas de sens, ou que les deux affirmations, celle du mystique et celle du rationaliste, n’ont pas de sens. Une conclusion erronée. La logique mathématique conclut correctement : tant les contradictions de l’Écriture et du dogme que l’illumination spirituelle ont un sens. Ce qui est perçu comme une contradiction par la raison cesse de l’être dans l’état d’illumination spirituelle : P ⇒ –Q.
19La conclusion de Florenski :
Aussi n’a-t-il aucun besoin d’imposer au rationaliste le sentiment qu’il n’y a pas de contradictions : il y en a, et elles sont indéniables. Cependant, le rationaliste doit croire le mystique quand celui-ci affirme que ces contradictions représentent une unité supérieure à la lumière du Soleil Sans Déclin et qu’elles-mêmes montrent que l’Écriture Sainte et les dogmes sont au-dessus de l’entendement charnel, et que ceux-ci n’auraient donc pas pu être inventés par l’homme ; c’est-à-dire qu’ils sont divins11.
2. Arithmétisation de l’analyse et principe d’identité
20Examinons quel fut l’environnement mathématique dans lequel Florenski construisit sa pensée, résultant du siècle qui venait de s’achever, lui fournissant les éléments de critique dès ses années de jeunesse.
21Dès le début du 19e siècle, les mathématiciens avaient commencé à ressentir le besoin de rendre l’analyse plus rigoureuse. Les problèmes concernaient des questions fondamentales telles que la notion de fonction, l’utilisation de séries infinies et les définitions fondamentales de la dérivée et de l’intégrale, dont l’indétermination rendait fragile la validité de nombreuses démonstrations. Le problème se traduisait par une insatisfaction générale quant au statut logique de la discipline.
22De nombreux mathématiciens, indépendamment les uns des autres, tentèrent de clarifier les notions de base. Il est généralement admis que les fondements du calcul différentiel se trouvent dans les nombres naturels. C’est pourquoi le mouvement général de rigueur qui imprégna le 19e siècle avait tenté d’utiliser des notions purement arithmétiques, liées (tout en en étant indépendantes) aux questions physiques et géométriques, dans l’espoir que cela contribuerait à libérer l’analyse mathématique de sa dépendance vis-à-vis de l’intuition. Elles étaient utiles d’un point de vue didactique et motivantes pour la réflexion, mais insuffisantes en termes de rigueur des définitions. Ainsi, les résultats ne mirent pas un terme à la démarche ; au contraire, d’une certaine manière, ils exacerbèrent le problème des fondements car ils ramenaient le travail, de manière essentielle, à la notion de continuité et au système des nombres réels comme grandeurs de type géométrique, dont les fondements logiques et conceptuels se trouvaient encore dans un état peu satisfaisant.
23Naturellement, le mouvement de formalisation de l’analyse trouva aussi des opposants, surtout lorsqu’il alla jusqu’à exiger une précision qui semblait excessive par rapport au statut logique des notions. D’une part, on critiquait l’introduction de fonctions dont le seul sens était de donner lieu à des propriétés particulières, spécialement construites, fonctions qui apparaissaient « pathologiques » et de toute façon non pertinentes pour les problèmes de mathématiques pures ou appliquées ; d’autre part, ce qui semblait inquiétant, c’est que le processus exagéré d’arithmétisation conduisait à éloigner les notions d’analyse de l’intuition géométrique. On se méfia également de la précision et de la pédanterie des définitions qui, selon certains, pouvaient exalter les aspects logico-formels au complet détriment des idées de base et même de l’élégance des démonstrations.
24Les premiers travaux de Cantor au début des années 1870 s’inscrivirent dans cette quête de rigueur. En commençant par ses études sur la représentation des fonctions en séries de Fourier12, il consolida l’idée que les notions abstraites relatives aux ensembles de points fournissaient un cadre général pour décrire et expliquer de nombreux autres phénomènes physiques et mathématiques. Aux yeux de Cantor, la notion naissante d’ensemble était également capable d’englober la théorie des fonctions et les importantes notions qui s’y rapportent. Il est compréhensible que cela ne passa pas sans doute ni opposition13.
25Cantor était né en Russie en 1845, à Saint-Pétersbourg. Il était parti en Allemagne avec sa famille à un âge précoce et y avait reçu son éducation. Il développa ses théories dans de nombreux articles à partir des années 1870 jusqu’à la fin du siècle, faisant souvent l’objet d’attaques et de critiques mais il fut aussi une source de stimulation pour de nombreux mathématiciens. Cantor réalisa la plupart de ses travaux à l’université de Halle, une institution modeste au rayonnement scientifique limité. Il espéra et attendit toute sa vie d’être muté dans une université plus importante, soit Berlin, soit Göttingen en reconnaissance de son travail, mais cela n’advint jamais, en partie à cause de l’aversion de beaucoup de mathématiciens pour les théories qu’il développait.
26Un caractère de ces théories frappa particulièrement Florenski. Lorsque les éléments d’un tout sont considérés de façon unitaire, il suffit de donner un nom à l’ensemble qui les réunit pour le faire exister comme une nouvelle unité, pourvu que sa définition soit exempte de contradictions et conforme aux notions déjà définies. La dénomination est un nouveau critère d’existence des objets mathématiques : un objet est défini par un nombre fini de mots relatifs à cet objet et uniquement à cet objet.
27Cet intérêt envers la théorie des ensembles de Cantor fut bientôt cultivé par un groupe de savants en France14, puis par l’école de Moscou (Egorov, Luzin et d’autres), et même exporté dans différentes sphères : le poète symboliste Andreï Biély, lui-même formé à l’origine aux mathématiques (il était le fils du mathématicien Bougaïev, le père de l’arithmologie) alla jusqu’à affirmer : Quand je nomme un objet avec un mot, j’affirme en même temps son existence.
28De nombreux mathématiciens, qui utilisaient également les aspects techniques de la théorie, critiquaient la philosophie qui sous-tendait cette notion d’existence. Le plus inflexible était Léopold Kronecker, mais même Poincaré, par exemple, soutenait que cette méthode empestait la forme sans le fond, ce qui répugnait à l’esprit15. D’autres chercheurs, comme le célèbre David Hilbert (1862-1943), furent accusés de s’occuper de théologie et non de mathématiques, parce qu’ils acceptaient l’existence d’objets dont ils ne donnaient pas la construction réelle. À ses détracteurs, qui considéraient ses idées comme excessivement arbitraires et l’accusaient de faire des mathématiques qui corrompent les jeunes esprits, Cantor opposait résolument le slogan L’essence des mathématiques est leur liberté.
29Les concepts mathématiques ont une réalité immanente fondée sur leur bonne définition et leur non-contradiction, et une réalité transitoire qui dépend de leur représentation dans le monde extérieur. Deux formes de réalité constamment en relation. Ceci est suffisant pour leur existence. L’analogie avec sa vision du monde et cette liberté furent ce qui séduisit Florenski.
30Probablement non sans lien avec les critiques excessives jointes à un climat d’indifférence et souvent d’hostilité ouverte d’une partie de la communauté mathématique envers lui, Cantor commença à souffrir à partir de 1884 de dépressions périodiques qui le conduisirent parfois même à douter de son propre travail. Bien que très isolé, il put, avant sa mort en 1918 au sanatorium pour maladies nerveuses de Halle, voir son travail enfin reconnu par les principaux mathématiciens de l’époque. Rapidement, des applications remarquables de ses théories virent le jour : David Hilbert considérait le travail de Cantor comme un produit mathématique étonnant, l’une des plus grandes créations de la pensée, et diffusa ses idées dans toute l’Europe ; le logicien et philosophe Bertrand Russell parla du travail de Cantor comme de la plus grande réalisation scientifique de l’ère moderne. La théorie des ensembles allait imprégner toutes les mathématiques du 20e siècle, tant dans l’esprit que dans la recherche et même dans l’enseignement, et en constituer le fondement logique.
31Au début du 20e siècle, un problème se posa rapidement. En fait, c’est Cantor lui-même qui, en 1895, avait soulevé des doutes concernant l’existence de l’ensemble constitué de tous les ensembles. D’autres prétendus paradoxes, en réalité de véritables contradictions, apparaissaient sporadiquement mais en nombre croissant et remettaient en cause l’application universelle de la théorie, le sens de certaines démonstrations et la confiance dans les principes logiques. Ces problèmes trouvèrent leur expression explicite dans la célèbre antinomie de Russell de 1902, qui considéra l’ensemble de tous les ensembles qui ne se contiennent pas eux-mêmes comme éléments :
32B = {A|A ∉ A}
33L’ensemble B est défini en termes d’ensembles qui dépendent d’eux-mêmes. C’est un agrégat qui laissa son propre découvreur perplexe et qui souligna un problème intrinsèque essentiel des notions d’ensembles, relatif aux difficultés de fonder logiquement la théorie des ensembles. Si B ∈ B alors B ∉ B et inversement. Contrairement à ce que l’on croyait intuitivement, l’axiome dit de compréhension, selon lequel toute propriété est capable de définir un ensemble, conduisait à une contradiction. Comme Cantor l’avait déjà intuité, ce qui était mis en cause par l’antinomie de Russell était précisément l’ensemble de tous les ensembles, et d’autres contradictions équivalentes, faciles à mettre en évidence, apparurent bientôt.
34On sait qu’à ce stade, les mathématiciens cherchèrent une axiomatisation qui évite l’apparition de telles situations catastrophiques. Le premier à s’attaquer à cette tâche fut le mathématicien allemand Ernst Zermelo (1871-1953), qui proposa dès 1908 un système d’axiomes basé sur une limitation du nombre d’ensembles admis par la théorie, de telle sorte qu’il en restât suffisamment pour servir de fondement à l’analyse : un compromis conceptuel pas trop onéreux, afin de sauver les exigences logiques de la théorie.
