Avant-propos du traducteur
p. 11-16
Texte intégral
Non, ce n’est pas sous un ciel étranger,
À l’abri des ailes étrangères que j’étais,
Mais au milieu de mon peuple,
Là où, pour son malheur, mon peuple était.
Anna Akhmatova. Requiem (1961)
1Le nom de Paul Florenski (1882-1937) commence doucement à être connu en France. Jusqu’à il y a une vingtaine d’années, il ne l’était que dans certains milieux restreints : les cercles de l’émigration russe et quelques personnes intéressées par la production théologique orthodoxe du 20e siècle. Si le livre le plus important de l’imposante production du prêtre russe, la Colonne ou le fondement de la Vérité, avait été traduit en français dès les années 1970, ce n’est que récemment que des traductions d’autres textes ont paru permettant aux lecteurs non russophones de commencer à prendre connaissance d’un corpus étonnant et d’une cosmologie singulière qui a peu d’équivalents dans l’histoire de la pensée européenne du siècle dernier.
2C’est le père Boris Bobrinskoy, un des très grands théologiens orthodoxes contemporains disparu il y a peu, qui m’avait suggéré à la fin des années 1980 de lire la Colonne, à l’occasion d’une conversation sur les mathématiques alors que j’étais en train de terminer ma thèse en probabilités. Si je veux être honnête, je dois dire que la lecture du livre a soulevé chez moi des sentiments contrastés. Si j’ai été sensible à la haute tenue des aspects spirituels du père Paul Florenski, si j’ai pu être touché par la tonalité mélancoliquement sentimentale de certains des chapitres, je me souviens avoir eu des réserves sur les aspects les plus ésotériques du texte, dans un mélange des genres que le scientifique en gestation (ou tout nouveau…) que j’étais ne pouvait que regarder avec une pointe de scepticisme. Mais j’ai aussi un souvenir précis que je veux mentionner ici : une véritable stupéfaction face à l’avalanche de notes mathématiques, et notamment d’indications bibliographiques, montrant que l’auteur était pour le moins extrêmement bien renseigné sur la production mathématique de son temps. Je n’avais pas encore d’intérêt « professionnel » pour l’histoire des mathématiques, mais même sans cela ce point ne pouvait que surprendre un lecteur curieux. Voir cités dans une thèse de théologie le nom, et surtout les travaux, des savants les plus créatifs et contemporains de l’auteur n’allait pas sans questionnement. Ce n’est que graduellement que j’en appris plus sur la vie intellectuelle de Florenski, dont je ne connaissais pour ainsi dire que la fin tragique : l’arrestation, la déportation aux Solovki comme d’innombrables autres religieux, et la disparition dans l’archipel du goulag (qui se précisa plus tard, à l’ouverture d’archives du NKVD, comme résultant d’une liquidation lors de la terrible année 1937). Or, j’ai su que Florenski avait commencé par faire des études de mathématiques à Moscou où il avait été condisciple et ami proche de Nikolai Luzin, qui devait devenir un des mathématiciens moscovites les plus importants du 20e siècle. Et Florenski ne fut pas alors un étudiant parmi d’autres, mais le plus brillant, ce qui conduisit naturellement son maître Dmitri Egorov à lui proposer de poursuivre sa spécialisation afin d’envisager un doctorat. Mais à la surprise de tous, Florenski se dirigea alors vers des études théologiques, devint prêtre, et sembla devoir se détacher des mathématiques. Or, tout au contraire, sa réflexion théologique et philosophique sembla se nourrir, et toujours plus, de la discipline intellectuelle avec laquelle il avait depuis sa jeunesse le plus d’affinités. Comme il l’écrivit plus tard à ses enfants, les mathématiques, bien plus qu’une simple pratique, qu’un outil de description du monde, étaient devenues une habitude de pensée.
