Pratiques intertextuelles dans Fils de Serge Doubrovsky
p. 441-460
Texte intégral
1Le livre de Serge Doubrovsky, Fils, publié aux éditions Galilée en 1977, appartient au genre de l'autobiographie, ou plutôt, selon un néologisme dont l'auteur est fier d’avoir imposé l'usage, et qu'adopte maintenant Philippe Lejeune, théoricien de l'écriture du moi, à l'autofiction. Il emploie ce dernier mot en italiques dans un prière d'insérer rouge et noir dont la disposition insolite s'impose à la vue du lecteur ; ce mot savant se substitue à la mention générique "roman" qu'on trouve sur la page de couverture, mention que, dans une conférence faite à Mulhouse il y a quelques années, l'auteur a affirmé avoir été exigée par l'éditeur.
2Le titre, si on le rapproche de la quatrième de couverture, propose un contrat de lecture transtextuelle. On nous explique en effet que le narrateur, professeur de littérature française à New York comme l'est S. Doubrovsky, doit faire un cours sur le récit de Théramène situé dans l'acte V de Phèdre de Racine, récit racontant la mort d’Hippolyte démembré par ses propres chevaux qu'a effarouchés un monstre suscité par Neptune à la demande de Thésée. Or le narrateur descendant dans le labyrinthe de son inconscient, comme Phèdre imaginant une descente au labyrinthe avec Hippolyte, trouve une analogie entre le texte de Racine tel qu'il l’explique et sa propre situation de détresse que nous narre l'autofiction, remontant de l'enfance à la vie adulte. À cette époque en effet il se sent véritablement démembré, écartelé entre deux pays, la France et les États-Unis, la langue du pays où il enseigne et celle du pays où il écrit ; il est aussi écartelé entre plusieurs femmes, son mariage est sur le point de se rompre. S'achèvent également une liaison qui avait été quelque temps heureuse avec une Élisabeth venant de Tchécoslovaquie ainsi qu'une brève aventure avec une de ses étudiantes, Marion. Il est assailli de souvenirs culpabilisants concernant sa mère qu'il n'a pas assistée dans ses derniers moments et à l'enterrement de laquelle il n'a pas eu le courage d'aller, ainsi que de réminiscences traumatisantes attachées à son père d'abord perçu comme le bourreau de son enfance puis revu fragilisé par les années d'occupation, la persécution des Juifs et la maladie.
3Le texte de Racine lui livre donc les fils de sa destinée en même temps que, au cours d'une cure de psychanalyse qu'il entreprend après la mort de sa mère, racontant à son psychanalyste des rêves cauchemardesques qui ont un lien avec le texte de Racine, il explore ses rapports de fils avec le couple parental. Le titre est imprononçable : nous pouvons lire au choix fils avec le récit d'un roman familial, ou fils avec en filigrane le mythe d’Ariane et du labyrinthe. En revanche les deux façons possibles de lire le titre nous renvoient toutes deux au texte de Racine qui a produit l'autofiction. Dans la tragédie du XVIIe siècle le mythe du labyrinthe est maintes fois rappelé avec le fil sauveur qu'Ariane a confié à Thésée et que Phèdre aurait souhaité donner à Hippolyte à défaut de se donner elle-même :
Ma sœur du fil fatal eût armé votre main.
Mais non, dans ce dessein je l'aurais devancée ;
L'amour m'en eût d'abord inspiré la pensée.
C'est moi, prince, c'est moi, dont l'utile secours
Vous eût du Labyrinthe enseigné les détours.
Que de soins m’eût coûtés cette tête charmante !
Un fil n'eût point assez rassuré votre amante.
Compagne du péril qu'il vous fallait chercher,
Moi-même devant vous j'aurais voulu marcher ;(...)·
(v. 652 à 660).
4L'autofiction démêle les fils d'un inconscient et explore les rapports que le héros-narrateur-auteur a entretenus avec son père et sa mère.
5Nous devons d'abord expliquer ce qui a amené presque tout naturellement Serge Doubrovsky à pratiquer une écriture transtextuelle. L'auteur dès ses premières œuvres a pratiqué parallèlement des genres fictionnels (Le Jour S, paru au Mercure de France en 1963 était un recueil de nouvelles) et la critique littéraire : sa thèse Corneille et la dialectique du héros, dédiée à sa mère, est éditée la même année chez Gallimard et elle contient des pages finales assez personnelles comparant la conception de la liberté chez Corneille et chez Sartre.
6Les années 1966 à 1970 le montrent, dans la querelle qui a opposé les Anciens et les Modernes – Picard tenant des Anciens, Barthes des modernes – adepte de la nouvelle critique (Pourquoi la nouvelle critique, Mercure de France, 1966). Il participe en 1966 à une décade à Cerisy-la-Salle sur "Les chemins actuels de la critique", ce qui ne le détourne pas d'une écriture de lui-même. Même s'il n'a pas encore employé le mot "autofiction" pour caractériser ce qui est annoncé comme un roman, La Dispersion (Mercure de France, 1969), c'est bien de lui qu’il s’agit, du véritable démembrement auquel sa famille et lui-même ont été soumis pendant la guerre puisque, Juifs, ils ont dû se cacher dans le grenier de parents secourables.
7Désormais l’activité critique quand il la pratique encore avec une lecture psychanalytique de Proust paraissant en 1974 au Mercure de France, La Place de la madeleine : Écriture et fantasme chez Proust, cette écriture métalangagière est l'autre face d'une écriture du moi. Ce qui l'intéresse dans La Place de la madeleine, ce sont les rapports fantasmatiques entre le héros proustien et sa ou ses mères : il voit Marcel écartelé entre une bonne mère, la tante Léonie donnant une madeleine trempée dans du thé ou du tilleul (boisson calmante) et une série de figures féminines jouant le rôle de la mauvaise mère : la tenancière du chalet de nécessité aux Champs-Élysées contrôlant autoritairement les activités excrémentielles du héros ou encore la propre mère du narrateur ne donnant que du thé, boisson énervante. Or l'écriture de La Place de la madeleine s'intercale dans la longue période de composition de Fils comme le montre l'indication placée à la fin de ce dernier ouvrage : 1970-1976.
