Qui n’a pas son minotaure ?
Divertissement sacré de Marguerite Yourcenar : des "borborygmes" de Thésée aux Mémoires d'Hadrien
p. 363-415
Texte intégral
Littérature et histoire
1La pièce présentée ici, dans le cadre d'un séminaire sur l'intertextualité, est une œuvre mineure de l'auteur, mais qui ouvre un champ de recherches et offre un intérêt spécifique pour l'étude de la création littéraire, ainsi que pour la compréhension et l'appréciation de l'ouvrage de G. Genette : or elle n'est même pas mentionnée dans celui-ci1.
2Est-ce parce que c'est l'œuvre d'une femme ?
3Marguerite Yourcenar est pourtant un des plus grands écrivains français du XXe siècle, représentative aussi de l'histoire de notre époque. On voit dans les carnets de notes de ses œuvres qu'elle n'a jamais cessé de puiser son inspiration dans tout le contexte de l'histoire contemporaine, en même temps que dans les textes du passé. Elle a su montrer, de Thésée, parodie de héros qui "tourne à la farce noire", à Hadrien, puis à Zénon, les blessures dont souffre le XXe siècle, celles de l’homme d'action confronté aux impasses de celle-ci, et celles du médecin, – philosophe ou aventurier-, confronté à la souffrance ainsi qu'aux impasses du savoir. Elle a su dire aussi, plus secrètement, la difficulté d'être, en même temps que le plaisir d'écrire et – en dépit de tout – celui de vivre. Il est vrai qu'elle ne cherche pas forcément à plaire.
4Marguerite Yourcenar a elle-même rapproché dans la préface de la pièce de théâtre que je présente aujourd'hui, le traitement qu'elle fait subir à la mise en scène du mythe de Thésée, affrontant le Minotaure, et l'élaboration du personnage historique d'Hadrien, l'empereur philhellène auquel elle a consacré son premier grand roman2. La pièce était issue d'un mince sketch conçu en 1932-1934, intitulé "Ariane et l'aventurier" ; elle fut publiée en 1939, puis plusieurs fois remaniée depuis 1945 et terminée en 1960. La mention de ces dates est essentielle pour l'histoire littéraire et pour la définition d'une qualité particulière d'intertextualité3.
5Il y aurait évidemment d'abord beaucoup à dire sur les rapports de M. Yourcenar et de l'hellénisme. C'est dans la période de 1934 à 1938 qu'elle a fait ses premiers longs séjours en Grèce. Elle écrit des essais sur les sites grecs, et commence Feux (paru chez Grasset en 1936) lors d'un voyage à Constantinople entrepris avec un ami grec, le poète et psychanalyste Andréas Embiricos. "Comme dans Denier du rêve, mais avec plus d'intensité encore, les images de la violence et du désarroi politique envahissent la scène" (Pléiade, Chronologie, p. XIX). De la même époque date le recueil des Nouvelles orientales, dédié à Embiricos, et "dont les récits à sujets anecdotiques ou légendaires, pris à la Grèce contemporaine ou byzantine, aux Balkans, et çà et là à l'Asie, témoignent du désir de montrer l'intime emmêlement du mythe et de la vie" (ibid.).
6En 1942, elle écrit plusieurs poèmes recueillis plus tard dans Les Charités d'Alcippe, entre autres "Drapeau grec" et "Épitaphe en temps de guerre", écrit à la nouvelle de la mort d'une amie grecque tuée dans les bombardements de Janina. Également pendant la guerre, en 1943, elle compose les deux drames antiques Le Mystère d’Alceste, et Électre ou la Chute des masques.
7En 1958, elle publie des études sur un autre poète grec, Présentation de Constantin Cavafy. En 1979, c'est La Couronne et la lyre, anthologie de textes et poèmes traduits ou adaptés du grec ancien, travail qui avait été lui aussi déjà commencé en 1942-43. La Grèce envahie et occupée a été pour M. Yourcenar un événement personnel et déterminant pour sa nouvelle réflexion sur les mythes.
8Elle insiste en outre longuement dans ses notes de travail sur l'actualité de ces figures antiques, au sens ludique de leur réutilisation dans des textes littéraires modernes, et au sens lucide de leur réinterprétation dans le contexte historique du XXe siècle. Notre réflexion occupera donc une position intermédiaire entre le problème de l'intertextualité (dans le présent sujet, il s'agit surtout d'intertextualité interne) et l’herméneutique au sens où l'entend H.G. Gadamer, selon lequel, dans l'œuvre d'art, et en particulier dans la compréhension du texte littéraire, se produit toujours une médiation entre le passé et le présent : "Sous la forme de l'écrit, tout ce qui est transmis est contemporain de tout présent. Il y a donc dans l'écriture une coexistence unique du passé et du présent"4. La compréhension et l'interprétation des textes ne sont pas seulement affaire de science, mais relèvent bien évidemment de l'expérience totale que l'homme fait du monde.
9Ce deuxième point de vue est dominant chez M. Yourcenar elle-même, qui pourtant fait un inventaire toujours extrêmement minutieux et érudit de ses hypotextes : pour lire véritablement un texte antique, écrit-elle, il est indispensable de "le laisser baigner dans cette eau-mère que sont les faits contemporains"5 ; elle montre par là l'importance qu'elle accorde aux rapports entre la littérature et l’histoire, et non seulement aux rapports des textes entre eux.
Notes et préfaces
10Qui n'a pas son Minotaure nous paraît marquer un point de rebroussement dans l'œuvre de l'auteur. Quelque chose a été cassé. De cette cassure naît une inspiration nouvelle. "Farce noire", la pièce est déjà une œuvre au noir, le début d'un processus alchimique dont on peut suivre les effets à travers les grandes créations ultérieures, les personnages d'Hadrien, puis de Zénon.
11M. Yourcenar a pris soin de présenter elle-même sa pièce dans une longue préface de quatorze pages, intitulée Aspects d'une légende et histoire d'une pièce, et qui constitue un paratexte extraordinairement riche, vigoureux et nuancé ; préface où l'on découvre que l'auteur s'est faite plusieurs fois lectrice, et même lectrice sévère, puis à nouveau auteur, et qui habille le drame et dialogue avec lui ; ou plutôt, elle semble être la chair même du drame, lui ajoutant profondeur historique et illustration. M. Yourcenar y rappelle les divers aspects et variantes du mythe de Thésée à travers les siècles, depuis la littérature antique, et décrit ou évoque les principaux documents figurés ou œuvres d'art s'y rapportant. Est remarquable ici l'intrication entre le mythe, l'événement biographique et l'événement historique : on constate que c'est ce dernier qui entraîne la relecture et la réécriture décisive de la pièce, et non pas une "intertextualité" abstraite6.
12La pièce date, on l'a vu, de 1932-1934, la première publication de 1939, la révision principale de 1944 ; elle a été à nouveau réécrite en 1956-1957, puis terminée avec sa préface en 1960. C'est là qu'elle affirme avoir dû passer par les "borborygmes" de Thésée, personnage principal de la "farce noire", pour accéder à la construction romanesque d'Hadrien.
13Ces mêmes années 1932-1934 ont vu aussi la publication du Denier du rêve, roman qui a pour centre le récit mi-réaliste, misymbolique, d'un attentat antifasciste à Rome en l'an XI de la dictature. C’est un des premiers romans français à pressentir et à combattre le danger fasciste. Les textes sont intéressants à comparer car dans ce cas s'est produite une transformation inverse, passage du roman au théâtre : c'est la pièce intitulée Rendre à César7. En outre, c'est une femme, Marcella, qui s'attaque au monstre. M. Yourcenar a ainsi fait aussi "l'expérience qui consiste à passer pour un sujet donné de la forme romanesque, dans laquelle l'auteur n’accorde que çà et là à ses personnages l'aubaine d'un monologue ou d’un dialogue, à une forme dans laquelle ces mêmes personnages occupent toute la scène, et relèguent dans le trou du souffleur l'auteur remis à sa place"8.
14L'aspect palimpsestique de l'œuvre de M. Yourcenar est particulièrement frappant et mis en relief par elle-même dans ses notes de travail et ses préfaces. Au début de la préface de L'Œuvre au noir, elle explique comment ce roman est sorti d'un recueil de trois récits parus eux aussi en 1934, sous le titre La mort conduit l'attelage, et intitulés respectivement D'après Dürer, D'après Greco, D'après Rembrandt. Nous ne pouvons pas entrer dans la question passionnante et inépuisable des rapports qu'entretiennent chez M. Yourcenar la réflexion sur des œuvres picturales, plastiques, ou architecturales, et la création littéraire. Ces rapports ont déjà été mentionnés plus haut touchant la légende de Thésée. Ce qui frappe du point de vue qui nous occupe, c'est pour ainsi dire l'état d’intertextualité permanente dans lequel M. Yourcenar a conçu ses différentes œuvres :
Ce que je tiens surtout à souligner ici, c'est que L'Œuvre au noir aura été, tout comme Mémoires d'Hadrien, un de ces ouvrages entrepris dans la première jeunesse, abandonnés et repris au gré des circonstances, mais avec lesquels l'auteur aura vécu toute sa vie. (...) Les deux romans se sont construits au cours des années par travaux de terrassements successifs, jusqu'à ce qu'enfin, dans les deux cas, l'ouvrage ait été composé et parachevé d'un seul élan"9.
15Elle note un peu plus loin l'étrange parenté du travail de documentation auquel elle s'est astreinte aussi bien pour le récit de fiction (L'Œuvre au noir) que pour les Mémoires :
Encore bien plus que la libre recréation d'un personnage réel ayant laissé sa trace dans l'histoire, comme l'empereur Hadrien, l'invention d’un personnage "historique" fictif, comme Zénon, semble pouvoir se passer de pièces à l'appui. En fait, les deux démarches sont sur bien des points comparables. Dans le premier cas, le romancier, pour essayer de représenter dans toute son ampleur le personnage tel qu'il a été, n’étudiera jamais avec assez de minutie passionnée le dossier de son héros, tel que la tradition historique l’a constitué ; dans le second cas, pour donner à son personnage fictif cette réalité spécifique, conditionnée par le temps et le lieu, faute de quoi le "roman historique" n'est qu'un bal costumé réussi ou non, il n'a à son service que les faits et dates de la vie passée, c’est-à-dire l'histoire (ibidem).
16Mais si la fiction et le document se soutiennent l'un l'autre, M. Yourcenar défend à sa manière les droits du mentir vrai explicité par Aragon. Elle écrit aussi à propos des Mémoires : "Ce qui ne signifie pas, comme on le dit trop, que la vérité historique soit toujours et en tout insaisissable. Il en va de cette vérité comme de toutes les autres : on se trompe plus ou moins"10.
17Le premier texte d'où sortit Qui n'a pas son Minotaure est précisément le "bal costumé" sur lequel M. Yourcenar s'est fait les griffes, comme elle le précise elle-même : à partir d'un petit jeu dramatique donnant lieu aux "libertés sans conséquence du masque et du travesti" (préface, p. 176), elle a refait la pièce sous le choc d'événements contemporains qui lui permettaient de donner un sens nouveau aux vieux motifs mythiques, et surtout de déconstruire l'image simpliste que donne l'humanisme classique du sujet humain, de sa responsabilité, de sa possible maîtrise sur l'histoire et sur sa propre destinée. Cette pièce est comme sa Nausée.
18Elle note aussi dans les carnets des Mémoires d'Hadrien : "N'importe : il fallait peut-être cette solution de continuité, cette cassure, cette nuit de l'âme que tant de nous ont éprouvée à cette époque, chacun à sa manière, et si souvent de façon bien plus tragique et plus définitive que moi, pour m'obliger à essayer de combler, non seulement la distance me séparant d'Hadrien, mais surtout celle qui me séparait de moi-même"11.
19Étrangers à nous-mêmes, ce titre de Julia Kristeva illustre l'intérêt du sujet abordé ici, dans le parcours de M. Yourcenar. Il est, comme le personnage d'Hadrien, varius, multiplex, multiformis. La pièce de théâtre en elle-même mérite d'être analysée, mais c'est aussi et surtout sa situation par rapport à de multiples paratextes, dans l'œuvre de l'auteur et dans d'autres œuvres du XXe siècle, théâtrales, romanesques ou autobiographiques, qui la rend particulièrement intéressante. Nous avons voulu ici esquisser une perspective de lecture et de recherche.
20Trois composantes de l'intertextualité nous ont paru plus spécialement intéressantes à étudier :
- l'opération pragmatique qui permet le passage du mythos au logos12.
- le passage transtextuel de la polyphonie dramatique à la polyphonie romanesque13 ; une des scènes originales de la pièce est précisément celle où, dans son labyrinthe, Thésée entend les multiples voix de lui-même. Or M. Yourcenar s'est elle-même posé le problème de la construction romanesque à partir d'une intuition dialogique.
- la question des codes de l'intertextualité : plutôt que de lire les textes au moyen les uns des autres, peut-on déceler un ou plusieurs "hyper-codes" qui leur sont communs ?
Du mythos au logos : éclatement du noyau mythique
21Gérard Genette distingue et s'efforce de classer plusieurs sortes de transpositions et transformations à l'intérieur de l'intertextualité littéraire ; il oppose notamment la parodie, qui modifie le sujet sans modifier le style, et le travestissement, qui modifie le style sans modifier le sujet :
Le travestissement est le contraire d’une distanciation : il naturalise et assimile, au sens (métaphoriquement) juridique de ces termes, le texte parodié. Il l'actualise. Mais comme toute actualisation, celle-ci ne peut être que momentanée et transitoire. Après quelques décennies, le travestissement perd son actualité, et donc son efficacité ; il s'enfonce à son tour dans la distance historique, et au contraire du texte original qui se maintient et se perpétue dans sa distance même, il se périme pour s’être voulu, et pour avoir été, dans le goût et dans la manière d'un jour. Le travestissement est par nature une denrée périssable, qui ne peut survivre à son temps, et qui doit être constamment réactualisé, c'est-à-dire en fait remplacé par une autre actualisation plus actuelle14.
22Marguerite Yourcenar, on l'a vu, a elle-même procédé à plusieurs réactualisations de sa propre pièce, avant d'en accepter la publication définitive. Elle l'a conduite jusqu'au point de maturation à partir duquel elle pouvait considérer que le mythe dont elle s'inspirait était, si l'on peut dire, définitivement actualisé.
23Les éléments nucléaires du mythe de Thésée sont rappelés dans la très longue préface de quatorze pages intitulée "Aspects d'une légende et histoire d'une pièce"15. Cette préface est la chair de la pièce, voix propre et personnelle de l'auteur, riche, vigoureuse, nuancée. Elle double la valeur de la pièce et est indispensable à la compréhension de celle-ci, lui ajoutant profondeur historique et illustration artistique. Elle nourrit le drame et dialogue avec lui.
24Mais un autre paratexte est également indispensable à la compréhension du "travestissement" : c'est l'évocation du décor, la visualisation globale qui précède la mise en scène et la représentation16. Il est ici nécessaire d'élargir la notion d'intertextualité en celle d'intersémioticité.
25Sur ce "plateau vide", laissé "au bon vouloir de son éventuel metteur en scène", l'auteur "imagine pour les scènes de plein jour des couleurs tranchées et une absence presque totale de formes". Les couleurs sont les ocres et les roux, le blanc de marbre et d’écume, le bleu profond, le blanc puis le noir de la voile du navire. Bariolage impitoyable qui masque et montre déjà l'un des aspects les plus épouvantables du Minotaure : l'informe. Les éléments de décor qui se succèdent au cours des scènes – le sommet de la hune, la proue de la barque, la tour, la porte du labyrinthe – "doivent rester de simples indications symboliques, sans réalisme archéologique ou autre". La violence primaire de ce traitement de l'espace éclairé est l'équivalent visuel du mythe. L'auteur prévoit aussi l'aspect des deux scènes entièrement nocturnes : la cale où sont enfermées les quatorze victimes (scène II) "pourrait être éclairée par une grosse lampe pendant de l'entrepont, et dont le balancement suffira à suggérer l'oscillation du navire". Quant à la scène située dans le labyrinthe (scène VI), elle "peut s'écouler dans la nuit noire sillonnée seulement par des voix, ou au contraire présenter çà et là des bouts de comédie éclairés un instant par des projecteurs, ou encore un cercle de personnages-ombres bousculant un Thésée à demi invisible". Notons enfin l'anachronisme volontairement hétéroclite des costumes : un Thésée gréco-baroque ou galonné, un Autolycos (le gabier) esclave ou mécano, une Phèdre éventuellement parisienne et une Ariane en robe de lin, un Minos coiffé ubuesquement de "la couronne en carton du Jour des Rois".
