II. La tyrannie de la continuité
p. 49-68
Texte intégral
Au fil du temps, je suis de plus en plus convaincu que l’« axiome » de continuité est une hypothèse très unilatérale qui, dans de nombreux cas, ne résiste pas à la critique. Le dualisme entre le corps et l’esprit et une masse de difficultés peuvent être résolus en assumant une conception mathématique, numérique de l’ensemble, et en s’appliquant à l’étude des fonctions discontinues.
(P. A. Florenski, 1900)1
1. La pensée arithmologique
1La pensée mathématique de Florenski s’inscrit dans l’orientation idéaliste de l’école philosophico-mathématique de Moscou, où les ferments du nouveau siècle se reflétaient davantage que dans celle de Saint-Pétersbourg qui menait des recherches avec une orientation plus positiviste. Pour les fondateurs de l’école de Moscou, l’univers était à l’origine une collection désordonnée de monades de différents ordres de complexité et soumises à des connexions aléatoires. Un chaos dans lequel le hasard et la probabilité régnaient en maître. Mais « le logos surmonte le chaos », selon le titre d’un livre bien connu consacré à Florenski2, et la vie du monde est caractérisée par un processus constant de transformation des monades, face auquel l’homme utilise la pensée mathématique comme une opposition naturelle au désordre. Une méthode qui imprègne l’œuvre de ces penseurs – et qui pousse peut-être initialement Florenski vers la faculté de physique et mathématique – est fournie par la conviction que toutes les connaissances sont interconnectées et qu’une plus grande attention est nécessaire dans l’examen des phénomènes soumis à l’investigation scientifique.
2Même avec les limites exigées par les lois physiques, les recherches de l’école de Moscou conduisent à embrasser non seulement les phénomènes qui se développent de manière continue et lisse, sans fractures – dont l’examen est usuel depuis la naissance du calcul différentiel – mais aussi ce qui est discontinu, non différentiable, non borné et qui, dans sa structure, reflète une partie du chaos primordial. Cette étude est appelée arithmologie, sans doute parce qu’à sa base se trouve la compréhension du nombre comme arithmós, une forme articulée et non pas simplement une « agrégation d’unités » où se perd la relation que les éléments ont entre eux : le nombre est, dans cette conception, une forme archétypale.
3Au sens formel, l’arithmologie est la théorie des fonctions qui ne sont pas nécessairement continues, dans le sens où une petite variation de certaines variables libres peut conduire à une grande variation de valeur – qui peut même croître sans limite – de la variable « dépendante ». Plus largement, elle contient l’idée de rupture, de catastrophe – au sens mathématique moderne – de saut conceptuel. Selon les fondateurs de l’école, les notions qui sous-tendent les concepts analytiques doivent être constamment mises à jour afin de tenir compte de manifestations toujours plus particulières, liées également au comportement humain et social.
4De nombreux intellectuels, au tournant des 19e et 20e siècles, considéraient que leur travail était étroitement lié à des questions philosophiques, religieuses et idéologiques, et ressentaient le devoir d’inscrire leurs études dans l’environnement plus général de convictions personnelles profondes. Ces prises de position étaient particulièrement vivaces en Russie, où les controverses sur le libre arbitre, le marxisme, la monarchie, le déterminisme, etc. étaient nombreuses. Tout cela se référait et préfigurait une révolution annoncée. En Russie, entre la seconde moitié du 19e siècle et les premières années du 20e siècle, la situation était instable et incertaine, notamment dans le domaine social.
5Initialement, le terme arithmologie apparaît dans les travaux de Nikolaï Vasilievitch Bougaïev, professeur de mathématiques à l’université de Moscou, qui avait étudié à Berlin avec Weierstrass et Kummer3, et président de la Société mathématique de Moscou, institution qui fut ensuite largement développée au 20e siècle par son élève Dmitri Fiodorovitch Egorov (1869-1931) avec Nikolaï Nikolaïevitch Luzin (1883-1950), condisciple et ami de Florenski. Florenski se référait en particulier à Bougaïev lors de ses travaux en mathématiques4.
6Bougaïev faisait remonter l’arithmologie à la sagesse antique : « Tu as tout réglé avec mesure, nombre et poids »5 et au pythagorisme « Tout est nombre », qui décrivait la réalité et ses manifestations en idéalisant le discret. Il tentait également d’élever la recherche mathématique au-delà de ses champs d’application traditionnels. Il déclarait :
Ce besoin de mesure et de nombre n’est pas seulement valide pour la science moderne, mais aussi pour l’art moderne et les relations humaines modernes : trouver la mesure dans la sphère de la pensée, de la volonté et du sentiment, tel est le but du philosophe, de l’homme politique et de l’artiste modernes6.
7Bougaïev était également membre de la Société russe de psychologie et en 1899, il publia dans le journal de la société un article intitulé Sur la liberté de la volonté dans lequel il faisait l’éloge du libre arbitre comme étant la caractéristique majeure de l’homme, le fondement de l’autonomie, directement lié à la moralité et à l’éducation tout en étant menacé par les philosophies déterministes et leur traduction mathématique, et notamment le concept de continuité, qui dicte des règles rigides au lieu de lignes directrices. Dans sa communication au Premier congrès international des mathématiciens à Zürich en 1897, il déclarait :
La discontinuité est une manifestation de l’individualité indépendante et autonome. La discontinuité intervient dans les questions de causes finales et dans les problèmes éthiques et esthétiques7.
8Une conception universelle des mathématiques gagnait du terrain et, en même temps, à cause de sa généralité, la conviction se renforçait que les méthodes traditionnelles du calcul différentiel étaient insuffisantes lorsqu’elles tentaient d’expliquer le comportement individuel ou le développement social. Comment concilier le désir d’étendre le champ des mathématiques avec celui de les rendre suffisamment fines pour représenter l’action individuelle ? Comment rendre compatibles monisme et pluralisme, esprit et matière, individuel et collectif ?