8Désormais, et ce sera encore le cas pour deux autres livres : Un amour de soi (Hachette, 1982), Le Livre brisé (Grasset, 1989), l'autofiction sera explicitement présentée comme un texte second sortant d'un texte premier ; le contrat de transtextualité apparaît dans le titre Un amour de soi, réécriture d'Un amour de Swann (le héros-narrateur y raconte qu'il perd des années comme Swann avec Odette, pour une femme qui n'était pas son genre). Il aurait dû apparaître aussi dans le titre primitivement prévu pour Le Livre brisé, "Narcisse borgne" expression désignant Sartre dont La Nausée et Les Mots constituent l'hypotexte de la première moitié du livre. Le malheur, le suicide de sa femme Ilse ont donné une autre inflexion à la deuxième moitié de l’autofiction. Serge Doubrovsky notamment se trouve affligé de la même névrose que l’enfant prodige héros puis cinquante ans plus tard auteur des Mots : l’impossibilité de goûter directement à la vie. Dès l’enfance la vie n'existe pour lui que reflétée dans un livre, ou préparée, rendue désirable par un écrivain.
Description de l'écriture hypertextuelle dans Fils
9Pourquoi parmi les trois exemples possibles d'écriture transtextuelle dans l'œuvre de Doubrovsky, Fils, Un amour de soi, Le Livre brisé, choisissons-nous de nous attacher à Fils ? C'est parce que cet ouvrage nous donne à réfléchir non pas seulement sur deux livres, l'hypotexte racinien Phèdre et l'hypertexte de Doubrovsky, l'autofiction de 1977. Fils présente en fait trois strates textuelles et constitue donc un cas un peu plus complexe que ceux qu'a analysés G. Genette dans Palimpsestes. En parlant de "strates" je reprends le titre de l’un des six chapitres du livre : Strates, Streets, Rêves, Chair, Chaire, Monstre. Ces trois strates sont : le texte premier, Phèdre de Racine et plus spécialement dans cette tragédie le récit que fait Théramène au cinquième acte de la mort d'Hippolyte, mais aussi tout ce qui dans la pièce peut se superposer à ce récit. Le discours de Théramène commence par :
À peine nous sortions des portes de Trézène.
10Il attire à lui un autre récit commençant par la même locution adverbiale, celui de Phèdre racontant le commencement de son amour :
À peine au fils d'Égée
Sous les lois de l'hymen je m'étais engagée.
11De même le récit de Théramène met en pleine lumière un monstre marin sortant de l'eau :
Parmi des flots d'écume un monstre furieux (v. 1516).
12Cette mention du monstre est le départ de l’établissement d'un réseau : nombreux sont en effet les passages de la tragédie où il est question de monstres. Dans la scène 1 de l'Acte I une tirade d'Hippolyte énumère tous les monstres et notamment le Minotaure, dont Thésée a libéré la Grèce. En sont rapprochés tous les personnages auxquels, à tort ou à raison est appliquée l'appellation de monstre : Hippolyte, Phèdre, Œnone.
13Sur l'hypotexte premier, Phèdre de Racine se greffent également des hypotextes qui ont avec lui une analogie de signifiants ou/et de signifiés : ainsi en est-il du Phèdre de Platon avec son fameux mythe ou plutôt son allégorie de l'âme comparée à un attelage tiré par deux chevaux, un noir et un blanc : l'un est rétif, l’autre docile ; le cocher a bien du mal à leur imprimer le même rythme. Ici l'attraction entre les deux textes a une double origine. La Phèdre de Racine entraîne par homonymie le Phèdre de Platon : il en résulte un être monstrueux, bissexué ou asexué, ce qui rejoint les préoccupations de l'autofiction. D'autre part les chevaux fous qui déchirent Hippolyte et l'attelage difficile à diriger de Platon constituent une isotopie.
14De même les vers 1556 et 1557 du récit de Théramène :
De son généreux sang la trace nous conduit :
Les rochers en sont teints (...).
15entraînent la mention du titre d'une œuvre d'Yves Bonnefoy "Pierres écrites" (p. 467). De ce titre se dégage une éthique : le sang constitue la seule trace, et par suite la seule encre de l'écrivain. C'est donc tout un ensemble de textes aimantés par le récit de la mort d'Hippolyte qui compose la première strate ou l’hypotexte premier de Fils. Il s'y joint un hypotexte diffus : le langage impersonnel des mythes est attiré par le texte de Phèdre lui-même si riche en mythes.
16Nous rencontrons aussi, mêlée à la première, une deuxième strate : le cours que fait en chaire sur toutes ces œuvres et ces références littéraires, le professeur Doubrovsky. L'hypotexte engendre un métatexte destiné à le commenter. C'est l'intérêt propre à cette autofiction et c'est ce qu'on ne retrouve ni dans Un amour de soi ni dans Le Livre brisé. Dans le livre comme dans la vie le professeur a un cours de littérature à assurer dans l'une des universités de New York et il a choisi un soir de 18 à 20 heures d'expliquer le récit de Théramène. Le professeur est précédé d'une réputation : il est l'un des chefs de file de la Nouvelle Critique. Parler de Racine n'est pas neutre : Picard et Barthes se sont affrontés sur cet auteur. Le cours occupe les deux derniers chapitres de Fils : "Chaire" et "Monstre".