26Ces indications expriment la volonté de l'auteur de laisser dans l’incertitude le lieu et le temps du drame. Une réplique d'Ariane l’explicite dans le texte : "Nous sommes en ce moment n'importe où au cours de l'Histoire" (fin de la scène V). L'essentiel se trouvera donc concentré dans le traitement du noyau mythique lui-même.
27On sait déjà par ailleurs qu'il y a des équivalents picturaux de la parodie et du travestissement, aussi anciens que la peinture elle-même : "l'époque contemporaine en a sans doute plus qu'aucune autre développé les investissements ludico-satiriques"17. Mais il est à remarquer que les éléments descriptifs du dialogue contribuent eux aussi à travestir ou à déréaliser l'espace du drame :
J'aperçois la côte. Un sol aride... Des remparts jaunes sur une rive brune... C'est la Crète... Ce pourrait être n'importe quoi (Autolycos, fin de la scène III).
L'île est déserte, mais n'est pas stérile. À ma surprise, elle contient d'abondantes sources. L'eau en est froide, mais salutaire. Les arbres non greffés portent des fruits bizarres, moins nourrissants toutefois que les fades pommes de la patrie.
– Ces plages oblongues ont la forme d'une cithare. Accordées depuis des siècles, elles semblaient n'attendre qu'un chant (dialogue entre Thésée et Ariane au début de la scène VIII ; il s'agit ici de Naxos).
28Le lieu, le temps du drame sont en vérité ceux d'une âme et de sa cassure, donnant naissance à une création dont on va voir que la seule intertextualité ne suffit pas à rendre compte.
Éléments du noyau mythique
29Le noyau mythique est constitué par un considérable ensemble d'hypotextes d'où se dégagent un "invariant". Rappelons-en les aspects essentiels.
30Le mythe de Thésée est inséparable d'une thématique qui est celle du conte populaire : un héros extermine un monstre – qui est ici un monstre hybride, mi-homme, mi-animal – avec l'aide d'un adjuvant – qui est ici offert par une femme18. Ce conte se réfère pour la Grèce à une époque où des dieux anthropomorphes remplaçent peu à peu des divinités zoomorphes, et où prend naissance le sentiment d'un Soi humain et historique. Plus tard et très lentement vient le Soi porteur d'une histoire qui lui est propre et qu'il est seul à connaître.
31De ce thème est également inséparable ici le trajet grécocrétois, souvenir des rapports entretenus à date ancienne entre la puissance Minoenne et les premiers habitants de la Grèce.
32Homère connaît Ariane et son aire de danse construite par Dédale (Iliade, XVIII, 592), mais Ariane est aussi une déesse malfaisante transpercée à Naxos-Dia par les flèches d'Artémis (Odyssée, 11, 322). Les anciennes divinités grecques sont souvent affectées de l'extérieur par une telle ambivalence de sens. Ariane a aussi servi d'allégorie pour désigner le Noûs, intelligence qui guide l'action humaine.
33Il connaît aussi Thésée comme roi d'Athènes, fils d'Egée, et comme faisant partie des hommes valeureux de jadis, cités par Nestor, qui furent victorieux des Centaures (Il., I, 265 et Od., 11, 322-324).
34Thésée est un intermédiaire entre l'époque des héros tueurs de monstres, doués avant tout de force physique, d'agilité et de ruse, et l'époque des héros civilisateurs et fondateurs de cités. C'est un héros organisateur et législateur, et Plutarque (Vie de Thésée) lui attribue le synoecisme, c'est-à-dire le regroupement de bourgades d'où résulta la première organisation urbaine et politique d'Athènes.
35C'est aussi un défenseur de sa patrie : Thésée doit tuer le Minotaure, non seulement pour épouser la fille du roi, comme dans les contes, mais aussi et d'abord pour libérer Athènes du tribut annuel d'otages (sept jeunes gens et sept jeunes filles) que la cité devait envoyer à Minos et que dévorait le Minotaure.
36C'est un héros défenseur du droit, à commencer par le plus ancien et le plus sacré, celui de l'hospitalité. Dans Sophocle, c'est lui qui accueille le vieil Œdipe et fonde son culte à Colone. Dans les Suppliantes d'Euripide, il accueille les femmes argiennes, mères des soldats morts à Thèbes aux côtés de Polynice, et se fait leur intercesseur. Chez les orateurs (Isocrate, Éloge d'Hélène) c'est un législateur modèle.
37Il incarne également un aspect de la royauté primitive, la lutte pour le pouvoir, ou la difficile passation de pouvoirs, entre le père et le fils : de retour à Athènes après sa victoire, il hisse par erreur la voile noire au lieu de la blanche, et le vieil Egée désespéré se précipite du haut des remparts. Accident à interprétations multiples.
38De toutes façons, comme le dit M. Yourcenar dans sa préface (p. 169), "il reste un idéal politique plutôt qu'un être humain légendaire ou réel". Cette remarque en dit long sur le sens que la pièce pouvait avoir pour son auteur à la date de sa rédaction définitive.
39Le labyrinthe, lieu du monstre, conçu et réalisé par l'architecte Dédale, est unique en son genre. Ce n'est ni une forêt, ni un quelconque endroit sauvage, mais une construction humaine : "Il se peut aussi que les ris et les jeux des fresques de Cnossos nous dissimulent les côtés sinistres de ce monde oublié, et qu'au centre de cette société luxueuse et raffinée à l'excès, comme au centre de presque toutes les organisations humaines, se soit cachée l'éternelle chambre des horreurs dont le Labyrinthe pour les Grecs est resté le symbole" (p.167). Lieu à la fois terriblement extérieur et terriblement intérieur dans le drame de M. Yourcenar (l'auteur va explorer plus tard Les Labyrinthes du monde). En ceci, il est à rapprocher du Château et de la Parabole de Kafka. C’est le lieu d’épouvante où le sens ne fonctionne plus.
40Lieu symbolique donc (auquel répond la mise en scène souhaitée), commandé à Dédale par le roi Minos pour y enfermer le Minotaure, issu des amours de son épouse Pasiphaé avec un taureau19. Ce qui fait d'Ariane et de Phèdre les demi-sœurs du monstre, en même temps qu'elles incarnent le thème du double (frères ou sœurs) fréquent dans la mythologie, et souvent mortel, comme dans la tradition ultérieure du fantastique
41L'adjuvant est lui aussi un objet pluri-symbolique : le fil, objet de travail féminin, introduit dans le noyau mythique la différenciation des sexes et des fonctions sociales de l’homme et de la femme, le rapport de subordination à la fois réciproque et inégal, en même temps que le moyen de communication qui permet de retrouver l'issue du labyrinthe.
42Ainsi la structure nucléaire à dominante masculine, qui a pour motif principal les obligations du pouvoir et les rapports entre père et fils (Thésée se trouve avoir été la cause de la mort de son père, et sera aussi cause de la mort de son fils), se double d'un noyau à dominante féminine qui dès les origines du mythe prend l'aspect d'une dissymétrie et d'une malédiction pesant sur les rapports homme/ femme (échec d'Ariane, puis échec de Phèdre). Cet aspect aussi a été largement "travesti" et actualisé par le drame de M. Yourcenar, où de nombreux éléments se réfèrent, non plus à l’antiquité, mais aux conditions sociales et aux mentalités modernes.
43Néanmoins, cela ne modifie pas l'invariant mythique : du côté de la geste personnelle de Thésée, indépendamment de ses rapports avec la Crète, les aventures féminines étaient déjà complexes. Homère connaît l'histoire de l'enlèvement d'Hélène, encore petite fille, par Thésée. Le lien de Thésée avec l'amazone Antiope, mère d'Hippolyte, est lui aussi ancien.
Hypotextes multiples
44M. Yourcenar cite elle-même dans sa préface quantité d'autres hypotextes, mais dont aucun ne remet en question ou n'affecte profondément la structure du mythe. Ce sont des variations sur les différents éléments ou motifs, les regroupant différemment et mettant en valeur tantôt l’un, tantôt l'autre. S'y adjoignent les traitements picturaux et musicaux. Défilent ainsi – à côté des auteurs grecs – Sénèque, Catulle, Ovide, Boccace, Chaucer, Shakespeare (Thésée duc d'Athènes dans Le Songe d'une nuit d'été), Monteverdi, Titien, Tintoret, Richard Strauss et bien d’autres.
45Mais dans le tissu d'écriture de la pièce elle-même, deux hypotextes sont plus constamment présents et permettent des écarts signifiants.
46Le premier, l'hypotexte racinien, est trop connu pour qu'il soit nécessaire d'en relever tous les emplois. Le principal est de fournir un aliment inépuisable à la double entente sinistre et à l'ironie tragique. Exemple d'Ariane à une Phèdre encore insouciante (scène VIII) : "Souviens-toi de moi le plus tard possible". C'est cette Phèdre aussi qui a le mot de la fin (scène X) : "(...) Il est grand temps que je trouve pour mon fils un précepteur expérimenté – C'est vrai, vous avez un fils. Quel âge a-t-il ? – Il a douze ans. C'est un enfant très farouche. Je ne sais comment il accueillera sa belle-mère. – Douze ans ?... J'espère, Thésée, que je me ferai aimer d'Hippolyte". L'effet est peut-être facile, mais sa facilité même fait plus vivement sentir le poids inéluctable de la tragédie, en même temps que ce que l’on peut déjà appeler l'insoutenable légèreté de l'être.
47L’hypotexte racinien permet aussi tous les effets de stylisation littéraire : drame bourgeois, comédie de boulevard, intermède lyrique, théâtre de l'absurde. M. Yourcenar pastiche ainsi tous les styles dans un "écrabouillement" féroce et désespéré de toute la littérature. Sous une apparente souplesse, la dureté des répliques se veut incisée dans le marbre et l'acier.
48Mais un autre hypotexte retient particulièrement l'attention de M. Yourcenar dans sa préface, c'est le Thésée d'André Gide, qu'elle critique violemment, et auquel elle reproche d'être resté sourd à la voix de son temps :
Gide vieillissant semble s’être convaincu de plus en plus qu'il suffirait de supprimer quelques impératifs catégoriques pour développer chez l'homme d'intrinsèques vertus et le débarrasser de la plupart de ses maux. Son Thésée date de 1946, mais la longue série d'événements qui ont forcé tant d'entre nous à regarder en face l'énorme capacité de l'homme pour le mal, et aussi à reconsidérer ce qui constitue sa grandeur, ne semblent pas avoir modifié les jeux déjà faits du grand écrivain vieilli. Thesée-Gide continue à se promener avec désinvolture dans une Crète où rien ne tire à conséquence, et où le Labyrinthe lui-même n'a de terreurs que préfabriquées (p. 171-172).
49C'est là une déclaration essentielle : sans l’intervention de l'histoire récente, du Logos extérieur à la littérature, le mythe subsiste intact et dangereusement périmé.
50Le texte de Gide utilise en effet déjà lui aussi toutes les ressources de la parodie, du burlesque, du pastiche, de la stylisation. Thésée, qui parle à la première personne, et assez souvent sur le mode du bavardage téléphonique ("C'était quelqu'un de très bien, Égée, mon père ; de tout à fait comme il fallait"), n’a pas de peine à transformer le fil d'Ariane – réduite elle-même pour les besoins de sa cause à une caricature d'intellectuelle collante et insupportable, alliant la sensiblerie et le pédantisme – d’objet adjuvant en lien importun. Dédale et Icare prennent tour à tour la parole pour s'expliquer avec lourdeur sur la signification psychologique et métaphysique du labyrinthe. Les compagnons et victimes, au lieu d'être dévorés, sont grisés par les sortilèges du lieu et ne veulent plus en sortir : "Ils étaient attablés devant un festin de victuailles, apportées je ne sais comment ni par qui, bâfrant, buvant à longs traits, s'entrepelotant, et s'esclaffant comme des fous ou des idiots"20. L’ensemble est imprégné de la démagogie en usage lorsqu'on prétend moderniser la culture classique, d'une misogynie de salon, et d'une sèche immoralité qui tourne à la réflexion édifiante, notamment dans le dialogue final entre Thésée et Œdipe.
51Car le Thésée de Gide ne craint pas de se présenter en porte-parole d'un sage gouvernement, sans poser nulle part la question de savoir à quelles conditions un gouvernant peut être sage, et voile d'une gaze d'expressions rassurantes (dont plusieurs rappellents en l'édulcorant le Périclès de Thucydide) au moins trois siècles d'histoire, comme si rien ne s'était passé depuis la monarchie de Bossuet et de Fénelon. Voici comment il s'adresse aux notables athéniens :
Je ne fais cas de rien que du mérite personnel et ne reconnais pas d'autre valeur. Vous avez su vous enrichir par habileté, science et persévérance : mais, plus souvent encore par injustice et par abus. Les rivalités entre vous compromettent la sûreté d'un état que je veux puissant, mis à l'abri de vos intrigues. C'est seulement ainsi qu'il pourra s'opposer aux invasions étrangères, et prospérer. Le maudit appétit d'argent qui vous tourmente ne vous apporte pas le bonheur, car à vrai dire il est insatiable. Plus on acquiert, plus on souhaite d'acquérir. Je réduirai donc vos fortunes ; et par la force (je la possède), si vous n'acceptez pas cette réduction de bon gré. Je ne tiens à réserver pour moi que la garde des lois et la direction de l'armée. Peu me chaut le reste. Je prétends vivre en roi tout aussi simplement que j'ai vécu jusqu'à ce jour (p. 82).
52Il réaffirme un peu plus loin à son ami Pirithoüs, sur un ton qui n'admet ni nuance ni réplique, que sa grande force a toujours été la croyance au progrès ; progrès abstrait et entièrement dépendant du Prince, car, déclare-t-il, "je pensais que l’homme n'était pas libre, qu'il ne le serait jamais et qu'il n'était pas bon qu'il le fût" (p. 87). Et il termine le récit de sa carrière politique par une déclaration d'autosatisfaction qui semble sombrer dans une tiède somnolence :
Si je compare à celui d'Œdipe mon destin, je suis content : je l'ai rempli. Derrière moi, je laisse la cité d'Athènes. Plus encore que ma femme et mon fils, je l'ai chérie. J'ai fait ma ville. Après moi, saura l'habiter immortellement ma pensée. C'est consentant que j'approche la mort solitaire. J'ai goûté les biens de la terre. Il m'est doux de penser qu'après moi, grâce à moi, les hommes se reconnaîtront plus heureux, meilleurs et plus libres. Pour le bien de l'humanité future, j'ai fait mon œuvre. J'ai vécu (p. 99).
53On comprend que ce plat paternalisme idéologique, ciré à l'antique, et dépourvu de toute réflexion concrète sur l'histoire (même si André Gide a su parler ailleurs bien différemment) soit complètement tourné en dérision par M. Yourcenar. Les dernières paroles de son Hadrien, tout en conservant les accents de ce que nous entendons aujourd'hui comme un impossible détachement, ouvrent d'autres perspectives :
L'avenir du monde ne m'inquiète plus ; je ne m'efforce plus de calculer, avec angoisse, la durée plus ou moins longue de la paix romaine ; je laisse faire aux dieux. Ce n'est pas que j'aie acquis plus de confiance en leur justice, qui n'est pas la nôtre, ou plus de foi en la sagesse de l'homme ; le contraire est vrai. La vie est atroce ; nous savons cela. Mais précisément parce que j’attends peu de chose de la condition humaine, les périodes de bonheur, les progrès partiels, les efforts de recommencement et de continuité me semblent autant de prodiges qui compensent presque l'immense masse des maux, des échecs, de l'incurie et de l'erreur. Les catastrophes et les ruines viendront ; le désordre triomphera, mais de temps en temps l'ordre aussi. La paix s'installera de nouveau entre deux périodes de guerre ; les mots de liberté, d'humanité, de justice, retrouveront çà et là le sens que nous avons tenté de leur donner21.