35À l’époque de son travail sur La Colonne, Florenski disposait de la théorie dite naïve des ensembles, acceptant intuitivement les notions, avec la conviction que ce type de paradoxes ne constitue pas une erreur logique mais un nouveau problème à résoudre. Sa réponse au problème fut différente de celle qui serait offerte par le système conçu par Zermelo et ressemble davantage à une proposition faite plus tard par John von Neumann (1903-1957) selon laquelle il suffit d’une hiérarchie capable de distinguer les grands ensembles – ou classes – qui ne peuvent être contenus dans d’autres classes et les petits ensembles qui peuvent au contraire être des éléments d’une classe. En fait, l’antinomie de Russell disparaît lorsque les ensembles ne peuvent être traités comme des éléments d’eux-mêmes.
36Dans La Colonne, précisément dans l’appendice consacré à l’illustration des notions logiques (intitulé Le concept d’identité en logique mathématique), Florenski apporte une contribution à la discussion sur les paradoxes et le statut de la théorie des ensembles, en critiquant notamment le fait que l’identité individuelle soit définie par l’appartenance à des classes communes. De cette façon, selon Florenski, la science contemporaine dissolvait totalement l’identité des individus, la renvoyant à un lot de caractéristiques externes, surtout là où elle est plus rigoureuse, c’est-à-dire en logique. Ici, les individus deviennent des « choses » inanimées, et non des « personnes » caractérisées par une unité intérieure. L’« identité numérique » est supplantée par une « identité générique », incapable d’exprimer le caractère réel de l’individu, distinct de son caractère formel.
37Une fois de plus, l’occasion du discours était donnée par la distinction entre le rationalisme – philosophie du concept et du raisonnement, voire philosophie de l’objet – et la philosophie de la personne et de l’héroïsme créatif qui est une philosophie spirituelle. La prédominance actuelle de la philosophie occidentale dans la science expliquait pourquoi, dans les définitions les plus récentes de la logique mathématique, le terme identité était remplacé par similitude. Pourtant, selon Florenski, la logique établit une distinction claire entre l’individu et l’ensemble constitué uniquement de lui-même. Il examinait comment ces notions étaient exprimées par la logique mathématique.
38Ses arguments suivaient les principes des mathématiques de Louis Couturat (1868-1914), en distinguant tout d’abord symboliquement la relation d’implication du jugement (ou d’inclusion des classes) de celle de subsomption d’un individu dans une classe (ou dans un jugement). Il écrit A ⇒ B (Florenski écrit A ⊂ B) pour signifier implication et a ∈ A pour l’appartenance. Il utilise également le symbole a ∋ A pour signifier que a satisfait à la propriété A. Le langage courant confond les relations d’implication et d’inclusion. Florenski observe que le mathématicien italien Giuseppe Peano a été le premier à les distinguer, en introduisant des symboles spécifiques pour chacun. Florenski met en évidence la différence entre implication et appartenance au moyen du syllogisme :
39(A ⇒ B) ∩ (a ∈ A) ⇒ (a ∈ B).
Quelques exemples pratiques lui permettent ensuite de montrer comment la confusion des termes peut conduire à des résultats paradoxaux :
Ce qui précède confirme indéniablement que même du point de vue purement formel l’individu se distingue par principe de la classe, et même de la classe singulière, contrairement à l’opinion des logiciens nominalistes qui s’efforcent d’entendre la classe non pas comme un seul volume de pensée clos sur lui-même, mais comme un ensemble d’individus, et contrairement aussi à l’opinion des logiciens positivistes qui veulent supprimer la nature autonome de l’individu en la ramenant à la somme des caractères, c’est-à-dire à une classe singulière16.
40Une autre raison de cette distinction concerne l’individu et le singleton, la classe qui ne contient qu’un seul élément. Sans cette distinction, on pourrait donner un sens à la formule x ∈ x. À cette fin, il introduit deux nouveaux symboles d’opération (qui ne sont plus utilisés aujourd’hui) : ɩx, qui désigne l’ensemble qui ne possède qu’un seul élément x et qui est donc caractérisé par la propriété :
41(ɩx ∋ y) ⊂ (y = x)
et un autre symbole (un « ɩ » inversé, car il inverse la formation de l’ensemble singulier) qui, à chaque ensemble singulier, associe son élément unique.
42Ici aussi, dans la distinction entre individu et singleton, Florenski reconnaît un motif de contradiction au rationalisme. La logique mathématique n’est pas en mesure de définir l’individu mais seulement l’identité des individus et cela implique une égalité formelle des caractéristiques, c’est-à-dire qu’elle ne concerne que les classes qui incluent les individus donnés.
43En notation moderne :
44k ≡ l ⇔ ∀A, k ∈ A ⊃ l ∈ A.
45Ceci n’est que la définition de la relation ≡ et ne dit pas ce qu’est l’individu du point de vue de la logique :
Nous constatons ici une manifestation éclatante de l’impuissance de la pensée logique devant l’être concret, à savoir : individuel, et de l’indigence (indigence nécessaire !) des tentatives de la raison pour substituer à l’être individuel des termes rationnellement figurés, mais pas rationnels17 !
3. L’autosatisfaction du raisonnement
46Un exemple dans lequel la tension de la volonté et l’héroïsme de la raison, pour reprendre une belle image de Florenski, a permis de faire un saut conceptuel et d’introduire un objet absolument nouveau pour la pensée mathématique est lié à la naissance des nombres irrationnels qui, avec les nombres rationnels, c’est-à-dire ceux qui s’expriment comme une fraction d’entiers, engendrent les nombres réels. Florenski en parle explicitement dans la partie de l’appendice de La Colonne intitulée Les irrationnels en mathématiques et dans le dogme.
47Comme on le sait, le problème des nombres irrationnels s’est posé dès les temps les plus reculés avec la découverte des segments incommensurables, c’est-à-dire des segments qui ne peuvent être mesurés les uns par rapport aux autres au moyen de nombres entiers ou de leurs rapports. L’exemple le plus ancien remonte à l’école pythagoricienne : la diagonale d’un carré est incommensurable avec son côté.
48Ce fait, considéré comme un scandale à garder secret au moment de sa découverte, n’est en réalité choquant selon Florenski que pour sa profondeur, pas pour son incompréhensibilité car, une fois pour toutes, il ouvre une brèche dans le mur du rationalisme : pendant longtemps, il nous a contraints à considérer les nombres irrationnels de manière nébuleuse, comme quelque chose d’absurde à utiliser plus ou moins inconsciemment, sans préciser leur statut. Une entité qui existe mais qui est au-delà de la raison.
49Même au 19e siècle, l’intuition était qu’un nombre irrationnel devait être défini comme la limite d’une suite de nombres rationnels. Et pour de nombreux mathématiciens, c’était là la seule voie possible.
50Mais si les nombres irrationnels n’existent pas, on ne peut pas s’attendre à ce qu’ils soient la limite de quelque chose : seule l’idée demeure, pas la possibilité de les définir. Le 19e siècle vit l’émergence de deux solutions indépendantes et profondément différentes, mais équivalentes, qui témoignent du fait que le moment semblait venu pour ce pas décisif18. Parmi ces deux définitions, Florenski privilégie celle qui remonte à Cantor, qui eut l’audace de penser que le nouvel objet à définir devait être incorporé dans la substance matérielle de la suite qui doit l’exprimer. Voulez-vous qu’un nombre réel soit la limite d’une suite de nombres rationnels ? Prenez alors la suite entière et pensez que chacun de ses éléments donne un aspect partiel du réel considéré ! Après avoir procédé aux ajustements techniques nécessaires, le nombre réel – en particulier le nombre irrationnel – est en fait la donnée de toute la suite.
51C’est l’un des premiers exemples mathématiquement définis de la relation entre l’un et le multiple : à un ensemble formé d’éléments en nombre infini – une suite de nombres rationnels – Cantor associe le même objet, la suite, mais considéré comme une unité en soi. Connaître un ensemble est plus qu’en connaître tous les éléments.
52La présentation de Florenski est synthétique mais suffisante pour exprimer le sens des nouveaux objets, leur nouveauté et la manière dont ils dépassent la sphère rationnelle. C’est encore celle qui est enseignée aujourd’hui. Suivant les idées de Cantor, Florenski définit la nouvelle entité nombre irrationnel avec une suite fondamentale, c’est-à-dire avec une suite de nombres rationnels {an}, avec n = 1, 2, 3…, qui satisfait la propriété suivante : pour chaque ε > 0, aussi petit soit-il, il existe un indice n, dépendant de ε, tel que |am+n – an| < ε quelle que soit la valeur de l’indice m. En d’autres termes, la différence entre deux éléments quelconques de la suite devient arbitrairement petite au-delà d’un certain rang n. L’équivalence de deux suites fondamentales {an} et {bn} est alors évaluée par les différences du type |am – bm| qui, comme d’habitude, au-delà d’un rang approprié, doivent devenir arbitrairement petites. Il s’agit d’un nombre irrationnel – une entité complètement nouvelle, une classe d’équivalence de suites fondamentales – et pour ces entités on établit un calcul arithmétique qui prolonge celui des nombres rationnels – qui dans ce contexte sont vus comme des suites constantes – et on montre en quel sens la suite entière, en tant qu’élément donné en soi, peut être considérée comme la limite d’elle-même quand elle est vue comme étant formée d’éléments.
