L’intertextualité dans le théâtre de Samuel Beckett ou l’écriture du Tout au Rien
p. 417-440
Texte intégral
1Notre époque a été largement marquée par un effritement du "je" et on en est venu à se demander qui parle quand on dit "je".
2Le "je", comme réalité inexpugnable avait déjà reçu de sérieux avertissements : ceux de Schopenhauer qui met son crédit en doute par la théorie de la représentation ; ceux de Nietzsche, ensuite, qui, dans le Livre du philosophe, conteste la notion de personne car il y voit une valeur périmée et mensongère, typique de l’occident. Pour lui, le véritable sujet n’est pas l’individu et ce qu’on appelle abusivement la réflexion personnelle n’est que le produit du langage et de la science où l’individu se serait trouvé intronisé comme élément déterminant par facilité et par habitude ; en fait, il ne serait qu’un prête-nom commode. Cependant, les assauts les plus décisifs contre le "je" ont eu lieu à travers des courants de pensée qui ont jalonné notre époque et ce de façon d’autant plus insidieuse que, parfois, ils ne visaient pas directement le "moi". En effet, sous les feux conjugués de la psychanalyse, de la linguistique et de l’ethnologie, l’individu semble écrasé et réduit à sa plus simple expression par l’ensemble des structures microcosmiques et macrocosmiques qui le font, le parcellarisent et l’accablent. Il n’est donc pas étonnant que, dans la mouvance des sciences humaines, le "je" littéraire, celui de l’auteur, se soit trouvé soumis aux fers de la nouvelle critique : la psycho-critique, la socio-critique, le structuralisme et surtout la sémiologie ont été conduits à remettre en cause le principe de son autorité.
3Une œuvre ne vient pas ex nihilo : elle est le produit d’un auteur enraciné dans un contexte social, c'est-à-dire dans une histoire, une langue, une culture, un terrain idéologique. La sémiologie se refuse à concevoir l’œuvre littéraire comme totalement autonome. Elle s'efforce d’étudier en quoi toute production intellectuelle est marquée par les formations discursives, propres à une époque, qui exercent une attraction non critique sur le discours de l'auteur. Pour répondre à la question de savoir comment s'articule le discours de l'œuvre, la sémiologie adopte aujourd'hui l'analyse suivante : tout texte présente trois dimensions – l'idéotextuel, l'intertextuel et l'autotextuel – trois étages reposant sur la base du contexte social dont chacun représente, par rapport au précédent, un travail de mise en forme sémiotique. Reprécisons la nature de celui qui importe à notre propos. L'intertextuel définit l'ensemble des textes antérieurs et présents sur lesquels l'œuvre s'appuie thématiquement et structuralement pour se constituer, soit en les réaffirmant, soit en les infirmant. À ce stade, la teneur du discours s'effectue à travers des pratiques citationnelles avouées ou inavouées : c'est l'instance où d'autres parlent avec celui qui écrit.
4Le phénomène de l'intertextualité apparaît, ce faisant, encore plus sensible, mais aussi hautement plus complexe, lorsqu'on s'attache à la matière théâtrale, et cela pour trois raisons au moins. D'une part, le théâtre est par essence fait pour être vu et entendu, ce qui signifie, qu'à côté du texte dramatique, il faudrait tenir compte du texte spectaculaire dans lequel la chaîne des "auteurs" se voit multipliée par l'intermédiaire des metteurs en scène et des acteurs. Les uns et les autres, chacun à leur tour et à leur manière, réécrivent le texte du dramaturge. Outre les variations possibles dans l'interprétation et la concrétisation des didascalies proposées par l'auteur en "marge" du texte, acteurs et metteurs en scène successifs s'investissent dans le texte spectaculaire en fonction de leur propre sensibilité, de leur propre formation, et à partir des réalisations antérieures. On mesure ainsi ce qui diffère entre la mise en scène d'En attendant Godot proposée par Samuel Beckett pour la télévision et celle qu'a présentée, dernièrement et avec succès, une troupe africaine ; de la même façon, on ne peut occulter les différences entre l'interprétation de Hamm donnée par Roger Blin, à la création de Fin de partie, et celle offerte par Michel Bouquet. D'autre part, durant la représentation, le processus de signification déborde très largement le texte dramatique, en transformant des matériaux iconiques, sans signifié fixe – comme le décor, les éclairages, les sons – en signes symboliques. Au théâtre, tout fait signe, a montré A. Ubersfeld et, de fait, le moindre élément dans l'expression corporelle, gestuelle, phatique d'un acteur nous parle, comme nous parle le moindre écart dans la proxémique qui régule la répartition et la partition des personnages sur scène. Enfin, il est impossible de prétendre reconstituer, pour étudier la sémiosis théâtrale, le flot des systèmes signifiants à l'œuvre dans la représentation, tant elle est éphémère dans sa durée et chaque fois unique dans sa pratique. En fait et à la limite, il n'y a jamais de pures reprises au théâtre : il n'y a que des recréations plus ou moins réussies !
5Toutes ces difficultés de la sémiologie théâtrale semblent être singulièrement amplifiées lorsqu’il s'agit d'appréhender l'œuvre de Samuel Beckett et cela pour deux motifs. Le premier réside dans le support de transmission que Beckett a choisi de donner à son théâtre : certaines pièces, bien connues, ont été écrites pour être portées sur scène, de façon traditionnelle si l'on peut dire, mais d'autres ont été conçues pour la radio ou encore pour la télévision. Le second tient à une singularité dans l'évolution du théâtre beckettien. Nous remarquons, en effet, que plus nous avançons dans la chronologie de ce théâtre, plus les notations scéniques se multiplient et plus, cependant, la dimension scénique, sans être occultée, semble se réduire à la seule émergence de la parole, à la seule profération du texte.
6Ces différentes remarques nous ont paru nécessaires avant d'aborder l'étrange problème que pose une étude de l'intertextualité dans le théâtre de Samuel Beckett. Pour ce faire, commençons par nous pencher sur les lectures, les rencontres, les travaux effectués par l'auteur, afin de mesurer ce que sa voix doit à celle des autres et comment il a su gérer cet héritage.
Samuel Beckett et la culture
7Beckett aimait lire. Celui qui disait "les mots ont été mes seules amours", a toujours beaucoup lu et ce jusqu'aux derniers mois de sa vie. La philosophie, la poésie, le roman, le théâtre, l'esthétique étaient ses domaines de prédilection. Son goût pour la lecture se manifeste dès l'âge de quatorze ans, quand il se retrouve pensionnaire à la Portura Royal School, et s'affirme, en 1923, lorsqu'il entre à dix-sept ans au Trinity College de Dublin. Il a alors la chance d'avoir comme professeur Rudmose-Brow qui fréquente Larbaud, Fargue, F. Jammes, et initie son jeune élève à la littérature française. Beckett se révélera vite un étudiant brillant, ce qui lui vaudra d'être nommé lecteur d'anglais à l'E.N.S. de la rue d'Ulm. À ce moment-là, il découvre une ambiance intellectuelle très libérale qui le séduit d'emblée parce qu'elle le change du conformisme puritain de l'Irlande.