3C’est à cette aune qu’il convient de découvrir et de relire Florenski. On peut naturellement se sentir plus ou moins interpelé par son discours, plus ou moins convaincu par ses arguments, plus ou moins sensible aux sujets qu’il aborde (à dire vrai tellement nombreux qu’il est difficile de penser qu’aucun ne rencontre la curiosité de son lecteur). Mais on ne peut rester indifférent à ce qu’on sent de volonté chez lui de trouver une unité, un viatique qui permette si ce n’est de donner un sens à l’existence humaine du moins de l’habiter en pleine conscience. Si son compatriote Lev Chestov commençait son maître ouvrage Athènes et Jérusalem (certes postérieur à la vie de Florenski, mais rempli de réflexions que Chestov menait depuis des décennies) en soulignant combien nos vies sont enveloppées d’une quantité infinie de mystères et combien il est insensé de prétendre leur échapper en se livrant pieds et poings liés au pouvoir de la raison, au risque de voir se dissoudre le souffle même de la vie, Florenski s’embarque résolument dans une autre direction. C’est au contraire par le raisonnement et même par le calcul qu’il croit possible d’atteindre à l’ineffable, et tout spécialement par les forces des mathématiques dont le langage conceptuel et symbolique offre à celui qui sait les écouter la seule voie d’accès à certaines dimensions de la vie. On comprend de ce fait que Florenski ait pu admirer une certaine forme d’optimisme chrétien qui sous-tendait la philosophie médiévale. Si la suite de l’histoire de la pensée scientifique avait selon lui dissipé cet optimisme en se focalisant sur un légalisme qui culmina avec Kant, il retrouvait dans les mathématiques de son époque une manière d’aborder des questions qui promettait de renouer avec le fil de cette tradition perdue. Il ne faut pas penser cependant que l’approche de Florenski soit très représentative de la théologie orthodoxe russe. Dans son livre sur les voies de la théologie russe, peut-être l’ouvrage le plus important publié au vingtième siècle sur le sujet, Georges Florovski ne manqua pas d’être très critique, et même très sévère, envers son compatriote resté en Russie après 1917. Pour l’historien de l’église, le mélange des genres que j’évoquais plus haut ne saurait produire rien de très convaincant et ce qu’il comprend comme un snobisme esthétisant (les mots sont durs) a bien peu à voir avec la révélation chrétienne. La théologie orthodoxe est fondamentalement apophatique et un discours sur le divin, fût-ce à travers les mathématiques, ne saurait être facilement admissible1 : suivre le Christ est un acte de foi confiante dans le don gratuit de la grâce qui s’offre à l’ouvrier de la dernière heure aussi bien qu’à celui de la première. Et Florovski reprochait à Florenski que le Rédempteur soit bien peu présent dans son livre dont il soulignait de ce fait l’absence de joie.
4Mais Florovski n’était évidemment pas mathématicien et il aurait sans doute fallu lui opposer que c’est précisément dans l’approche mathématique que Florenski entrevoyait la joie, dans l’émotion esthétique que lui offrait la vision idéale d’un monde où tout résonnait en tout. J’avais fantasmé il y a longtemps ce qu’aurait pu être la rencontre entre Chestov et Simone Weil2. Celle entre Florenski et Weil n’aurait pas manqué aussi de piment. On pourrait citer beaucoup d’exemples tirés de son œuvre illustrant ce point et c’est entre autres choses l’objet du présent ouvrage que de les faire découvrir. Je voudrais juste évoquer, dans cet avant-propos déjà trop long, la stupéfiante façon dont Florenski revisite un moment de l’Enfer de Dante à la lueur d’une exégèse s’appuysant sur les réflexions les plus récentes concernant la nature de la géométrie. Certains verront sans doute dans ce texte une forme de délire poétique. Mais c’est à coup sûr un délire informé et, qu’on soit ou non prêt à l’y suivre, on ne peut qu’être admiratif de la force de conviction de l’auteur. Le texte de Florenski fut écrit en résonance avec le sixième centenaire de la mort de Dante, et la présente année 2021 voit célébrer le septième centenaire du poète italien, comme un clin d’œil qui ne manque pas de souligner aussi une certaine actualité du théologien russe.
5L’œuvre de Florenski ne ressemble à aucune autre. Y a-t-il un argument plus fort pour suggérer de faire connaissance avec elle ? Ce fut une belle surprise pour moi de découvrir il y a plus de dix ans le petit opuscule de Renato Betti, alors que nous étions membres ensemble du comité d’une revue italienne de culture mathématique, la Lettera Matematica. J’ai été enthousiasmé par cet ouvrage qui abordait le sujet sous un angle à la fois original et fondamental. Sa lecture m’a d’ailleurs convaincu qu’il fallait que ce soit un mathématicien qui parle en mathématicien de Florenski. Renato Betti n’a en rien écrit un texte philosophique, encore moins un texte théologique sans parler d’un traité de sagesse. Son livre part du constat que Florenski pense en mathématicien et Renato Betti désire comprendre comment le penseur russe mène sa barque et comment sa réflexion exploite les avancées mathématiques les plus récentes pour dessiner un paysage qui exprime ce qu’il perçoit de l’existence humaine. À raison, l’auteur y voit un tour de force et il a désiré, avec un texte limpide et accessible à tous (même si c’est parfois au prix de l’effort que requiert toujours de se connecter à une pensée profonde), faire partager son admiration. Depuis longtemps, je m’étais promis de donner accès à ce beau travail au public français. Je suis extrêmement heureux que cela soit maintenant chose faite.
611 octobre 2021
Notes de bas de page
1 Le désir de Florenski pour tenter d’approcher le mystère par une voie symbolique ne le maintint d’ailleurs pas toujours hors des polémiques. Il fut ainsi embarqué dans la querelle onomatodoxe concernant la présence réelle de la divinité dans le nom de Dieu qui enflamma les moines russes de l’Athos juste avant la Première Guerre mondiale. Sur ce sujet, voir l’ouvrage très érudit d’Antoine Nivière. Les glorificateurs du nom, Éditions des Syrtes, 2015.
2 Voir Laurent Mazliak et Alexis Niemtchinow. L’improbable rencontre : raison et science en question chez Lev Chestov et Simone Weil, in J. Getcha et M. Stavrou (sous la direction de). Le Feu sur la terre. Mélanges en l’honneur du père Boris Bobrinskoy, Presses Saint-Serge, 2005.
Auteur
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