54On voit comment la construction du personnage d'Hadrien est tributaire de la mise en pièce de Thésée.
La transvalorisation
Par transvalorisation, je n'entends pas, ou du moins pas nécessairement et immédiatement, la "transvalorisation" nietzschéenne, le renversement complet d'un système de valeurs (...), mais plus généralement, et donc plus faiblement, toute opération d'ordre axiologique, portant sur la valeur explicitement ou implicitement attribuée à une action ou à un ensemble d'actions : soit, en général, la suite d'actions, d'attitudes et de sentiments qui caractérisent un "personnage"22.
55En opposition avec le Thésée de Gide, qui n'est qu'une réadaptation parmi d'autres, le "divertissement" de M. Yourcenar comporte une transvalorisation du mythos dans le sens de sa subversion radicale : Thésée comme héros est devenu impensable et impraticable. En ce sens l'œuvre s'affranchit nettement de ce que Genette appelle (p.233) l'hypertextualité comme phénomène d'époque. Gide dans son Thésée – comme Giraudoux et Anouilh (avec tout le talent que l'on peut leur reconnaître) – a cédé au mimétisme d'une mode, au "désir d'exploiter ou de détourner un courant de succès", de "prendre le train en marche". Il n'a rien modifié de la littérarité toute faite du mythe. Chez M. Yourcenar au contraire se fait jour comme la volonté désespérée d'arrêter le train, (malgré "l’aspect badin" qu’elle déclare avoir voulu conserver) en montrant que l'histoire moderne ne peut plus se penser en terme de mythos. Une chose est de jouer avec les valeurs légendaires, autre chose est de vouloir penser les faits contemporains dans les formes du mythe grec. L’auteur introduit dans le noyau invariant du mythe une cassure essentielle qui consiste à "obliger l'autorité mythique à répondre à des questions qu'elle ne connaissait pas"23. M. Yourcenar va même plus loin, puisque la pièce fait apparaître que l'autorité mythique est incapable de répondre aux questions qu’on lui pose. Le concept d'intertextualité ne suffit plus ici à rendre compte du phénomène, même s'il permet dans une certaine mesure de le décrire. Le choc de l'événement historique brise le jeu intertextuel et produit un effet maïeutique imprévu.
56La transformation s'est faite d'abord par extension : ce sont les deux scènes rajoutées en 1944, et qui sont totalement étrangères au récit originel, la scène II et la scène VI.
57La scène II nous montre, dans la cale du navire, les quatorze jeunes gens et jeunes filles promis au Minotaure. On a, pour la première fois dans l'histoire du mythe, le point de vue et les commentaires des victimes elles-mêmes sur leur sort, avec tout un éventail d'attitudes existentielles. Mais les victimes n'ont pas de nom ni d'identité propre, elles sont seulement numérotées de un à quatorze. En outre, ces victimes pourraient être antiques, mais le thème de la volonté d’un Dieu ou d'un monstre ou d'une Cause unique, crée une tension presque intolérable entre le passé et l'histoire contemporaine :
- La septième victime : Je ne pense qu'à Lui. Sa colère n'est peut-être que mon épreuve. Et mon angoisse n'est faite que de mon indignité.
- La huitième victime : Je suis sûr qu'il m'aime. Sa faim ne dévorera que le coupable ou l'inutile. Depuis mon enfance, ma mère m’a parlé de la bonté de Dieu.
- La deuxième victime : Où est ta mère ?
- La huitième victime : Elle n'est plus. Elle a été désignée pour partir dans l'un des précédents voyages.
- La neuvième victime : On nous a choisis un à un. Nous sommes les élus. Comme c'est beau !
- La dixième victime : Notre sacrifice les sauve tous. L'État ne subsisterait pas sans nous.
- La septième victime : Il faut bien qu'il y ait une raison à tant d'holocaustes. Ne Le jugeons pas : taisons-nous, ô nous qui avons été jugés !
(…)
- La dixième victime : Nos compatriotes se souviendront de nous. Nous sommes immortels.
- La quatorzième victime : Nous pourrirons. On nous oubliera.
- La neuvième victime : (...) Que ton nom soit béni, Taureau des armées !
- La septième victime : Ô mortelles agonies de la peur ! Son souffle noir hérisse mes poils ! Que le Dieu qui nous tue nous vienne en aide !
- La première victime : Il nous écrasera sous ses sabots de glace et de nuit. Ses cornes sont pareilles au cône d'ombre des planètes en marche. Une poussière d'astres flotte au fond de ses yeux.
- La huitième victime : Il reconnaîtra les Siens.
- La septième victime : Notre cœur est inquiet, Seigneur, jusqu'à ce qu'il repose en Toi (p. 187-188).
58Des répliques citées, la dernière, qui termine la scène, est une phrase de Saint Augustin empruntée au début des Confessions. Les autres ne peuvent se comprendre que par référence à la tradition juive et chrétienne, ou à une idéologie de la patrie et de l'Etat. D'autres, que nous n'avons pas citées, expriment simplement le désir de profiter de la vie quoi qu'il arrive, ou au contraire celui de la quitter au plus tôt. Il y a aussi ceux qui font une partie de cartes dans leur coin et évitent de se poser des questions. Dans tous les cas, la fatalité de leur sort de victimes est présentée comme inexorable et inéluctable. Aucun effort humain ne saurait les délivrer de cet avenir qui est déjà un passé révolu, il n’y a place nulle part pour un "héros".
59La deuxième scène rajoutée est la "séance de ventriloquisme" de Thésée en proie à ses voix. L'insoutanable ici est dans la haine réciproque et générale du personnage et de ses voix, que ce soit celle de Thésée enfant (ou à d'autres âges) vis-à-vis de son père, celle du gabier Autolycos, serviteur-maître et conseiller cynique, celle de l'amazone Antiope, travestie en furieuse vierge rouge, celle de la petite Hélène ou celle d'Hippolyte. Le labyrinthe est le lieu d'une crise radicale de conscience et d’identité, que le texte traduit aussi par la distorsion maximum des niveaux de l’expression, et le halètement des phrases, le plus souvent réduites à des énoncés elliptiques et hachés :
- Voix de Thésée vieilli, cassée, tremblante : Elle lui résistait... Elle me l'a dit... Est-ce qu'une femme résiste ?... Je me souviens, moi, quand Antiope... C'était différent : une Slave, une ennemie... La femme de son père... Fils dénaturé, hypocrite... Ah, le misérable, lui régler son compte...La prison, la hache... Comme Pierre le Grand... Attention... Le bon renom de la dynastie s'oppose à ce qu'un roi fasse exécuter son fils. On peut toujours s'arranger pour que ça ait l'air d'un accident... Si ses chevaux s'emportaient comme par hasard et qu'il se fracassât contre un rocher.
– Voix d’Hippolyte : Pur comme le jour... Le fond de mon cœur... Ne pas lui ressembler, ne pas avoir plus tard ce visage obscène, ce sourire grossier de séducteur de femmes... (...)
– Voix de Thésée vieilli : J'ai tué mon fils... Mon fils unique... L'espoir de la dynastie... Au coin d'une route, entre Eleusis et Daphni... Mon fils qui saigne...Du sang sur la route... Mon fils innocent... Et si pourtant elle avait dit vrai, si elle s’était rétractée pour me faire souffrir davantage, pour me faire croire que j'avais tué mon fils innocent... Ah, et puis même s'il avait... On aurait pu s'arranger tous les trois... J'aurais fait celui qui ne sait pas. (...) Se battre de verges, se confesser sur la place publique... Il ne faut pas exagérer, tout de même... On se moquerait. Je serais la risée d'Athènes... Mon fils, Messieurs, mon pauvre enfant... Merci... Merci. Infiniment sensible aux condoléances du Sénat... La fatalité...
– Thésée : Qu'est-ce qu'il raconte, ce vieux-là ? Tuer son fils ? Un coup monté. C'est lui ou moi, Lachès a raison. Mais qu'est-ce qu'il va chercher comme prétexte, une histoire de femme ? ça doit être cette vedette fripée, cette étoile démodée des cafés-concerts de Péra qu'il a épousée morganatiquement l'an dernier... Ce vieux chameau lui aura dit ça par rancune... Evidemment, elle n’aurait pas demandé mieux... Je ne l'aurais pas touchée du bout du doigt... Une femme que Papa... Je me moque de sa malédiction... Ce sale vieillard. S’en débarrasser... Et comme il est laid ! Regardez-le un peu, regardez cette tête de gâteux... Tiens, sur le nez ! Tiens, sur l’œil ! Il y a longtemps que j’ai envie de démolir cette figure... (p. 213-214).
60La culture classique n'a jamais connu un tel pugilat.
61C’est qu'entre la scène II et la scène VI, précisément, prend place l’effondrement décisif.
62Juste au milieu de la pièce, au début de la scène V, on apprend que l’irréparable a eu lieu : les victimes sont mortes AVANT l’entrée de Thésée lui-même dans le labyrinthe, parce que pendant la nuit il a cédé aux charmes de Phèdre. Il s'agit cette fois de ce que G. Genette appelle une "transformation pragmatique", ou modification du cours même de l'action, par le procédé de l'interversion temporelle. Désormais, Thésée, n'est plus, ne pourra plus jamais être Thésée. L’intrusion du logos de l'histoire – qui comporte une dimension chronologique et un aspect irréversible – dans la logique atemporelle du mythe héroïque, rend caduque la notion même de héros.
63La dérision parodique de l'héroïsme est intensifiée par les multiples distorsions stylistiques des dialogues. A la fin de la scène IV, Thésée résistait en ces termes aux cajoleries de Phèdre :
– Cette barque contient treize victimes à qui j'ai promis la vie sauve. Vous ne voudriez pas d'un lâche.
– Je voudrais encore moins d'un éclopé ou d'un mort ramené à l'aube sur une civière. J'aime mieux un vivant qu'un vainqueur.
– Le Minotaure fonce en ce moment, tête baissée, dans les corridors du Labyrinthe. Il a faim... Il sent approcher l’heure des exécutions et des assouvissements... Nous avons toute la vie pour le plaisir, Phèdre, et cette nuit seule pour le courage... Je ne supporterai pas d'entendre les meuglements du monstre mêlés à des plaintes gémies avec l'accent d’Athènes, à des derniers soupirs qui cracheraient mon nom...
64Le personnage craint le pathétique humiliant pour lui d'une situation où il n'aurait pas le beau rôle, bien plus qu'il ne se sent humainement solidaire des condamnés.
65La vaine et impuissante gloriole de ce Thésée est encore plus fortement marquée au début de la scène V, dans le dialogue avec Autolycos :
– Tu ne peux te figurer l'horreur d'avoir manqué par ma faute l’heure de l'embarquement dans la gloire. Ahuri comme un voyageur laissé sur le quai, je regarde fuir loin de moi l'immortalité. (...) Tout s'est passé comme en rêve... Ces imbéciles ont dû mettre leur point d’honneur à se laisser entraîner sans lutte, croire à quelque ordre d'en haut, comme ils disent... Quel silence ! (...) Nous arrivons trop tard pour assister au crime, et ce massacre est déjà de l’Histoire.
– Avouez que vous voilà ravi par la présence de l'irréparable. Et Phèdre vous expliquera demain que tout est pour le mieux dans la meilleure des Crètes.
– Phèdre est une fille, et je suis le client qui se réveille sans son portefeuille. Si cette histoire s'ébruite, je serai la risée d’Athènes (p. 203).
66Aucun des arguments vulgaires dont peuvent user le lâche ou l'opportuniste pour se donner un semblant de bonne conscience, ne sont laissés de côté par ce nouveau Thésée, racinien à l'envers, privé de la figure humaine que conféraient encore aux passions et aux doutes la contrainte tragique, le chant des alexandrins et la cour du Roi-Soleil. On dirait que M. Yourcenar a voulu, sur lui, venger toutes ses déconvenues, assouvir toutes ses haines : elle hait jusqu’au langage qu'elle a dû forger pour le faire parler, discours démasqué d'un Autre auquel on ne croit plus, parce que lui-même, coupé, n'a rien cru : "Petite Ariane... petite Phèdre...". C'est aussi, notons-le, en 1945-46 que Michel Leiris commence à parler de la littérature comme tauromachie (texte mis en préface à L'Age d'homme, dédié à Georges Bataille), et du risque qui en découle. On ignore comment les proches de M. Yourcenar ont pu réagir à la parution du Minotaure, mais aucun des autres personnages de la pièce n'est épargné par les coups de corne24.
Effets de la transformation pragmatique sur le traitement des personnages et la conduite de la pièce
67La seule présentation des personnages est déjà la preuve du rôle joué par l'éclatement du mythe, sous l’effet de l'histoire, dans la création littéraire de l'auteur. Ici l'intertextualité introduit un début de polyphonie romanesque au sens Bakhtinien du terme. Le personnage annoncé de Thésée est suivi par celui des Voix, lui-même décomposé en Voix de Thésée enfant, Voix de Thésée jeune homme, Voix de Thésée vieilli, Voix d'Autolycos, Voix d'Antiope, Voix de la petite Hélène, Voix du vieil Égée, Voix de Lachès, Voix d'Ariane, Voix de Phèdre, Voix d'Hippolyte. Ces voix incarnent dans le labyrinthe les souvenirs de Thésée, ses remords, sa mauvaise conscience, ses interrogations, ses prémonitions, ses impulsions en même temps que les éléments préfabriqués de son destin. Le Minotaure à affronter est désormais intérieur, c'est l'énigme de l'identité personnelle et du sens de son insertion dans une histoire, telle que le personnage lui-même la présente au début de la scène III. Thésée et Autolycos commentent les plaintes des victimes qui se sont fait entendre dans la scène précédente :
– L'un d'eux s'est tué, paraît-il. Ils ne sont plus que treize. Qui fera le quatorzième ?
– Ce ne sera pas vous, mon jeune Thésée. Vous aimez trop la vie pour vous frotter au Minotaure.
– Ne m'appelle pas Thésée. Ce nom banal (combien de gens s'appellent ainsi dans Athènes ?), ce nom que j'ai traîné hors des langes, puis hors de l'école et des livres, enfin hors de ma vie telle que mon père me l'a faite, ce nom si peu glorieux que je ne puis croire qu'il soit mien, je l’ai sans cesse au bord des lèvres, comme une vessie vide qu'il faudrait emplir de mon souffle. Peines perdues ! Mon nom, en ce moment, est encore mon anonymat (...) – Entre le rôle de sauveur et celui de complice du bourreau, j'aperçois tout au plus l'incommode emploi de victime. Vous n'êtes pas, fils d'Egée, du bois dont on fait les quatorzièmes.
– Échapper une fois pour toutes au destin de Thésée, ce flasque Thésée qui n'est pas encore... Renoncer aux fatigues qu'exige une hypothétique victoire... Trouver dans la défaite une certitude que le succès n'a pas... (...) Mais c'est impossible...Ce n’est pas du sang de victime qui coule dans mes veines ; ce n'est pas un visage de victime que j'aperçois quand je m'approche du miroir... Mon seul moyen de peser sur leur vie, c'est de les sauver... Ah, je ne dis pas que détruire n'eût pas été un acte à la fois plus enivrant et plus final : il y a quelque chose que je préfèrerais à tuer le Minotaure...
– Quoi ?
– Être le Minotaure... À propos, on ne les entend plus.
68Le nom propre est ici l'objet d'une transvalorisation négative : il perd d'abord ses connotations héroïques pour être ravalé presque au rang de nom commun. En quoi Thésée peut-il bien se distinguer de ses homonymes athéniens, puisque – comme le leur pour lui – son nom n’est rien d'autre que l'étiquette officielle et abstraite d'une filiation ? Et pourtant, ce nom "flasque", que Thésée ne comprend que comme un vide à remplir, est déjà une prédestination de sa place et de son rôle, le temps d'une vie. Il erre entre des possibles fictifs, le temps de s'apercevoir qu'il n’a pas le choix, sauf peut-être celui de s'identifier à l’immonde et mystérieuse Cause. C’est là une manière pour l’auteur de dénoncer un certain relent de satanisme à bon marché, que les intellectuel(le)s en mal d’action ont emprunté au sous-texte post-romantique25. En outre, le héros-actant du mythe devenu drame est dédoublé en Thésée-Autolycos, ce qui introduit dans le texte toute la dialectique du maître et de l’esclave et la problématique moderne de la praxis. En cela aussi la facture de la pièce prépare la composition du personnage d’Hadrien.