8C'est l'époque des rencontres : celle de Joyce, d'A. Péron (1928), d’E. Pound (1929), des surréalistes (1930), du peintre J.-B. Yeats (1931), et, un peu plus tard, de Giacometti, de Duchamp et des frères Van Velde (1937). Après la guerre, les relations suivies de travail et d'amitié qu'il aura avec G. Duhuit – lequel a pour amis des artistes comme Staël, S. Francis, Tal Coat, Masson – agrandiront le cercle de ses connaissances.
9Hormis quelques textes brefs et quelques poèmes, on remarque que Samuel Beckett, avant d'écrire pour lui-même, réalise de nombreuses traductions et rédige de nombreux articles. Certes, il le fait pour vivre, mais aussi par goût et pour conforter le fruit de ses lectures. Il continuera, d'ailleurs, ce genre de travail tout au long de sa carrière. Au titre des traductions, citons celle d'une partie du Works in progress de Joyce (1930), celles de Breton, Éluard, Crevel dans la revue This quarter (no 5), du "Bateau ivre" de Rimbaud (1932), ou encore celle d'une Anthologie de la poésie mexicaine d'O. Paz (1950). Au titre des articles, outre le "Dante... Bruno... Vico... Joyce" publié en 1929, nous pouvons retenir ceux qui paraissent sur Rilke (The Criterion, XIII), sur Mac Greevy (Dublin Magazine, 1934), sur Pound, Papini, O'Casey (The Bookman, no 87, 1934), sur J.-B. Yeats (Dublin Magazine, 1935) et surtout "La peinture des Van Velde ou le Monde et le Pantalon" (Cahiers d'art., 1945-1946). Ce qui est remarquable, c'est que traductions et articles semblent concerner particulièrement la poésie et la peinture. Cette caractéristique va se trouver doublement concrétisée en 1949, quand Beckett – qui supervise la traduction du livre de G. Duhuit sur Les Fauves pour une édition américaine -traduit les textes de Char sur Courbet, ceux d'Éluard sur Picasso, ceux de Ponge sur Bracque, c'est-à-dire des articles écrits par des poètes à propos de peintres.
10La peinture sera toujours intensément présente dans la vie de Beckett. Il avait une grande connaissance de l'art européen, tant classique que moderne, qu'il avait acquise à travers des études approfondies sur de nombreux peintres et par ses visites dans les musées de l'Europe. Et c'est là un autre point important dans la formation intellectuelle de Beckett : il a beaucoup et très tôt voyagé. Il découvre la France en 1927, l'Italie et surtout Florence en 1928, l'Allemagne en 1932, avant d'y retourner plus longuement en 1936-1937. Cet intérêt pour les voyages rejoint celui qu’il éprouvait pour les langues. Outre son bilinguisme anglais-français si connu, il avait étudié l'italien, l'allemand et même le portugais durant ses vacances à Porto Santo en 1969. Cela lui permettait d'alimenter son amour pour les mots, pour leurs sens, leurs sonorités, leur plasticité, et de trouver les équivalents les plus judicieux lorsqu'il travaillait à une traduction, celle d'En attendant Godot au Schiller Theater de Berlin par exemple.
11Tout cela faisait de Beckett, à l'avis des gens qui le fréquentaient, un homme d’une extraordinaire érudition, d'autant qu'il était doué d'une étonnante mémoire. R. Pinget, à ce propos, remarque :
Nous pouvions parler de n'importe quoi, il savait tout.
"Une mémoire d'éléphant" disait-il de lui-même1.
12Plus que d’érudition, c'est de culture dont il faut parler, dans la mesure où l’une se distingue de l'autre par la capacité à passer d'un savoir à un savoir-faire et à un savoir-être. Beckett était un homme éminemment cultivé, mais, de façon paradoxale, il nourrissait envers la culture une méfiance tout à fait particulière.
13Les références littéraires et philosophiques qui jalonnent son œuvre romanesque et théâtrale sont aussi nombreuses que variées. Nous pouvons rappeler, sans prétendre à une liste exhaustive, les noms suivants : Héraclite, Zénon, Saint Augustin, Dante2, Shakespeare3, Pascal4, Descartes, Leibniz5, Spinoza, Geulincx, Baudelaire6, Sterne, Marivaux7, Proust, Schopenhauer, Joyce, sans oublier la Bible...
14Parmi les philosophes que l'auteur a étudiés durant sa période de formation, le nom de Schopenhauer figure en première ligne ; ainsi Beckett confiait-il à son ami Mac Greevy, en 1937 :
Toujours su que c'était l'un de ceux qui comptaient le plus pour moi (...) comme une fenêtre ouverte brusquement sur le brouillard8.
15Le brouillard, c'est ce qu'avaient déposé, aux yeux de Beckett, des philosophies par trop idéalistes qui ne rendaient pas assez compte du vaste et terrible problème que pose le dévoilement de l'existence. Cette dette intellectuelle reconnue, ainsi qu'un certain nombre de rapprochements entre les deux auteurs, suffisent-ils à faire de l’un le disciple de l’autre, et à voir dans Beckett le Schopenhauer de la scène ?
16Outre une attirance commune pour la pensée hindoue, il existe des points de filiation entre Schopenhauer et Beckett. Certains aphorismes du philosophe pourraient être prononcés par les personnages beckettiens sans que la teneur de leur discours en soit changée ; citons à titre d'exemples :
Dès que j'ai commencé à penser, je me suis senti en opposition avec le monde.
La vie est une chasse incessante où, tantôt chasseurs, tantôt chassés, les êtres se disputent les lambeaux d’une horrible curée : une sorte d'histoire naturelle de la douleur9.
17Ce qui inspire surtout Beckett à la lecture de Schopenhauer, c'est la théorie du monde comme représentation. Pour Schopenhauer, ce que nous appelons le monde se compose uniquement de sensations, de modifications du sujet corporel, auxquelles l'intellect ajoute immédiatement – c'est-à-dire au sein même de la sensation – les formes de temps, d'espace et de causalité. Ces formes, qui préexistent dans notre entendement, n'ont donc pas leur fondement dans l'expérience sensible à laquelle elles s’unissent cependant.