17Le premier des deux, "Chaire", nous présente l'environnement universitaire, les conversations avec les collègues. Le lecteur rencontre Todorov, Genette. On assiste à la réception des étudiants avec ses aspects professionnels et extra-professionnels. On suit la recherche de documents utilisés pour ce fameux cours. Le dernier chapitre nous présente le cours lui-même avec son articulation centrale, le monstre, et l'éclairage rétrospectif que celui-ci donne à l'ensemble de la pièce. Le cours est d’abord une synthèse de métalangages livresques. Des opinions sur Racine sont empruntées à Barthes et à Mauron dont les explications sont tour à tour adoptées ou discutées et rejetées. Mais l’auteur s'autorise à avoir aussi son propre langage, son opinion personnelle étant que tout texte fonctionne comme un rêve et donc donne lieu aux interprétations que suscitent les rêves : il peut y avoir déplacement, condensation. Ainsi voyons-nous en surimpression ce que l'auteur appelle "Le texte-livre celui de Racine" et "Le texte-viE" (p. 428), le sien, celui qu'apporte le critique ayant un rôle analogue à celui de l'analyste. Mais, nous est-il expliqué, "texte-livre" (ici l'hypotexte racinien) et "texte-vie" (le discours critique de Doubrovsky) sont eux-mêmes entraînés dans ce qu'il faut bien appeler, même si ce n'est pas nettement dit, un troisième texte, une fiction : "ce texte commun unique et double fonctionne forcément dans un univers de fiction dont personne n'invente jamais le langage dont les thèmes les schèmes les sèmes appelez-les comme vous voudrez sont pris et compris dans un patrimoine mythique de même qu'on a pu dire Ça parle en nous on pourrait dire et d'ailleurs on dirait la même chose ça mythifie en nous" (p. 428-429).
18Mais Doubrovsky ne refuse pas la notion d’auteur, bien au contraire. Si, comme il le rappelle à la suite de Claude Lévi-Strauss, "un mythe n'est par définition l’histoire de personne" (p. 429), "un texte si vous préférez du mythe pris dans l'écriture comme chez l'analyste du mythe pris en paroles c’est l'histoire d'une personne la différence n'est d'ailleurs pas aisément repérable puisque l'histoire de quelqu'un s'énonce forcément dans le langage de tout le monde" (ibid.). Il analyse ensuite les conditions de la réception de cette histoire d'une personne : "l'écouteur pour tenter de la saisir doit essayer de se placer à ce que j'appellerais volontiers des nœuds du langage soit qu'on suive des liens des lieux de mots constants à travers un discours soit au contraire qu'on en relève les failles les manques les lapsus les endroits où le texte se dénoue dans ces réseaux du signifiant se constitue un texte second" (ibid.).
19Essayons de démêler ce qui est un peu obscur : le discours critique de Doubrovsky, comme le texte de Racine, a donc soit des récurrences, soit des lapsus ou des manques qui permettent de lire "le fil d’un discours ou d'un destin". De même que le récit de Théramène permet de lire rétrospectivement toute la tragédie de Racine, de même le cours que fait Doubrovsky permet de revenir en arrière et de relire les éléments de son destin qui nous étaient racontés auparavant. Notamment nous sommes invités à percevoir une analogie entre les rêves qu'il raconte à son psychanalyste et l'interprétation qu'il présente du texte de Racine donné comme un texte-rêve.
20Pour résumer il y a trois strates textuelles : le texte de Racine et ce qui par analogie de signifiant et de signifié s'y rattache comme le Phèdre de Platon : c'est le texte-livre ; vient ensuite le texte-vie ou métatexte, c'est-à-dire le cours du professeur nourri de réflexions critiques empruntées à Barthes ou à Mauron, mais surtout renouvelé par sa propre approche critique. Ces deux textes s'interpénètrent. Le professeur relève un véritable défi, il prend le texte le plus mort, le plus rhétorique de Racine avec l'espoir de lui réinsuffler la vie comme un psychanalyste qui accepterait d'écouter un patient dont le cas serait désespéré. Enfin des deux premiers textes vivifiés l'un par l'autre en naît un troisième, la fiction ou l’autofiction de Serge Doubrovsky.
21Les trois strates peuvent en fait se ramener à deux. Ce n'est pas toute la tragédie de Phèdre, ni même tout le discours de Théramène qui fait l'objet d’un commentaire littéraire, mais c'est ce qui se prête à un certain regard critique ayant à voir avec la vie personnelle de Doubrovsky, et notamment les rapports d’Hippolyte avec son amante, le couple parental et le monstre ; donc nous sommes en face d'un texte-livre réanimé par un texte-vie ou métatexte engendrant ensemble ou dormant l'impression d'engendrer le texte de fiction ou plutôt d'autofiction.
Examen de quelques pratiques transtextuelles (à la lumière des analyses de Gérard Genette)
La transmodalisation
22Gérard Genette dans Palimpsestes nomme transmodalisation1 la transformation du mode de représentation d'une œuvre de fiction, les deux grands modes étant le narratif et le dramatique ou la diegesis et la mimesis. On assiste en apparence dans Fils, avec l'utilisation d'un hypotexte appartenant au genre de la tragédie, Phèdre de Racine, à un passage du dramatique au narratif. Doubrovsky raconte des épisodes de sa vie qui, sans suivre un ordre chronologique, vont de son enfance au moment de l'écriture. Ces épisodes présentent souvent une ressemblance avec la structure événementielle de Phèdre. Mais l'écriture de l'autofiction est organisée de façon à essayer d'abolir la distance du dramatique au narratif. L'auteur choisit d'interpréter dans la tragédie tout ce qui est récit : le récit de Théramène mais aussi le récit de la naissance de l'amour de Phèdre pour Hippolyte, d'Hippolyte pour Aride, le récit fait par Hippolyte des exploits de Thésée. Donc il sélectionne ce qui dans la mimesis de Racine est devenu diegesis. Réciproquement le récit du cours de Doubrovsky devient un véritable psychodrame. En s'adressant à ses étudiants il monte sur les planches (p. 387). Tous les calembours sont bons pour faire sentir que la salle de cours est un espace scénique :
monter estrade au pupitre sur les planches théâtre Racine falloir plancher
pas flancher au tableau noir être en forme sur scène là-bas qui vous scrutent tête aux pieds vous sondent les reins cinquante paires d'yeux mon Argus me narguent (p. 387).