9De plus, le groupe de mathématiciens autour de Bougaïev pensait que pour décrire les phénomènes de plus en plus précisément, la conception continue des lois d’évolution était obligée de restreindre constamment les composants élémentaires dans un processus sans fin, par une approximation indéfinie qui ne parvient jamais à aller au fond des problèmes, à leur noyau. Par conséquent, elle ne fournit qu’une solution partielle, elle n’atteint pas la vérité scientifique même si elle s’en approche. Il reste toujours l’accidentel, la nécessité d’isoler les composants unitaires d’unités complexes, la nécessité de décrire les changements aussi bien de manière analytique – causale et continue – qu’opportuniste, de saisir les catastrophes et les changements individuels, les périodes de révolution de la vie sociale qui alternent avec celles d’évolution progressive. On commençait à percevoir la nécessité d’approfondir l’étude des fonctions pour lesquelles la continuité est rompue, même dans le cas classique des fonctions réelles d’une variable réelle.
10L’arithmologie était animée par le désir d’élargir la compréhension des phénomènes pour inclure le discontinu, avec son agencement et sa beauté : dans l’étude des lois d’évolution des phénomènes, il était nécessaire d’abandonner le paradigme de la continuité. La fascination pour les constructions algébriques, analytiques et continues est seulement un cas particulier d’esthétique arithmologique. L’étude des fonctions qui ne sont pas nécessairement continues devint la tâche principale de l’école de Bougaïev, qui affirmait de plus en plus son caractère idéaliste. Ce n’est que si l’analyse classique s’alliait à l’arithmologie qu’il serait possible d’établir une vision mathématique du monde capable d’abandonner l’absolu du déterminisme.
11La vision unitaire des phénomènes, que Florenski avait commencé à construire dans ses années universitaires, s’opposait au déterminisme scientifique. Chez Florenski, la science et la philosophie étaient liées dans une perspective d’avenir. Aux idées de Bougaïev, Florenski ajoutait le fait que la continuité des phénomènes dans l’espace et le temps ne permettait pas d’expliquer la liberté et la beauté, de comprendre la nécessité et la causalité dans une même manifestation, de reconnaître la forme des objets, c’est-à-dire la structure essentielle qui organise les parties dans le tout. Et le développement des idées de Bougaïev le conduisit à relier l’arithmologie à la théorie des ensembles de Cantor, où il est possible d’effectuer la synthèse du multiple dans l’un. Les principes des notions d’ensembles, simples et généraux, permettent de soumettre les nouvelles entités – les ensembles – à une analyse plus poussée, en correspondance avec l’intuition de Florenski qui voulait que tout dans le monde soit lié à tout le reste et que chaque détail de la réalité contienne et exprime en soi l’entièreté de la réalité. Cette conviction intervint très tôt chez Florenski et constitua une part considérable de l’activité de ses débuts.
2. Sur un présupposé de la conception du monde
12Dans l’une de ses premières œuvres – Ob odnoj predposilke mirovozzrenija (Sur un présupposé de la conception du monde) datant de 19048 – Florenski traite directement de l’antinomie, qu’il ne juge qu’apparente, entre la sphère de la pensée philosophico-scientifique (la réflexion sur les faits du monde) et celle de la religion (les émotions de type mystique) :
Pour éliminer efficacement l’antinomie évoquée, il est nécessaire de soumettre à l’analyse les concepts fondamentaux sur lesquels repose la pensée humaine ; dans leur manque de clarté réside la principale raison de l’incompréhension9.
13À ce stade, l’antinomie est encore perçue par Florenski comme une contradiction logique à supprimer, mais à une époque ultérieure, elle deviendra un aspect vital de ses conceptions. Or, pour tenter d’identifier les propriétés qui caractérisent le plus l’antinomie, Florenski retrace les aspects particuliers des idées du 19e siècle et arrive bientôt à l’idée de continuité : il précise qu’il parle délibérément d’une idée et non d’un concept. Il ne s’agit pas d’une notion formelle mais d’une façon de penser qui s’est étendue des mathématiques à d’autres domaines de la connaissance.
14Non transiri posse ab uno extremo ad alterum extremum sine medio : il n’est pas possible de passer d’un extrême à un autre sans point intermédiaire. C’est là une des idées les plus anciennes de la philosophie. Selon Florenski, dans la seconde moitié du 17e siècle, le moment était venu de systématiser et d’organiser les idées, les méthodes et les découvertes des siècles passés grâce à la nouvelle discipline qu’était le calcul infinitésimal. Au 19e siècle, l’utilisation des infinitésimaux et de leur calcul, introduite par Leibniz et Newton, s’était largement répandue dans toutes les directions, jusqu’à s’emparer de toutes les disciplines, de la théologie à la mécanique.
15Afin de clarifier comment ce passage avait eu lieu, Florenski observait que tout le système de Leibniz peut être considéré comme le corrélat philosophique de son travail sur l’analyse, un transfert ingénieux de résultats mathématiques dans le domaine philosophique. En fait, on sait que Leibniz a cultivé des intérêts amples et variés – notamment en logique et en droit – qui furent déterminants dans la formation de son analyse infinitésimale. En outre, Leibniz s’était rendu compte que son travail engendrait une nouvelle discipline, qui non seulement apportait des modifications utiles aux règles précédentes, mais aussi substituait la rigueur à l’imagination. Animé par le besoin de divulguer les nouvelles méthodes, il imprégna ses travaux d’un authentique esprit didactique. C’est peut-être pour cette raison que Florenski attribue avant tout à Leibniz les conséquences pratiques, dans tous les secteurs de la connaissance, des méthodes du calcul infinitésimal. Il observe que les notions puissantes et générales de dérivée et d’intégrale au sens de Riemann ne s’appliquent en pratique qu’aux fonctions continues10. C’est pourquoi, selon lui, les mathématiciens ont progressivement commencé à négliger les problèmes qui ne peuvent être résolus par ces méthodes et à considérer les discontinuités – qui sont de toute façon impossibles à ignorer – comme une sorte de singularité pénible et souvent un obstacle à la résolution des problèmes11.
16Les premiers textes mathématiques de Leibniz concernent la géométrie et, justement à travers la géométrie – observe Florenski – l’idée de continuité s’étend du domaine de l’analyse au groupe des sciences physico-mathématiques. Plus tard, au cours du 18e siècle, l’idée avait également imprégné le volet des sciences biologiques, introduit par le célèbre naturaliste français, le comte Georges-Louis Leclerc de Buffon (1707-1788), qui s’occupait également de mathématiques. Il croyait tellement à la valeur universelle de la lex continuitatis qu’il était convaincu qu’il existait même un lien intermédiaire entre le monde des êtres animés et celui des minéraux, remarquait Florenski, non sans ironie.