53Le cas des nombres irrationnels est peut-être le plus simple des processus limites que les mathématiciens ont introduits pour expliciter le dépassement de la finitude. Si α = {ai} est un nombre irrationnel, alors
cela signifie que bien que α soit transcendant à tous les ai, qu’il soit « inconcevable » du point de vue de ai, tous les ai sont immanents à α, lui sont entièrement transparents. L’on peut même dire que du point de vue de ai, il est impossible d’apercevoir les racines transcendantes de ai, son éclairage transcendant, que l’on voit pourtant avec évidence à partir de α. […] Du point de vue formel et juridique, rationnel, selon la loi d’identité, ai n’est pas semblable à α ; pour la conscience immédiate, ai peut suggérer α, et d’une manière plus transparente ou plus opaque suivant la valeur de i19.
54Dans les travaux de Florenski on trouve la conviction que les lois rationnelles, à la manière des termes ai de la suite, sont enracinées dans le passé et constituent une statique de la pensée. Le présent nécessite un saut, comme cela se produit en mathématiques avec la limite α, qui permet l’introduction de nombres irrationnels, étendant le domaine rationnel. Un héroïsme de la raison en arithmétique obtenu non pas avec une série de démonstrations rigoureusement conséquentes, c’est-à-dire avec des passages qui restent dans l’ancien monde, mais plutôt en faisant un saut et en introduisant quelque chose d’essentiellement nouveau. Un saut qualitatif de pensée appelé à fonder la philosophie de l’entreprise créative, c’est-à-dire l’entreprise qui cherche la nouveauté dans tous les domaines, et pas seulement en mathématiques.
Créer une nouvelle substance exige un exploit libre. Libre, parce qu’il nous est loisible soit d’en rester aux « bonnes » vieilles choses, soit de nous élever vers des choses nouvelles et « meilleures ». Exploit, parce que les « forces naturelles » : l’inertie et la satisfaction inhérentes à l’intelligence, poussent celle-ci à végéter dans ce qui est vieux, fini, « connu ». Il faut donc surmonter le sentiment de suffisance de la raison, rompre le cercle magique de ses notions finies pour pénétrer dans un nouveau milieu, celui du sur-fini, qui est inaccessible et absurde pour la raison. Tel est l’exploit raisonnable en arithmétique20.
55La route est maintenant ouverte. Les mathématiques actuelles sont largement construites autour du concept de limite. Florenski exprime sa conviction que, suite aux travaux de Poincaré21, les fonctions analytiques sont dans le même rapport aux fonctions algébriques que les nombres irrationnels le sont aux rationnels, et que toute une série de recherches récentes confirme la tendance des mathématiques modernes à converger vers le dépassement de la finitude. Il évoque à cet effet les problèmes de croissance et de décroissance des fonctions, de convergence et de divergence des séries, la théorie des intégrales définies et enfin le fait que les études des plus grands mathématiciens de son temps…
… malgré la spécificité de leurs problèmes et de leurs méthodes, sont de la plus grande importance pour la philosophie ; et il est en réalité étonnant que celle-ci n’en ait fait jusqu’ici presque aucune application22.
4. Les symboles de l’infini
56Selon Florenski, une méthode appropriée pour affronter le problème de la relation et de l’unité entre les principes constitutifs du monde repose sur les instruments modernes de recherche en physique et en mathématique, dont la nature est caractérisée par une façon correcte de manipuler des symboles, qui sont la clé pour comprendre la nature secrète des choses. Le symbole est comme un seuil où s’ouvre le passage entre les deux mondes.
Le symbole (dans ses variantes de nombre, de représentation, d’imagerie, de perspective, d’icône, de mot, de nom, de langage, etc.) n’est rien d’autre que la substance même de la vérité qui transparaît à la frontière entre « les deux mondes », dans l’union entre les deux strates de l’être, incarnées dans la réalité23.
57Sur les symboles de l’infini (Un essai sur les idées de G. Cantor) est l’un des premiers articles consacrés à la théorie des ensembles qui parut en Russie24. À l’époque, le sujet était encore en cours de développement et soulevait de grandes discussions, mais Florenski avait compris l’importance qu’il revêtait pour une conception générale des relations entre les deux mondes de sa conception. Le sujet sera repris, presque dans les mêmes termes, dans La Colonne, dans l’annexe intitulée Quelques concepts de la doctrine de l’infini.
58Comme nous le savons, l’infini conduit facilement à des conclusions apparemment contradictoires et a toujours suscité la curiosité et l’inquiétude. Au début de l’essai, Florenski observe que le terme infini, largement utilisé dans la pratique, ne correspond pas à une conception claire, pas même chez les spécialistes.
59Les philosophes connaissaient sa nature paradoxale et sournoise depuis que les présocratiques avaient mis en évidence ses contradictions apparentes. L’utilisation d’ensembles infinis comme objets de pensée et d’analyse complets en eux-mêmes souleva une vive opposition de la part des théologiens, qui y voyaient un défi à la nature absolue de Dieu. De son côté, la communauté scientifique, depuis Aristote, ne prenait en compte que les infinis potentiels : des quantités que l’on peut étendre à l’envi, mais dont la totalité ne peut jamais être considérée comme un objet défini, assigné dans sa complétude. Il s’agirait alors d’un infini actuel, sur lequel, en tentant de projeter les propriétés des ensembles finis, se produisent des paradoxes insurmontables.
60L’infiniment grand, comme l’infiniment petit, indique un processus dont la complétude ne peut être saisie. Mais lorsque les mathématiciens sont confrontés au problème de rendre l’analyse rigoureuse et de la fonder sur des concepts bien définis, il n’est plus possible d’ignorer l’infini actuel. Cantor a le mérite d’avoir été le premier à traiter les ensembles infinis dans leur intégralité, en tant qu’entités unitaires concevables par l’esprit humain, à les avoir soumis à l’analyse et au calcul, et à en avoir développé la théorie. Son insistance à convaincre ses contemporains que leur idée préconçue des ensembles infinis privait tout le système de pensée de son sens est également bien connue. En fait, dès le début de ses recherches, au début des années 1880, Cantor avait explicitement posé le problème philosophique de l’infini.
61Le contraste essentiel entre les deux infinis, selon Florenski, concerne le fait que le type potentiel est un quantum variable, alors que le type actuel est constant. Le premier est une quantité variable finie qui n’est jamais terminée, capable de croître au-delà de toute limite. Ce type d’infini est compréhensible si on le considère dans sa genèse, élaborée dans le monde classique par rapport aux limites de l’univers : ce n’est que plus tard que le concept a été transféré au domaine de la logique par Aristote. L’autre type d’infini, l’infini actuel, en plus d’être un quantum constant, a le caractère d’être plus grand que toute quantité finie, aussi grande soit-elle. Pour donner quelques exemples concrets, Florenski mentionne certaines formes d’espace, et des points à l’intérieur d’une surface fermée. Mais aussi la puissance de Dieu qui, bien qu’elle soit déterminée – en Dieu, il n’y a pas de changement – est en même temps plus grande que toute puissance finie. De même, la quantité d’anges selon les écrits de Denys l’Aréopagite sert à Florenski d’exemple probant d’infini actuel.
62Florenski fait remonter à Origène25 au moins deux arguments habituellement utilisés pour contrecarrer l’infini actuel. Selon le premier, les êtres vivants ont une limite, sinon la divinité ne pourrait pas les comprendre. Pour le second, dans le même esprit mais de manière plus déterminée, un ensemble infini doit être compris comme un nombre, comme tout autre ensemble, mais il n’existe pas de nombre infini. Selon Cantor, c’est aussi l’origine des principales objections au transfini, l’infini de la nature.
63Dans les travaux des mathématiciens, la limitation à l’infini potentiel a pratiquement toujours été présente, depuis le traité le plus autorisé de l’Antiquité, les Éléments d’Euclide du 3e siècle avant J.-C., jusqu’à un des mathématiciens les plus influents des temps modernes, Carl Friedrich Gauss (1777-1855), qui, dans une lettre de 1831, estimait que les quantités infinies complètes en elles-mêmes ne sont rien d’autre qu’une manière de sous-entendre l’idée de limite. Les mathématiciens soutenaient que l’idée d’un infini actuel conduit à une absurdité logique, car on ne peut concevoir une suite d’objets ordonnés qui a un début mais pas de fin.
64Mais, selon Florenski, ils ne comprenaient pas que l’infini actuel franchit le pont entre une vision de la réalité et une autre, et les contradictions qu’il implique ne sont pas logiquement absurdes, ce sont des antinomies :
… tout infini potentiel présuppose l’existence d’un infini actuel, comme sa propre limite superfinie, tout progrès infini présuppose déjà l’existence d’un but infini du progrès, toute amélioration infinie exige de reconnaître une perfection infinie. Celui qui nie l’infini réel dans un certain sens nie en même temps l’infini potentiel dans le même sens…26
65Quant aux distinctions possibles de l’infini actuel, Florenski le reconnaît dans trois sphères différentes : d’abord comme maximum absolu, en Dieu, perfection suprême, réalité indépendante et surnaturelle (Absolutum selon Cantor) ; ensuite dans le monde de la nature, in concreto – ce que Cantor appelle Transfinitum – et enfin in abstracto, dans l’esprit, comme possibilité de reconnaître le Transfinitum dans la nature et, jusqu’à un certain point, l’Absolutum en Dieu. C’est là le symbole de l’infini.
66Avec l’affirmation/négation possible de ces trois sphères, Florenski obtient un schéma général de 23 = 8 points de vue possibles sur l’infini actuel, tous présents en philosophie, et fait remarquer que Cantor lui-même, avant qui aucune classification de ce genre n’avait jamais été avancée, admet l’existence de ces trois types : in Deo, in concreto, in abstracto.
5. Le matérialisme religieux de Cantor
67Florenski retrace le développement des idées, des notions et de la théorie de Cantor, qui a été le premier à réussir à voir les symboles de l’infini.