69M. Yourcenar écrit dans les "Carnets de Notes" des Mémoires : "J’imaginai longtemps l'ouvrage sous forme d’une série de dialogues, où toutes les voix du temps se fussent fait entendre. Mais, quoi que je fisse, le détail primait l'ensemble ; les parties compromettaient l’équilibre du tout ; la voix d’Hadrien se perdait sous tous ces cris. Je ne parvenais pas à organiser ce monde vu et entendu par un homme". L’étendue, la variété et la précision de la documentation historique rassemblée par l’auteur pour son roman expliquent en partie ces difficultés. Pourtant elle souligne un peu plus haut l’unité de son sujet : "Retrouvé dans un volume de la correspondance de Flaubert, fort lu et fort souligné par moi en 1927, la phrase inoubliable :’les dieux n’étant plus, et le Christ n’étant pas encore, il y a eu, de Cicéron à Marc-Aurèle, un moment unique où l’homme seul a été’. Une grande partie de ma vie allait se passer à essayer de définir, puis à peindre, cet homme seul et d’ailleurs relié à tout"26. Thésée occupe la même position dans le drame de 1945. Mais c’est un homme pitoyablement écrasé par ses voix et par son histoire, incapable de saisir sa propre identité, si ce n’est en s’en défendant par la dérision. A travers le personnage mythique, la pièce vise une forme de pensée où l'individu humain, abstrait et idéalisé, est censé disposer spontanément de la liberté de choix et d’action qui lui confère sa dignité. La grandeur d'Hadrien veut être autre, même si elle paraît parfois équivoque : celle d'un homme au pouvoir qui connaît ses propres limites aussi bien que celles de son empire, et qui pourtant dans ses actions suit une ligne qui lui est propre.
70Une autre note est également révélatrice du passage de la conception dramatique à la conception romanesque : "Impossibilité aussi de prendre pour figure centrale un personnage féminin, de donner, par exemple, pour axe à mon récit, au lieu d'Hadrien, Plotine. La vie des femmes est trop limitée ou trop secrète. Qu'une femme se raconte, et le premier reproche qu'on lui fera est de n'être plus femme. Il est déjà assez difficile de mettre quelque vérité à l’intérieur d’une bouche d'homme"27. Cette impossibilité de "faire parler la femme" apparaît déjà dans la pièce sous forme d'éclatement, de fragmentation de la féminité en plusieurs personnages féminins, parlant déjà chacun des voix multiples (distorsions stylistiques), et dont le principal, le personnage d'Ariane, est voué à la négation. L'auteur emploie pour la désigner l'expression d'"allégorie mystique", et note à propos du dernier remaniement majeur (en 1956-57) : "Une seule scène, doublée en longueur, s'est chargée d'une intensité toute nouvelle : celle de la rencontre d'Ariane à Naxos avec Bacchus désormais dénommé Bacchus (Dieu)"28. C'est une expérience limite sur laquelle nous reviendrons.
71Des diverses voix féminines, aucune ne parle vraiment. La petite Hélène est une fillette froide et perverse, voleuse et sotte, et contente de l'être ; son souvenir est évoqué dans le labyrinthe :
Il me regarde du coin de l'œil...Comme il est beau. Bien rasé... Et cette espèce de collier d’or autour de son cou...Marchons doucement... Il paraît qu'ils aiment qu'on se tortille un peu... (...). Moi aussi j’aurai des choses à raconter à Olympe... Non, je ne pleure pas : je suis une grande fille... Si Maman savait... Heureusement que ma robe n'est pas trop froissée... (...)
– Elle file par les champs sans regarder en arrière...Ça fera quand même un joli souvenir. Mon collier... La petite garce m'a emporté ma Toison d'Or, une pièce unique, donnée par Hercule... Ça m'apprendra à me promener avec mes décorations au grand complet.
72L'amazone Antiope déteste sa féminité et celui qui l'a conquise : "Je ne reprends forme humaine qu'à force de le haïr (...) Me plaire ?... Ah, s'il ne me plaisait pas, serais-je encore au monde ?... Je ne connaissais pas, au fond de moi-même, cette bête avide qui veut faire l'amour...Et mon ventre pèse, et l'uniforme remis de temps en temps, le soir, en cachette, ne s'agrafe même plus". Là où le mythe s’enracinait dans un imaginaire sexuel riche et nuancé, il n'y a plus dans la pièce que caricature de féminité ou féminité tragique. Immaturité inconsciente, ou sexualité pensée sur le mode primitif de l'appétit. M. Yourcenar tient ici un discours sans endroit ni envers, où le masculin et le féminin se rejoignent dans la même agressive surdité réciproque. L'hypotexte mythique n'est certainement pas ici seul en cause. L'époque est à une crise du féminisme, avec des solutions ou des évolutions diverses, dont la pièce est l'échantillon le plus pessimiste. Le sous-texte biographique est évidemment aussi déterminant. La représentation de l'amour et celle des rapports entre hommes et femmes prend une autre dimension, et des accents bien différents – plus profondément yourcenariens – dans les Mémoires d'Hadrien et dans L'Œuvre au Noir.
73L'opposition des deux filles de Minos dans le mythe antique avait déjà chez les anciens pris une certaine valeur symbolique. Phèdre incarnait la passion charnelle, Ariane, au contraire, l'amour de l'âme et de l'intelligence : elle séduisait Thésée en l'aidant dans son combat. Dans la pièce, les deux sœurs sont encore plus fortement opposées, car la nouvelle conception du Minotaure renforce tous les contrastes et brouille les anciennes codifications.
74Phèdre est une allumeuse, à la fois princesse et fille des rues, enfant gâtée, frivole, et ne courant aucun risque, puisqu'elle n'a ni vertu, ni non plus (contrairement à la célèbre P.... de Sartre) le moindre respect. Telle elle apparaît au début de la scène IV, guettant la mer au sommet d’une tour, en compagnie de sa sœur : "Pas d'autre distraction que l'arrivée irrégulière de cargos chargés de prisonniers. Et ces longues files de misérables débarquent le cou tendu, l'œil baissé, grotesques comme des bœufs qui ont mangé leur dernier tas d'herbes. Aucun ne voit mon écharpe, et je propose en vain mon sourire (...). Nous n’avons le choix qu’entre des bêtes et des bouchers".
75Plus qu’un tempérament ou qu’un caractère nettement individualisé, Phèdre semble être ainsi le produit de son propre désœuvrement et de la nullité virile. Apercevant Thésée qui débarque sur une plage de l’île, elle s'engage dans l'escalier : "C’est toujours plus sûr de descendre. Je pose négligemment sur cette marche mon pied droit, sur cette marche ensuite mon pied gauche. Et je sais d’instinct que cet homme aimera le mouvement de mes cuisses dans la transparence de la jupe, et ce balancement presque imperceptible des seins sous l’or du collier (...). C'est parfait, nous sommes du même monde".
76Ariane au contraire, est censée (mais avec la même ambivalence de traitement) représenter la pureté et la spiritualité, et risque la mort, pour ne pas risquer la déception de la chair :
J’attends, je ne m'en cache pas. J'ai l'impression de gravir mon attente comme un escalier de marbre blanc. À mesure que je m'élève, je vois plus loin, mais c'est pour voir que la mer est vide. Plus évidente à chaque marche, je me fais en même temps moins aisément accessible. Si mon ascension ne s'arrête pas, il ne me reste qu'à rejoindre Dieu. (...) Je suis air et souffle. J'attends du vent qu'il me dépouille, comme de ses brouillards le ciel (p. 196-97).
77Pourtant, les deux personnages ne se distinguent l'un de l'autre que comme figures d'une même réalité, figures dont l'auteur souligne la complémentarité. À la fin de la scène VII, Ariane insiste auprès de Thésée, qu'elle croit durablement amoureux d'elle – tout en voulant le mettre à l'épreuve – pour emmener aussi Phèdre à Athènes. L’auteur ne dissimule pas non plus chez son personnage la composante de l'orgueil et de l'intransigeance provocatrice :
Que serait une victoire qui ne se renouvellerait pas chaque nuit, un choix qui ne se ferait pas à nouveau chaque matin ? Phèdre dépend de moi pour sa lumière ; j’ai besoin d'elle comme de mon ombre. Je ne laisserai pas sur la plage déserte la moitié de ma vie. Je ne croirai à votre amour pour Ariane que si vous emmenez Phèdre.
– N'insistez pas, jeune fille ! Ne mêlez pas, ô innocence, je ne sais quels poisons à vos parfums. Je connais Phèdre mieux que vous. Vous ne l’avez vue, ni dans l'amour, ni dans la trahison.
– Savez-vous, Thésée, si les plaisirs et les trahisons de Phèdre ne sont pas faits des silences d'Ariane, de sa pureté qui se détourne, de la pudeur de ses yeux fermés ? Si Phèdre n'existait pas, Ariane serait sans doute Phèdre (p. 217-18).
78Remarquons au passage le procédé récurrent qui consiste à faire parler d'eux les personnages à la troisième personne, comme s'ils tenaient à distance leur propre nom, tout en s'y mirant narcissiquement. L'effet produit est celui d’une bizzarerie qui devient peu à peu angoissante, les personnages n'apparaissant plus que comme des êtres scripturaux, supports hiératiques et inanimés d'un message qui leur échappe. Transcrit gestuellement à la scène, cet effet contribuerait à renforcer encore la cruauté du texte.
79Le dédoublement du personnage fait apparaître aussi plus nettement que dans le mythe le problème du rapport contradictoire des femmes à la praxis dans la représentation qu'en a l'auteur. Il n'y a pas de solution non plus pour le couple. Phèdre séduit et conquiert Thésée (imaginairement et sexuellement), mais c'est elle aussi qui lui fait manquer le rendez-vous de l'histoire, à la suite de quoi il sera définitivement impossible à Thésée de (re)devenir lui-même. Ariane au contraire s'efforce de redonner toutes ses chances à Thésée, mais c'est au prix de sa propre réalisation.
80C'est en effet Ariane qui, après la mort des otages, relance la diégèse dramatique, au cours de la scène centrale. Entre-temps, la faille de la falaise dans laquelle est taillée la porte du Labyrinthe s'est refermée. Tandis que Thésée se réveille au petit matin et prend conseil d'Autolycos, Ariane paraît, une lampe à la main : "Ma sœur tend à vous détruire, comme il me plairait de vous créer". Un nouveau motif, totalement inconnu du mythe, est introduit ici, en même temps que la démultiplication des possibles : celui de la femme initiatrice ou créatrice et provisoirement dépositaire de l'identité du héros. Tout en se comparant à une simple "infirmière", elle l'encourage à ne pas abandonner la lutte et à se retourner contre l'ennemi :
– Vous allez vous mesurer tout à l'heure avec la Cause de tout mal.
– Ce combat différé devient singulièrement inutile. J'ai péché. Mes amis ne sont plus.
– Songez aux victimes futures. Ce sont toujours les mêmes qui périssent. Vous sauverez vos amis d'une seconde mort.
– Comment ? La porte s'est refermée ; les murailles sont infranchissables. N'entre pas qui veut dans l'Enfer.
– Regardez cette fente grise, juste assez large pour laisser passage à une épaule humaine... La porte s'est rouverte depuis que je suis là (p. 205).
81L'affleurement de l'intertexte contemporain sous le mythe est ici patent. L'engagement des femmes dans l'action n'est pas seulement un thème littéraire : M. Yourcenar s'y était déjà attachée depuis 1933, avec le personnage de Marcella qui, dans Denier du rêve, prépare un attentat contre le dictateur, tout en sachant qu'elle n'y survivra pas. Curieusement, ce n’est pas non plus un thème porteur d’espérance. Ariane est celle qui, au moins pour une période, donne le sens et se confond avec l'avenir de l'homme : Comment reconnaître ?... Je suis très ému, Ariane... Jusqu'à ce jour j'ai vécu seul. Les femmes étaient des pièges, ou quelquefois des fantômes... (...) Je ne prévoyais pas ce bonheur d’avoir une femme. Mais elle échoue, et Thésée, comme le héros de Huis clos, ne sort pas flatté – ni d'ailleurs plus conscient – de son labyrinthe intérieur. Il choisit le facile anticonformisme de Phèdre, qui lui permet de ne rien risquer, et Ariane, ne se trouvant plus de spécificité féminine viable, décide par elle-même de rester à Naxos.
82La pièce exprime ainsi autant une impasse de la féminité qu'une impasse de l'action. Le mélange des styles, de l'héroïcomique au lyrico-vulgaire, traduit le désarroi de certaines voix du temps, une "symphonie d’inquiétudes", selon l'expression de l'auteur dans la préface de son drame Rendre à César29.
83L'intertextualité du style est un phénomène d’époque, notamment dans les œuvres qui entreprennent de moderniser les mythes grecs. On peut mesurer les glissements de convenance et les degrés de disconvenance des diverses sortes de travestissement, dans la manière de faire parler les personnages ; surtout lorsque, comme ici, il y a dégradation de l'action par remise en cause du rang social de ceux-ci, ou même incertitude sociolinguistique totale quant à leur statut. G. Genette en donne de nombreux exemples30.
84Mais l'amplitude de la discordance, comme on a pu le constater dans nos citations, atteint l'insupportable et, presque, le pathologique. L'outrance du "badinage" est souvent grinçante et volontairement déplaisante. Elle traduit comme un écartèlement idéologique entre l'extrême de la préoccupation éthique et l'extrême de la désillusion, et aussi, selon une thématique philosophique abondamment représentée dans la première moitié de ce siècle, le désespoir des "voix" de ne pas pouvoir communiquer31.
Répartition des personnages dans l'espace scénique et dans l'ordre du drame
85L'intrusion de l'histoire dans le mythe apparaît aussi dans le déroulement de la pièce, au rythme des entrées et des sorties successives des personnages.
86La scène I est un prologue imité des pièces antiques, comédies ou tragédies, dans lesquelles l'exposition du sujet est confiée à l'un de ces "petits" ou de ces "sans grade" qui forment l’ordinaire arrière-plan du monde des héros, serviteurs, confidents, nourrices : ici, le gabier Autolycos, seul dans la hune au sommet du mât. Dans le mythe, le compagnon traditionnel de Thésée est son fidèle ami et second, Pirithoüs, comme Patrocle l'est d'Achille ; Gide, avec une faible variation, a conservé le motif. Dans la pièce de M. Yourcenar, d'où l’amitié est exclue, le personnage du gabier introduit une dialogisation des points de vue sociaux sur la mission de Thésée. Autolycos est un personnage mentionné par Homère, mais comme grand-père maternel d'Ulysse. M. Yourcenar en fait une sorte de Falstaff ou de "valet Matti" retors et gouailleur, témoin complaisant de toutes les lâchetés de son maître ; elle lui attribue à cette fin un passé de son invention : Autolycos se présente lui-même comme le marin (non nommé dans l'Odyssée) qui, pendant le sommeil d'Ulysse, poussa le mauvais esprit jusqu'à éventrer l’outre d’Eole – ses camarades et lui s'étant persuadés qu’elle contenait un trésor – ce qui déchaîna les vents et la tempête. Il a aussi servi, moyennant salaire, dans l’expédition des Argonautes.
87C’est l'occasion pour l'auteur d'introduire dès le début le thème de la vie-odyssée, entrelacé cette fois avec celui de la condition ouvrière : "Le vaisseau que j'ai contribué à construire (car j'ai travaillé dans les chantiers d'Athènes), univers clos, prison de condamnés à mort, avance, poussé par le vent, vers son destin de navire, et transporte nos destins d'hommes". Le regard focalisateur d’Autolycos réduit d'emblée le drame mythique à des proportions banales. "Tiens, il a froid", remarque-t-il en observant Thésée : "il ramène sur ses jambes le pan de son manteau... Qu'ils sont petits, ces gestes d'homme, vus de la hauteur de mon mât !".