17Avec le temps, la continuité étendit son influence :
Après cela […] elle a pénétré d’une part dans la conscience de la société et s’est immédiatement répandue, à tel point qu’une partie du grand public, voyant entre deux formes une troisième intermédiaire, ne pouvait comprendre la différence logique et de principe entre deux formes et, par conséquent, était sérieusement disposée, comme cela se fait habituellement dans les caricatures, à dériver tout de tout. En même temps, les idées de la géologie et de la biologie, développées dans cette direction, eurent un effet sur l’histoire, la psychologie, la sociologie, etc.12
18La notions de continuité ayant été formalisée au sein des mathématiques avec l’émergence du calcul différentiel et intégral, il fallait s’attendre, selon Florenski, à ce que les mathématiques elles-mêmes puissent trouver un remède en leur sein à la conception qui avait involontairement trompé des générations entières. En fait, il n’y eut pas à attendre longtemps et les symptômes étaient désormais présents dans les théories modernes. La critique du continu avait commencé à se manifester dans les années 1880 avec les travaux du mathématicien Georg Cantor13, auquel Florenski consacre beaucoup d’espace dans son essai et dans d’autres textes : aujourd’hui, la théorie des ensembles, convenablement formalisée, constitue le fondement logique de toutes les mathématiques, tant dans la recherche que dans l’enseignement.
19Pour Cantor, un ensemble est une entité primitive formée par une collection d’objets définis et distincts qui peuvent être saisis unitairement par notre esprit : peu de temps après, dans le siècle qui venait de commencer, la notion révéla son importance par rapport aux principes fondamentaux des mathématiques et – observait Florenski – nous devons prendre au sérieux l’affirmation de Cantor selon laquelle la continuité n’est pas du tout quelque chose de primitif et de simple, mais une modalité de la discontinuité, complexe par nature. Le continu est ramené à une particularité d’ensemble14 :
Il n’y a aucune raison de s’attarder sur la continuité comme élément fondamental de la réalité et de présupposer partout, avec préjugé, la fameuse lex continuitatis. Au contraire, nous devons considérer la réalité, ainsi que les relations fonctionnelles des phénomènes, de manière discontinue jusqu’à ce que l’examen du matériel empirique et des données expérimentales nous amène à reconnaître un type particulier de discontinuité, car la continuité n’est qu’un des nombreux modes de la discontinuité. Il n’y a aucune raison de s’attendre à ce que tous les phénomènes soient continus ; en effet, c’est rarement le cas et, au contraire, il existe des données empiriques qui, associées à un certain nombre d’observations abstraites, montrent que la discontinuité est présente dans de nombreux aspects de la réalité15.
20La discontinuité règne également dans l’étude des fonctions, c’est-à-dire des correspondances entre ensembles. À cette fin, Florenski rappelle un résultat célèbre du mathématicien français Émile Borel (1871-1956), selon lequel la puissance de l’ensemble des fonctions continues est C (puissance du continu), tandis que la puissance de l’ensemble de toutes les fonctions est C C, beaucoup plus grande que C.
Et donc, si quelqu’un aime voir une certaine perfection dans les fonctions continues, c’est son affaire. Mais on ne peut qu’observer que la perfection des fonctions continues dépend du fait de disposer de considérations plus nombreuses et plus aisées, tout comme il est plus facile d’étudier une circonférence qu’une ellipse, parce qu’il y a plus de contraintes dans la première. Mais chacun devrait prendre en compte la puissance des fonctions discontinues et des ensembles discontinus, même si ces phénomènes sont considérés comme pathologiques16.
21L’arithmologie bouleverse la relation habituelle et met la discontinuité au premier plan. Même dans le bastion de la continuité, dans l’espace, le continu par excellence sur lequel a été fondée l’idée même de continuité, même ici, dans les structures géométriques, il n’est pas difficile de dépister le discontinu. Peut-être – affirme Florenski – nous figurons nous l’espace comme continu parce qu’il peut contenir des formes continues, telles que des courbes. Et pourtant, même dans les courbes, il y a de nombreux points où la discontinuité s’insinue. Par exemple, sous la forme des tangentes principales à une singularité, ou aux points anguleux, où la courbure varie brusquement. Parfois, le nombre de points singuliers augmente jusqu’à atteindre un point d’accumulation, ou bien la courbe devient localement plate, ou encore se brise ou même se désintègre, devenant totalement discontinue17.
22Mais ici, un théorème extraordinaire de Cantor montre que la continuité de l’espace n’est pas une conséquence inévitable de la continuité d’une forme dans l’espace. Florenski expose le théorème dans son intégralité.
23Étant donné un continu Gn à n dimensions avec n > 2, retirez de celui-ci un ensemble dénombrable M qui est partout dense, c’est-à-dire tel que des éléments de M peuvent être trouvés dans tout sous-ensemble ouvert de Gn. Le semi-continu A qui subsiste (la terminologie n’est plus en usage, mais le concept est clair) admet des lacunes, des interruptions de continuité dans chacun de ses voisinages, mais il est possible de trouver une courbe continue entièrement contenue dans A – même analytique, précise Florenski – qui relie deux points arbitraires de A, en contournant, pour ainsi dire, toutes les lacunes.
24Florenski mentionne également un résultat plus général que celui de Cantor : si dans un continu à n dimensions, à nouveau avec n > 2, on supprime un ensemble dénombrable de continus à k dimensions partout denses, avec 0 < k < n, dans le semi-continu restant, on peut trouver des courbes continues et des mouvements continus sont possibles.
25Avec de telles preuves, selon Florenski, il est nécessaire de revisiter les faits et les résultats scientifiques que notre répertoire d’observations contient pour comprendre que, dans la science, la nouveauté surgit de plusieurs côtés. La conclusion de l’essai Sur un présupposé de la conception du monde est un hommage qui unit Cantor et son professeur Bougaïev, récemment décédé, qu’il qualifie de prophètes de la nouvelle science.