18Le monde qui naît ainsi est phénomène ; il est représentation, il est ma représentation conclut Schopenhauer. Corrélativement, cette théorie s'applique à la prétendue saisie que l’individu peut faire de lui-même. S’introspecter, pour se voir en tant que tel est, à l'avis du philosophe, une opération aussi radicalement impossible que celle qui consisterait à prétendre vouloir retourner ses yeux à l'intérieur de ses orbites. Le discours introspectif fait de l'homme un leurre qui se leurre !
19On voit tout de suite ce que les personnages beckettiens, en perpétuelle rupture avec le monde, avec les autres et avec eux-mêmes – quand ils constatent l'étrangeté dont le corps, la mémoire et le langage s'entourent – doivent à la théorie de la représentation. Il se pourrait, d'ailleurs, que la démarche de renoncement à la mobilité, aux biens matériels, que l'on remarque chez l'existant, fût empruntée à l’idée par laquelle Schopenhauer entrevoit, à la fin de son livre, la libération de l'homme : à savoir la négation de la volonté de vivre pour une accession à la sagesse ; ou plus exactement, il se pourrait que le personnage de Beckett incarnât, dans sa radicale complexité, à la fois la volonté par son vouloir-vivre et sa négation par ses efforts pour s'en détacher.
20Qu'il y ait des allures un peu sophistiques dans le système philosophique de Schopenhauer n'a, sans doute, pas échappé à Samuel Beckett ; celui-ci les a même rendues plus sensibles encore en les théâtralisant, en jouant l'écart, ne serait-ce qu'en se servant de la théorie de la représentation pour fonder la représentation théâtrale... Cela dit, si on ne peut nier l'influence que Schopenhauer exerça sur Beckett, quant à l'appréhension et à la compréhension du phénomène humain, il convient pourtant de la relativiser en remarquant de nettes divergences entre les deux personnalités.
21Schopenhauer était un pessimiste prudent et pratique. Lorsqu’en 1813 éclate à Berlin l’insurrection nationale, il s'enfuit, comme il quittera en hâte cette même ville, en 1831, pour échapper à l'épidémie de choléra. En 1818, il revient de Milan et le philosophe se fait homme d'affaires – ce qui n'est pas incompatible chez lui – pour sauver sa fortune personnelle de la faillite. Enfin, devant l'insuccès que connaissait son œuvre majeure, il eut l'idée de publier sa pensée non plus sous la forme d’un long traité didactique, mais sous la forme d'aphorismes que l'Allemagne et les pays étrangers accueillirent glorieusement.
22Rien à voir ici avec Beckett qui en 1939, alors qu'il se trouve en Irlande au moment où la guerre éclate, rentre en France pour s'engager, dès 1941, dans la Résistance ; il déclarera à ce propos :
Je suis immédiatement retourné en France. Je préférais la France en guerre à l'Irlande en paix10.
23Rien de commun, non plus, avec le désintéressement de Beckett qui sait vivre de peu et qui ne s'impatiente nullement devant les refus réitérés que recevront ses premières œuvres de la part des maisons d'édition.
24Schopenhauer – dont Challemel-Lacour disait, après l'avoir rencontré en 1851, qu’il avait ressenti un "souffle glacé à travers la porte entrouverte du néant" – était un véritable pessimiste car il doutait fondamentalement des hommes. Ce n'est certes pas le cas de Beckett qui écrivait, entre autres choses :
J'ai bon espoir, je le jure, de pouvoir un jour raconter une histoire, encore une, avec des hommes, des espèces d'hommes, comme du temps où je ne doutais de rien, presque.
(Nouvelles et textes pour rien11)
25Si les premières œuvres beckettiennes fourmillent de références culturelles, il faut cependant remarquer que celles-ci sont toujours utilisées non pas pour instaurer une filiation dans l'ordre de la culture, mais pour rompre avec cette dernière :
Pereant qui ante nos nostra dixerunt
26lit-on déjà dans une addition de Watt qui reprend la formule lancée par Schopenhauer. Les citations ou les allusions à d'autres œuvres sont le plus souvent décidées pour faire apparaître une faille entre ce qui est dit et ce qui est vécu : ainsi voyons-nous Estragon évoquer les Cariatides et Vladimir parler latin – Memoria praeteritorum bonorum (En attendant Godot, p. 121) – dans un moment où l'inanité de la conversation avec Pozzo touche à son comble ; ainsi entendons-nous l'animateur de Pochade radiophonique12 demander à sa dactylo, en même temps qu'il dirige un féroce interrogatoire sur la personne de Fox :
Connaissez-vous les œuvres de Sterne, mademoiselle ? (p. 76).
27On ne voit souvent dans ces insertions citationnelles que la marque de l'humour beckettien, mais – et même si l'humour suppose une mise à distance – il faut aller plus loin. Les références livresques qui s'estomperont sensiblement à mesure que l'œuvre de Beckett se déploiera, sont régulièrement chez lui un moyen de créer ce que B. Brecht appelait des "effets d'étrangeté" dans sa théorie de la distanciation. La différence est qu'ici, il ne s'agit plus seulement de briser l'évidence du quotidien devenu naturel, mais de rompre avec l’évidence et l'influence du passé. Déjà, lorsqu'il était étudiant au Trinity College, Beckett avait réagi contre un certain courant littéraire des années vingt qui, en dépit de l'histoire, voulait chanter une nouvelle alliance possible entre l'homme et le monde et pensait que la littérature avait ce pouvoir. Là réside, dans la position tenue par rapport à l’acte d'écrire, la profonde différence qui apparaît lorsque l’on compare Beckett à Joyce.
De Joyce à Beckett
28Les deux hommes furent unis par une belle amitié qui, malgré quelques troubles passagers, ne se démentit jamais. Ensemble, outre leur goût commun pour le silence, ils aimaient à parler littérature ou philosophie, à lire Mauthner à haute voix et à chanter du Schubert. Beckett admirait réellement l’auteur d'Ulysse ; il voyait également en lui le type même de l’écrivain non reconnu qui persiste à écrire, mais il a assez rapidement compris que leurs chemins divergeaient.