88Mais Autolycos reste indifférent et même cynique :
Seule cette goutte de rhum qui dégouline le long de mon menton est éternelle... Les moutons vont à la pâture, comme dit l'autre, et les victimes à la sépulture... Et les héros, hein, où vont-ils ? Moi, le petit homme, le premier venu, Autolycos pour vous servir, je ne vais nulle part, je suis ici... Matelot d’un navire que je n'ai pas frété, spectateur d'un drame qui ne me regarde pas, je lève ma gourde à la santé des acteurs (p. 184-185).
89Idéologiquement, dans le sous-texte de politique contemporaine, le "monde ouvrier" n'apparaît nullement ici comme porteur d'un espoir pour la praxis ; M. Yourcenar est à contre-courant du mouvement qui s’était dessiné lors de la Libération, et pour lequel elle a d'ailleurs manifesté par la suite (directement ou indirectement, dans des interviews ou dans ses œuvres) plus de sympathie.
90Avec la scène II, tandis que le héros dort toujours, on passe brutalement du sommet de la hune, en plein bleu, au fond de la cale, en plein noir, où sont parquées les victimes. La majorité d'entre elles se résignent, et la pièce fait apparaître cette résignation comme une autre forme d'agression. Il n'y a pas d’apitoiement, la distanciation est introduite dans le dialogue même par l'interpellation triviale de la onzième victime : "Vous tairez-vous, imbéciles ? Qu'est-ce qu'ils ont à gueuler, ceux-là ?" (p. 188). Le sous-texte a quelque chose de célinien, les victimes ne valent pas mieux que les bourreaux. Cette idée est soulignée à la fin de la scène III par une réplique d'Autolycos à Thésée : "Etes-vous sûr du reste que ces quatorze quidams méritent qu'on les sauve ? (...) N'oubliez pas, mon prince, qu'ils sont déjà sortis du temps (p. 194)"... Mais c'est aussi la dérobade morale de celui qui cherche à se rassurer en feignant de ne pas pouvoir prendre parti.
91La scène III en effet, située en ce niveau intermédiaire qu'est le pont du navire, est toute entière occupée par le spectacle des débats de conscience de Thésée face à Autolycos : "Pleurent-ils toujours ainsi ? Gémissent-ils toujours les mêmes hymnes ? Réponds, ô pilote de bien des navires. – Ils bégayent tous on ne sait quoi. On n'a pas le temps de les écouter, occupé comme on est à resserrer les cordages... La mer moutonne, le vent change, un récif bouscule notre quille... Mon devoir à moi, c'est d'aider à amener à bon port la cargaison intacte" (p. 189). Autolycos s'appuie – tout en faisant apparaître la duplicité du prétexte – sur la réalité quotidienne de son travail, ce qui limite bien à propos l'horizon de l'Histoire. Mais Thésée, lui, ne peut esquiver l’obligation de prendre une décision.
92Autolycos se plaît d'ailleurs à rendre plus blessants et plus inextricables les tourments de conscience d'un maître qui a peur et dont il se moque :
– Mon père a accepté de payer ce tribut, d'offrir ces victimes à la mort. Il doit pourtant savoir ce qu'il fait. (...) Ai-je le droit de préférer ces victimes à la paix de deux peuples ? Mon rôle d'ambassadeur qui immole ses scrupules est peut-être aussi émouvant que leur sacrifice.
– Ne comptez sur aucune réponse. Si les gens de mon espèce se contentent de positions subalternes, c'est qu'ils préfèrent laisser aux gens de la vôtre l'honneur des responsabilités (p. 190-191).
93Lieu de l'entre-deux, le pont du navire devient l'image d'un espace de l'action d'où il est désormais impossible de discerner un sens ; la seule échappatoire est celle de la mauvaise foi ou de de la futilité : "Dire que, lorsque je me suis embarqué, mon devoir me paraissait clair ! Je l'avais en main, comme une épée. Mais tout s'est brouillé avec le profil des côtes. Ici, au large, entre cette mer où l'on peut sombrer et ce ciel qu'on ne peut atteindre, je me sens, si j'ose dire, moins assuré d'être sûr. Tout oscille : le mât, par rapport au ciel ; le ciel, par rapport au mât... Tu ne trouves pas divin ce balancement entre deux vagues ?" (p.193-94).
94À la fin de la scène III, la terre est en vue : "C'est la Crète, ce pourrait être n'importe quoi". Dans la structure du mythe, l'auteur parle d'un lieu indéterminé, où le temps n'a plus cours, où tout est déjà joué. Pourtant, nous sommes bien sur un navire où tous sont embarqués, comme partenaires d’une histoire individuelle et responsables d'une histoire collective. Il est intéressant de comparer cette situation avec la tentative du roman historique pour sortir de cette impasse : Hadrien est toujours situé en des lieux concrets – et tout d’abord dans son corps comme dans son nom – se déplaçant sur son territoire, de façon à occuper une position relative où la décision personnelle et l'action sont possibles. La mise en perspective du temps est inséparable d'un certain traitement des lieux. On voit aussi que la forme narrative historique requiert une présentation, des descriptions et des développements qui supposent la rupture de la fabula originelle, quelle qu'elle soit. De ce point de vue, une analyse uniquement structurale du récit, qui prétendrait en préserver toute la logique en le ramenant à un résumé de l'action (comme si c’était la fabula d'un drame), nous paraît irrémédiablement faussée.
95Les scènes IV, V, VI, et VII sont situées en Crète. On aperçoit d'abord une tour au bord de la mer. Un escalier en descend vers la plage. Ariane et Phèdre sont sur la terrasse au haut de la tour, et le mythe de Thésée est ici volontairement relativisé par le conte de Barbe-Bleue, lui-même parodié : "– Sœur Ariane, je ne vois rien venir. – Si tu te penches tout le temps, tu finiras par tomber". On assiste ensuite à l'arrivée de Thésée et d’Autolycos, puis, à la fin de la scène, paraît Minos. C’est la seule intervention de celui-ci, mais elle suffit à dépouiller le personnage de toute sa signification symbolique : le représentant de l’autorité est un fantoche engoncé dans son cynisme et sa morgue de potentat. La dernière réplique, comme la première, est prononcée par Phèdre qui, en digne fille de cet immoraliste inattendu, tourne en dérision toute idée de devoir : "Ariane ma sœur... Sa vie se passe en travaux utiles. Elle s'occupe chaque jour à tout ranger dans sa petite chambre". Pour Phèdre, seul compte le plaisir immédiat, pour lequel elle ne se montre pas très difficile.
96Cette attitude est matérialisée au début de la scène suivante par un nouveau décor : à flanc de montagne, dans un paysage rupestre, une gigantesque porte close. Les jeux sonts faits, à quoi bon continuer la lutte ? Un geste d'Autolycos renforce le constat : "Elle est fermée". Grâce à Ariane cependant, la porte se rouvre et Thésée peut tenter l'épreuve du labyrinthe ; mais c'est pour en ressortir encore plus vulgarisé, image du faible qui a cru bon de se venger sur les femmes. Du coup, le don d'Ariane n’est plus qu'une encombrante trivialité, une obligation ennuyeuse, tout juste bonne à encourager la fatuité du héros déchu : "Ouf !... Mon bras tout ankylosé... Il n’y a pas à dire, ce fil me gêne... Mais je ne pouvais pas lui faire de la peine en refusant sa petite invention... On ne sait jamais, ça peut servir... Mais qu'est-ce que toutes les femmes ont donc à se jeter à mon cou comme ça…".
97Le dernier paysage de Crète consiste en un marécage au bord de la mer. Thésée revient à lui sous les regards d'Autolycos et des deux sœurs :
– Personne. Nous sommes dans un terrain vague : affiches déchirées, vieille ferraille. Quelque chose comme un champ de foire le matin du 15 juillet. (...) Excusez-moi, Mesdames. Le peu qui reste de ce fameux labyrinthe n’est guère formidable. Est-ce contre ces murs de carton-pâte, contre ces parois plaquées de miroirs déformants que Thésée s’est battu ? Un lâche évanoui ressemble beaucoup à un héros qui succombe. Vous le transformez un peu vite en Juste crucifie.
98Ce n’est pas seulement l’action qui fait l’objet d’une transvalorisation négative, c’est aussi son théâtre. Il ne reste de la Crète, image de l’arène politique, que bourbier et détritus, et du combat de la conscience, que trucage pompeux et souvenirs en trompe-l'œil. Faute d'avoir réellement prise sur l’histoire, Thésée est présenté comme ayant été le jouet d'une fantasmagorie, dont il ne retient plus que les manifestations morbides : "Pas à pas, j'ai suivi cette Bête sans forme, cet adversaire dont la stratégie est de reculer toujours, j'ai été pris dans le sillage de ce souffle qui épouvante et pue comme celui d'un fauve... Il m'a traîné jusqu'à cette plage. (...) Le Minotaure se collait à moi, réduisait à chaque instant l'espace de mes poumons, de mon cœur..."
99Cette fois encore c'est Phèdre qui, en ramassant quelque chose à terre, peut croire qu'elle aura le dernier mot sur les événements de Crète : "Moins que rien, Ariane... Un jouet... Regarde : une petite lame rouillée oubliée sur le sable... Un sabre d'enfant". Mot de pitié, de deuil ou de vain persiflage, l'insuffisance de l'arme fait apparaître l'inanité du projet.
100Les scènes VIII et IX prennent place lors de la navigation du retour, dans l'île de Naxos où le navire a fait escale, et où il se trouve retenu, faute de vent. La localisation souligne l’importance nouvelle accordée par l'auteur au personnage d'Ariane. A cette immobilité, évoquée dans le début du dialogue entre Thésée et Ariane, correspond la lente pétrification intérieure de celle-ci, qui feint d'abord d'ignorer l'infidélité réitérée de son partenaire, puis lui explique pourquoi elle a décidé de rester à Naxos : "Nous sommes arrivés, nous sommes au centre... Le mot départ ne signifie rien, et je ne comprends plus le mot retour. Chaque roche est un socle : chaque île émergeant de la mer compte pour nous autant qu'une autre île. Seule, l'inquiétude de l'homme invente la Crète et fabrique Athènes" (p. 220)32. Affleure ici en hypotexte le dialogue platonicien entre Parménide et Héraclite, le "combat de géants", dont l’enjeu est la réalité de l'Etre comparée à celle du Devenir ; Ariane se fige dans son désir d'anéantissement, et renvoie comme un écho de la formule socratique, selon laquelle le temps n’est que l'image mobile de l'immobile éternité. La traduction en langage contemporain n'est pas sans rappeler aussi le pessimisme de Schopenhauer, et suggère combien la désillusion tourne facilement à l'idéalisme : l'absence de perspective personnelle engendre l'indifférence au monde, et le refus du compromis se mue en négation de l'histoire.
101Surtout, Ariane ne trouve pas d'issue acceptable à sa condition féminine :
Non ! J'arrête, pendant qu'il en est temps encore, ce qui fut pour moi l'aventure humaine ; je ne triompherai pas de Phèdre en devenant Phèdre. Je ne veux pas me transformer imperceptiblement en la compagne expérimentée, un peu sur l'âge, qui se fait payer ses indulgences en comptes en banque et en colliers. Et je ne veux pas non plus de l'épouse admirable, au teint brouillé, à la lèvre amère, dont le clin d'œil tient à nous montrer qu'elle fait semblant de ne pas savoir tout ce qu’elle sait (...). Levez l'ancre ; partez avec ma sœur pour vos Pirées et vos Acropoles, et laissez-moi sur le rivage de cette île déserte, comme dans un lit trop grand où je puis enfin coucher seule (p. 222).
102Le vent se lève, les deux sœurs se font leurs adieux. Phèdre avoue que c'est par amour-propre et non par amour qu’elle a voulu garder Thésée, et interroge sa sœur : "Tu l'aimais, toi ? – Un peu plus que je ne pensais, mais un peu moins que je ne l'ai dit". Ariane dédie à Thésée quelques larmes inutiles et ses derniers soupirs rétrospectifs.
103La scène IX, qui nous fait assister à sa rencontre ultime avec Bacchus (Dieu), se situe sur un promontoire de l'île, et se trouve prise peu à peu dans un mouvement ascensionnel qui se perd dans la froideur astrale : "– Dors, mon enfant. Repose ta tête sur ma poitrine où bat le cœur de toute la vie. – Comme tout est simple ! Je ne connaissais pas, jusqu'ici, la douceur de s'abandonner. Maintenant, je ne crains plus de mourir. – Tu es déjà morte, Ariane. Et c'est précisément ainsi que commence ta vie éternelle" (p. 229). Derrière le renoncement au réel, derrière le constat d'une confiance peut-être irrémédiablement trompée, le personnage d'Ariane laisse entrevoir, dans l'après-coup de la réécriture, l'issue d'une vocation. L'outrance même de la pose peut apparaître comme celle d'une novice ; mais il y a un certain dandysme d’époque dans l'apprentissage qu'a pu faire M. Yourcenar de sa propre sincérité d'auteur33.
104La scène X, la dernière, nous ramène sur le navire, en rade d'Athènes. Le parcours du drame passe donc du réel à l'aventure intérieure, située dans le pays symbolique de toute origine et de toute histoire, puis revient au réel, après un événement que le héros s'efforce d'intégrer ou, à défaut, de déguiser pour le rendre présentable. Que faire d'un remords, sinon le déguiser ? Que faire d'un événement inassimilable, sinon essayer de reconstituer les cadres qui permettent de montrer comment l'histoire a pu le faire arriver ? De ce point de vue, la pièce ressemble plus à un texte narratif qu'à une pièce de théâtre.
105Mais l'histoire a bon dos lorsqu'il s'agit d'une responsabilité personnelle, et c'est là encore, comme dans Huis clos, un thème qui relève de la modernité plutôt que du mythe. La critique de M. Yourcenar n'a rien perdu de son mordant. L'issue est pour Thésée d’un pessimisme total : le dénouement est présenté comme une impasse, débouchant sur l'idée d'une vie qui ne mérite pas d'avoir été vécue et promet de finir tragiquement, tant sur le plan personnel que pour la réalisation d'un idéal politique. Thésée n’a pas su ou pas pu être l'homme de la situation, mais surtout il n'a ni assez de lucidité pour le reconnaître, ni assez de courage pour s'expliquer, et c'est cela qui est dénoncé comme barrant définitivement la route à l'espoir.
106D'abord la patrie retrouvée est déjà en deuil : Égée vient de se jeter du haut des remparts. Geste qui n'a d'ailleurs plus aucun sens, ni positif, ni négatif, puisque si Thésée lui-même est vivant, sa mission est un échec ; il a conservé la vie réelle, mais se trouve déchu de sa vie symbolique. Son comportement montre qu'il n'a même rien appris du labyrinthe – ou déjà tout oublié : "Mon vénéré père... Les médecins m'avaient depuis longtemps ôté tout espoir... (...) J'avais pourtant donné à Autolycos les instructions les plus détaillées pour qu'on ne déployât pas la voile noire (...) Aucune sanction, d'ailleurs...Pas l'ombre d'un blâme officiel... Des erreurs se produisent sur les barques les mieux organisées".
107Autolycos a beau jeu d'ironiser sur l'affectation de clémence et sur la mauvaise foi du discours du chef, avec un geste qui découronne tous les Augustes : "Les instructions les plus détaillées, en effet... Je me sens les épaules assez larges, Sire, pour porter seul la mort du vieux".
108Ainsi, au lieu de rentrer en lui-même, Thésée inaugure ce qu'il intitule pompeusement "l'ère des responsabilités" en s'accommodant d'une fausse identité et d'une fausse biographie, paravent derrière lequel il s'abritera pour gouverner :
Des journalistes s'amassent sur le quai... Mettons-nous d'accord pour épargner aux familles des victimes des descriptions inutilement atroces. Je compte leur laisser croire que nos quatorze otages, après ma victoire sur le Minotaure, ont préféré s'enfoncer dans les profondeurs de la Crète, ayant décidé d’explorer le pays... (...) Ma royauté désormais m'attache au rivage. Je compte réorganiser l'Etat, non sans m’inspirer de certains principes des polices crétoises... (p. 231).