3. Les nombres pythagoriciens
26Пифагоровы числа (Les nombres pythagoriciens) porte la date des 28 et 29 octobre 1922. Selon les indications contenues dans les Œuvres de Florenski, il devait s’agir du premier chapitre du livre Число как форма (Le nombre comme forme), prêt à être imprimé en 1922 et pour la couverture duquel le graphiste Vladimir Favorski avait préparé une gravure sur bois18. Le projet consistait à rassembler une série de conférences données par Florenski dans les années 1919-20 à l’Institut d’éducation populaire de Serguiev Posad, dans le but d’introduire des éléments fondamentaux des mathématiques.
27Dans l’ensemble, le livre se composait des parties suivantes :
- Пифагоровы числа (Les nombres pythagoriciens), publié pour la première fois dans Труды по знаковым системам (Études sur les systèmes sémiotiques), no 5 (1917), p. 504-512. Republié dans Œuvres vol. II, p. 632-646.
- Приведение чисел. К математическому обоснованию числовой символики (Réduction des nombres. Pour une explication mathématique du symbolisme numérique), Bogoslovskij Vestnik 1916, t. 2, no 6, p. 292-321.
- Повышение чисел (Puissance des nombres), non publié, le manuscrit est conservé dans les archives de P. A. Florenski.
- Элементарное ввдение в топологию (Introduction élémentaire à la topologie), non publié, le manuscrit est conservé dans les archives de P. A. Florenski.
28Dans Les nombres pythagoriciens, Florenski analyse le lien entre la reconnaissance de la forme et la rupture de la continuité à la lumière de la conception discrète du système numérique. Comme à d’autres occasions, il part du constat que, par rapport aux siècles précédents, la compréhension moderne des faits scientifiques est marquée par un changement houleux. Nous n’avons toujours pas la possibilité d’évaluer les effets de cette révolution, un terme qu’il considère toujours insuffisant pour caractériser les événements culturels contemporains. Même son professeur Bougaïev, qui est à l’origine de ce changement, n’était pas en mesure de prédire ne serait-ce qu’une partie de l’ampleur et de la profondeur de ce qui se fait alors sentir.
29Ce n’était pas qu’une question de compréhension consciente. Seuls quelques signes des nouveaux temps avaient été identifiés, qui donnaient une idée concrète du changement advenu. Les principaux étaient la notion de discontinuité et l’idée de forme.
Dans les siècles passés, de la Renaissance à nos jours, la compréhension du monde, dans toutes ses conceptions, s’est appuyée sur deux directions très liées l’une à l’autre d’un point de vue de leur importance spirituelle […] il n’est pas possible de passer d’un extrême à l’autre sans un point intermédiaire – c’est le principe de continuité. Il n’est pas possible de découvrir le projet global d’un phénomène, ce qui l’unit à ses parties et à ses différents éléments – c’est le sens de la négation de la forme. L’affinité et la connexion réciproque de ces tendances de la Renaissance sont claires : si un phénomène varie avec continuité, cela signifie qu’il n’a pas de limite interne, de schéma global de relation et de lien mutuel entre les parties et les éléments, qui détermine les limites de sa variation. En d’autres termes, la variation continue présuppose l’absence de forme : ce phénomène, impossible à concentrer intérieurement en une seule essence, ne peut être isolé de son environnement et peut s’y répandre de manière illimitée et prendre toutes les valeurs intermédiaires19.
30Par conséquent, l’évolutionnisme, qui traite fondamentalement des variations continues, présuppose aux yeux de Florenski la négation de la forme et, par conséquent, l’impossibilité d’identifier les phénomènes idéologiques, psychologiques, sociologiques et même politiques individuels. Mais dans son temps, Florenski perçoit des signes de changement y compris dans la structure évolutive de la pensée. Depuis le début du 20e siècle, on découvre un nombre croissant de phénomènes ayant un caractère non continu évident et, en même temps, on reconnaît l’émergence de la « forme » et sa nécessité dans de nombreux domaines de la connaissance. L’apparition de la forme dans les sciences naturelles constitue pour Florenski une véritable nouveauté.
31En ce qui concerne les phénomènes scientifiques, il n’est pas difficile de se rendre compte que, dans certains cas, la recherche mathématico-formelle a même anticipé les applications expérimentales. Même si certaines notions élaborées dans le passé, notamment en relation avec la théorie des fonctions de variables réelles, semblent des subtilités inutiles ou des jeux logiques, Florenski est persuadé qu’elles deviendront bientôt des éléments importants pour de nombreux aspects de la vie pratique. Dans d’autres cas, au contraire, c’est le matériau concret qui fournit l’occasion d’élaborer les outils conceptuels : n’avons-nous pas déjà à traiter – dit Florenski – des courbes et des surfaces continues mais sans tangentes, c’est-à-dire des fonctions continues mais non dérivables ? Par exemple, les courbes météorologiques, les trajectoires du mouvement brownien, les études sur l’oscillation des ondes et aussi les surfaces délimitées par les grains colloïdaux d’une émulsion, les surfaces cristallines, etc. L’intuition de Florenski quant aux nouveaux domaines de recherche qui allaient de fait se développer en mathématiques est remarquable.
32La nécessité de distinguer la forme apparaissait de plus en plus pressante dans le monde moderne. Au départ, le principe constitutif de la forme concernait les phénomènes de la vie, les processus spirituels, les produits de l’activité créatrice. Mais plus tard…
… il est devenu évident que même la physique ne peut pas se débarrasser du concept de tout ; même la mécanique, le pire ennemi de ce concept, s’appuie sur lui dès qu’elle considère les mouvements héréditaires, la stabilité des systèmes dynamiques, et ainsi de suite. Les champs de force électriques et magnétiques, l’hystérésis, même les phénomènes d’élasticité mécanique, etc., exigent en principe de nouvelles méthodes pour appliquer systématiquement le concept de totalité, qui précède ses parties, par lequel la composition des éléments est définie. C’est la forme. Et les méthodes de ce type sont requises par la pratique de la vie, par des besoins non seulement philosophiques mais aussi techniques. La théorie des équations intégrales et intégro-différentielles, des fonctions de ligne, de surface et d’espace multidimensionnel, des équations linéaires, de surface et autres, le calcul fonctionnel, la topologie et autres disciplines similaires, sont autant de méthodes d’un avenir qui repose de manière essentielle sur les fondements que la science d’un passé encore récent a niés par principe20.