23De même qu'il y a deux partenaires dans la relation amoureuse, de même le professeur se livre à une épreuve de vérité devant son public. Son message passe-t-il la rampe ? La salle de cours est son "théâtre d'opérations" (p. 370). Il joue sur le mot interprète en l'écrivant de deux façons :
texte en classe devant auditoire nous il faut qu’on l'interprète résultat on sait jamais sûr comme en amour faut être deux récit Théramène Racine me prête sa tirade moi critique lui prête ma voie on s'interprêt" (p. 388).
24Doubrovsky devient Hippolyte déchiré par le monstre (à moins qu'il ne soit le monstre lui-même) : il se passe ce que G. Genette analyse dans le texte d'Anouilh La Répétition ou l'amour puni : les héros jouent La Double Inconstance de Marivaux ; au cours de ce qu’ils croient être un divertissement d’acteurs, ils deviennent ce qu'ils jouent2. Le narrateur-auteur de Fils constate :
quelque part ça se retourne ce qu'on joue ça devient vrai (p. 389).
25Mais déjà dans le chapitre précédent intitulé "Rêves" le narrateur était monté sur "l'autre scène", celle de son inconscient dont il rendait témoin son psychanalyste : le dialogue entre l'analysant et l'analyste entrait dans une forme dramatique. Or les rêves racontés ayant pour motif fréquent un monstre sortant de l'eau, avaient eux aussi quelque rapport avec le récit de Théramène.
26Notons que pour désigner le début de son roman l'auteur a recours lui-même au vocabulaire du théâtre : "Fin première scène. De mon roman. Dès première page" (p. 379).
La transvalorisation
27Gérard Genette analyse un procédé qu'on rencontre fréquemment dans la littérature contemporaine attachée à des pratiques hypertextuelles : la transvalorisation3. Le critique rappelle que dans sa réécriture du mythe d’Electre, Giraudoux réévalue Egisthe, Anouilh accorde son estime à Créon dans son Antigone ; Michel Tournier fait de Vendredi l'éducateur de Robinson. Il s'agit d'abaisser le personnage principal pour accorder son attention à celui qu'on avait estimé être un opposant ou tout au moins un adjuvant très secondaire.
28De même Doubrovsky met Phèdre dans l'ombre pour donner toute son importance tragique à Hippolyte, personnage que les critiques ont unanimement déclaré fade, dépourvu d'intérêt dramatique dans le rôle que lui a donné Racine. L'auteur du XVIIe siècle s'est vu reprocher d'avoir cédé à la doxa de son temps en faisant de lui le timide amoureux d'Aricie, enfreignant avec mauvaise conscience les interdits de son père. On a reproché à Racine de lui avoir fait perdre la grandeur sacrée que lui avait conférée Euripide en créant dans Hippolyte porte-couronnes le chaste et fervent adorateur d'Artémis la déesse vierge. C'est donc sur l’amoureux maladroit, mal dégagé d'une relation enfantine avec le couple parental, que va se focaliser l'attention de Doubrovsky dans le cours qu'il présente à ses étudiants, mais surtout dans le psychodrame qu'il construit pour son psychanalyste à partir de la pièce de Racine : pour saisir les nœuds de son propre inconscient, il lui faut bien remonter à une enfance mal dominée.
La trivialisation
29C'est aussi une tendance qu'on observe fréquemment dans la littérature du XXe siècle : celle-ci aime le parler populaire d'une nourrice, l'irrespect des gardes d’Anouilh et de l'Agathe de Giraudoux.
30Doubrovsky pousse à bout cette tendance par son usage systématique des calembours et par la trivialité de la vie domestique de son héros narrateur mise en rapport avec la "tristesse majestueuse" des événements raciniens. Ainsi le livre confronte Thésée s'adressant à Neptune pour obtenir le châtiment d'Hippolyte et le père du narrateur jetant à l'eau une portée de chatons enfermés dans un sac ; pour rendre son fils viril il oblige en outre ce dernier à assister à l'agonie des chats. Au début du livre le narrateur dans un cauchemar est le monstre, couché à côté du cadavre d'une femme aimée qu'il se sent coupable d'avoir tuée, démembrée. Le verbe de Racine "crie", le substantif "flanc" assurent la présence de l'hypotexte. Monstre, le narrateur endosse aussi parfois fugitivement le rôle de Phèdre. Dans l'incipit le héros s'adresse à la femme aimée : "en ton sang descendu" ; on reconnaît, trivialisé, le récit de Phèdre modelé par son imagination : "Et Phèdre au labyrinthe avec vous descendue" ; mais le cadre domestique, le drap, les odeurs corporelles "en toi perdu en ta toison de suint", créent un écart stylistique maximal entre le rêve de Phèdre "Se serait avec vous retrouvée ou perdue" et la déroute du héros de l'autofiction. À la contemplation de la femme morte par sa faute – spectacle qui pourrait avoir une grandeur tragique – succède l'évocation des privations de la guerre : "la peau flasque des patates rutabagas demi-pourris purée boueuse de pâte sucrée jaune dans la bouche" (p. 12). Les cris des chatons mourant sont juxtaposés aux "cris de joie brutale" des amants, les uns et les autres réveillent : "un effroyable cri, sorti du fond des flots". Surgi de son cauchemar le professeur se réveille avec un cours à faire sur Phèdre, 7 pages de Barthes sur Racine à relire : la tragédie devient une besogne alimentaire, le monstre qu'il était dans son rêve n'est plus qu'un "poisson crevé, jeté sur le sable, bouche en rond, (...) rideaux mal tirés, (se) tortillant dans les ténèbres corticales" (p. 19). L’usage de calembours ou d'homophonies discordantes à partir de mots de Racine ("en ton sang descendu") accroît encore l'effet de trivialisation.