68Dans un premier temps, il propose quelques exemples pour rendre plus convaincants les arguments de Cantor et, à cette fin, il envisage l’extension de la suite des nombres naturels telle qu’elle s’est produite historiquement, en partant du système de numération le plus élémentaire, qui met en évidence l’unité au sein d’un ensemble indéfini. Les historiens affirment que le concept de deux, trois, etc. s’est formé peu après et que chaque ensemble suivant celui compté avec le dernier des symboles numériques est devenu infini, indéterminé. Cela se reflète également dans la structure linguistique, du fait que le calcul verbal est postérieur à celui effectué avec les doigts et que, pour cette raison, on a mieux conservé les traces de son évolution. En confirmation de ses affirmations, Florenski rapporte des témoignages de divers auteurs.
69Une grande difficulté est sans doute apparue après le chiffre cinq lorsque, ayant utilisé les cinq doigts d’une main, il faut passer à ceux de l’autre main. Il en va de même pour les chiffres 11, 16, 21, etc. Selon certains voyageurs russes, même à une époque récente, les habitants du Kamtchatka étaient incapables de compter au-delà du nombre vingt.
70Ainsi, Florenski passe en revue certains systèmes de numérotation du passé : quand on arrive à l’unité d’un certain ordre, on s’arrête et on compte. La conclusion est : on ne peut pas aller plus loin. Progressivement, cependant, la conscience que la succession des nombres naturels est limitée s’affaiblit, perd de sa consistance, et l’idée qu’elle peut être poursuivie aussi longtemps qu’on le souhaite devient claire. Il n’y a pas de plus grand nombre, et après chaque nombre, il y en a un autre, un autre et un autre. Ces idées apparemment vagues sont identifiées par Florenski dans une célèbre lettre au roi Gélone27 dans laquelle Archimède montre qu’en élevant à une certaine puissance un nombre on peut obtenir un résultat capable de dénombrer n’importe quel ensemble fini, aussi grand soit-il : la suite numérique peut être poursuivie aussi longtemps que l’on veut.
71Une dernière étape reste à franchir : l’addition successive d’unités ne permet jamais de franchir la limite du fini. Métaphoriquement, Florenski dit que les doigts ne suffisent pas pour compter les ensembles infinis. De nouveaux symboles doivent être créés, pour identifier les entités qui font partie de la masse unitaire et indistincte de l’infini. C’est la contribution de Cantor, et Florenski est prêt à illustrer les principes et les notions fondamentales de la théorie intuitive – c’est-à-dire non formelle – des ensembles.
72Un ensemble est une entité primitive que Cantor décrit intuitivement comme une collection d’objets définis et distincts qui peuvent être saisis de manière unitaire par notre esprit, c’est-à-dire qui peuvent être analysés en tant qu’éléments et, en même temps, considérés comme un seul objet, avec un acte de synthèse de la pluralité en unité. Une entité qui peut à son tour être soumise à un calcul et à une analyse plus poussée.
73En ce qui concerne la terminologie, au lieu d’ensemble, Florenski utilise systématiquement le terme groupe, utilisé aujourd’hui en algèbre dans un sens différent. Ou plutôt, il fait une distinction pour tenir compte à la fois de la multiplicité des éléments et de leur unité : le terme groupe souligne l’aspect unitaire, tandis que le terme ensemble désigne un simple agrégat d’éléments, chacun pour soi, chacun indifférent à la relation qui l’unit en fait aux autres éléments. L’ensemble rassemble les éléments tandis que le groupe, dans sa vision, les relie en une unité. Aujourd’hui, nous parlons simplement de l’ensemble, en sous-entendant souvent l’aspect unitaire et en nous concentrant lorsque cela est nécessaire sur ses éléments individuels.
74Puisqu’elle est primitive, la notion d’ensemble n’a pas de définition : elle n’expliquerait rien à ceux qui ne la possèdent pas et n’ajouterait rien à ceux qui n’en ont aucune idée. Pour Florenski, comme pour Cantor, il est cependant important de pouvoir dire quand un ensemble donné est déterminé, c’est-à-dire quand, ayant attribué un élément, on peut décider s’il appartient ou non à l’ensemble. Le problème est posé par Cantor dans la sphère abstraite, où l’ensemble est un objet de recherche scientifique et où sa détermination doit être comprise dans un sens logique et non pratique. Il s’agit d’une détermination essentielle car il ne fait aucun doute que les caractéristiques de l’élément donné permettent de dire s’il relève ou non des propriétés déterminantes de l’ensemble.
75Suivant les développements de Cantor, Florenski part de la notion d’ordre total (qu’il appelle constructibilité), c’est-à-dire de relations binaires asymétriques ≺ telles que pour chaque paire distincte d’éléments m et m’ de l’ensemble, l’une des conditions suivantes se réalise :
76m ≺ m' ou m’ ≺ m.
77En d’autres termes, tous les éléments autres que m sont divisés en deux classes : ceux qui précèdent et ceux qui suivent m. Il s’agit d’une relation d’ordre et l’ensemble dans lequel elle est donnée est appelé ensemble ordonné. Les relations d’ordre peuvent concerner un aspect logique des données, ou un aspect temporel, ou un aspect de disposition spatiale, etc. Il s’agit plus souvent d’une relation de taille : supérieur, égal, inférieur. Pour des raisons de simplicité, dit Florenski, nous ne considérons que les ensembles caractérisés par une seule propriété ou, dans ses termes, une seule direction. Lorsque l’ensemble est défini par plusieurs propriétés, le nombre de celles-ci est appelé multiplicité d’ordre. Si l’ensemble est ordonné par rapport à toutes les propriétés qui le définissent, on dit qu’il est globalement ordonné (en langage moderne « n-fois ordonné »).
78Certains cas particuliers clarifient la situation : par exemple, les points d’une surface sont doublement ordonnés lorsqu’ils sont considérés par rapport à la magnitude des deux coordonnées ; une production musicale peut être considérée comme un ensemble de multiplicité quatre, si elle est considérée par rapport à la hauteur, à l’intensité, à la durée et au timbre du son ; il en va de même pour une peinture, et ainsi de suite.
79Il est nécessaire de pouvoir établir une correspondance entre des sous-ensembles, ou même entre les éléments de deux ensembles, lorsque, dit Florenski, on veut exprimer la pensée simultanément sur deux objets. En particulier, Florenski se concentre sur les correspondances biunivoques qui sont seules utiles pour introduire les idées de Cantor. L’exemple le plus simple de correspondance est l’énumération d’éléments, le comptage. On dit que deux ensembles M’ et M’’ sont équivalents s’ils sont en correspondance biunivoque (et cela s’écrit M’ ~ M’’). Si la correspondance entre deux ensembles préserve les relations d’ordre possibles, alors on dit qu’ils sont similaires ou conformes et on écrit M’ ⋍ M’’ ; dans ce cas précis, Florenski suit la terminologie et les notations de Cantor.
80Après quelques exemples élémentaires de correspondance biunivoque entre ensembles finis, Florenski illustre ensuite quelques cas significatifs liés à des contradictions apparentes : l’ensemble des entiers naturels ℤ = {1, 2, …, k, …} est en correspondance biunivoque avec l’ensemble des entiers pairs {2, 4, …, 2k, …}, l’ensemble des nombres rationnels ℚ est équivalent à l’ensemble des entiers ℤ. Pour cette propriété, Florenski reprend la démonstration classique de Cantor dans ses aspects conceptuels, non sans observer qu’il y a une différence profonde entre les deux ensembles, puisque les rationnels constituent un ensemble partout dense en ce sens qu’entre deux rationnels arbitraires il y a une infinité d’autres nombres rationnels, alors que ce n’est pas vrai pour les entiers. Il introduit ainsi les ensembles dénombrables, c’est-à-dire les ensembles que l’on peut mettre en correspondance biunivoque avec l’ensemble des nombres naturels ℤ. Cependant, Florenski met en garde de ne pas penser que tous les ensembles sont dénombrables. À cette fin, il rappelle le fameux procédé diagonal grâce auquel Cantor montre que l’ensemble des nombres réels ℝ n’est pas dénombrable.
81Le moment est venu de s’abstraire du caractère spécifique des éléments d’un ensemble : chaque élément se présente isolément, tandis que l’ensemble constitue l’unité dans laquelle tous les éléments s’inscrivent en tant que parties constitutives. Rien d’autre ne nous intéresse habituellement quant à leur nature. Cantor appelle type d’ordre de M, ou encore nombre idéal, le concept que l’on obtient en faisant abstraction de la nature des éléments, mais non de leur ordre, et désigne symboliquement , ou par une lettre grecque = α, le résultat de cet acte d’abstraction. rassemble donc tous les ensembles similaires à M.
82Si, par contre, on fait abstraction non seulement de la nature des éléments d’un ensemble, mais aussi de leurs relations d’ordre, on arrive à un concept général, universel, dans lequel s’inscrivent tous les ensembles équivalents à l’ensemble donné. Cantor appelle ce concept la puissance de l’ensemble, ou le nombre cardinal. Le résultat de ce double acte d’abstraction est désigné par une double barre ou une lettre en gras, de sorte que, par exemple, la puissance de l’ensemble M sera = a. Florenski poursuit en illustrant certaines propriétés des puissances. En particulier, si M a le type d’ordre α, alors :
83On a donc, entre autres M ~ ~ : et il s’ensuit également que M et sont des ensembles conformes : M ⋍ . Par la définition de la puissance, on a aussi = si et seulement si M ~ N.