33La forme et l’absence de continuité sont liées et coexistantes. La subdivision individuelle des objets implique un calcul qui, selon les termes de Florenski, joue un rôle de plus en plus important dans la compréhension du monde, comme tout ce qui a un caractère atomique ou monadique. À cette fin, il cite quelques exemples récents dans lesquels le temps et l’espace sont considérés comme à grain fini, atomiques, en se référant tant à des hommes de science, comme Bertrand Russell (1872-1970), dont la position philosophique est l’atomisme en logique mathématique, qu’à des hommes de religion, comme l’archimandrite Serapion Machkin (1854-1905)21. C’est le moment où, pour Florenski, la pensée contemporaine renouait avec des aspects de sa chère philosophie médiévale, avec la vision du monde dont il se sentait le plus proche.
34Pour les relations numériques, dans cette situation, il faut une composante élémentaire, une unité, qui n’est ni associée à des phénomènes continus ni soumise à une éventuelle subdivision. Ainsi, d’une manière qu’elle définit comme impénétrable, grâce aux nombres entiers, la science moderne se rapproche de la représentation pythagoricienne du tout.
35Tout est nombre : la célèbre expression pythagoricienne est liée aux vers du mathématicien Jacob Jacobi (1804-1851), qui résonnent de manière prophétique pour Florenski :
Ce que vous voyez dans le Cosmos n’est qu’un reflet divin,
Mais l’essence éternelle du Nombre règne sur les dieux22.
36Ce n’est qu’aujourd’hui, dit Florenski, que la signification du processus arithmétique de l’analyse émerge, après avoir imprégné le travail des mathématiciens tout au long du 19e siècle. Or, la pensée scientifique a besoin d’approfondir une recherche sur les caractères arithmologiques, dont l’élaboration insuffisante pourrait constituer un obstacle sérieux à la philosophie de la nature.
4. Le nombre comme forme
37La recherche arithmologique nécessite une compréhension correcte de la notion de nombre. Revenant à l’étymologie du terme arithmós, Florenski soulignait que nombre signifie lien ordonné, unité distribuée. Mais cette signification unitaire, qui était vivante chez les pythagoriciens, fut oubliée par la suite et on en vint à présenter le nombre comme un agrégat, une simple somme d’unités dont la forme individuelle disparaît.
38Passant en revue les différentes conceptions qui se sont succédé dans le temps, Florenski note en particulier comment le sens originel s’était perdu assez tôt. Déjà chez Thalès, qui définit le nombre comme un système d’unités, puis chez Eudoxe et Euclide, selon qui il est une multitude composée d’unités. De temps à autre, le nombre est conçu comme un agrégat qui rassemble des éléments de manière quantitative ou comme une forme qualitativement différente des autres unités. Florenski reconnaît également une oscillation similaire de la pensée chez Leibniz, qui tantôt considère le nombre dans son intégrité et tantôt le considère simplement comme formé d’unités, par exemple lorsqu’il utilise l’expression : un, plus un, plus un et ainsi de suite.
39La formation d’un nombre par agrégation successive d’unités conduit à la perte de sa forme individuelle. C’est la principale critique de Florenski à l’égard de la conception actuelle, ou du moins de la confusion qui règne quant à sa définition. La succession des nombres n’est pas attribuée a priori et, sans forme individuelle, il n’est pas possible de la reconnaître a priori, car elle est quelque chose de plus que ses éléments :
… le nombre est un prototype, un schéma idéal, une catégorie primitive de pensée et d’être. Il s’agit d’une forme d’organisme intelligent élémentaire, qualitativement distinct des organismes numériques analogues. Ce n’est pas un hasard si Platon a identifié – ou presque – ses propres idées avec les nombres pythagoriciens, et si les néo-platoniciens les ont fusionnés avec les dieux23.
40On doit maintenant évoquer le promoteur de la nouvelle science des nombres, dont la théorie fournit, selon Florenski, la compréhension correcte de la notion de nombre : de nouveau Georg Cantor, fondateur de la théorie des ensembles. Ce dernier définit d’abord les nombres entiers et les types d’ordre comme des universaux obtenus à partir d’ensembles par abstraction de l’essence des éléments. Plus précisément, revenant sur les travaux de Cantor24, Florenski rappelle que la puissance ou nombre quantitatif – on dit aujourd’hui nombre cardinal – d’un ensemble s’obtient en libérant les éléments à la fois de leur nature matérielle et des relations possibles par lesquelles ils sont liés. De cette façon, il reste un ensemble abstrait. Si, par contre, dans les éléments de l’ensemble, libérés de leur nature, on laisse actives les relations hiérarchiques – de majeure ou de mineure – par lesquelles ils sont intéressés – que Florenski appelle mesures – alors l’universel obtenu est appelé type d’ordre ou nombre idéal (ou nombre ordinal lorsque la relation est d’ordre total). Et, tant les nombres cardinaux que les types d’ordre sont de véritables unités, en ce sens que le tout et la variété de ses éléments, réunis dans l’image mentale, sont considérés comme distincts et pourtant unis en un seul organisme. En ce sens, on peut dire que le type d’ordre est un compositum de matière et de forme : ses éléments fournissent la matière, tandis que l’ordre qui existe entre eux correspond à la forme.
41Pour un ensemble, le type d’ordre et la puissance sont des concepts logiquement différents, dont la différence ne doit jamais être négligée dans la pratique : une puissance correspond à plusieurs types d’ordre. Même les types correspondant aux ensembles bien ordonnés – les nombres ordinaux – doivent rester distincts des puissances, et pas seulement d’un point de vue abstraitement logique : ce n’est que dans des cas exceptionnels qu’il peut arriver qu’entre deux ensembles de structure différente mais de puissance égale, en redistribuant les éléments, on puisse établir une correspondance biunivoque qui préserve la structure.