31À partir de ce "descendu", véritable leitmotiv de Fils (il descend dans son enfance et son inconscient), l'auteur explore le champ sémantique de ce mot et notamment son sens digestif : "tous les fruits de l'océan te regardant en toi descendus moi défendus foie rate gésier interdit la joie de tes lentes bouchées dans ma gorge dégluties nourri de toi par toi" (p. 37). Cette plongée imaginaire dans des profondeurs digestives désacralise le mythe de la descente au labyrinthe.
32On assiste à une analogue désacralisation du mythe lorsque les cornes du monstre suscité par Neptune à la demande de Thésée ("Son front large est orné de cornes menaçantes", v. 1517)), nous renvoient à Thésée lui-même vainqueur du Minotaure, monstre cornu. Quant au front large, ce serait celui de Thésée et les cornes seraient le signe de son cocuage (p. 444).
33Pourtant comme beaucoup d'écrivains contemporains, Doubrovsky souhaite désacraliser le mythe mais non le tuer. Au moment même où il rabaisse ainsi le vainqueur du Minotaure, il interprète un aspect intéressant de l’histoire du héros : celui-ci est descendu dans les entrailles de la terre, c’est un être chthonien, il y a une isotopie entre lui et le monstre : "à un certain niveau le monstre c'est thésée parfaitement repérable au signifiant de la voix et du sein de la terre une voix formidable voix chthonienne de ce Thésée descendu dans les entrailles de la terre avec Pirithoüs voix formidable que Phèdre a déjà signalée votre voix redoutable a passé jusqu'à moi" (p. 444). Il cesse alors d'être risible pour accéder à la grandeur du "tremendum".
34Mais en souhaitant pour Thésée la punition dont les cornes sont le signe ("il serait minotaurisé", p. 445) le narrateur exprime évidemment le désir d'une punition de son propre père, ce qui domestique et par conséquent trivialise le mythe. Ce père dans maint épisode est montré inutilement sévère ou indifférent à la vie de l'enfant : il refuse de l'emmener chez un médecin alors qu'il est dans un état grave. Il réduit sa femme à un pur rôle de reproductrice.
Naissance de la fiction engendrée par le texte-livre et le texte-vie
35"La vraie scène. C'est la scène fictive. Avec ma mère", lisons-nous p. 378. Doubrovsky ne se sert du texte-livre réanimé par un "bouche à bouche" critique (p. 66) que pour construire la fiction dont il est le héros. Notre but est maintenant de comprendre comment la fiction est engendrée par le double hypotexte.
36Nous laisserons de côté des aspects trop visibles qui sont un topos du roman contemporain : il serait facile de montrer que le mythe du labyrinthe génère toute la partie du roman appelée "Streets" : la ville avec ses stridences abrite une sorte de Minotaure ; le mythe de Jonas se superpose alors à celui du Minotaure : "New York m'avale dans le ventre de la baleine au creux de ma voiture dévoré m'enfonce m'engouffre" (p. 79). Les murailles mouvantes de New York, ses "parois stomacales" sont évoquées de façon assez impressionnante mais ce n'est pas le but essentiel de l'autofiction : le narrateur cherche surtout à se comprendre lui-même ; le déchiffrage de la grande cité américaine est secondaire.
37Nous laissons aussi de côté une référence à la figure salvatrice d'Ariane qui se fait sous forme de jeu de mots : pendant l'occupation la vie du héros et celle de sa famille n'a tenu qu'à un fil d'Ariane/aryenne : celui que leur a tendu la parente qui les a généreusement cachés dans le grenier d'une maison de banlieue.
38Ce qui est une des parties essentielles de l'autofiction et que nous comprenons à la fin du livre avoir été généré par le texte de Racine, ce sont les rêves effrayants qu'il raconte à son psychanalyste. Or s'appuyant sur l'autorité de Charles Mauron (cité p. 69) S. Doubrovsky voit une analogie entre ses cauchemars et la façon dont meurt Hippolyte selon le récit de Théramène ; il cite cette opinion de l'inventeur de la psychocritique : "Les chevaux qui traînent le corps d'Hippolyte, sont ceux, classiques, du cauchemar. On sait qu'étymologiquement, 'cauchemar' signifie 'jument qui foule'". Selon l'auteur de Fils
Racine commence avec Mauron. Avant, rien (...) Péroraisons en Sorbonne. (...) Je te repasse mon Picard, je te refile mon Dédeyan. Les délayages. C'est de l'antique, c'est du grec. Non chrétien, c'est du jansénisme. Minauderies de Jules Lemaître, pirouettes de Giraudoux, élégances de Thierry Maulnier (...). Mauron a ouvert la voie. Digestive. "Et Phèdre au labyrinthe avec vous descendue". Entrailles maternelles, symbole archaïque. Comme les grottes à monstre ou à dragon. Justement, il y en a un. Ici. Sort des flots pour tuer Hippolyte. Dévorateur, aime les chairs adolescentes. Sent la chair fraîche, mère ogresse. Voudrait initier le fiston. D'après Jung, d'après Mauron. Attentat à la pudeur filiale. Mais il y a le cheval, aussi. Ne pas oublier Neptune, Spitzer, monstre marin. "Parmi des flots d'écume un monstre furieux". Curieux animal. Mâle-femelle. "Indomptable taureau, dragon impétueux". D'ailleurs ce n'est pas lui qui tue Hippolyte. Foulé aux pieds des chevaux. Etymologie. C'est par définition. Un cauchemar doit se déchiffrer. Comme un rêve (p. 69-70).