84En d’autres termes, des ensembles équivalents ont la même puissance et, inversement, la même puissance ne correspond qu’à des ensembles équivalents. Il est alors clair que, si M ~ M’, N ~ N’, …, Q ~ Q’, alors leurs unions seront également équivalentes : (M, N, …, Q) ~ (M’, N’, …, Q’). Ces symboles introduits par Cantor sont suffisants pour les premières considérations :
Ces puissances et types d’ordre, que Cantor appelle les nombres transfinis, constituent une méthode puissante pour donner une forme au chaos, lorsqu’on se réfère à l’infini. Et en même temps, ils sont des symboles de la connaissance de l’infini, non pas avec un « i » minuscule mais avec un « I » majuscule. En ce sens, ils ne font que nous rapprocher de sa compréhension, ils y font allusion comme un miroir divinatoire, mais ils y font mieux allusion, plus clairement, de façon plus expressive que beaucoup d’autres. La raison en est qu’ils font immédiatement référence au Transfini, situé presque de façon centrale entre la plénitude absolue et le fini, et qu’ils nous rappellent en quelque sorte l’Infini28.
85Grâce aux notions précédentes, Florenski parvient à identifier la propriété essentielle qui distingue les ensembles finis des ensembles infinis. Une propriété qui, selon lui, a empêché par le passé tout développement de l’étude du Transfini, tant dans le domaine théologique que mathématique. De nombreux savants y ont eu recours pour soutenir que l’infini actuel est étranger à la pensée humaine, souvent avec des raisonnements de nature opposée, opposant leurs thèses respectives : les uns pensant éliminer ainsi les raisons du théisme, les autres celles du panthéisme, les uns mus par le désir de vérité, les autres par l’aspiration à imposer leurs propres idées. En fait, ironise Florenski, ils partagent tous un gaspillage d’énergie inutile.
86Le fait est que rien n’empêche un ensemble d’être équivalent à l’une de ses parties. Par exemple, l’ensemble des nombres naturels est équivalent à son propre sous-ensemble de nombres pairs ; l’ensemble des points d’un segment est équivalent à l’ensemble des points d’un segment de longueur double ou triple, et ainsi de suite. Les exemples peuvent être multipliés sans difficulté. Florenski rappelle même la démonstration par Cantor de la correspondance biunivoque entre l’ensemble des points d’un carré et ceux d’un de ses côtés. Cela est totalement étranger à l’intuition, étant donné qu’un carré peut être considéré comme étant constitué d’une infinité de segments. Mais les exemples de ce type, observe Florenski, ne conduisent pas à des contradictions : ils nous indiquent qu’il est nécessaire de réfléchir aux lois de l’infini actuel. Pour cela, il est nécessaire de revenir aux définitions originales : on découvre alors que la propriété caractéristique des ensembles ordonnés finis est que tout réarrangement de ceux-ci peut être ramené à l’original avec un nombre fini d’échanges sur les éléments. En d’autres termes, leur type d’ordre ne dépend que des éléments : deux ensembles finis équivalents sont également similaires et ont le même type d’ordre. Pour les ensembles finis, le type d’ordre et la puissance sont indiscernables.
87Mais étendre cette propriété aux ensembles infinis, c’est-à-dire exiger que l’infini actuel se traduise par un nombre infini pour lequel s’applique une propriété des nombres finis, est une erreur. C’est ce qui donne lieu aux contradictions. Soit M = (M’, M’’) l’union de deux ensembles. Alors M’ est une partie de M. Que veut dire alors = ? Seulement que les ensembles M et M’ appartiennent au même concept, obtenu par abstraction de la nature et de l’ordre des éléments ; autrement dit, que les ensembles M et M’ sont équivalents, qu’ils ont le même nombre cardinal. Mais depuis quand – se demande Florenski, citant littéralement Cantor – est-il devenu contradictoire de constater que la partie constitutive M’ d’une totalité relève du même concept universel que la totalité M ? Florenski reprend les idées de Cantor en termes concrets : dire que l’ensemble M a le même nombre cardinal que sa partie propre M’ n’équivaut pas à dire que les ensembles concrets M et M’ sont relatifs à la même réalité ; en fait, l’égalité des concepts généraux et ne contredit pas que l’ensemble M contienne la réalité de M’.
88Un ensemble et son nombre cardinal sont des choses différentes. Le premier se présente à notre esprit comme un objet, tandis que le second en est une image abstraite. La position très répandue dans l’Antiquité totum est majus sua parte – le tout est plus grand que la partie – ne peut être acceptée sans démonstration qu’en ce qui concerne les essences qui sous-tendent le tout et la partie. Alors, et seulement alors, cette affirmation est une conséquence immédiate des concepts de totum et de pars. Mais elle est souvent appliquée de manière axiomatique, en omettant la distinction nécessaire entre réalité et magnitude (ou nombre cardinal de l’ensemble), et utilisée dans un sens où elle est fausse par rapport aux ensembles infinis actuels.
89La conclusion est que la meilleure façon de considérer les ensembles finis est précisément de les considérer comme des ensembles qui ne sont équivalents à aucune de leurs parties :
Un regard un peu attentif découvre à chaque instant le transfini dans ce qui nous entoure. L’idée d’infini imprègne tout, le lie en une image unitaire et, à son tour, en présupposant l’Infini, fournit une connaissance symbolique de l’Absolu29.
90Après avoir établi les concepts fondamentaux, le moment est venu d’instituer un calcul sur les nombres transfinis, de définir leur algèbre : si = a et = b, M et N n’ayant aucun élément commun, alors Cantor désigne par le symbole de la somme a + b la puissance du groupe d’union (M, N) :
91La définition est bien posée puisqu’elle ne dépend que de a et b et non de la classe d’équivalence de M et N. De plus, on montre que les propriétés commutatives et associatives des nombres cardinaux s’appliquent, comme on l’attend d’une notion bien comprise de somme.
92D’autres propriétés sont plus singulières : de l’union d’un ensemble infini M de cardinal a avec un ensemble fini de cardinal υ, on obtient un ensemble équivalent à M. On obtient ainsi des propriétés à première vue paradoxales :
93a + υ = υ + a = a.
94Cantor introduit ensuite l’inégalité des puissances : il désigne par la lettre hébraïque ℵ0 (aleph zéro) la puissance des ensembles dénombrables, par c la puissance des ensembles continus, et rappelle que ℵ0 < c. De façon générale, il montre aisément que ℵ0 est la puissance minimale.
95Pour ℵ0, nous avons des égalités (où υ est un cardinal fini) :
96À ce stade, il est possible de définir le produit entre nombres transfinis : si = a et = b, leur produit est la puissance de l’ensemble produit M ∙ N, c’est-à-dire de l’ensemble des couples (m,n) d’éléments des deux ensembles :
97À partir de la définition, on démontre la commutativité du produit, l’associativité et la distributivité par rapport à la somme. De plus, quand il s’agit d’une puissance finie, on a :
98a ∙ υ = υ ∙ a = a.
99En particulier :
100 .
101La dernière opération que Florenski définit est l’élévation à une puissance : pour cela, il considère les applications de l’ensemble N dans l’ensemble M. L’ensemble de ces applications joue le rôle d’exposant dans la théorie :
102Comme dans le cas du produit, on constate que ab ne dépend que de a et b. De la formule ci-dessus, on déduit également les propriétés de la puissance-élévation analogues à celles habituelles parmi les puissances finies. En particulier, la puissance de l’ensemble des sous-ensembles d’un ensemble dénombrable est donnée par , où 2 est, bien sûr, la puissance de l’ensemble fini à deux éléments distincts30.
103Ensuite, Cantor montre que l’élévation de toute puissance m à elle-même donne un résultat de puissance supérieure : m < mm. Il est clair que la construction de puissances de plus en plus élevées n’a pas de fin, et que de cette façon nous allons de plus en plus loin dans le domaine du transfini selon l’échelle :
104De plus, nous retrouvons ici l’antinomie fondamentale qui reflète l’idée courante de l’infini actuel : l’ensemble de tous les ensembles a une puissance inférieure à celle de l’ensemble de ses sous-ensembles.
105Florenski continue d’exposer les notions liées aux nombres transfinis, leur construction et leur calcul. Si l’on considère un ensemble totalement ordonné (c’est-à-dire un ensemble M pour lequel, étant donné deux éléments quelconques, il est toujours possible d’établir lequel des deux précède l’autre en ce qui concerne une certaine propriété), nous avons un type d’ordre particulier, une loi d’arrangement spécifique.
106Il est clair que certains échanges d’éléments ne modifient pas ce type d’ordre, qui est indépendant de leurs propriétés et caractères particuliers, tandis que d’autres échanges le modifient. À titre d’exemple, Florenski donne le cas le plus simple : celui des nombres naturels 1, 2, …, υ, … désigné par ω. Ici, l’absence d’élément maximal entraîne, par exemple, des transformations telles que 2, 1, 4, 3, 6, 5 … qui échangeant chaque paire d’éléments, ne changent pas le type d’ordre, contrairement aux permutations telles que, par exemple, … 5, 4, 3, 2, 1 qui inversent l’ordre, ou 1, 3, 5, … 2, 4, 6, … qui considèrent d’abord les nombres impairs puis les nombres pairs.
107Cantor étend les opérations algébriques à ces types. Selon Florenski, il n’était pas difficile de prévoir que le produit et la somme, tout en restant distributifs, perdraient la propriété commutative, de sorte qu’en général on a :
108α + β ≠ β + α, α ∙ β ≠ β ∙ α.
109Par exemple : 2 ∙ ω = ω, mais ω ∙ 2 = ω + ω et donc 2 ∙ ω ≠ ω ∙ 2.