42Pour les ensembles finis, observe Florenski, il est courant de penser qu’entre les nombres cardinaux et les types d’ordre, il n’existe qu’une distinction de principe : chaque quantité correspond à un et un seul ordinal. Mais cela présuppose qu’il est toujours possible de passer d’un ensemble fini d’un ordre donné à un autre en une succession finie d’échanges, alors que pour les ensembles qui existent dans la réalité, ce n’est pas nécessairement toujours vrai. En effet, un ensemble est le point d’application des opérations mentales et, même s’il n’est pas possible d’exclure qu’une expérience future conduise à des propriétés dont l’impossibilité logique n’a pas encore été démontrée, dans le cas des ensembles finis, rien ne permet de prétendre qu’une structure quelconque puisse être transformée en une autre par une succession d’échanges entre les éléments. Du point de vue de la philosophie de la nature, pour Florenski il est évident de considérer que les formes des ensembles finis de la réalité sont irréductibles les unes aux autres même lorsqu’elles ont la même cardinalité.
43Pour cette raison, il pense que de nombreuses questions de dissymétrie – moléculaire, atomique et même électronique – doivent être considérées du point de vue du nombre plutôt que de l’espace et que, dans l’avenir, la biologie devra traiter dans cet ordre les questions d’hérédité et la théorie des mutations25, pour lesquelles le nombre de chromosomes est essentiel.
44Revenant sur la distinction entre puissances et types d’ordre, Florenski observe que même d’un point de vue expérimental, il n’est pas évident que deux ensembles finis de même cardinal soient similaires. Il suffit de penser à l’opération de comptage, qui consiste à établir une correspondance entre les éléments d’un ensemble et les nombres de la suite naturelle. Le résultat du comptage est un nombre ordinal, pas un cardinal, et il n’y a aucune garantie que le comptage de deux ensembles qui ont le même nombre d’éléments donnera le même ordinal.
45La distinction entre les types d’ordre et les puissances, en particulier entre les nombres ordinaux et cardinaux, doit également être prise en compte lors de la comparaison du résultat des calculs, qu’ils soient algébriques ou numériques, avec la réalité. Nous pensons rarement au fait que les résultats ne peuvent être appliqués à des ensembles que par un raisonnement synthétique. Dans la plupart des cas, en algèbre et en théorie des nombres, les opérations sont effectuées sur des nombres cardinaux, ou nombres généraux, qui n’ont aucune structure, ne peuvent pas être représentés et ne peuvent donc pas être appliqués à un ensemble concret : on ne sait pas comment passer d’un nombre général à un nombre spécifique sans introduire une structure. Comment expliquer cette particularité du calcul numérique ?
Pour être reconnu, connu, nommé et dénoté, un nombre doit être décomposé ; sans décomposition, il n’est qu’un nombre chaotique et indéterminé. Et cette décomposition, comme conséquence de la décomposition naturelle du tout (en tant qu’objet de la nature, un tout a invariablement une forme propre et donc une composition correspondante) confirme l’ordre du tout. Par conséquent, en vertu de sa propre formation, le schéma abstrait du tout est nécessairement un type d’ordre, un nombre idéal, en particulier un nombre ordinal, en tout cas pas un nombre quantitatif. Lorsque nous comptons, nous n’obtenons jamais un nombre quantitatif, mais toujours un ordinal, ou un type d’ordre. Tout système numérique décompose l’ensemble selon une base quelconque ; parfois, des systèmes de calcul à base variable sont également possibles, et même appliqués26.
46Mais en algèbre et en théorie des nombres, le problème de la représentation par rapport à une base numérique se pose rarement. Dans ces sujets, on ne prête généralement pas attention à l’application du résultat à un ensemble réel ; par conséquent, seuls les nombres cardinaux sont considérés. Et pourtant – objecte Florenski – du point de vue de la théorie de la connaissance et de la psychologie, il n’est pas possible de concevoir une suite numérique sans avoir un système numérique. Lorsque l’on compte les éléments d’un ensemble, on présuppose la présence d’une succession numérique : c’est le principe de définition de l’opération de comptage. Énumérer signifie représenter des nombres ; un ensemble qui ne peut être représenté dans un sens numérique, pour Florenski, n’est pas connu. La représentation des nombres, donc, loin d’être une sorte d’aide psychologique à l’arithmétique, entre profondément dans l’acte même de connaître les nombres. C’est une nécessité. Nous sommes habitués à choisir le système numérique avec indifférence parce que nous oublions que le calcul réel concerne des nombres ordinaux et que deux ordinaux, même relatifs à la même puissance mais représentés par rapport à des systèmes différents, diffèrent dans leur décomposition, ont une forme différente et ne peuvent absolument pas être identifiés. Ici est rétablie l’importance de la distinction par rapport à ce qui, en algèbre et en théorie des nombres, apparaît comme un simple calcul de nombres cardinaux. Et il faut aussi distinguer un système de représentation approprié. Un système qui permet aux nombres…
…d’exprimer le rythme interne et la structure du phénomène considéré27.
47Au fil des siècles, différents systèmes numériques ont été utilisés, chacun ayant ses propres avantages : base 60 chez les Babyloniens, 20 chez les Aztèques et les Celtes, 6 et 12 chez d’autres peuples. Des systèmes de nombres factoriels, binaires, quaternaires, octonaires et duodécimaux ont également été proposés. Florenski observe que de nombreuses questions de théorie des fonctions et de logique symbolique – il fait ici allusion au calcul propositionnel de George Boole28 – nécessitent le recours à la base binaire, alors que les questions astronomiques peuvent facilement être traitées en base 60, les questions musicales en base 2n, et que les problèmes de nature historico-chronologique seraient mieux traités en base 7.
Si le calcul de ce qui est réel était effectué correctement, c’est-à-dire sans déformer la structure de ce qui est calculé et donc selon le système numérique approprié au phénomène donné, alors le nombre serait effectivement l’essence du phénomène, exactement comme le croyait Pythagore. Il est donc clair qu’il existe un besoin profond d’étudier les nombres – les nombres concrets, figurés – en tant qu’individualités, organismes primaires, modèles et prototypes de tout ce qui est structuré et organisé. Cette tâche s’étend également aux nombres transfinis, aux types d’ordre transfinis, lorsque la base numérique elle-même peut être transfinie ; la difficulté du problème consiste précisément dans la représentation du nombre, dans son incarnation cognitive, aussi ultra-fini soit-il29.