39Si j'ai cité ce long passage c'est parce qu'il est tout à fait caractéristique du projet de Doubrovsky ; l’auteur nous parle encore de Racine (réanimé par l'interprétation de Mauron) mais déjà aussi de lui-même ; hypotexte et hypertexte sont intimement mêlés.
La difficile situation amoureuse du héros
40L'hypotexte est notamment chargé d'éclairer la situation affective du héros narrateur qui raconte à son psychanalyste le rêve suivant : "Sur une plage (en Normandie ?) dans une chambre d'hôtel. Je suis avec une femme. Par la fenêtre nous regardons la plage. Je dis : 'Si seulement il y avait du soleil, nous pourrions nager'. Soudain, nous voyons une espèce d'animal monstrueux sortir de l'eau et ramper sur le sable (tête de crocodile, corps de tortue)" (p. 135). Puis il complète ainsi le rêve : "Je veux tirer sur l'animal, bien que je n’aie rien d'autre qu'une carabine à plomb, comme celle que j'avais dans mon enfance. Mais quelqu'un ouvre une fenêtre de derrière et crie contre l'animal qui retourne en rampant à l’eau. Je suis furieux de ne pas avoir eu la possibilité de tirer" (p. 136). Instruit par Rank dont l'opinion est mentionnée, le narrateur comprend que dans les scènes d'eau il faut "renverser le contenu manifeste : entrer dans l'eau veut dire en sortir, c'est-à-dire naître. (...) Monstre qui sort, c'est l’Inconscient. Mer, jaillit du liquide maternel" (p. 182).
41À partir de réflexions sur Phèdre et sur la fin d'Hippolyte contenues dans Fils, nous comprenons que le monstre bipartite du récit de Théramène (mi-taureau, mi-dragon) a produit le rêve. L'hypertexte de l'autofiction réutilise en l'interprétant le texte de Racine. Non seulement Racine déchiffré par Mauron est mieux compris, mais encore la psycholecture d'un texte littéraire aide le déchiffrement de tout autre inconscient.
42Le narrateur de Fils comprend vite qu'il se trouve devant la femme en position d'infériorité. Son manque d'énergie est traduit par le refus de nager tant qu'il n'y a pas de soleil ainsi que par l'immaturité attachée à son arme d'enfant et à son impossibilité de l’utiliser. Hippolyte lui, d'après le récit de Théramène : "Pousse au monstre, et d'un dard lancé d'une main sûre, / Il lui fait dans le flanc une large blessure" (p. 162). Il comprend que si, dans le rêve le monstre a une tête de crocodile, cela exprime une peur de la sexualité qui est aussi le propre d'Hippolyte : les dents du crocodile sont un instrument de castration contre lesquelles la carabine d'enfant ne peut rien.
43Le rêve s'est nourri d'une part du récit de Racine, d'autre part d'une scène réelle (p. 155) au cours de laquelle Elisabeth nue sur une plage a décidé de nager tandis que son amant frigorifié se bornait à l’admirer. Elisabeth solaire, brillante, est générée par Phèdre dont le nom signifie "la lumineuse" et qui est petite-fille du soleil. L’une et l'autre femme sont meurtrières. Le narrateur ne pourrait se défendre d'un sentiment d'infériorité qu'en tuant, en maniant avec succès une arme efficace.
44Cette immaturité amoureuse l’amène à examiner à la lumière des personnages de la tragédie de Racine, son propre roman familial. Fort de l'interprétation de Mauron qui voit en Phèdre une mère dévorante (ce labyrinthe où elle descend en imagination, ce sont ses propres entrailles d'ogresse) S. Doubrovsky réutilise à ses propres fins autobiographiques cette exégèse.
45Le désir qu'a Phèdre de guider, d’initier son beau-fils inexpérimenté fait d’elle une femme dominatrice avec laquelle la mère du héros a quelque ressemblance. Le rêve déjà cité peut, pense-t-il, s'interpréter autrement : "un rêve c'est protéen faut l'épouser toutes les formes" (p. 185). "Heureux de ne pas pouvoir nager. Dans le rêve je dis le contraire de ce que je veux dire. (...) Ma mère. C'est Elisabeth. Ou l'inverse" (p. 186). Il se rend compte que si, dans son rêve il n'a pas envie de nager, c'est à cause de tous les conseils précautionneux dont sa mère l’a entouré, paralysant sa vitalité naturelle : "ne nage pas là où tu n'as plus pied attends deux heures pour digestion sinon crampe présente absente Maman me surveille du rivage eau remue mer dessus on a mal au cœur" (p. 184). On a reconnu dans le "présente absente" l'écho des vers où Hippolyte, renouvelant la situation dans laquelle se trouve Phèdre, dit à Aricie : "Présente, je vous fuis ; absente, je vous trouve ; Dans le fond des forêts votre image me suit" ; (v. 542-543). C'est que, selon S. Doubrovsky adoptant ici le langage critique de Charles Mauron, il y a homologie des rapports Phèdre/Hippolyte, et Hippolyte/Aricie.