110Parmi les types d’ordre, ceux que l’on appelle les nombres ordinaux jouent un rôle particulier : ce sont les types de certains ensembles spéciaux que l’on qualifie aujourd’hui de bien ordonnés, c’est-à-dire des ensembles tels que tout sous-ensemble non vide possède un plus petit élément. Cantor montre que les nombres ordinaux sont toujours de taille comparable. Par conséquent, il est possible de mettre tous les ordinaux sur une échelle et de mesurer avec elle n’importe quel ensemble en utilisant certains des principes génératifs de Cantor, qui permettent de continuer à mesurer grâce à l’échelle autant que l’on veut. Grâce au fait que le plus petit nombre ordinal est le nombre ω, il est intéressant de construire l’échelle à partir de ω :
1 | 2 | 3 | …… | … | υ | … | ||
ω | ω + 1 | ω + 2 | ω + 3 | …… | … | ω + υ | … | |
ω ∙ 2 | ω ∙ 2 + 1 | ω ∙ 2 + 2 | ω ∙ 2 + 3 | …… | … | ω ∙ 2 + υ | … | |
… | … | … | … | …… | … | … | … | |
ω ∙ μ | ω ∙ μ + 1 | ω ∙ μ + 2 | … | …… | … | ω ∙ μ + μ | … | |
… | … | … | … | …… | … | … | … | |
ω2 | ω2 + 1 | ω2 + 2 | … | ω2 + ω ∙ μ + υ | … | ω3 | … | … |
… | … | … | … | …… | … | … | … |
111Florenski peut maintenant revenir aux nombres cardinaux et montrer comment il est possible de construire leur succession à partir de ℵ0, la puissance dénombrable. La totalité de tous les types d’ordre des ensembles dénombrables n’est pas un ensemble dénombrable. Cette classe de types [ℵ0] a, par définition, la puissance ℵ1. De la même façon, on obtient des nombres cardinaux successivement de plus en plus grands, ℵ2, ℵ3, … chacun d’eux étant capable de contenir en lui, de compter, la totalité des types de puissance égale au nombre précédent de la suite. Une suite qui se développe toujours, sans limite.
112Mais le fait de pouvoir continuer sans limite n’implique pas qu’il soit possible d’aller où l’on veut. En fait, si les indices ne pouvaient être que des nombres naturels – des nombres d’ordre fini – la suite construite ne contiendrait pas toutes les puissances. Cependant, on peut y parvenir en introduisant comme indices non seulement des nombres d’ordre fini mais aussi des nombres transfinis ; on obtient alors finalement la suite de tous les nombres croissants, qui sont supérieurs à toute limite, y compris transfinie :
113ℵ0, ℵ1, ℵ2, …, ℵω, ℵω + 1, …, ℵω . 2, ℵω . 2 + 1, …, , …, , …
114Dans le dernier paragraphe de l’essai Sur les symboles de l’infini, Florenski aborde le problème de la créativité de Cantor et du moteur dissimulé qui agit en lui. Son hypothèse principale est que Cantor est un représentant typique du judaïsme, comme le révèlent son incroyable résistance à la tension, son aptitude au travail acharné et sa disposition à attendre et à être patient31. Pendant plus de dix ans, Cantor mûrit ses idées :
Seul et incompris, il s’assied et réfléchit. Il réfléchit avec obstination : y aura-t-il des erreurs ou des lacunes dans ses idées ? Ne conduira-t-il pas son étude vers le panthéisme qui répugne à son esprit juif ? La pensée le conduit à la nécessité d’admettre le Transfini mais, d’autre part, sa conscience religieuse exige la complétude, les formes, la personnalité ; l’illusion bancale et indéfinie du Dieu des monistes, informe et impersonnel, ne lui convient pas. N’y a-t-il pas ici une contradiction avec le Transfini ? Mais ce problème atroce reçoit une réponse négative. Non, non seulement le Transfini ne contredit pas le théisme, mais il l’exige […] Le postulat selon lequel les résultats de l’expérience religieuse coïncident avec les données scientifiques a reçu une nouvelle confirmation. Les contradictions se sont avérées être imaginaires. De plus, il s’avère que l’idée du transfini présuppose l’idée de l’Absolu et, en admettant la première, nous n’avons pas le droit de nier la seconde32.
115Comment en est-il arrivé là ? Cantor travaille de manière systématique, il crée sur le papier dit Florenski. Et, bien sûr, il n’est pas compris : pour les philosophes, c’est un mathématicien qui déraille ; pour les mathématiciens, il traite de questions métaphysiques ; pour les théologiens, il aborde un domaine dangereux. Pour tout le monde, de son travail ne peut sortir qu’un errement. Il faut du temps pour que ses idées soient acceptées, non sans confusion, ironie et incompréhension. À ce stade, la validité de son travail reconnue, il pouvait être satisfait. Cependant, son esprit ne s’apaise pas et il reprend et revoit l’ensemble de son œuvre, à la recherche d’inexactitudes ou d’une meilleure exposition. Il prend en compte toutes les références historiques. Pour tout considérer sous un angle nouveau, il lit les œuvres mystiques d’auteurs inconnus du grand public. D’autres mathématiciens de valeur, qui suivent également ses travaux, s’embrouillent dans la nouvelle théorie. Peut-être parce qu’ils ne s’intéressent qu’à la recherche scientifique. Alors que Cantor brûle de foi et avance vers le but sans se soucier des obstacles ou des conventions. Selon Florenski, tout cela fait partie de la ténacité juive de Cantor : puissance intérieure, obstination personnelle, religiosité jusqu’au sacrifice.
Il a quitté la maison de ses pères : la science moderne et la vision moderne du monde. Il marche depuis plus de trente ans et son travail n’est pas seulement scientifique, seulement recherche patiente. C’est avant tout l’entreprise d’une grande confiance, une confiance dans le fait qu’il est possible de créer les symboles de l’infini […] Il veut voir les forces divines se réaliser, il veut se convaincre le plus vite possible que c’est possible. Il doit montrer que l’idée du Transfini n’est pas contradictoire, mais qu’elle est légitime et nécessaire. Sinon, il n’y a pas d’homogénéité morale entre le cosmos et la Divinité, il n’y a pas et ne peut pas y avoir d’« accord », nous ne pouvons pas nous autodéterminer, nous sommes des automates vides mus par des fils33.
116Selon Florenski, Cantor est l’incarnation même de la personne juive. Son œuvre assume de manière encore plus concrète le caractère du judaïsme, dont l’héritage comprend à la fois le contenu infini de la personne absolue – Dieu – et celui de la personne humaine. C’est la conception de l’homme-divinité fini, qui restera toujours tel, mais qui veut néanmoins s’efforcer de devenir Dieu-humanité.
6. Sur les types de croissance
117Certains concepts de type ensembliste sont mis en action dans un article que Florenski publia dans le journal de l’Académie de théologie en 190634. Dans une note initiale, Florenski précisa qu’il existait de nombreux exemples utiles pour illustrer les idées abstraites contenues dans cet essai, dont la conclusion peut être résumée par les mots de Dostoievski : aucune chute de la personne n’est une chute ultime.
118Le thème est celui de la transformation de la personne, tendant vers un dévoilement progressif de son essence inconditionnelle. Florenski reprend ici la double nature de la substance (ousia -- ουσία -- en grec) humaine déjà présente dans de nombreux textes patristiques : d’une part la partie corporelle, matérielle, imparfaite, d’autre part la nature élevée et spirituelle, libre de tout conditionnement. Selon lui, il n’y a qu’une contradiction apparente entre ces deux aspects, car la nature inférieure, matérielle, conserve en elle les traces de la nature supérieure – c’est son mérite – et laisse ouverte la possibilité pour la personne de se révéler au-delà de toutes les limites données.
119En particulier, cela munit la personne d’un infini potentiel ainsi que d’un infini actuel. Le processus de mutation s’adapte aux lois fonctionnelles qui régissent la variation. Grâce à l’analyse ainsi effectuée, des sujets à première vue complètement différents, comme les mathématiques et la théologie morale, entrent en contact étroit, puisqu’ils répondent tous deux aux mêmes lois formelles.
120Mathématiques et théologie morale ? Les premières traitent des quantités tandis que la seconde ne traite pas de ce qui peut être mesuré, dit Florenski, en faisant écho aux objections possibles de ses détracteurs. Il est évident qu’ici le discours ne porte pas sur une stricte analogie ou similitude, mais sur des indices d’une affinité substantielle fondée sur de nombreuses prémisses. Florenski, lui, se sent le devoir de l’expliciter :
La plus importante de ces prémisses nie de manière décisive que seules les quantités relèvent de la compétence mathématique. L’idée mathématique principale, l’idée de groupe [ensemble], se réfère à tout ce qui, dans la conscience, réalise une synthèse de la multiplicité et de l’unité ; déjà cette synthèse, qui est la fonction principale de la conscience, rend les mathématiques applicables partout où la conscience a une fonction35.
121Non seulement les mathématiques, au lieu de se réduire à la science des quantités, s’étendent formellement aux ensembles, mais surtout elles interviennent chaque fois qu’une correspondance entre ensembles est établie. C’est l’idée fondamentale suivante des mathématiques : le fait que la conscience produise une synthèse de plusieurs ensembles pour former un nouvel ensemble se rencontre partout, même dans le domaine du développement spirituel. La pluralité des états de l’être humain, unis dans la personne, constitue un ensemble spécial, et la manière dont les différents états varient établit une dépendance fonctionnelle du temps de la vie spirituelle de l’être donné.
122Un autre problème est de savoir si cette fonction peut être réalisée analytiquement, et comment le faire. Mais même en mathématiques, lorsqu’il n’existe pas de formule explicite, il est toujours possible de tirer des conclusions générales relatives aux dépendances fonctionnelles. Dans le cas du développement de la personne, la variable indépendante est le temps, sur lequel nous n’avons aucun contrôle, tandis que la variable dépendante est le dévoilement de la personne à travers la variation de ses états spirituels. Il existe la possibilité d’une croissance ou d’une décroissance de la personne au fil du temps, comparable à la croissance et la décroissance d’une fonction à mesure que son argument change. Il n’y a rien de nouveau ici – observe Florenski – par rapport au fait de dire qu’une personne s’est améliorée ou est devenue meilleure.