29Pour Joyce, l’œuvre d'art peut capter et cristalliser, en une sorte de microcosme sacré, la totalité du réel. Comme Proust, il voit dans l'œuvre une réalité close sur elle-même, susceptible d'exister par elle seule et capable d'échapper au temps et à la mort. Joyce écrivait pour s’emparer du monde par la magie des mots et il avait, ce faisant, une confiance illimitée dans les pouvoirs du Verbe. C'est pourquoi, il croyait fermement à l'édifice culturel – à la culture comme capital humain – grâce auquel et à partir duquel la pensée créatrice pouvait et pourrait s'exercer. Beckett, lui aussi, a la passion des mots, mais, à la différence de son ami, il se défie terriblement et de plus en plus de cette passion. Il n'y a pas pour lui une belle et éternelle adéquation entre le Cosmos et le Logos. Il ne connaît que trop le divorce entre le monde et le langage et il éprouve pour la culture une certaine méfiance, dans la mesure où elle se fait et se transmet par les mots. Ainsi, à côté de Joyce qui brûle d'un feu prométhéen, Beckett préfère plonger dans l'obscurité, s'appauvrir délibérément et se démarquer des piliers de la culture, notamment de la culture occidentale. Lui-même remarquait, avec cette humilité si sincère et si nécessaire à ses yeux :
La différence avec Joyce est que Joyce était un magnifique manipulateur de matière, peut-être le plus grand. Il faisait rendre aux mots le maximum ; il n'y a pas une syllabe de trop. Le genre de travail que je fais est un travail dans lequel je ne suis pas maître de ma matière... Joyce tend vers l'omniscience et l'omnipotence en tant qu’artiste. Je travaille avec impuissance, avec ignorance13.
30Cette différence, G. Durozoi14 la voit très justement s'afficher symboliquement dans le choix que les deux auteurs font des titres de leurs œuvres : Joyce écrira Work in progress et Beckett From an abandonned work...
31On lit souvent qu'il ne faut nullement déduire de l'amitié et de l'admiration que Beckett portait à Joyce une influence du second sur le premier, et que l'œuvre beckettienne ne tient qu'à elle-même : elle se passerait de toute influence et ne pourrait servir de modèle qu'à de très pâles imitateurs. Ce genre d'affirmation, bien que laudatif en soi, nous semble exagéré et fragile, du moins dans sa première partie. Même si l'utilisation que Beckett fait de Schopenhauer, par exemple, devient de plus en plus gouailleuse, même si, comme le remarque A. Henry :
Persiflages, collages, transpositions caricaturales, annexions en tout genre forment un tableau généalogique un peu particulier qui rend de toute façon obsolète et inadéquat le terme d'influence15.
32il n'en reste pas moins que l'on n'écrit jamais ex nihilo. Il y a dans le roman beckettien des convergences avec Joyce, comme il y en a, dans Watt par exemple, avec Sterne et Kafka qui se refusaient à simuler une prétendue finalité du monde par le biais d'un récit continu et cohérent. Il y a, pour la matière théâtrale, une filiation qui inscrit Beckett dans le sillage d'une tradition de la pensée sur la condition humaine remontant à Shakespeare et, plus loin encore, à Sophocle. Il y a enfin le matériau premier, la langue plutôt deux langues s'agissant de Beckett – qui, quelle que soit l'utilisation que l'écrivain en fasse, s’impose toujours comme un a priori à toute écriture.
33On ne s'affirme, c'est bien connu, qu'en s'opposant, mais, au-delà de ce principe, il faut convenir qu'on ne devient jamais soi-même que par la reconnaissance des autres. Tout est dans le "placement de la balle" et l'écrivain dit toujours autre chose quand il le dit mieux. C'est à ce prix et à travers le projet que l'écriture fait d'elle-même que le style peut devenir une vision du monde, et c'est ainsi que nous pouvons aujourd'hui parler du "Beckettien", comme nous parlions déjà du "Joycien".
34L'écrivain n'écrit jamais à partir de rien même lorsqu'il se propose – et c'est là la difficulté propre à Beckett – de parler du Rien. Au centre de ce que l'auteur nomme son "travail", surgit sans cesse le même problème – comment exprimer le non-sens, le seul sens qui soit et qui les supporte tous ? – et avec lui la question que M. Blanchot posait dès 1942 : comment la littérature est-elle possible ? C'est cela qui traverse toute l'œuvre de Beckett, qui est la matière de tout son discours romanesque et théâtral. Bien que Beckett n'ait jamais accompagné sa production d'une réflexion théorique sur la littérature, le Proust, qu'il rédigea sur commande en 1930, est hautement révélateur de son attitude future face à la création littéraire. Cela dit, d'autres informations, plus précieuses encore, nous viennent de ses écrits sur l'art et notamment de ceux qu'il a consacrés à la peinture de Bram Van Velde.
Samuel Beckett et Bram Van Velde ou le problème de la représentation
35Bram Van Velde (1895-1981) et Samuel Beckett se rencontrèrent en 1936. A partir de cette date, c'est encore le récit d'une belle et durable amitié. Il y a entre les deux hommes de nombreuses ressemblances physiques, morales et intellectuelles, à tel point que certains portraits faits de Bram Van Velde pourraient très bien convenir à Beckett. A. Chastel va même jusqu'à les associer à travers leurs œuvres et leur vision du monde :
Tout ce qui est apparition simple est défait, toute harmonie spontanée est désaccordée (...) Voilà donc une peinture abstraite qui se nie comme abstraction, une sensibilité à vif en voie d'autodestruction et des ouvrages qui témoignent seulement par la violence de leurs contradictions (...) Comme tel roman de Beckett, c'est à prendre ou à laisser16.
36Ce qui captive Beckett dans l’œuvre et dans la personnalité du peintre, c’est la façon dont celui-ci se tient en dehors de l’art reconnu. Après la guerre, Beckett va pousser très loin sa réflexion sur le tragique contemporain et sur le problème de l’œuvre d’art en tant que représentation. Il lui semble que les œuvres, qu’elles soient littéraires ou picturales, sont dangereusement ambiguës, dans la mesure où leur splendeur nous donne l’impression de s'inscrire dans une sorte de transcendance culturelle et risque de nous faire oublier ce que l'humanité peut, à chaque instant, redevenir. Le monde de l'art lui semble abriter des orgueilleux, au sens pascalien du terme : des artistes se voulant titanesques et des privilégiés enorgueillis qui assistent en spectateurs. Les uns ont la conscience déchirée de tous les grands artistes, mais finissent par donner l'image de la perfection et d'un être au monde possible aux autres qui s'en nourrissent et en font bonne conscience. Dans une lettre à Georges Duhuit, en date du 27 février 1950, l'auteur parle :
(d’)un public nombreux et rayonnant, pourléchant la marchandise, pur fruit, pur sucre17.
37Beckett, qui depuis sa jeunesse fréquente les galeries et les musées, sait à l'évidence qu'il fait partie de ce public ; il sent parfaitement la contradiction d'une attitude qui le conduit à condamner l'œuvre d'art au nom de l'authenticité ontologique et qui, parallèlement, lui procure un plaisir salvateur par rapport au poids de l'existence.