48Pour Florenski, le seul nombre possible susceptible d’être calculé est donc le nombre figuré envisagé à l’origine par Pythagore.
5. Les nombres figurés
49Selon Florenski, le nombre figuré, qui naît en Grèce antique et a été rapidement oublié, n’est plus aujourd’hui qu’un jeu intellectuel qui intéresse les magazines de mathématiques récréatives et les livres de vulgarisation. De plus, personne ne s’intéresse à la recherche de leurs invariants numériques ou autres. La transformation d’un nombre avec un nouveau système permet d’obtenir un autre nombre, qui est considéré comme totalement nouveau. En d’autres termes, le nombre n’est pas invariant par rapport au processus de transformation du système numérique. Cependant, on perçoit immédiatement que le nouveau nombre conserve un lien avec l’ancien : mais qu’est-ce qui reste exactement invariant dans un système numérique donné par rapport à un changement de base ? Le problème se pose également d’identifier les ensembles de nombres et les transformations qui maintiennent certaines propriétés inchangées.
50Florenski soulève d’autres problèmes liés aux changements du système de numération et conclut en prédisant que ce domaine de questions deviendra nécessaire dans le développement des conceptions arithmologiques, où la discontinuité est considérée comme une catégorie essentielle de la pensée. Une fois encore, il énumère les symptômes qui, dans divers domaines, requièrent l’arithmologie.
La structure électronique de l’atome […] les configurations des aimants flottants […] le lien entre les mutations et le nombre de chromosomes – de leur genre de polymérisation – […] et d’autres questions similaires appellent des travaux en arithmologie, bien qu’il soit prématuré d’établir plus précisément de telles corrélations30.
51En conclusion de son article, Florenski rappelle deux algorithmes développés en arithmologie, concernant respectivement la réduction du nombre et l’élévation de la puissance. Dans sa pensée, les deux algorithmes présentent un intérêt pour l’étude du nombre en tant que forme et, en même temps, sont utiles dans la pratique, par exemple dans la théorie des mécanismes dentés, tels que les horloges, les appareils d’astronomie et de calcul, lorsqu’il est nécessaire de transmettre et de transformer des relations significatives, des signes, des symboles, sans recourir à de grandes quantités d’énergie.
Les historiens de la pensée ne manqueront probablement pas d’observer que dans la symbologie numérique – très répandue dans les cultures anciennes et qui, de là, a pénétré dans la pensée des temps nouveaux sans subir d’élaboration de caractère rationnel – les deux algorithmes étaient déjà appliqués, bien que de manière dogmatique. Pour les historiens de la pensée, cet ouvrage sera donc utile comme fondement et base mathématique des opérations sur les nombres, qui ont toujours été utilisées sans que leur signification mathématique soit claire, ou même qu’il soit clair qu’une telle signification existait31.
52De ce qui précède, il ressort que la pensée algorithmique n’est certainement pas étrangère à la conception arithmologique, ni confinée au monde des applications.
53Dans le dernier article publié avant son arrestation32, Florenski soulignait que l’approche expérimentale n’était pas encore un héritage commun à de nombreux domaines des mathématiques, à l’exception peut-être de la géométrie, et que de nombreux milieux pensaient que le contenu empirique des mathématiques était dû à une sorte de stratification accidentelle de psychologismes, d’habitudes incorrectes et d’erreurs d’exposition. En bref, quelque chose qu’on pouvait laisser disparaître.
54Le moment intuitif en mathématiques est généralement énoncé à voix basse et souvent réduit à des circonstances occasionnelles, à des situations particulières étrangères à l’essence profonde du sujet. Les mathématiques sont fondées sur une pureté présumée pour laquelle il existe de nombreuses tentatives de se ramener à la logique. Mais selon Florenski, en acceptant l’idée que les mathématiques font partie de la vie et sont à son service, leurs racines expérimentales se trouvent précisément dans leur contenu intuitif. Les mathématiques ne sont pas fondées sur une intuition isolée, sur un minimum vital, mais sur la plénitude de la vie elle-même. Si elles se réduisaient réellement à la logique, nous devrions nous poser le problème de ce qui est à l’origine de la logique, objecte Florenski. Après avoir analysé ce qui s’est passé en géométrie, où la notion d’espace a dû s’adapter à l’expérience mécanique, nous ne pouvons douter que même la logique pure ait des racines intuitives. Sinon, elle serait étrangère à la vie et donc hostile à celle-ci. Plus nous reconnaissons les fondements vitaux des mathématiques, plus leur potentiel est grand, et pas seulement leur application. L’axiomatique mathématique nécessite donc une plus grande prise en compte du rôle de l’intuition.
55Le discours de Florenski ne porte pas seulement sur les objectifs pratiques des mathématiques, mais surtout sur leurs fondements, leurs relations avec les autres disciplines et, en général, avec les formes de la connaissance scientifique. S’il est banal de soutenir que les mathématiques participent au développement de matières telles que la physique, il est moins évident de les reconnaître comme une forme de connaissance médiatisée par divers éléments de la nature qui ont leurs caractères particuliers. Les modèles et les outils de la physique, de la biologie, de la chimie et peut-être de la psychologie doivent être introduits dans les mathématiques. C’est la première conclusion. Il faut tenir compte du fait qu’en mathématiques, il n’y a pas seulement des formules, des concepts abstraits incorporés dans le matériau concret des signes. Ainsi, la deuxième conclusion de l’article indique certaines machines mathématiques capables de représenter des processus physiques qui ne peuvent être déduits dans une expérience idéale, mais que la communauté mathématique n’accueille pas toujours favorablement. Florenski s’oppose aux puristes des mathématiques, ceux qui craignent la contamination par l’utilisation de machines.
56Si la connaissance des machines est généralement dédaignée par la théorie, pour Florenski elle apparaît très efficace, tant pour les calculs qu’elles peuvent effectuer, que d’un point de vue didactique et parce que les machines permettent de rendre concrètes les relations mathématiques. Il entre alors dans les détails de certaines des machines à calculer les plus simples – comme la règle à calcul et ses dérivations modernes, qui permettent de calculer des expressions algébriques – jusqu’aux dispositifs de résolution de systèmes d’équations, de calcul d’intégrales et de résolution d’équations différentielles, en particulier les balances à calculer basées sur la recherche de la position d’équilibre d’un système de corps solides. Il expose en outre le fonctionnement des machines hydrauliques et électriques.