123Ici, Florenski ne s’intéresse pas à toutes les lois de variation possibles, mais seulement à celles pour lesquelles, à partir d’un certain moment, la valeur commence à augmenter indéfiniment en tendant vers l’infini (ou inversement, de façon symétrique, à diminuer en tendant vers zéro)36. En substance, il ne traite que des fonctions qui, au-delà d’une certaine valeur de la variable indépendante, sont monotones croissantes et représentent donc le processus de perfectionnement de la personne.
124Soit y = Φ(x) une fonction arbitraire continue dans l’intervalle de temps (a, b), tendant vers l’infini pour x tendant vers b. Florenski observe que le temps b peut être pensé comme un temps fictif, où la personne prendrait la valeur infinie pour continuer à se développer de la même manière. La continuité n’est donc pas essentielle : si on veut, on peut considérer qu’elle est vérifiée dans des intervalles appropriés.
125À ce stade, afin de clarifier l’esprit des considérations qui suivent et de fournir la terminologie nécessaire, Florenski passe à l’examen de quelques exemples de lois de croissance et des relations qui peuvent être établies entre elles.
126Tout d’abord, il considère des fonctions réelles d’une variable réelle qui croissent avec continuité de 0 à ∞ et qui, même si elles croissent différemment, sont comparables car leur rapport est une constante et donc elles tendent vers l’infini de la même manière, elles ont le même type de croissance. Il est facile de trouver deux fonctions qui croissent indéfiniment mais qui n’ont pas le même type de croissance. Prenez deux puissances différentes : leur rapport ne reste pas constant, mais augmente au-delà de toute quantité finie. Ce sont des infinis d’ordre différent et, précisément, l’ordre d’infini de la puissance supérieure est plus grand. Malgré cela, les fonctions sont toujours, dans un certain sens, comparables, puisqu’elles sont définies par la même opération et que cela n’introduit rien de substantiellement nouveau.
127Mais le processus n’est pas terminé. Il existe des fonctions de croissance dont les infinis ne sont pas comparables au sens précédent, c’est-à-dire qu’on ne peut pas les obtenir l’un de l’autre en itérant une opération. Selon la terminologie que Florenski attribue à son maître Bougaïev, il s’agit d’infinis de types différents, pas seulement d’ordre différent : par exemple, une fonction exponentielle y = ax, avec a > 1, croît plus que toute puissance lorsque x varie. Elle est d’un type supérieur.
128Le concept mathématique central de l’article de Florenski est atteint : il est donné par les types de croissance inconditionnellement transcendants par rapport à tout autre type, c’est-à-dire hors de la possibilité de comparaison avec eux, si grand que soit leur ordre. À cette fin, Florenski donne tout un tableau de fonctions, infinies vers la droite et vers le bas :
2 ∙ x | 3 ∙ x | … | n ∙ x | … |
x2 | x3 | … | xn | … |
2x | 3x | … | nx | … |
22x | 33x | … | nnx | … |
… | … | … | … | … |
129Chaque rangée contient un nombre infini de fonctions qui, bien que leur type d’infini augmente progressivement, n’atteignent pas le type d’infini de la première fonction de la rangée suivante. Il n’existe pas de type maximal d’infini, et il n’existe pas non plus de procédure qui, en itérant un nombre suffisamment grand de fois sur une opération, permette d’atteindre tous les types d’infini. C’est, brièvement, l’énonciation du célèbre théorème de Paul du Bois Reymond (1831-1899), dont Florenski présente les détails de la démonstration.
130Nous avons vu les premiers cas de fonctions dont les types d’infini sont comparables. Considérons maintenant ce qu’il appelle une échelle [φ] de types croissants :
131φ1(x) < φ2(x) < φ3(x) < ⋯ < φn(x) < ⋯
132Florenski énonce le théorème : il est toujours possible de trouver une fonction croissante ψ(x) telle qu’on ait ψ(x) > φn(x) quelle que soit la taille de l’indice n37.
133Quelle que soit la suite croissante des types d’infinis, quelle que soit leur construction, on trouvera toujours un infini d’un type supérieur : un type transcendant par rapport à la construction donnée. Florenski développe la démonstration de manière suffisamment détaillée selon le principe ab esse ad posse38.
134La croissance vers l’infini se déroule selon un type particulier qui fournit une sorte d’évaluation et qui, indépendamment de toute étape antérieure, dépasse tout fini donné. En ce sens, selon Florenski, le type de croissance est un concept religieux et le théorème de du Bois Reymond a une signification religieuse par excellence. Cet aspect du théorème fait du type de croissance, aux yeux de Florenski, peut-être le plus intime des caractères logiques de la personne, qui ne s’épuise dans aucune propriété et qui est de tous le plus profond.
135Le type de croissance ne fournit pas la valeur qui est atteinte à chaque étape, mais seulement la tendance de l’augmentation. Des fonctions de même type peuvent avoir des valeurs très différentes et pourtant, au fur et à mesure que l’argument grandit, leur différence finie perd en importance. Florenski fait un parallèle avec Matthieu (20:1-16): les travailleurs qui se lèvent tôt le matin, le soir venu, reçoivent la même récompense que ceux qui sont appelés plus tard :
Ce n’est pas pour ce qu’ils ont fait, pas pour le résultat final de leur activité que les travailleurs reçoivent une récompense infinie, la plénitude de vie, mais pour la poussée vers le haut, la soif d’infini qui est la même pour tous39.
136Pourtant, les manifestations finies du processus de croissance ne sont pas négligeables. Elles reflètent toujours, d’une certaine manière, le type de croissance, et la manifestation elle-même (même si elle est finie) devient un symbole qui porte en lui la lumière de l’idéal auquel il tend. Comme dans l’art – Florenski cite Mozart enfant, chez qui l’on perçoit une capacité de croissance bien supérieure à quiconque – mais surtout dans le domaine de l’activité morale.
137Même lorsque les manifestations ne sont pas importantes, si la personne se dépouille de l’apparence, il est possible de rencontrer des fonctions avec un type de croissance différent. Au sein d’un même type, chacun est capable de saisir les processus finis, par exemple le nombre d’interactions, qui font que deux types de croissance différents sont égaux, ou s’il est possible de rapprocher un type d’un autre par une suite potentiellement infinie d’opérations. Mais en rencontrant quelqu’un qui a un type de croissance différent et supérieur, on ne peut que rêver de s’en approcher :
Pas parce que le perfectionnement n’est pas en son pouvoir. Il est libre. Mais passer par ses propres forces à une autre loi de perfection, tendre à une infinité d’espèces supérieures, cela ne lui est pas possible, pas plus qu’il n’est possible de faire d’une somme de zéros une quantité finie, pas plus qu’il n’est possible d’obtenir une goutte d’eau fraîche en pressant autant de sacs de sable sec que l’on voudra40.
138Ce qui est perçu comme la croissance d’un type supérieur pour Florenski est la sainteté : inaccessible, transcendante par rapport à tout ce qui est humain et dont nous ne pouvons pas, même mentalement, nous faire une idée. L’analogie est claire avec la théorie des fonctions inaccessibles et non représentables à travers un niveau inférieur d’infini. Florenski observe même que, dans les fonctions dépendant d’un paramètre – représentant la tension de la volonté – dont la variation déforme les trajectoires, les comprimant ou les dilatant et déterminant un parcours plus rapide ou plus lent, le théorème de du Bois Reymond montre que, lorsque l’ensemble des courbes de la famille a une puissance supérieure au dénombrable, leur type de croissance en admet toujours au moins un transcendant : l’effort de la volonté change toujours le type de l’infini dans le même sens.
139À titre d’exemple, Florenski poursuit en racontant certains cas où la sainteté peut être maintenue :
Ici et là, dans le cours de l’histoire, une figure de type supérieur émet une lueur41.
140Il parle notamment, ou fait parler à travers des témoignages et des récits, d’Ambroise d’Optina42 (prototype du starets Zosima des Frères Karamazov) et de Séraphin de Sarov43, mais surtout il entre dans les détails d’une lettre dans laquelle on lui parle de l’un de ses plus proches amis de l’Académie de théologie, Sergueï Semënovitch Troitski (1881-1919), ici cité uniquement avec son initiale. La lettre décrit son ami comme pur comme une colombe et sage comme un serpent, citant des vers que le poète russe Dmitrij Nikolaïevitch Sverbeev (1799-1874) avait écrits en pensant au poète et philosophe religieux Alekseï Stepanovitch Khomiakov (1804-1860).
141Dans la conclusion de son article et sur la base de la narration qui vient d’être faite, Florenski indique un caractère des personnes saintes qui a été détecté par de nombreux témoignages : la lumière matérielle, physique, qui les entoure et qui est invisible pour ceux qui ne veulent pas admettre l’existence de différents types de croissance. Il précise qu’il ne s’agit pas d’un simulacre poétique mais d’une perception réelle :
La réticence à reconnaître la présence des types de croissance oblige craintivement à supprimer toutes les différences qui pourraient ouvrir les yeux sur l’existence d’une hiérarchie de l’esprit […] … Je parle du fait que la sainteté et la lumière sont liées ensemble d’une manière secrète dans la conscience humaine, comme le crie tout l’« orbis terrarum »44.