38Si ce plaisir est particulièrement sensible devant les peintures de Bram Van Velde, c’est parce que Beckett le voit comme un peintre d'un autre ordre. En 1949, il écrit :
Pour moi, la peinture de Bram (...) est nouvelle parce que la première à répudier le rapport sous toutes ses formes18.
39Ce nouvel ordre et cette absence de rapport, il les a déjà précisés dans un article intitulé "Peintres de l'empêchement", publié dans la revue Derrière le miroir. En plus d'une analyse subtile qui témoigne de l’attention aiguë portée par l’auteur à la peinture des deux frères Van Velde, nous pouvons y lire, en filigrane, les préoccupations de Beckett écrivain devant le problème de la représentation, surtout à une époque où il commence la rédaction de sa première pièce de théâtre :
À partir de ce moment, il reste trois chemins que la peinture peut prendre. Le chemin du retour à la vieille naïveté, à travers l'hiver de son abandon, le chemin des repentis. Puis le chemin qui n'en est plus un, mais une dernière tentative de vivre sur le pays conquis. Et enfin le chemin en avant d'une peinture qui se soucie aussi peu d'une convention périmée que des hiératismes et préciosités, des enquêtes superflues : une peinture entrevoyant dans l'absence de rapport et dans l'absence d'objet le nouveau rapport et le nouvel objet19.
40Indéniablement, Beckett voyait dans ce "chemin en avant" l’annonce d'un gigantesque espoir : celui d'une œuvre qui ne serait plus un objet d'art, au sens marchand du terme, et qui fonctionnerait plus comme un objet de découverte que comme un objet à découvrir, un départ plutôt qu'une fin, une proposition sur la latence du sens plutôt qu'une expression, et deviendrait ainsi le plus bel espace de congruence entre les hommes. Il nourrissait également le secret espoir de voir la littérature tenter un travail qui fût analogue à celui de la peinture et qui consistât, à travers une démarche rendue de plus en plus dépouillée, à montrer sans prendre parti, sans se mettre en avant, afin d'atteindre comme il l’écrit dans "Le monde et le pantalon" :
la peinture de la chose en suspens, strictement telle qu'elle est, figée réellement. C'est la chose seule isolée par le besoin de la voir, par le besoin de voir. La chose immobile dans le vide (...) dans le noir de la conscience qui éclaire l'esprit20.
41C'est son propre projet littéraire et notamment théâtral que l'auteur entrevoit ici. Cependant, à partir de 1948-1949, Beckett perçoit de plus en plus une différence entre Bram Van Velde et lui. Il y a, envers et contre tout, un credo chez le peintre qui ne peut être celui de l'écrivain et celui-ci l'exprime clairement :
J'ai beaucoup pensé à votre travail ces derniers jours et compris l'inutilité de tout ce que je vous ai dit. Vous résistez en artiste à tout ce qui vous empêche d'œuvrer, fût-ce l’évidence même. C'est admirable. Moi, je cherche le moyen de capituler sans me taire tout à fait21.
42Au-delà d'un souci d'ordre éthique, c'est une préoccupation d’ordre esthétique, philosophique, qu'il nous faut entendre dans ces propos. "L'esprit des formes est un" disait Élie Faure en 1933, mais Beckett, en 1948-1949, n'y croit plus qu'à moitié et peut-être plus du tout. Sans doute l'expérience théâtrale, commencée à cette époque, lui a-t-elle mieux fait comprendre combien les catégories de l'esthétique littéraire ne sont pas compatibles avec celles des autres arts. C’est le sens de son discours lorsque, s'agissant d'En attendant Godot, il écrit à G. Duhuit en 1951 :
Franchement je suis tout à fait contre les idées de Staël sur le décor, peut-être à tort. Il voit ça en peintre. Pour moi, c’est de l'esthétisme. On a fait du décor de ballet et de théâtre, à leur grand dommage je crois, une annexe de la peinture. C'est du wagnérisme. Moi je ne crois pas à la collaboration des arts, je veux un théâtre réduit à ses propres moyens, paroles et jeu, sans peinture et sans musique, sans agréments. C'est là du protestantisme si tu veux, on est ce qu'on est. Il faut que le décor sorte du texte, sans y ajouter. Quant à la commodité visuelle du spectateur, je la mets ou tu devines. Crois-tu vraiment qu'on puisse écouter devant un décor de Bram, ou voir autre chose que lui ?22
43Même si Beckett n'a pas voulu aliéner le théâtre à la peinture, il nous semble qu'il a continué à être animé, dans la réalisation de son œuvre théâtrale, par le secret espoir qu'il nourrissait conjointement pour la peinture et la littérature : celui de "la chose immobile dans le vide (...) dans le noir de la conscience qui éclaire l'esprit"23. Un espoir devenu un besoin et qui allait faire de son théâtre une toile tendue sur le vide où la parole résonne.
44L'étroite relation entre Beckett et Bram Van Velde, ces deux amis qui ne se tutoyèrent jamais, n'eut pas de cesse. Beckett a accompagné Bram Van Velde jusqu'à la fin, comme il l'avait fait pour J. Joyce, et d'une façon d'autant plus respectueuse, à son sens, qu'elle était devenue silencieuse.
Du problème de la représentation à celui de la langue
Rater encore. Rater mieux encore. Ou mieux plus mal. Rater plus mal encore. Encore plus mal encore.
(Cap au pire, p. 8-9).
Admettre qu'être un artiste est échouer comme nul autre n'ose échouer constitue son univers et son refus désertion. Je n'ignore pas qu’il ne nous manque plus maintenant pour amener cette horrible affaire à une conclusion acceptable que de faire (...) de cet acte impossible et nécessaire un acte expressif, ne serait-ce que de son impossibilité, de sa nécessité. Et ne pouvant aller jusque-là, je sais que je me place, et avec moi peut-être un innocent, dans une situation peu enviable24.
45"Situation peu enviable" est un euphémisme. Toute représentation véritable est un acte impossible qui ne peut pas ne pas être, et l'artiste est condamné à se projeter dans cette impossibilité nécessaire. Celui qui écrivait.
Nommer, non rien n'est nommable, dire, non rien n'est dicible
(Textes pour rien, p. 203).
46avait déjà avoué :
Je suis obligé de parler. Je ne me tairai jamais.
(L'Innommable, p. 9).
47L'art se doit d'être, pour Beckett, un échec consenti et la littérature plus particulièrement encore. Si "l'écriture est de la cochonnerie", ainsi que l'affirmait A. Artaud (in Le Pèse-nerf), c'est parce qu'elle répond à un impérieux besoin, mais qu'elle demeure à jamais incapable d'assouvir ce besoin puisque, charriant les connotations sociales transmises par la langue, elle reste impuissante à délivrer l'expression totale de l'expérience individuelle. Écrire, c'est échouer car chacun est, selon la formule de Kafka, "l'invité de sa propre langue".