109L'ère des responsabilités est devenue celle du mensonge. En déclarant sa volonté de réforme, Thésée avoue qu'il va prendre modèle sur la Crète, c'est-à-dire en fait pactiser avec le Minotaure, dont Autolycos lui rappelle l'incontournable réalité : "Malheureusement, Majesté, il est désormais avéré que votre héroïque entreprise n'a pas purgé la terre d'un de ses monstres. Un dauphin de mes amis a rencontré le Minotaure dans ces parages, déguisé en serpent marin (...)".
110Il faudrait comparer en détails le parcours de Thésée avec celui d'Hadrien – qui commence par le récit d'une consultation médicale – et avec celui de Zénon, passant de la Vie errante à la Vie immobile, puis, dès le retour à Bruges, à l'expérience de l'Abîme, bien plus polyphonique que celle du labyrinthe. Certes les deux romans se terminent par la mort du personnage principal ; mais celui-ci a dans les deux cas – même si Zénon n’est pas directement un personnage de la vie politique – une histoire individuelle en prise sur la grande Histoire, et riche de potentialités multiples ; ils offrent tous deux, de la réalité de la misère humaine et du combat humain – ceux de l’homme sans Dieu – une image à la fois plus généreuse, plus subtile, et plus véridique.
Les codes d'intertextualité
111Deux grands champs lexicaux se partagent l'arrière-plan idéologique de la pièce : celui de la réflexion sur les lois et le pouvoir, et celui de la quête religieuse, à l'importance de laquelle le "divertissement" doit sa qualification de "sacré". L'un et l'autre se retrouveront dans les grands romans. Un autre intérêt de cette pièce est en effet qu’on peut y observer un état transitoire de la langue de M. Yourcenar comme écrivain, avec ses aspects les plus vaseux et les plus chaotiques, comme les plus prometteurs. L’interstylisticité à outrance joue au service de la déconstruction des codes tout faits qui balisent le réel pré-institué, et annoncent la créativité ultérieure. Un trait remarquable en est la surabondance d'objets-images.
112La première question qui se pose est celle des rapports entre le fait, le droit et les responsabilités, dans la décision personnelle préalable, comme dans l'issue d’un événement : faut-il livrer des otages en respect d'accords conclus ? Mais si ces accords ont été conclus dans une situation de rapport de forces où la loi n'est que la violence traduite en légalité ?
113On peut dire en outre que dans la fabula telle que M. Yourcenar l'a conçue, la responsabilité de Dieu lui-même est engagée. C'est, brisant le cadre fixe et répétitif du mythe, l’idée que l'histoire avance plus vite que les moyens que nous avons de la penser, de l'énoncer, de la transmettre, ou de l'expliquer.
114Y a-t-il donc, au sein de l'intertextualité généralisée – qui devrait inclure prières, textes sacrés, commentaires, journaux, discours et livres politiques, conversations de café du commerce, c'est-à-dire l'étude de fragments de textes issus de tout le corpus des autres pratiques discursives contemporaines, y compris non littéraires – y a-t-il un code souverain qui permet de lire tous les autres ? M. Yourcenar en interroge deux, celui du Droit et celui de la Religion.
Minos
115La question du Droit et des codes de pensée qui le fondent est posée d'abord par Thésée lui-même34. Reprenons les phrases-clefs citées plus haut (extraites de la scène III, dialogue avec Autolycos) : "Mon père a accepté de payer ce tribut, d'offrir ces victimes à la mort. Il doit pourtant savoir ce qu’il fait. (...) Ai-je le droit de préférer ces victimes à la paix de deux peuples ? Mon rôle d'ambassadeur qui immole ses scrupules est peut-être aussi émouvant que leur sacrifice". La première assertion est un jugement d'antériorité ; de par la parole donnée et le traité conclu, il s'est créé une situation tragique pour Thésée : tuer (ou laisser mourir, ce qui revient au même du point de vue de la responsabilité personnelle), ou bien risquer de périr lui-même. Première tentation pour esquiver ce risque : s'en remettre à la volonté du père, qui "doit bien savoir ce qu'il fait". Donc, éviter de penser par soi-même dans une situation nouvelle, et s'en remettre à l'autorité établie. Tentation qui se justifie d'ailleurs par un discours de religion (ou d'ob-ligation) : "Je suis lié, moi, par mes serments de prince héritier, empêtré dans les clauses secrètes des traités de paix". Ainsi, le refus du risque s'habille en raison d'État, et celle-ci permet de fonder l'immoral en vertu politique. Ce qui est peut-être justement la vertu politique par excellence, "émouvante" d'une autre façon. Sous cette forme, le conflit est insoluble. Il l'est d'autant plus que la situation interdit de décider entre qui et qui il se situe. Après tout, la vie n'est peut-être pas semblablement pour tous une valeur ; a-t-on même le droit de sauver ceux qui s'abandonnent de leur plein gré au Minotaure et y trouvent satisfaction ? "Ils n'ont pas choisi le Minotaure", objecte Autolycos ; à quoi Thésée réplique : "Ils l'ont accepté. Le Minotaure emplit leur âme, et l'idée qu'ils se font du monde ; ils ne voient plus à leur existence d'autre but que cette vaste faim. Ce n'est donc plus contre le monstre qu'il faut lutter, mais contre eux-mêmes".
116Une nouvelle solution se dessine alors : plutôt que de prendre appui sur la responsabilité individuelle, s'appuyer sur une légitimité formelle, la représentation, la volonté générale, la souveraineté populaire. Mais dans ce dernier cas intervient toujours une herméneutique de la décision, dans laquelle la responsabilité du décideur est forcément impliquée, qu'il le veuille ou non. C'est peut-être là le seul passage de la pièce où le personnage de Thésée soit convaincant. Encore qu'il se montre logiquement impuissant à porter la question juive sur son vrai terrain, et que la complaisance de l'auteur sur ce point puisse sembler suspecte35 :
Si du moins j'étais sûr d'interpréter correctement les volontés de mon peuple... vainement, j'interrogeai les oracles. Delphes m'ordonnait de faire ce qui se doit, comme si le droit était d'une évidence éclatante ; Trophonios me conseillait d'être moi-même, comme si je savais qui je suis. Mon père, en me donnant cette consigne, semblait sournoisement me laisser les moyens de me révolter contre elle : monarque vaincu, humilié par les exigences crétoises, il pourrait toujours dire qu'à ma place, à mon âge, il eût compris autrement ses devoirs d'amiral et de prince héritier. Avec quelle anxiété n'ai-je pas scruté au jour du départ ces têtes de douaniers et de portefaix, de changeurs de monnaie et de cireurs de sandales ! Et ce visage de marchand, penché sur une boisson froide dans un café du port, et cette figure de mousse au nez camus, levée vers moi du fond d'une chaloupe que peu à peu notre vaisseau distançait. Mais non : tous, et jusqu'aux plus ineptes, laissaient à mon libre arbitre le soin de confirmer ou d'infirmer leur bassesse, se réservant pourtant le droit de me blâmer d'avoir rapporté la paix ou la guerre, d'avoir livré ces victimes ou de les avoir sauvées.
117Face à l'impossibilité de déchiffrer dans le réel des signes sûrs permettant de distinguer le bien du mal et le juste de l'injuste, tout en se trouvant dans l'obligation de trancher, Thésée envisage même l'issue de la maladie et du suicide :
Ah, tout est choisi pour moi d’avance, mes bonheurs comme mes amertumes... De mon père à mon fils, je ne me sens plus qu'un vain chaînon... Tel que tu le vois, Autolycos, ton prince a souvent rêvé, lui aussi, à l'entrebaillement de portes noires. (...) Renoncer aux fatigues qu'exige une hypothétique victoire... Trouver dans la défaite une certitude que le succès n'a pas... (...) Au lieu de les sauver, périr ensemble... Périr avec cette gitane brune et chaude, coquelicot des routes, fille de rien36 ; ramassée dans une rafle parmi des victimes sans papiers d'identité sur lesquelles la presse ne s'attendrit pas... Périr avec ce jeune Hébreu couvert d'une pâleur maladive, si blême que pour le hâler on voudrait lui faire présent de quelques jours de plus au soleil...37 (p. 192-193).
118Mais à cette tentation de l'héroïsme et du sacrifice, Autolycos, mi-sérieux, mi-ironique, oppose à la fin de la scène un dernier paradoxe : "Et la paix des peuples ? Et le droit des victimes à disposer d’elles-mêmes ?"
119Le caractère conflictuel du droit est montré comme inextricablement lié à l'appartenance sociale des parties en présence, ainsi qu'aux différents aspects observables des conflits familiaux : "Docile ou rebelle, je fais le jeu de ma famille. Si je cherchais une troisième issue ? – Il n'y a jamais qu'une route à droite et une route à gauche, mon prince Thésée".
120Phèdre traduit plus loin l'alternative à sa manière comme un choix entre les "bêtes" et les "bouchers". Phèdre comprend d'abord, de la politique, ce qui lui permet d'attirer les regards sur elle et de souffler le nouvel arrivant à sa sœur : "Il se nomme Thésée, prince d'Athènes. L'exportation des amphores, l'impôt sur les olives et le travail servile dans les mines du Laurion lui permettent ce luxe de bracelets, de cothurnes d'or, et de plumes d'autruche à son casque", dit Autolycos en présentant son maître (scène IV) ; sur quoi Phèdre répond, en se tournant vers celui-ci : "C'est parfait, nous sommes du même monde". Et plus loin, comme, sautant un peu facilement par-dessus les différenciations sociales, Autolycos met en garde Thésée contre la séduction de Phèdre : "Ne reconnaissez-vous pas la fille à matelots, l'embûche classique des ports de guerre ?", Phèdre renchérit :
Faites taire ce valet mal stylé, ce gabier sans galons et sans étoiles. Mon père m’avait bien dit que les ennemis du Minotaure se recrutaient de l'écume des ports et de la canaille des villes. Mais vous êtes beau : je ne vous vois pas au bras le bandeau noir ou vert qui vous mettrait au rang des parias ou des otages ; vous êtes aussi fort qu'on peut l'être dans un monde où le Minotaure ne s'attaque qu'aux faibles, où le malheur des vaincus est le pain des princes et des dieux.
121Phèdre a choisi son camp d'instinct, celui du bon beurre, du confort et des plumes d'autruche.
122Egée, lui aussi, a sa façon personnelle, familiale et politique, d'interpréter le droit, quand il s'agit du viol consentant de la petite Hélène ("voix du vieil Egée", dans le labyrinthe) : "...Et précisément en pleine période électorale...Thésée, mon fils, ta légèreté touche au crime... À Mistra, chez nos bons alliés Spartiates, la fille de gens bien cotés... La sûreté de l'Etat, le bon renom de la dynastie... Et pourquoi, grands dieux ! On trouve à Athènes des gamines mieux que ça".
123Mais c’est le personnage lui-même de Minos qui incarne le mieux la complète inversion négative du code du Droit et la démythification de l'histoire.
124Minos est chez les Grecs une figure grandiose, fils de Zeus et de la très mystérieuse Europe. Outre sa qualité de fondateur mythique de la dynastie crétoise, on sait qu'il juge aux Enfers – où il tient l'urne fatale – tous les pâles humains. Il apparaît notamment dans le magistral discours de Socrate (dont ce n’est pas la manière ordinaire) – qui conclut le Gorgias de Platon, au terme de la discussion avec Calliclès38. Il siège avec Eaque et Radamanthe ; ce dernier, protecteur des serments, veille sur le château de Kronos et sur les îles des Bienheureux, dans la 2ème Olympique de Pindare.
125M. Yourcenar, elle, a fait ici de Minos – qui intervient une seule fois, de façon brève et décisive, face à Thésée, à la fin de la scène IV – un bourgeois un peu distrait, ventru et xénophobe, mixte paisible de Machiavel et de Monsieur Thiers : "Hein ? Qui êtes-vous ? Je n'aime pas beaucoup les étrangers. – Je suis ambassadeur d'Athènes. – Vous représentez ? c'est très bien. Je n'ai donc plus besoin de vous demander qui vous êtes. Athènes... Laissez-moi voir... Le quota d'Athènes a été fixé à quatorze otages entre dix-huit et quarante ans. Votre barque contient sans doute la rente annuelle allouée au Minotaure ?"
126En tant que conscience, Minos se présente ici comme l'homme de la quantité. Le langage ne sert pas à communiquer mais à calculer, et à imposer un mode de répartition. Thésée "représente" Athènes, c'est-à-dire qu'il n'est rien d'autre qu'un pion sur un jeu d'échecs dont un Autre manipule les pièces, un pion qui équivaut à quatorze otages, eux-mêmes évalués en fonction de leur âge et de la périodicité du tribut. L'Autre n'a besoin que de quelques chiffres pour identifier son interlocuteur. C'est le degré zéro de l'intertextualité.
127À cette logique du profit, Thésée essaye d'opposer les droits de l'homme, la raison morale, et la culture athénienne dont il est porteur, en y adjoignant en sourdine – dans le geste et l'intonation – ses propres sentiments : "Quatorze malheureux que l'opinion publique athénienne abandonne à regret aux dents d'un monstre étranger. Quatorze victimes dont le sort est entre mes mains, et qu'un grand peuple ne consent à livrer que par respect des engagements conclus". Peine perdue, Minos est tout aussi à l'aise dans les sophismes que dans la comptabilité :
La peur des risques et le respect des engagements conclus sont l'alpha et l'oméga de la sagesse des peuples. Tout comme vous, je flétris les sacrifices humains, moins nombreux d'ailleurs qu'on ne le dit, qui ensanglantent périodiquement notre île39. Mais le mystère du Labyrinthe est trop compliqué pour que les utopistes, les étrangers, les athées s'en mêlent... Les Liens qui m'unissent au Minotaure sont du reste remarquablement compliqués. En un sens, nous collaborons : son coutelas sert à aiguiser la plume d'oie du législateur. Et l'opinion publique athénienne s'exagère, si j'ose dire, la valeur de la marchandise ; intéressants en tant que condamnés à mort, les individus en question sont probablement médiocres en tant qu'hommes, et nuisibles en tant que citoyens. L'indignation, jeune homme, est contre-indiquée dans une carrière d'ambassadeur.
128Devant cette démonstration de force, Thésée impressionné manœuvre en retraite, déjà prêt à adopter la politique de l'autruche, et faisant ainsi apparaître l'inanité de toute position idéaliste concernant le droit : "Je ne m'indigne qu'en présence du crime. Je ne souhaite que le règne de l'ordre dans un monde sans maux".
129À quoi Minos répond sur le ton du paternalisme vert-de-gris mais bonhomme : "Je vois avec plaisir que nous sommes d'accord sur les grands principes. Tout se passera du reste dans les formes, et avec plus d'agrément que vous ne pourriez le penser. Notre cuisine est réputée ; nos courses de taureau sont uniques au monde. Ma fille vous initiera aux élégances de la capitale. Un autodafé suivi de feux d'artifice fait partie des spectacles que nous offrons aux princes étrangers".
130Thésée n'ose plus dire, face à une Inquisition si empreinte d’urbanité, qu'il avait l'intention d'affronter le Minotaure. C'est Autolycos qui le lui rappelle, en annonçant directement ce projet à Minos. Mais celui-ci, sûr de son "establishment", en est médiocrement ému : "Bah !... Des propos de jeune homme... Une velléité... J'ai confiance dans la solidité des murailles, l'ingéniosité des serrures, le charme des femmes, le prestige des Lois. Quarante ans d'expérience politique m'ont appris que les héros ébranlent rarement la sûreté de l'Etat"40.