142Si une seule partie de ces témoignages, dit Florenski, était chargée sur les épaules d’un positiviste moderne, il serait écrasé par son poids. Sans effet, cependant, puisqu’il n’argumente pas et n’a pas de doutes. Il a décidé que tout ce qui concerne la lumière rayonnant de la sainteté est relatif à des expressions poétiques devenues indéracinables. Pour le positiviste, le lien entre la lumière et la sainteté n’est qu’une métaphore ou, dans certains cas, un phénomène purement optique, dénué de sens.
143Mais, pour Florenski, cette catégorie de faits est exceptionnellement importante. On y trouve des signes qui démontrent objectivement l’action de facteurs idéaux, comme la perception du parfum qui émane de la sainteté ; on y trouve les secrets de la vie religieuse, on y comprend une grande partie de ce qui semble dénué de sens pour la majorité et qui…
… dans les lois inexorables de l’esprit, de siècle en siècle, de peuple en peuple, se répète sur toute la terre45.
144Les phénomènes de ce genre, leur généralité et leur répétabilité, sont trop importants pour ne pas être étudiés, et Florenski annonce que ce problème sera examiné dans un nouvel article O vozrastanii tipov (Sur la croissance des types) dont nous ne savons en fait rien.
Notes de bas de page
1 La colonne, op. cit., Postface.
2 Dans La Colonne, op. cit., Sixième lettre (La contradiction, p. 105), Florenski attribue à Kant, dans la Critique de la raison pure en 1781 la responsabilité de l’introduction du terme « antinomie » dans le langage de la philosophie moderne, qu’il qualifie de « plat et ennuyeux ».
3 La Colonne, op. cit., Postface, p. 308.
4 La Colonne, op. cit., Postface, p. 309.
5 La Colonne, op. cit., Sixième lettre (La contradiction), p. 100.
6 La Colonne, op. cit., Sixième lettre (La contradiction), p. 108-109.
7 Giovanni Vailati (1863-1909), élève de Giuseppe Peano (1858-1932). Florenski se réfère ici aux travaux de Vailati sur la Logique démonstrative de Girolamo Saccheri (1667-1733), en particulier à la méthode démonstrative par Consequentia Mirabilis. Sur Vailati, consulter Vailati, Giovanni : Logic and Pragmatism. Selected Essays, edited by Claudia Arrighi, Paola Cantù, Mauro De Zan & Patrick Suppes CSLI Publications, Stanford, California 2009.
8 La Colonne, op. cit., Sixième lettre (La contradiction), p. 104.
9 Pseudonyme de Charles Lutwidge Dodgson (1832-1898). Florenski fait référence à un article paru dans la revue Mind en 1905.
10 La Colonne, op. cit., XVI, p. 320.
11 La Colonne, op. cit., XVI, p. 320.
12 Joseph Fourier, mathématicien français (1768-1830), a été le premier à étudier l’équation de la chaleur, en représentant les fonctions périodiques au moyen de séries de fonctions trigonométriques. On pourra consulter Jean Dhombres et Jean-Bernard Robert, Fourier créateur de la physique-mathématique, Paris, Belin, 1998.
13 Une idée des difficultés rencontrées par Cantor dans le processus de fondation des mathématiques peut être glanée dans la correspondance que Cantor a entretenue, peu avant les années de formation de Florenski, avec un autre grand protagoniste des mathématiques de l’époque, Richard Dedekind (1831-1916), l’un des rares, semble-t-il, à avoir manifesté très tôt un grand intérêt pour ses idées et ses résultats : Georg Cantor et Richard Dedekind. Lettere 1872-1899, édité par P. Nastasi dans Pristem/Storia, note di matematica, storia, cultura, 6 (2002). Les plaintes sincères qui entrecoupent les développements techniques de la théorie dans la correspondance témoignent également d’une relation d’amitié, ainsi que d’une collaboration, qui devait avoir une grande influence sur le développement de la théorie des ensembles.
14 La première fois que la question est exprimée est peut-être en 1904, dans Leçons sur l’intégration, par Henri Lebesgue (1875-1941), avec l’expression ensembles nommés : « Définir signifie toujours donner un nom à une propriété caractéristique de ce qui est défini ».
15 Lettres de Poincaré à Gosta Mittag-Leffler (P. Dugac, éd.), Cahiers du Séminaire d’histoire des mathématiques, 5 (1984), p. 205.
16 La Colonne, op. cit., XIX, p. 333.
17 La Colonne, op. cit., XIX, p. 335.
18 Ces deux définitions ont été publiées en 1872. L’une par Cantor, l’autre par son ami et collègue Richard Dedekind, qui a repris les idées d’Eudoxus sur les segments incommensurables du cinquième livre des Éléments d’Euclide.
19 La Colonne, op. cit., XVII, p. 324-325.
20 La Colonne, op. cit., XVII. p. 325-326.
21 Henri Poincaré (1854-1912), un des principaux mathématiciens et physiciens français de la fin du 19e siècle, également auteur d’importants textes d’épistémologie.
22 La Colonne, op. cit., XVII, p. 326.
23 N. Valentini, Geometrie dell’anima, tra fiaba e scienza, essai introductif à l’édition italienne de Детям моим (Souvenirs d’une enfance…), Mondadori 2003, p. 8-41. La citation se trouve à la p. 34.
24 Titre original russe : О символах бесконечности (Отчерк идей Г. Кантора), publié à l’origine dans Новый Путь (La nouvelle voie) no 9 (1904), p. 173-235. Œuvres, op. cit., vol. I, p. 79-128.
25 Origène Adamante (vers 185-vers 254), un des premiers et des plus éminents exégètes de la Bible.
26 Sur les symboles de l’infini, in Œuvres, op. cit., p. 84.
27 Florenski fait référence à l’Arénaire dans lequel, sous la forme d’une lettre au roi Gélon II, Archimède entreprend de quantifier le nombre de grains de sable qui remplissent la sphère des étoiles fixes.
28 Sur les symboles de l’infini, in Œuvres, op. cit., p. 108-109.
29 Sur les symboles de l’infini, in Œuvres, op. cit., p. 113-114.
30 En ce qui concerne les puissances des ensembles, Florenski admet explicitement l’hypothèse dite du « continu », convaincu qu’elle sera prouvée tôt ou tard. En termes modernes, il s’agit de la conjecture selon laquelle il n’existe aucun ensemble dont la puissance est comprise entre la puissance de l’ensemble des sous-ensembles de ℤ et la puissance du continu c. Il est bien connu que la tentative de Cantor de prouver cette hypothèse sera reprise plusieurs fois, sans succès, jusqu’à devenir une véritable obsession à laquelle beaucoup attribuent la responsabilité partielle de son instabilité mentale. Plus tard, dans les années 1930, le logicien Kurt Gödel (1906-1978) a démontré que l’hypothèse du continu ne peut être prouvée dans le cadre de la théorie des ensembles. Et, en 1963, le mathématicien américain Paul Cohen (1934-2007) a montré qu’elle ne peut pas non plus être contredite, et qu’elle est donc indépendante des axiomes de la théorie formelle des ensembles.
31 En fait, Cantor, d’origine juive, a été baptisé luthérien, comme son père, à Saint-Pétersbourg.
32 Sur les symboles de l’infini, in Œuvres, op. cit., p. 121-122.
33 Sur les symboles de l’infini, in Œuvres, op. cit., p. 125-126.
34 P. A. Florenski, О типах возростания (Sur les types de croissance), originellement dans Богословский Вестник (Bulletin Théologique) II, 7 (1906), p. 530-568. Maintenant dans Œuvres, vol. I, p. 231-317. Grâce aux notes de l’éditeur des Œuvres, nous apprenons que le manuscrit contenait l’épigraphe « Oh, soleil clair et limpide » tirée du poème épique médiéval Le Dit d’Igor. En outre, le manuscrit portait une note de l’éditeur : « Pas inintéressant, mais difficile et trop mathématique ».
35 Sur les types de croissance, in Œuvres, op. cit., p. 284. Rappelons qu’ici, comme dans d’autres articles de Florenski, le terme « groupe » doit être compris en termes modernes comme « ensemble ».
36 Pour des raisons de commodité, Florenski se limite au premier cas, celui des fonctions croissantes. Dans une note de bas de page, il nous informe que le second cas sera traité dans l’article О любви ко злу (Sur l’amour du mal), dont il n’existe qu’une ébauche datant de 1905.
37 Sur le théorème de Du Bois-Reymond, on pourra voir le bel article de Michel Bourdeau. L’infini nouveau autour de 1900, dans Science, histoire et philosophie selon Gaston Milhaud, A. Brenner et A. Petit (éds), Paris, Vuibert, 2009, p. 207-219 (ndt).
38 Florenski indique dans sa note que cette méthode est largement utilisée dans les mathématiques fondamentales contemporaines, par exemple en théorie des ensembles, en théorie des fonctions, en théorie des nombres, etc. Il veut dire qu’il s’agit d’une démonstration constructive : la fonction requise est effectivement construite. La référence est le proverbe latin « ab esse ad posse valet, ab posse ad esse non valet » (ce qui est est possible, mais ce qui est possible n’est pas nécessairement).
39 Sur les types de croissance, in Œuvres, op. cit., p. 301.
40 Sur les types de croissance, in Œuvres, op. cit., p. 305.
41 Sur les types de croissance, in Œuvres, op. cit., p. 306.
42 Aleksandr Mikhaïlovitch Grenkov (1812-1892), saint de l’Église orthodoxe. Optina Pustin est un monastère qui est devenu célèbre au 19e siècle pour ses starets, dont le plus connu était Ambroise, qui eut une forte influence sur de nombreux penseurs russes à la fin du 19e siècle.
43 Prochor Mochnin (1753-1833), saint de l’Église orthodoxe.
44 Sur les types de croissance, in Œuvres, op. cit., p. 314-315.
45 Sur les types de croissance, in Œuvres, op. cit., p. 316.
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