48Si l'on considère l'œuvre de Beckett, écrite tantôt en anglais, tantôt en français, on mesure combien le rapport de l'écrivain à la langue se marque par un double phénomène : une rupture, dans laquelle la psychanalyse a pu lire une sorte de transfert et un chassé-croisé incessant ; un chassé-croisé d'autant plus étroit que Beckett assurait lui-même ses traductions d'une langue à l'autre et que, souvent, il ne savait plus s'il avait écrit initialement tel texte en anglais ou en français !
49Abandonner, fût-ce provisoirement, sa langue maternelle a sans doute été pour l'auteur – ainsi que le développe D. Anzieu dans Beckett et le psychanalyste25 – une façon de se séparer de sa mère avec laquelle la relation devenait de plus en plus tendue. Il ne faut cependant pas perdre de vue que Beckett a nourri très rapidement, en tant qu'artiste devant son matériau premier, une défiance vis-à-vis de toute langue. Cela faisait l'objet de longues conversations entre lui et Joyce :
Beckett lisait à Joyce des passages des œuvres de F. Mauthner dont la Critique au langage était l'un des premiers ouvrages à signaler la faillibilité du langage en tant que moyen pour découvrir et communiquer les vérités métaphysiques26.
50Il ne faut pas oublier non plus que l'auteur a lui-même donné les raisons qui l'ont incité à écrire en français :
En français, c’est plus facile d'écrire sans style27.
51Ne nous méprenons pas sur cette déclaration. Il ne s'agit pas d'y voir l'affirmation que la langue française serait moins riche que la langue anglaise, mais d'en déduire qu'elle offre les garanties d'une langue étrangère, c'est-à-dire la possibilité d'être moins aliénante pour celui qui l'emploie. Tout se passe comme si Beckett qui avait exprimé dès Watt le drame du langage, de la non-coïncidence entre les mots et les choses, avait voulu accuser davantage ce hiatus, en utilisant une langue qui ne donnât pas l'impression que l'écrivain pouvait s'approprier le monde à travers le verbe. Pour ce faire, il lui fallait délaisser sa langue maternelle dont la texture était trop liée à la trame de son existence. Beckett a préféré alterner les langues et demeurer leur invité, afin de n'en être ni le pensionnaire ni le pensionné.
52Une expression que Beckett avait employée à propos de la peinture, en déclarant qu'elle devait être "une écriture de la pénurie", s'applique parfaitement au projet de l’auteur ; un projet qui a été conforté par deux découvertes. La première révélation fut celle d'une mission que l'auteur consigna dans Watt :
Qui du vieillard
l'histoire racontera ?
dans la balance
absence pèsera ?
avec une règle
manque mesurera ?
des maux du monde
la somme chiffrera ?
dans les mots
néant enfermera ? (p. 259)
53La seconde fut celle où il comprit qu'il devait faire fructifier ce qu'il prenait pour le signe de son échec, à savoir son impuissance à raconter des histoires et à se raconter lui-même. Il choisissait, dès lors, de devenir "un artiste de l'empêchement" – à la manière des peintres qu'il admirait le plus – de travailler sur la difficulté qu'il éprouvait à dire, jusqu'à fonder la littérature sur l'impossibilité d'écrire. Sans doute, le passage à la langue française a-t-il été, au départ, un moyen de rétrécir le spectre de ses possibilités linguistiques. C'est le sens de la curieuse déclaration qu'il fera en 1945, de retour à Paris :
À la libération, je (...) me remis à écrire – en français – avec le désir de m'appauvrir encore davantage28.
54De nombreux personnages de son théâtre nous en rappellent, sans cesse, la nécessité, et notamment l’animateur de Pochade radiophonique dont la formule est :
RÉDUIRE la pression au lieu de l'augmenter, (in Pas, op. cit., p. 73).
55La volonté d'appauvrissement, dont Beckett témoigna dans le roman, se retrouve dans son théâtre : espace, décor, personnages, gestuelle, dialogues, monologues, tout a été en se raréfiant. Cette façon de condenser le discours scénique, de le tracer en asymptote au "degré zéro" de l'expression, au silence même, a posé un problème dont l'auteur était très réellement conscient : le théâtre beckettien a atteint les limites au-delà desquelles la représentation théâtrale cesse d'être. L'écriture de Samuel Beckett est "une critique de la raison pure", non parce qu'elle dérive vers la folie ou l'onirisme le plus débridé, mais parce que, à travers son projet et les contraintes qu'elle s'impose, elle vise à une raison autre, à la raison augmentée de tout ce qui n'est pas elle. De l'avis de O. Bernal29, la parole, chez Beckett, ne se rattache plus à aucun concept fait a priori de l'homme : c'est elle qui constitue le parleur et elle doit, ce faisant, s'en tenir à ses propres forces, avancer selon ses propres lois, sans recours à l'extérieur. Ce commentaire, proposé à partir du roman beckettien, nous semble hautement vérifié par le théâtre de l'auteur. L'être au monde et la parole ne font qu’un, le fond et la forme aussi, quand l'écriture devient l'expression même de l'existence, de sa difficulté, et de l'impossibilité de la taire et de se taire.
56C'est cela qui a fait la double nécessité de l'écriture beckettienne : celle de l'auteur, d'abord, qui ne peut pas entrevoir d'écrire différemment ; celle du lecteur, ensuite, qui ne peut plus concevoir de lire autrement ce qui a été dit. L’écriture prend alors une dimension d'éternité et ce n'est pas gratuitement que C. Mauriac30 en arrive à la conclusion que l'écriture de Beckett est avant tout celle d'un poète.
De Mallarmé à Beckett ou L'écriture du Tout au Rien
57R. Barthes notait dans ses Essais critiques :
L'écrivain est un homme qui aborde radicalement le pourquoi du monde dans un comment écrire31.
58Le plus souvent il le fait en prolongeant son œuvre, en écrivant de plus en plus, comme si l'écriture espérait rendre compte du réel par des effets tautologiques. Il est pourtant des auteurs qui travaillent à rebours, s'amenuisent, se dépouillent, touchent à une sorte d'ascétisme du langage pour atteindre le même but. Parmi ceux-ci, Stéphane Mallarmé et Samuel Beckett : le premier fut toujours un poète, le second, qui commença par l’être, ne cessa jamais de le devenir.