131La collaboration de Minos et du Minotaure, l'intrication de l'horreur absurde et de l'effort sans cesse renouvelé pour, malgré tout, légiférer, est le problème majeur d'Hadrien. L'ambiguïté du personnage tient au fait que, envisagé sous l'angle du sujet individuel, le problème de l’action fait l'impasse – que fait ici Minos de façon encore plus expéditive – sur la souveraineté populaire et le système représentatif, où Benjamin Constant voyait déjà le critère de la différence entre la liberté des anciens et celle des modernes. C'est – on l'a vu avec le Thésée de Gide – un des dangers du modèle antique. L'effet d'analogie et le mélange des codes risque de faire perdre de vue la spécificité historique41. Néanmoins, dans sa terrible économie signifiante, le style de Minos est un invariant de la lisibilité du réel, destiné à rendre désormais illisible tout discours mythique sur les rapports de la force et du droit42.
Bacchus (Dieu)
132La réflexion sur un possible hypercode religieux, permettant une lecture intelligible du sens de l'histoire, est elle aussi au centre du parcours labyrinthique de toute la pièce. Avec la crise des valeurs de la modernité (productivisme, culte du progrès), s'est diffusé un sentiment d'absurdité creusant la place d’une nostalgie de la transcendance perdue. La pièce tente ainsi d'explorer les différents modes religieux d'appréhension du réel. Existe-t-il un code "sacré" qui permette de rendre compte de tous les autres ? Un Dieu garant de la vérité et du sens, comme celui de Descartes, et pouvant constituer un guide pour l'action ? Que cette "religion" se présente comme croyance en un Etant surnaturel qui préside aux destinées humaines, ou comme une foi en un point-de-vue objectif sur les critères du bien et du mal, ce serait un repère dans le cheminement toujours imprévisible du réel.
133Il est remarquable tout d’abord que l'incarnation du divin dans la pièce soit le produit d'une intertextualité hybride, qui s'exprime dans le nom même de Bacchus (Dieu), dont il nous est dit dans le texte de présentation des personnages : "Enfin, il faudrait si possible que Bacchus (Dieu) soit beau" (p. 183). Mythologie grecque, donc, sensible à la forme extérieure du divin, plutôt qu'inspiration biblique.
134Pourtant, c'est bien celle-ci qui anime la scène II, de tonalité nettement judaïque et chrétienne, même si l'écriture emprunte aussi ses marques au paganisme. M. Yourcenar a voulu nous mettre en présence du vrai dieu, impensable et innommable pour nos consciences historiquement organisées, celui qui serait à la fois le fils de Zeus et le roi des Juifs, le dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob, et l'Étranger aux allures équivoques qui déchaîne la frénésie des Bacchantes, le meurtre, la souillure, la pulsion bondissante, l'ivresse du sang43.
135Le premier trait qui frappe dans le dialogue entre les victimes est l’incohérence des répliques, malgré certaines constantes dues à la condition commune : la traversée qui dure, l'obscurité de la cale, la menace en perspective, le Minotaure, c’est-à-dire "Lui", qui attend sa proie "depuis le commencement des siècles". Par comparaison avec cette éternité prédestinée, le temps de la vie est sorti du temps réel. Il s'est déjà fondu dans cet oxygène pur ou cet éther irrespirable dont on a précédemment vu ou imaginé les couleurs, et il ne reste déjà plus des victimes que des ombres, dont chacune semble ne parler que pour elle-même.
136La référence à la tragédie antique est d'abord signifiée par le motif de l'adieu au soleil44 : "La bourrasque a cessé, et la nausée pire que la peur. Le roulis ne nous jette plus contre les flancs du navire. Même dans cette cale, au fond du noir, on sent qu'il y a là-haut du soleil. – Soleil que nous ne reverrons plus, puisqu'on n'exécute que de nuit les victimes du Minotaure ! Soleil maudit qui éclaires là-haut ceux qui ne sont pas prisonniers ! – Oui... Oui... Le temps se remet. (...) On s'habitue à tout..." (p. 186).
137Mais la conscience religieuse, qu'elle soit païenne ou judéo-chrétienne, est présentée elle aussi comme aliénée. D'abord par la résignation. Au dégoût des choses terrestres et à l'imminence du danger ne répondent que la méconnaissance, l’indifférence ou l'acceptation passive. Ensuite par la récupération qu’en fait le pouvoir. Depuis le sophiste Critias, oncle maternel de Platon et membre du gouvernement oligarchique des Trente, les Grecs avaient déjà écrit noir sur blanc que la religion a été inventée par des hommes malins pour renforcer et justifier leur domination sur les autres. Enfin, par la perversité constitutive de l'Être Suprême, quel qu’il soit, en lequel elle se confie : bien absolu et mal absolu ne font qu'un.
138C'est pourquoi est particulièrement significative la dernière en date des retouches apportées à sa pièce par l’auteur : une extension substantielle, le doublement en longueur de la scène de la rencontre d'Ariane à Naxos avec Bacchus(Dieu). C'est en effet à partir de cette rencontre que s'élabore un autre phénomène de transvalorisation, une "sortie" vers ce qui fait l'inspiration des œuvres ultérieures : la fusion entre l'extase mystique et le transport dionysiaque.
139La divinité de Dieu fait d'abord l’objet d’une négation absolue :
– Ne disons pas de mal de Thésée. C’est lui qui t'a conduite dans cette île. Tu n’y serais pas arrivée seule. Et ne prends pas non plus cet air de détresse, cette pâleur classique de l'amante abandonnée. Tu ne me diras pas que tu n'as pas forcé ce pauvre homme à partir. (...) Son départ t'a permis de rencontrer Dieu.
– N’abuse pas de ce monosyllabe. Tu n’es que la réponse la plus courte qu'on puisse faire aux questions des hommes.
– En sais-tu de meilleure ?
– Oui, le mot "rien" est aussi court que le mot Dieu (p. 226).
140Le thème de "l’auguste Syllabe", avec toutes ses variations, se trouve longuement développé dans la Conversation à Innsbruck :
Frère Zénon, dit le capitaine, je vous retrouve maigre, harassé, hagard, et vêtu d'une souquenille dont mon valet ne voudrait pas. Vaut-il la peine de s'évertuer durant vingt ans pour arriver au doute, qui pousse de lui-même dans toutes les têtes bien faites ?
– Sans conteste, répondit Zénon. Vos doutes et votre foi sont des bulles d’air à la surface, mais la vérité qui se dépose en nous comme le sel dans la cornue au cours d'une distillation hasardeuse est en deçà de l’explication et de la forme, trop chaude ou trop froide pour la bouche humaine, trop subtile pour la lettre écrite, et plus précieuse qu'elle.
– Plus précieuse que l’auguste Syllabe ?
– Oui, fit Zénon45.
141Ariane est d'abord celle qui s'adresse à Dieu par haine de sa propre personne et de la fausseté des liens humains dont elle a souffert : "Dire qu'on ne choisit pas ses rêves ! Un père grotesque, une mère immonde, un frère monstrueux, un amant qui ne méritait pas d'être aimé, une sœur condamnée au crime... Ne t'étonne pas que je préfère fermer les yeux". Ici affleure également l'hypotexte œdipien.
142Puis l'assimilation de Bacchus-Dieu lui-même au Minotaure devient consubstantielle :
– Tu parles, toi, tu as une forme... Je te trouve fâcheusement humain.
– Regarde mieux. Ne remarques-tu pas ce poitrail où des poils blancs dessinent une étoile ? Et sous ces cheveux couleur de raisin mûr, ces petites protubérances qui m’apparentent aux bêtes des champs et au croissant de lune ? N’entends-tu pas dans ma voix les sept notes de la gamme humaine ? Et ce souffle, Ariane, plus profond et plus chaud qu’aucune haleine d’homme...
– Quoi, tu serais ? Vous ne faites qu’un ?
– Doucement, doucement... (...) Il faut me combattre avant de me connaître (p. 227).
143Lutte qui sera celle de toute la vie d’une femme avec l'Ange de Dürer.
144La religion n’est donc pas, elle non plus, le code des codes qui permettrait de tracer une isotopie de référence dans l’intertextualité généralisée, un guide pour distinguer le bien du mal, une inspiration pour l’action. Il n’existe pas de lisibilité préconstruite, permettant de façon absolue et univoque de déchiffrer l'histoire collective ou la destinée individuelle, pas de Cause au nom de laquelle se déterminer une fois pour toutes. Continuer à vivre suppose d'abord le sens de la prudence, de la relativité, de la situation, de l'occasion, en même temps qu'une discipline personnelle, physique et mentale – toutes vertus qui manquent à Thésée et que vont développer Hadrien et Zénon, face aux formes imprévisibles de l'anankê historique et de sa récurrente "bêtise au front de taureau"46.
145On peut trouver exécrable la pièce de M. Yourcenar. Elle n'en reste pas moins la preuve que le seul concept d'intertextualité, même s'il possède une incontestable valeur heuristique et d'immenses possibilités d'application, ne suffit pas à rendre compte de l'acte créateur d’une œuvre, même si l'on ajoute à l'étude de celle-ci l'examen d’un très vaste éventail de paratextes, et ceux de M. Yourcenar sont essentiels.
146L'œuvre prise pour exemple – et ce n'est certainement pas un hasard si M. Yourcenar l'a placée tout à la fin du second et dernier volume de ses pièces de théâtre – a tellement augmenté le développement additionnel du mythe et des autres hypotextes, qu'il se produit un changement qualitatif dans la structure nucléaire du récit. Il ne s'agit plus seulement ici de ludicité, même lucide, mais d'un choc frontal contre l'incompréhensible de l'événement historique et de sa traduction individuelle.
147Elle est le contrecoup d'une expérience personnelle totale au terme de laquelle (mais se termine-t-elle jamais ?) le processus alchimique du dialogisme je-tu / il-elle, conduit de Mademoiselle de Crayencour à Marguerite Yourcenar. Le personnage d'Ariane, d'abord révélateur de la quête d’une féminité introuvable autant que multiple, devient le porteur d'une resplendissante vocation créatrice, d'un dionysisme revu et corrigé par les horreurs de la seconde guerre mondiale.
148La conscience nocturne, l'enfer de la nuit des corps, continuent de hanter les grands romans historiques de la maturité. Témoin de son temps, M. Yourcenar oppose, aux errements de la praxis, l'enracinement dans la pratique d'un humanisme philosophique et médical, tirant d'un certain amour de l'art l'essentiel de son inspiration et de sa vitalité. Humanisme annonciateur du XXIe siècle, que nous qualifierions volontiers d’hérétique, et qui, comme celui d'Hadrien et surtout de Zénon, sait prendre la vie avec ses risques, en goûter tout le sel, et laisser sa place à l'aventure.
Notes de bas de page
1 Palimpsestes, La littérature au second degré, Seuil, 1982. Signalons cependant deux ouvrages collectifs tout récents (1995) heureusement consacrés à M. Yourcenar : un numéro de la revue Roman 20-50 (Université de Lille III), qui traite du paratexte yourcenarien, et un volume d’actes du colloque Roman, histoire et mythe dans l'œuvre de M. Yourcenar, publié par la Société internationale d'études yourcenariennes.
2 Hadrien est né en 76 de notre ère, d'une famille italienne émigrée en Espagne ; il est élevé à Rome, succède à Trajan et règne de 117 à 138. Dates des Antonins : Nerva (96-98), Trajan (98-117), Hadrien (117-138), Antonin (135-161), Marc Aurèle (161-180), qui est dans le roman l'énonciataire du texte, puisque celui-ci commence : "Mon cher Marc". Les Mémoires d'Hadrien, Plon 1951, Gallimard 1974, NRF, Gallimard, Pléiade, 1982. Un livre récent, consacré à la philosophie stoïcienne au second siècle de notre ère, constitue aussi un parallèle intéressant pour l'œuvre de M. Yourcenar : P. Hadot, La Citadelle intérieure, Introduction aux Pensées de Marc Aurèle, Fayard, 1992.
3 M. Yourcenar, Théâtre II, NRF, Gallimard, 1971, pp.165-231. Voici la mention des remaniements les plus importants : "Deux scènes seulement, pour moi essentielles, furent rajoutées en 1944. La première est celle des victimes convoyées dans la cale du navire-prison et y passant leurs derniers loisirs à discuter de la nature du Minotaure, scène qui pour bien des raisons porte sa date en filigrane, mais où l'allégorie politique devient bientôt à son tour autre chose. La seconde est cette espèce de séance de ventriloquisme au cours de laquelle Thésée perdu en plein labyrinthe produit et entend des voix qui sont tantôt les siennes, présentes, passées ou futures, tantôt celles des autres personnages de sa vie, sans réussir à se reconnaître parmi toutes ces identités qui au fond en cachent une seule. Le Thésée de l'ancien sketch n'était qu'un prince de comédie portant beau. Ce nouveau Thésée en proie à son insu aux borborygmes de sa conscience est, je ne l'ignore pas, un personnage désagréable, et le divertissement avec lui tourne à la farce noire. Quelques années plus tard, j'allais essayer de décrire dans Hadrien un homme qui peu à peu se construit à l'aide de ses actes et du même coup organise le monde. Je crois bien que je n'aurais pas réussi à en donner même l’idée la plus inadéquate, si je n’avais d'abord tenté cette entreprise de comique déconstruction". Puis, après la nouvelle révision de 1956-57 : "Une seule scène, doublée en longueur, s’est chargée d'une intensité toute nouvelle : celle de la rencontre d'Ariane à Naxos avec Bacchus désormais dénommé Bacchus (Dieu)" (préface, p. 179).
4 Vérité et méthode, Points, Seuil, 1976, p. 236.
5 "Carnets de notes", Œuvres romanesques, Pléiade, p. 528 : "Poursuivre à travers des milliers de fiches l'actualité des faits ; tâcher de rendre leur mobilité, leur souplesse vivante, à ces visages de pierre. Lorsque deux textes, deux affirmations, deux idées s'opposent, se plaire à les concilier plutôt qu'à les annuler l'un par l'autre ; voir en eux deux facettes différentes, deux états successifs du même fait, une réalité convaincante parce qu'elle est complexe, humaine parce qu'elle est multiple. Travailler à lire un texte du II ème siècle avec des yeux, une âme, des sens du Ile siècle ; le laisser baigner dans cette eau-mère que sont les faits contemporains ; écarter s'il se peut toutes les idées, tous les sentiments accumulés par couches successives entre ces gens et nous. Se servir pourtant, mais prudemment, mais seulement à titre d’études préparatoires [c'est nous qui soulignons], des possibilités de rapprochements ou de recoupements, des perspectives nouvelles peu à peu élaborées par tant de siècles ou d'événements qui nous séparent de ce texte, de ce fait, de cet homme ; les utiliser en quelque sorte comme autant de jalons sur la route du retour vers un point particulier du temps. S'interdire les ombres portées ; ne pas permettre que la buée d'une haleine s'étale sur le tain du miroir ; prendre seulement ce qu'il y a de plus durable, de plus essentiel en nous, dans les émotions des sens ou dans les opérations de l'esprit, comme point de contact avec ces hommes qui comme nous croquèrent des olives, burent du vin, s'engluèrent les doigts de miel, luttèrent contre le vent aigre et la pluie aveuglante et cherchèrent en été l'ombre d'un platane, et jouirent, et pensèrent, et vieillirent, et moururent".