57La réputation d’ingénieur de Florenski devait être bien connue au vu d’allusions que Soljenitsyne fait au prisonnier de l’archipel du goulag, mentionnant son attitude visionnaire à l’égard du potentiel du calcul mécanique parmi d’autres mérites scientifiques :
En 1927, il expose des idées qui anticipent celles de Wiener ; en 1932, dans la revue « Reconstruction et développement social », il publie un article sur les machines à calculer qui est très proche de la cybernétique33.
Notes de bas de page
1 Lettres à son père, in Sur les mathématiques de P. A. Florenski, op. cit., p. 174.
2 S. M. Polovinkin, П.А. Флоренский: Логос против хаоса (P. A. Florenski : Le Logos contre le chaos), Mysl’ 1989.
3 Karl Weierstrass (1815-1897) est considéré comme le père de l’analyse mathématique moderne, Ernst Kummer (1810-1893) s’est particulièrement occupé de la théorie des nombres.
4 Le rôle de Florenski par rapport à l’école de mathématiques de Moscou est illustré, en particulier, dans les essais cités de S. Demidov et de Hagemeister et Kauchtschischvili (p. 171-183).
5 Sagesse 11, 20.
6 Математика как орудие научное и педагогическое (Les mathématiques comme outil scientifique et pédagogique), 1875. D’après Florenski : Pro et Contra, p. 626.
7 Verhandlungen des ersten Internationalen Mathematiker- Kongresses in Zürich vom 9. bis 11. August 1897.
8 Publié originellement dans Весы (La balance), no 9 (1904). Œuvres, vol. I, p. 70-78.
9 Sur un présupposé, op. cit., p. 71.
10 Bernhard Riemann (1826-1866), mathématicien allemand a énoncé la première définition rigoureuse et autonome de l’intégrabilité d’une fonction dans un intervalle dans les années 1840. Il étendait ainsi la définition de l’intégrale proposée par Cauchy (1789-1857) une vingtaine d’années auparavant qui reposait fondamentalement sur le caractère continu des fonctions. En fait, la théorie plus générale de l’intégration proposée par Lebesgue au début du 20e siècle montrait que les fonctions intégrables au sens de Riemann étaient également essentiellement les fonctions continues.
11 Le français Charles Hermite (1822-1901) considérait avec ironie certaines fonctions (les fonctions continues n’admettant pas de dérivée) comme « une plaie lamentable ». D’autres mathématiciens, comme Henri Poincaré (1854-1912), les considéraient aussi avec suspicion, comme des objets pathologiques. Gaston Darboux (1842-1917), en publiant en 1875 un grand article sur les fonctions discontinues, voulait clairement jeter un pavé dans la mare.
12 Sur un présupposé, op. cit., p. 74.
13 Georg Cantor (1845-1918) est universellement reconnu comme le fondateur de la théorie des ensembles, qui a achevé le long processus d’arithmétisation et de rigueur de l’analyse mathématique.
14 Lorsque Florenski veut souligner l’aspect unitaire de la notion d’ensemble, il utilise le terme groupe, à ne pas confondre avec la structure algébrique qui porte aujourd’hui ce nom. Dans tous les cas, nous n’utiliserons ici que le terme « ensemble ».
15 Sur un présupposé, op. cit., p. 75. Contrairement aux langues latines, en russe le terme de base est la discontinuité (прерывность) tandis que la continuité est obtenue par la négation (непрерывность).
16 Sur un présupposé, op. cit., p. 75.
17 Florenski pense ici à des courbes telles que la courbe de Peano, qui remplit un carré, ou la courbe de Hilbert discontinue en tout point.
18 Sur Vladimir Andreevitch Favorski, voir l’Annexe.
19 Les nombres pythagoriciens, in Œuvres, op. cit,. p. 632-633.
20 Les nombres pythagoriciens, in Œuvres, op. cit., p. 634.
21 Auteur de Опыт системы христианской философии (Expérience d’un système de philosophie chrétienne), 1900, jamais publié. Il passe les dernières années de sa vie en retraite dans le désert, en correspondance avec Florenski, sur lequel il exerce une grande influence. Dans le monachisme oriental, l’archimandrite est le supérieur d’une congrégation.
22 Selon le mathématicien Leopold Kronecker (1823-1891), les vers auxquels Florenski fait référence, écrits par Jacobi en 1847 et adressés au naturaliste Alexander von Humboldt (1769-1859), sont une parodie d’un poème de Schiller.
23 Les nombres pythagoriciens, in Œuvres, op. cit., p. 637-38.
24 Florenski reprend notamment l’ouvrage de Cantor Beitrage zur Begrundung der transfiniten Mengenlehre (Contribution à la fondation des ensembles transfinis), Mathematische Annalen, 46 (1895), p. 481-512.
25 On assiste à un débat assez violent entre les continuistes et les discontinuistes en biologie au début du 20e siècle : d’un côté les variations, de l’autre les mutations. C’est dans ce contexte qu’on « redécouvre » les lois de Mendel pourtant établies dès les années 1860. On pourra consulter à ce sujet le numéro (35, mai 2008) très bien conçu de la revue « Les génies de la Science » consacré à Mendel et aux débuts de la génétique.
26 Les nombres pythagoriciens, in Œuvres, op. cit., p. 641-42.
27 Les nombres pythagoriciens, in Œuvres, op. cit., p. 643.
28 George Boole (1815-1864) est considéré comme un des initiateurs de la logique mathématique moderne.
29 Les nombres pythagoriciens, in Œuvres, op. cit., p. 643.
30 Les nombres pythagoriciens, in Œuvres, op. cit., p. 645. Dans ce contexte, Florenski cite un certain nombre d’universitaires internationaux issus de diverses disciplines scientifiques.
31 Les nombres pythagoriciens, in Œuvres, op. cit., p. 646.
32 P. A. Florenski, Физика на службе математики (La physique au service des mathématiques) in Социалистическая реконструкция и развитие (Reconstruction socialiste et développement), no 4 (1932), p. 43-63.
33 A. I. Soljenitsyne, L’Archipel du Goulag, vol. II.
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