59Il y a, à notre sens, entre ces deux expériences, un certain nombre de convergences, de similitudes dans le rapport au langage et à l’écriture, dans le rapport au monde, dans le projet existentiel mené à travers l'œuvre et dans la recherche d'une symbiose du Tout et du Rien.
60Mallarmé a reconnu et a utilisé – en creusant le vers, comme Beckett creusera la phrase – la fondamentale ambiguïté du langage : nommer, c'est à la fois créer et détruire. Ainsi que le rappelle M. Blanchot qui cite Hegel :
Le premier acte par lequel Adam se rendit maître des animaux fut de leur imposer un nom, c'est-à-dire qu'il les anéantit dans leur existence (en tant qu'existants)32.
61De là le fait que pour Mallarmé, nommer sera faire être autrement, en abolissant la chose nommée, afin de la donner à voir dans son absence. La néantisation des objets qui les décrit comme absents, qui les nie en tant que faits et qui est inspirée de la négation de la négation hegelienne, devient la finalité de l'art. Il s'agit alors de suggérer et non pas de dire et encore moins d’expliquer. Le travail sur le langage sera dès lors terrassant, parfois terrifiant, pour le poète. La sémantique, "les mots de la tribu", la phonétique, la syntaxe éclatée, repensée et redistribuée, le rythme, la ponctuation ou son absence, le bouleversement de la typographie, le silence parlant des blancs, participeront à l'élaboration de chaque vers du poème toujours plus resserré sur lui-même, tel un chiffre sacré. Mallarmé disait : "Je n'ai créé mon œuvre que par élimination".
62L'élimination – dans cette formule qu’aurait pu revendiquer Beckett – c'est aussi celle du monde, de la vile réalité qui dégoûte Mallarmé et que le poète doit réduire en cendres pour en faire jaillir la pure signification :
Exclus-en si tu commences
Le réel parce que vil.
(in "Toute l'âme résumée").
63J.-P. Sartre, dans la longue étude qu'il consacra à Mallarmé entre 1948 et 1952 et dont il ne reste aujourd'hui que quelques extraits publiés dans un numéro spécial de la revue Obliques, écrit à ce propos :
Ce n'est pas la Parousie, mais l'absence qui fait le but et l'espoir. Ce qui "était au commencement", ce n’est pas le logos, mais l'ignoble abondance de l'être, la Vulgarité ; ce n'est ni la Création ni le passage du Verbe au Monde que l'on adore, mais au contraire le passage par amenuisement de la réalité au verbe33.
64La négation généralisée n’est pas une position facile et Mallarmé sait lui devoir son attente sans espoir de l’inspiration, "La solitude bleue et stérile" ("Don du poème"), et sa désespérance "Sur le vide papier que la blancheur défend". ("Brise marine"). Son impuissance le ronge et il y reconnaît le fruit de son exigence :
La vérité, c'est qu'il n'a rien à dire ayant jeté d'avance son interdit sur tout34.
65Une issue pourtant se révélera lorsqu'il comprendra qu'il y a un parti à tirer de ce vide, de ce blanc intérieur : puisque la stérilité vient de son intransigeance, il en fera sa muse et chantera son impuissance à chanter. Ce sera le sujet de nombreux poèmes parmi lesquels on pourrait citer : "Le guignon", "Le pitre châtié", "Le sonneur", "L'Azur"... Il se produit alors un renversement que Sartre décrit en ces termes :
Impuissant qui chante son impuissance, Mallarmé convertit son échec personnel en Impossibilité de la Poésie ; puis par un nouveau retournement, il transforme l'Échec de la Poésie en Poésie de l'Échec35.
66On sent ici que la chaîne des artistes de l'empêchement, si chers à Beckett, s'allonge et se resserre. Chez Mallarmé, comme chez Hegel, le Néant n'est pas seulement un aboutissement, mais un point de départ à compter duquel l'Etre doit se postuler ; et Sartre d’ajouter :
L'Etre est au-delà du Rien : le passage par le Néant est la seule voie d'accès au réel36.
67Mallarmé, dans son projet d’une poésie du Tout, s'est rendu compte que ce dernier n'était Rien, sans la conscience qui le fait être, pour retourner elle-même au Néant. Échec, mais aussi grandeur de l'homme, de "Ce seigneur latent qui ne peut devenir" dira le poète, et qui doit se contenter de proclamer "devant le Rien qui est la vérité, ces glorieux mensonges" que sont les manifestations de l'art. Ayant perdu toutes les illusions propres aux apparences de l'Etre et sachant que le hasard n'existe que par l'homme, sans qu'aucun coup de dés poétique puisse l'abolir, Mallarmé, serein, pourra écrire à la fin de son ultime naufrage spirituel :
Rien n'aura eu lieu que le lieu. ("Un coup de dés").
68Magnifique conclusion qui sonne comme la plus emblématique des ouvertures à donner à l'œuvre théâtrale de Beckett. Ce parallèle entre Mallarmé et Beckett – qui nous a paru nécessaire dans la mesure où écrire sur l'un nous a fait bien souvent penser à l'autre – nous place désormais au seuil de la relation du Tout au Rien dans l'univers beckettien.
69L'œuvre de Beckett ira inexorablement en se dépouillant savamment. L'écriture, qui n'est pas expansion mais contraction, avait dit l’auteur en 1931 (in Proust37), travaillera, dans une économie de plus en plus resserrée, à marquer son cheminement du Tout au Rien. Si l'on scrute de plus près le texte de Beckett – dont le projet était, rappelons-le, "dans des mots/néant enfermera" – on se rend compte que la relation équalisante du Tout au Rien s'inscrit, de façon parfois diffuse mais toujours envahissante, à travers le discours des personnages de son théâtre. Tous pourraient réaffirmer cette proposition qui traverse l'écriture de Comment c'est : "Rien n'est plus réel que le rien".
70Tour à tour, ils l'exprimeront de différentes manières, et, parmi celles-ci, nous retiendrons les formulations fortement sarcastiques qu'en donne Clov. Répondant à Hamm, qui l'interroge sur les alentours du monde, il dira :
Y a-t-il des secteurs qui t’intéressent particulièrement. (Un temps).
Ou rien que le tout ? (Fin de partie, p. 97).
71et il s'exclamera, à un autre moment :
Mieux que rien ! ça alors tu m'épates, (ibid., p. 81).
72Très pertinent encore est le rapport qui s’établit entre le mot "tout", utilisé comme substantif, adverbe ou adjectif indéfini, et le mot "rien". Pour s'en tenir à Fin de partie, on y recense 41 occurrences du premier contre 15 pour le second. La différence pourrait sembler infirmer notre propos, si la totalité que sous-entend le mot "tout" n'était pas le plus souvent ruinée, abolie, par le contexte des répliques, comme en témoignent les illustrations suivantes :
Tout ça c'est creux, (ibid., p. 42).