46Réfléchissant sur Hippolyte, Doubrovsky l'analyse au point de vue d'un autre nœud familial : fils d'Antiope, c'est-à-dire d'une Amazone, d'une femme qui refuse l'homme, il ne peut aimer que son reflet Aricie qui elle aussi, refuse l'homme. Et il est contraint comme maint héros racinien selon Mauron dont une fois encore le point de vue est adopté, à cet amour sororal qui caractérise le couple racinien : Antigone et Polynice, Junie et Britannicus (p. 455). À un niveau superficiel l'amour pour Aricie est interdit par Thésée mais cet "amour du frère et de la sœur" réalise les désirs les plus profonds du héros, avec une inversion des rôles masculin et féminin ; est commenté en ce sens le vers "Aurais-je pour vainqueur dû choisir Aricie ?" (p. 454). Doubrovsky les voit "tous deux proscrits tous deux maudits destins jumeaux la grande angoisse du fils-mère tente ici de s'apaiser dans l'inceste latéral l'Éros sororal (...) dans cet amour de frère à sœur où bien sûr la fière Aricie est le frère le tendre Hippolyte est la sœur" (p. 455).
47C'est à la lumière d'une telle lecture qu'il faut apprécier les épisodes de Fils où paraît la sœur du héros narrateur. Cette sœur a été présente au chevet de leur mère mourante, alors que, connaissant le risque qu'elle courait étant opérée à 70 ans, le fils restait paralysé à New York, incapable ensuite de se déplacer pour son enterrement. Il faut, à l’éclairage de l’inceste sororal découvert entre Hippolyte et Aricie, lire un souvenir des premières années présent dans les dernières pages du livre. Enfant, avec une flèche qu’il avait fabriquée, Serge a tué le chat de sa sœur. Le chat, c’est bien sûr l'animal domestique, mais c'est aussi le sexe féminin. Le texte insiste longuement sur les boyaux sanglants de l'animal, comme le commentaire du professeur sur la blessure faite par Hippolyte au flanc du monstre. Le meurtre du chat est en même temps une déclaration d'amour :
larmes me tintent Minou le croyais hors d'atteinte
mains qui tremblent lèvres en tumulte je l'ai tué pas possible je n’ai pas pu la seule fois de ma vie eu envie de tirer pour de vrai mais pour rire faire semblant de tuer je mime un meurtre Minou je l'aime (p. 466).
48Par cet acte le narrateur s'assimile courageusement à Hippolyte (ce qu'il n'avait pu réaliser lors du rêve au cours duquel un monstre sortait de la mer et le laissait paralysé avec sa carabine d'enfant).
49Ainsi la tragédie de Serge lue à travers Racine, c'est la tragédie de la dévirilisation. Serge de même qu'Hippolyte, est rêvé comme un objet entièrement infantilisé. Le fils idéal est aseptisé, transformé en fille pudique ("Cette noble pudeur colorait son visage"). Phèdre selon Doubrovsky, "exige la dévirilisation ultime de Thésée la négation violente de sa puissance sexuelle profanatrice" (p. 457). C'est ce que révèle le dernier mot prononcé par elle : "pureté". Elle a une attitude négative envers sa propre maternité : "De son fatal hymen je cultivais les fruits".
50De même dans la fiction contemporaine la mère dit au fils : "ton papa il était trop beau pour un homme" (p. 457). Elle retrouve en prose les égarements poétiques de Phèdre : "ton père et toi c'est fou ce que vous pouvez vous ressembler". Le narrateur rapproche immédiatement les propos de sa mère de ceux de la belle-mère d'Hippolyte : "Il avait votre port, vos yeux, votre langage". D'autres souvenirs évoqués dans l'autofiction sont l'hypertexte de la descente au labyrinthe en compagnie de la femme phallique et agressive. Le narrateur accompagnant sa femme et ses enfants sur le navire allemand, le Bremen, qui devait les ramener aux U.S.A., s'aperçoit très tard qu'il faut quitter le bateau, s'affole, se croit prisonnier dans les entrailles du monstre où il est descendu, nouvelle incarnation du labyrinthe. Comme il s'agit en outre d'un navire "teutonnisé" (p. 204), la "prison pélagique" (p. 205) réveille le souvenir angoissant des rafles de Juifs pendant la guerre : "Mâchoires franco-boches se referment" (p. 206). Ainsi la gueule du crocodile entrevue dans le songe s'empare à la fois d'un Juif sans défense et d'un homme dévirilisé : "quand le monstre sort de l'eau se retourne veut dire quand j’entre dans l'eau dans le sexe un truc visqueux machin poilu qui poisse quand le monstre sort de la mer c'est quand je descends dans le con grotte océane grouille de pinces ça va mordre dents acérées je me fourre dans la gueule du crocodile" (p. 209).
51Dans le cours qu'il fait à ses étudiants Serge Doubrovsky tire la conclusion suivante : "il n'arrive rien qui ne soit contenu dans la matrice originelle vous pouvez prendre le mot matrice au sens biologique ou mathématique comme vous voulez" (p. 403).
Le dédoublement du héros
52S'il est un élément de l'hypotexte auquel le professeur revient inlassablement, c'est bien le caractère double du monstre tel que l'évoque le récit de Théramène : "Indomptable taureau, dragon impétueux" (v. 1519). Le commentaire sur le texte de Racine, qui paraît parfois fantaisiste, est ici minutieux. Dans la tragédie d'Euripide dont s'est inspiré l'auteur du XVIIe siècle, le monstre est un taureau, il n'est pas question de bipartition. Cette propriété est l'invention de Racine et elle produit le monstre moitié crocodile moitié tortue du cauchemar de l'autofiction. Cette bipartition amène le professeur à mettre à côté de Phèdre de Racine le Phèdre de Platon et ses deux chevaux rivaux, le noir et le blanc dont l'antagonisme rend si périlleuse la conduite de l'attelage. L’être double n'hérite en rien de la bissexualité heureuse que Proust a imaginée dans le couple de la Recherche Léa/Morel où chacun des deux partenaires est moitié homme moitié femme et s'accouple joyeusement à son semblable. Analyse sans doute discutable mais qui figure dans le cours final du professeur (p. 461). Le héros, lui, véritablement déchiré, se sent totalement homme et totalement femme. Ce dédoublement se traduit dans son nom Julien-Serge. Il est complètement Julien et par là il est femme, il accomplit un ancien amour de sa mère pour un cousin ainsi prénommé. Il est d'autre part absolument Serge c'est-à-dire homme : ce nom slave le rattache aux origines paternelles.