Tout est... mortibus. (p. 46).
Toute la vie les mêmes inepties, (p. 64).
Toute la maison pue le cadavre. Tout l'univers, (p. 65).
Tout est noir. (p. 71).
Tout s'est fait sans moi. (p. 98).
Tout le mal. (p. 106).
73La parole des personnages et l'écriture de Beckett se dénueront de plus en plus, comme si elles ne pouvaient trouver leur plénitude que dans le rien qui les aspire. Aragon remarquait, à propos des romans beckettiens, que ce qui leur donne
ce caractère incomparable, c'est qu'ils "commencent par la fin" (...) Je veux dire que même le dernier mot de chacun d'entre eux est le premier. Que le chemin parcouru naît d'où il finit38.
74Cette réflexion, qui est une autre façon d'exprimer la relation du Tout au Rien, se trouve également vérifiée par le théâtre de l'auteur. En fait, l'œuvre beckettienne présente le langage au travail, la littérature à la recherche d'une authenticité qui n'exprime rien de défini. Elle a formulé le pari de réaliser les conditions d'émergence d'une signification qui se fait toujours attendre, et elle y est parvenue.
75Avec Beckett, l'espace théâtral présente une vacuité traversée par la parole qui, ne voulant rien dire qui soit établi, peut prétendre à tout dire. Il y a là un sens qui, dans sa latence, les contient tous, sans qu'aucun ne soit affiché en particulier. L'écriture devient alors, à l'image des "trous noirs", un ensemble vide d'où jaillit la matière, ou, comme l’explique J. Monod à propos des confins de l’univers, un Rien qui contient le Tout en puissance39. C'est en ce sens que l'on pourrait dire que l'écriture beckettienne, partant du Tout au Rien et de leur dialectique, s'impose – sans que l'expression soit péjorative – comme l'écriture du Rien du Tout.
Notes de bas de page
1 Robert Pinget, "Notre ami Sam", Critique, nos 519-520, août-septembre 1990, p. 639.
2 Dante : cf. les images infernales de l’errance, de la reptation, de l’immobilité qui "animent" La Divine Comédie et qui inspirent autant qu’elles aspirent la plupart des personnages beckettiens.
3 Shakespeare : cf. l’allusion de Hamm dans Fin de partie qui, parodiant Richard III, s'écrie : "Mon royaume pour un boueux !"
4 Pascal : cf. la théorie du divertissement omniprésente dans le théâtre beckettien et notamment pour légitimer l’acte de parler.
5 Leibniz : cf. la théorie des monades souvent pertinente dans l'explication du déroulement des existences, de la difficulté à communiquer avec l'autre, et représentative de l'univers mental des personnages.
6 Baudelaire : cf. Hamm encore qui, reprenant le poème "Sois sage ô ma douleur", déclare : "Tu réclamais le soir ; il vient (Un temps. Il se reprend.) il descend, le voici – joli ça !"
7 Marivaux : cf. Comédie, un marivaudage tragique où des expressions pleines d'une grâce très XVIIIe sont mêlées à de froides crudités. Une rapide allusion à Frontin, le valet de comédie traditionnel chez Marivaux, montre bien l’intention de Beckett.
8 Cité par Anne Henry, "Beckett et les bonnets carrés", Critique, op. cit., p. 694-695.
9 Arthur Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation (1819), P.U.F., rééd. 1966.
10 Cité par Ludovic Janvier, Beckett par lui-même, Seuil, 1969, p. 16.
11 Éd. de Minuit, p. 173. Sauf mention particulière, dans la présente étude, la pagination indiquée pour les œuvres de Beckett renvoie aux éditions de Minuit. Elle figure entre parenthèses à la suite de chaque citation.
12 Ce dramaticule de S. Beckett a été publié aux éditions de Minuit dans Pas, suivi de Quatre esquisses.
13 Pierre Mélèze, Samuel Beckett, coll. "Théâtre de tous les temps", Seghers, 1966, p. 137.
14 Georges Durozoi, Beckett, Bordas, 1972, p. 198-199.
15 Anne Henry, art. cité, p. 693.
16 André Chastel, "Tableaux de folle peinture", Le Monde, 22-02-1952.
17 Cité par René Labrusse, Critique, op. cit., p. 673.
18 Lettre à G. Duhuit du 9 mars 1949, citée par R. Labrusse, ibidem, p. 678.
19 S. Beckett, "Peintres de l'empêchement", Derrière le miroir, nos 11-12,1948, éd. de Minuit, p. 7.
20 S. Beckett, "La peinture des Van Velde ou le monde et le pantalon", Cahiers d'art, 1945-1946, p. 28-29. Cette publication a été reprise en 1989 aux éditions de Minuit.
21 Lettre de S. Beckett à Bram Van Velde, le 14-01-1948, citée dans Catalogue Bram Van Velde, éd. Centre G. Pompidou, 1989, p. 165.
22 Cité par R. Labrusse, Critique, op. cit., p. 676.
23 Cité par nous, supra.
24 S. Beckett, en collaboration avec G. Duhuit et J. Putman, Bram Van Velde, coll. "Le Musée de poche", éd. G. Fall, 1958, p. 14.
25 Didier Anzieu, Beckett et le psychanalyste, éd. Mentha, 1992.
26 Cité par Martin Esslin, Le Théâtre de l'absurde, Buchet-Castel, 1963, p. 32.
27 R.N. Coe, Samuel Beckett, Grove Press, 1963, p. 14.
28 Cité par L. Janvier, op. cit., p. 18.
29 Olga Bernal, Langage et fiction dans le roman de Beckett, coll. "Le chemin", Gallimard, 1969.
30 Claude Mauriac, La Littérature contemporaine, Albin Michel, rééd. 1970.
31 Roland Barthes, Essais critiques, Seuil, 1964, p. 148.
32 Maurice Blanchot, La Part du feu, Gallimard, 1949, p. 325.
33 Jean-Paul Sartre, Obliques, nos 18-19 "L'engagement de Mallarmé", éd. Borderie (Nions), 1979, p. 188.
34 Sartre, ibidem, p. 190.
35 Ibidem, p. 193.
36 Ibidem, p. 186.
37 S. Beckett, Proust, (Chatto and Windus, 1931), trad, fçse, éd. de Minuit, 1990.
38 Aragon, Je n'ai jamais appris à écrire ou les incipit, coll. "Les Sentiers de la création", éd. Skira, 1969, p. 121.
39 Jacques Monod, Le Hasard et la nécessité, Seuil, 1970.
Auteur
Université de Besançon
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