53Selon S. Doubrovsky, Racine dans sa préface de Phèdre a coupé en deux "la poire d'angoisse" en disant que Phèdre n’est ni tout-à-fait coupable ni tout-à-fait innocente. Les préfaces, dit-il à juste titre, masquent l’audace d'un texte. Néanmoins par une formule prudente, Racine avait voulu montrer la bipartition de tous les personnages, et notamment de celui qui intéresse le plus Doubrovsky, le fils de l’Amazone.
54Selon l'interprétation du professeur parlant en chaire, l'Hippolyte de Racine est totalement homme, totalement admiratif de son père dont il imite les conduites jusque dans son comportement amoureux. De même que Thésée a enlevé Ariane, de même Hippolyte enlève Aricie : le commentaire laisse entendre que la paronymie est déjà une indication de la superposition des situations (à propos d'Ariane et d'Aricie, notons une probable production hypertextuelle : le nom de Marion, l'étudiante que drague le professeur). Pour revenir à Hippolyte, l'amour des chevaux, de la chasse, qu'on observe chez le fils, le met du côté du père. Lorsqu'il brandit son dard et blesse le monstre, il est totalement viril. Mais lorsqu'Hippolyte est foulé, écrasé par ses chevaux, lorsque son corps n'est plus qu'une plaie et teint de son sang les ronces, il s'agit selon le professeur d'un sang analogue à celui des menstrues. Hippolyte acquiert alors un autre sexe. D'ailleurs il disparaît, il est remplacé par une femme. C’est en ce sens que sont interprétés les deux derniers vers de la tragédie prononcés par Thésée :
Que malgré les complots d’une injuste famille,
Son amante aujourd'hui me tienne lieu de fille.
Le démembrement
55Le commentaire du critique insiste à la suite de Nietzsche (p. 459) sur le corps défiguré d’Hippolyte. A cette dilacération dionysiaque a déjà préludé le char fracassé du héros. S. Doubrovsky refuse de dissimuler cet impensable morcellement sous les "harmonieuses taxinomies" (p. 459) d'Aristote ou de Hegel. Il refuse aussi de voir en Hippolyte un cas exceptionnel. Selon lui le récit de Théramène met en lumière l'éclatement du personnage humain (p. 406). J’ai rappelé le titre du premier roman, La Dispersion. Ici le thème trouve à se dire dans la symbiose d'un hypotexte et d'un hypertexte.
56De même qu'Hippolyte disparaît, le narrateur découvre dans les dernières lignes du livre que pour lui "il n'y a nulle part dans quelque registre que ce soit corps sexe vie langue un lieu qui soit une place" (p. 468).
57Il faut pourtant ajouter que le héros de l'autofiction est à la fois celui qui est démembré et celui qui démembre : selon une réversibilité qu'il observe dans le théâtre de Racine (qu'on remarque par exemple dans le personnage de Thésée), il tue ce qu'il aime : Minou, Elisabeth, sa mère. Mais peut-être du démembrement, du dépeçage, peut-il sortir une écriture ; commentant dans le récit de Théramène la marque sanglante laissée sur les rochers par le corps d'Hippolyte, Doubrovsky voit la possibilité de substituer à la trace de la parole devenue impossible la "trace séchée" du sang. Le chemin de Mycènes devient "chemin de Damas chemin des Dames aussi ensanglanté". Et il ajoute ce commentaire : "est-il pour l'écrivain une autre encre puisque pour s'accomplir au sens d'Oreste pour être du malheur un modèle accompli il doit accepter le cauchemar de sa castration de sa mort pis encore de la dépossession radicale de son être imaginaire ou réel" (p. 467).
58L’écriture de Doubrovsky mime le démembrement de multiples façons. Nous avons vu les brefs éclats monosyllabiques que sont les intertitres : strates, streets. Nous rencontrons aussi des lambeaux de phrases, de brefs syntagmes isolés par des blancs qui souvent remplacent les signes de ponctuation. Les caractères de taille variable, grandes, moyennes, petites capitales figurent des "membres disjoints, moments démembrés" (p. 258). Le temps lui aussi est démembré, la mémoire apporte pêle-mêle souvenirs anciens et récents. Des lambeaux d'hypotextes et d'hypertextes assurent une symbiose heureuse de Racine, de métatextes allographes et autographes, d'épisodes fictionnels.
59L'écriture de Doubrovsky a besoin de ce support d'un texte. Une dernière autofiction, L'Après-vivre, a été éditée chez Grasset en avril 1994. Un article de Jacqueline Piatier a paru dans Le Monde sous le titre "Un Don Juan fatigué" ; le critique laissait entendre – et je partage son avis – qu'il y avait aussi dans ce livre une écriture fatiguée. S. Doubrovsky avait voulu se passer de l'armature qu'à trois reprises un hypotexte littéraire lui avait fournie, et lui avait donnée de la façon la plus aboutie dans Fils ; cette première autofiction n'avait pas démérité par rapport à son hypotexte prestigieux : Phèdre. Le fil racinien avait fourni un "utile secours" au fils qui avait cherché à comprendre son inconscient.
Bibliographie
Texte de référence
Serge Doubrovsky, Fils, Paris, Editions Galilée, 1977, 468 p.
Notes de bas de page
Auteur
Université de Besançon
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