6 M. Yourcenar, Théâtre II, NRF, Gallimard, 1971, p. 176-179 :(...) De nos jours enfin, où les monstres sont plus demandés que les héros et les dieux, plus d'un peintre, et Picasso en particulier, a été hanté par le mufle taurin du "Minotaure" (Cf. note 17). Il y a une correspondance certaine entre les divers aspects du "Minotaure" de M. Yourcenar et les œuvres picturales qu'elle évoque. Elle-même en souligne le symbolisme concret : "L'automne de 1939 n'était pas un moment particulièrement favorable pour publier sur les méfaits du Minotaure une fantaisie littéraire : la réalité offrait plus et pis. Ariane à demi réveillée alla se rendormir au fond d'un classeur, et six ou sept ans de nouveau passèrent. Ce fut seulement en 1944 que je pris la peine de la relire. Immédiatement, je fus choquée par des gentillesses et des impertinences qui font partie des agaceries du bal masqué (...). Non que les mythes me parussent devoir être traités avec une dignité morne ; ils ne sont rien s'ils ne nous suivent familièrement dans toutes les circonstances de la vie, et les Grecs eux-mêmes y mettaient leurs gaietés et leurs paradoxes. Ce qui importe, comme toujours, est la qualité de ceux-ci (p. 177). (...) Et pourtant, ce mince badinage touchait à des thèmes qui m'émouvaient encore, et sur lesquels j’étais probablement plus renseignée qu'autrefois. Le mythe nonchalamment traité par moi dans l'ancien sketch parisien gardait d'étranges virtualités, qui ne se révélaient pleinement à l'auteur qu'au cours de cette relecture. Le Minotaure et son antre, les victimes courant d'elles-mêmes à la mort, les Thésées velléitaires et les Minos clignant de l'œil au crime, éclairés par le jet des projecteurs de 1944, acquéraient tout à coup une terrible réalité de symboles. La promenade de Thésée dans les détours du labyrinthe, bâclée en quelques lignes dans l'ancienne Ariane, s'intériorisait en quelque sorte, me donnait envie de décrire la grotesque démarche d'un homme égaré dans les replis de soi-même. L'allégorie mystique d'Ariane pointait d'elle-même sous la romance ; la montée au ciel devenait autre chose qu'une envolée facile" (p. 178).
7 Théâtre I(Gallimard 1971). Préface intitulée : "Histoire et examen d'une pièce : Rendre à César", pièce composée en 1961 à partir d'un roman paru en 1934 et publié dans sa version définitive en 1959. "L'auteur s'est donné pour règle de partir de silhouettes minces et banales (...), pour aboutir, ou plus modestement, tenter d'aboutir à montrer dans ces créatures une réalité beaucoup plus complexe que l'étiquetage du premier coup d'œil et du premier jugement le fait croire, révélant derrière le personnage la personne, et derrière la personne l'implicite allégorie ou le mythe caché auxquels à, son tour la personne correspond" (p. 9). (...) "Datant d'une époque où les anciens mythes grecs, et les entités oniriques plus anciennes encore, étaient pour moi des fréquentations journalières, le premier Denier du rêve témoignait presque à chaque page de l'obsédant besoin de mettre sur tout geste ou sur tout visage son analogue mythologique, de faire entrer de force l'actualité dans un monde placé hors du temps et comme intériorisé. La méthode a ses vertus à un certain stade : elle nous apprend â rendre aux individus et aux actions de ceux-ci la dignité que notre malveillance leur refuse ou la profondeur que notre superficialité ne sait pas voir. Du seul point de vue littéraire, pourtant, ces rapprochements par trop soulignés (et favorisés, bien entendu, dans ce roman par le décor de Rome) tendaient à immobiliser le récit en une sorte de gauche hiératisme. Ils ont à peu près complètement disparu du Denier du rêve de 1959. A plus forte raison sont-ils absents de Rendre à César. Le mythe antique n'en demeure pas moins sous-jacent à la pièce, comme ces vestiges archéologiques encore couchés çà et là dans le sous-sol de Rome. (...) Marcella est peut-être Némésis ou Méduse : elle est surtout une femme indignée" (p. 22-23).
8 Théâtre I, ibid., p. 16.
9 L’Œuvre au Noir, "Note de l'auteur", Œuvres romanesques, Pléiade, p. 838-839.
10 Ibid. p. 528.
11 Ibid. p. 523-524.
12 Passage du personnage poétique au personnage historique, entrelacement du récit historique et du récit autobiographique. Cf. les études de Ph. Lejeune, Le Pacte autobiographique, Paris, Seuil 1975. Voir aussi les remarques de Ph. Hamon, Pour un statut sémiologique du personnage, dans Poétique du récit, Points, 1977, p. 115-180.
13 Cf. M. Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, Tel, Gallimard 1978.
14 G. Genette, Palimpsestes, Seuil, 1982, p. 69. Voir aussi p. 29-40.
15 Deux ouvrages récents et facilement accessibles peuvent donner une idée d'ensemble de la problématique du mythe grec : Suzanne Saïd, Approches de la mythologie grecque, Nathan 1993, centré sur les questions de méthode, et Ariane Eissen, Les Mythes grecs, Belin 1993, qui étudie les mythes en les regroupant par grands cycles avec recensement des variantes. Pour une recherche plus approfondie, voir aussi les publications de l'Université de Lille III : Uranie, Mythes et Littératures, no 1, Mythe et création (1991) ; no 2, Itinéraires du mythe (1992) ; no 3, Temps et espace mythiques (1994). Bibliographie générale sur l'imaginaire du labyrinthe : L'Information littéraire, 1994,4, p. 42.
16 Théâtre II, op. cit., p. 183.
17 cf. G. Genette, (Palimpsestes, op. cit., p. 436-438), qui donne comme premier exemple celui de la Joconde à moustaches de Marcel Duchamp. Notons que Le Minotaure est aussi le titre d'une revue fondée par Albert Skira en 1933, avec la collaboration des écrivains, des poètes et des peintres les plus représentatifs du mouvement surréaliste (les éditions Skira viennent d'en republier la collection en trois volumes fac-similé) ; les illustrations de couverture sont signées Picasso, Roux, Derain, Borès, Duchamp, Miro, Dali, Matisse, Magritte, Ernst, Masson. La comparaison de ces images avec le texte de la pièce de M. Yourcenar est extrêmement parlante.
18 Sur la morphologie du conte en Grèce, cf. C. Calame, Le Récit en Grèce ancienne, Méridiens Klincksieck 1986, ch.VI (p. 121-151), Mythe et conte : la légende du Cyclope et ses transformations narratives. Du même : Thésée et l'imaginaire athénien. Légende et culte en Grèce antique, Lausanne, Payot 1990.
19 Sur le rôle des "grands cornus" dans l'imaginaire préhistorique, cf. P. Lévêque, Bêtes, dieux et hommes, Messidor, 1985.
20 A. Gide, Thésée, NRF, Gallimard, 1946, p. 13 et p. 68.
21 Mémoires d'Hadrien (1951), Pléiade, p. 513. Hadrien, par certains aspects, peut lui-même sembler dépassé après Tchernobyl. C'est une composition idéologiquement ambiguë.
22 G. Genette, Palimpsestes, op. cit., p. 393.
23 H. R.Jauss, Pour une esthétique de la réception, NRF, Gallimard, 1978, p. 67. La méthode est développée et mise en œuvre dans un second ouvrage du même auteur : Pour une herméneutique littéraire, Gallimard, 1982.
24 Le mythe grec semble avoir été pour M. Yourcenar un lieu de prédilection pour l'épanchement des haines sous toutes leurs formes ; un bon exemple en est aussi le traitement des personnages masculins et féminins dans sa pièce Electre ou la chute des masques.
25 Baudelaire écrivait plus sincèrement :
"Si le viol, le poison, le poignard, l'incendie,
N’ont pas encor brodé de leurs plaisants dessins
Le canevas banal de nos piteux destins,
C'est que notre âme, hélas ! n'est pas assez hardie."
26 Œuvres romanesques, Pléiade, p. 517-18.
27 Ibid, p.526.
28 Théâtre II, p. 178 et 179.
29 Théâtre I, Gallimard, 1971, p. 16. Elle évoque aussi (p. 15) les origines lointaines du roman de 1933, réécrit en 1959, d'où la pièce a été tirée : "A une époque où la poudre aux yeux fasciste aveuglait la plupart des observateurs étrangers, d'ailleurs souvent prêts à importer dans leur propre pays ce genre d'aventure, ce mince roman traduisait chez son auteur un point de vue différent et alors peu en vogue. Mes quelques séjours en Italie entre 1922, où j'assistais, âgée de dix-neuf ans, à la marche sur Rome, et 1933, peu de mois avant la première visite d'Hitler à Mussolini et l'éclatement du conflit éthiopien, avaient eu leurs effets sur un esprit pourtant peu politisé. J'avais subodoré l'atmosphère de lâcheté, de compromis ou de prudents silences, d'une part, de grossier abus de force, d'arrivisme mis en appétit, de platitudes démagogiques accolées aux réalités de l'arbitraire de l'autre, qui est, ou finit par être, l'air irrespirable de toutes les dictatures, avec toutefois je ne sais quel relent de conformisme bien-pensant et nanti plus sensible dans toute aventure de droite".
30 Cf. p. 157-164, avec le tableau de la p. 161.
31 On lit encore dans la préface de Rendre à César : "J'en dirais autant du thème de l'argent passant de main en main, introduit d'abord, je le soupçonne, pour lier entre eux des épisodes plus éparpillés qu'ils ne le sont aujourd'hui, mais bientôt devenu pour l'auteur le perpétuel rappel des échanges quasi mécaniques dans lesquels s'use une partie de nos vies. Avant de contester ou d'accepter ce symbole (...), avant d'insérer à l'intérieur du simple troc la notion de rite propitiatoire ou sacrificiel qui s'y cache ici pour chaque personnage, peut-être faut-il se demander combien de fois chaque jour le passage d'une pièce de monnaie ou d'une coupure (qui ne sont elles-mêmes que les ersatz des espèces véritables) se fait de main en main sans qu'aucun rapport authentique ne s'établisse entre les deux êtres ainsi rapprochés, et combien de nos échanges se bornent en tout et pour tout à cela” (p. 23).
32 Le style des passages les plus purement lyriques rappelle celui de Valéry dans ses dialogues philosophiques (1923, NRF, Gallimard 1944) : Eupalinos, L'âme et la danse, Dialogue de l'arbre.
33 Elle doit affirmer plus tard dans les Carnets de notes : "En tout cas, j'étais trop jeune. Il est des livres qu'on ne doit pas oser avant d'avoir dépassé quarante ans. On risque, avant cet âge, de méconnaître l'existence des grandes frontières naturelles qui séparent, de personne à personne, de siècle à siècle, l'infinie variété des êtres, ou au contraire d'attacher trop d'importance aux simples divisions administratives, aux bureaux de douane ou aux guérites des postes armés. Il m'a fallu ces années pour apprendre à calculer exactement les distances entre l'empereur et moi" (op. cit., p. 521). Et plus loin : "Je passe le plus rapidement possible sur trois ans de recherches, qui n'intéressent que les spécialistes, et sur l’élaboration d'une méthode de délire qui n'intéresserait que les insensés. Encore ce dernier mot fait-il la part trop belle au romantisme : parlons plutôt d'une participation constante, et la plus clairvoyante possible, à ce qui fut".
34 Sur le problème de la Parole et de la Loi, cf. J. Svenbro, Phrasikleia, anthropologie de la lecture en Grèce ancienne, Paris, La Découverte 1988.
35 Une étude exhaustive reste à entreprendre – y compris d’un point de vue idéologique – sur l’utilisation littéraire que fait M. Yourcenar de l’antisémitisme. Les textes sont nombreux et contradictoires. Dans la pièce, si le traitement sémantique des juifs est équivoque, y compris dans la scène des victimes, ils ont, comme on l’a vu, une fonction dramatique décisive, puisqu'ils incarnent, par opposition à la pensée mythique, l’aspect chronologique, incontournable et irréversible de l'événement historique. Dans la séquence qui suit, le "nez camus" est (assez bizarrement) commun à la propagande raciste, et à la célèbre description de Socrate par Alcibiade dans le Banquet de Platon. Le rapprochement s’impose cependant, étant donné ce que l'on sait de la "bibliothèque" de M. Yourcenar. Signe ambivalent donc, et paradoxal, à caractère maïeutique, puisque Socrate, lui aussi, s'est laissé délibérément condamner à mort et exécuter, pour prouver sa fidélité aux lois de la cité. Le regard porté sur Thésée par l'enfant juif du port d'Athènes est tout aussi important, pour la structure de la pièce, que celui d'Autolycos.
36 Une romance très populaire dans la Grèce moderne évoque les amours d'une "femme-coquelicot", abandonnée au bord de la route, et recueillie par un passant. Elle a été transcrite et réinterprétée au début du siècle par un compositeur-interprète célèbre, surnommé Attic, et M. Yourcenar l'a sûrement entendue au cours de ses nombreux séjours. Comme quoi il faut y regarder à plusieurs fois dans l'intertextualité avant de déceler toutes les intonations d'un texte.
37 Cette fois le sous-texte réunit les Caves de Lille, le souvenir de courts-métrages documentaires illustrant la victoire des premiers congés payés, et la rafle du Vel'd'Hiv'. L'actualité n'a jamais cessé de hanter les arrière-fonds du style de M. Yourcenar, la réflexion philosophique non plus. Le thème des labyrinthes de l'intentionnalité vient de la phénoménologie Husserlienne. L’emploi du verbe périr continue ici de soutenir les connotations de la tragédie classique, qui participent à la trame du texte, à côté des modernismes, comme (plus haut) le café du port. En plus de Racine, l'anaphore partout présente, et le rythme de toute la scène, ne sont pas sans évoquer les stances du Cid.
38 Le personnage fictif de Calliclès, censé représenter un disciple du sophiste Gorgias, est, chez Platon, le porte-parole vigoureux, talentueux et passionné d'une théorie déjà nietzschéenne de la loi de nature et du droit du plus fort. La tradition concernant Minos – qui supervise les jugements de ses collègues et "siège seul, un sceptre d'or à la main" – est directement issue d'Homère (Platon cite le v.569 du chant XI de l'Odyssée, récit fait par Ulysse de l'évocation des morts). Minos est donc détenteur de la royauté symbolique et paradigme du plus haut degré de conscience.
39 Minos a déjà inventé la thèse du "détail".
40 Le personnage d’Hadrien remet lui aussi en question l’idée d’un progrès révolutionnaire ; historicité oblige, mais force est de constater que de 1951 à 1974 (dates des premières publication du roman, chez Plon puis chez Gallimard), M. Yourcenar pense la tâche gouvernementale et la réflexion sur les institutions en termes de monarchie éclairée plutôt qu'en termes de démocratie. Pourtant, Hadrien trouve sa vie "informe", et il lui semble "à peine essentiel (...) d'avoir été empereur". Il s'efforce de situer ailleurs que dans une identité politique le problème de la praxis : "Je ne suis pas de ceux qui disent que leurs actions ne leur ressemble pas. Il faut bien qu'elles le fassent, puisqu'elles sont ma seule mesure, et le seul moyen de me dessiner dans la mémoire des hommes, ou même dans la mienne propre ; puisque c'est peut-être l'impossibilité de continuer à s'exprimer et à se modifier par l'action qui constitue la différence entre l'état de mort et celui de vivant. Mais il y a entre moi et ces actes dont je suis fait un hiatus indéfinissable. (...) Les trois quarts de ma vie échappent d'ailleurs à cette définition par les actes. (...) Mais l'esprit humain répugne à s'accepter des mains du hasard. (...) Une partie de chaque vie, et même de chaque vie fort peu digne de regard, se passe à rechercher les raisons d'être, les points de départ, les sources. C'est mon impuissance à les découvrir qui me fit parfois pencher vers les explications magiques, chercher dans les délires de l’occulte ce que le sens commun ne me donnait pas. Quand tous les calculs compliqués s'avèrent faux, quand les philosophes eux-mêmes n'ont plus rien à nous dire, il est excusable de se tourner vers le babillage fortuit des oiseaux, ou vers le lointain contrepoids des astres" (Pléiade, p. 305-306).
41 Une récente émission de télévision, consacrée aux groupes néo-fascistes, rendait compte de l'interview d'un jeune leader qui se déclarait grand admirateur de M. Yourcenar et particulièrement des Mémoires d'Hadrien. Mais on a quantité d'exemples d'une telle "récupération" idéologique d'œuvres littéraires, et l'on ne saurait en faire porter l'entière responsabilité à leur auteur.
42 Là aussi M. Yourcenar se trouve à contre-courant des espoirs qui ont accompagné l'époque de la libération et le gouvernement de la Résistance. Peut-être l'exemple de l'écrasement de la Résistance grecque, après plusieurs années de guerre civile, y est-il pour quelque chose. Dans la dernière scène, Autolycos prévoit la réapparition du Minotaure "sous la forme d'un serpent marin". Le pessimisme de la pièce – terminée dans les années 1956-60 – se ressent aussi de la désillusion du stalinisme.
43 Cf. M. Detienne, Dionysos à ciel ouvert, Hachette, 1986.
44 Le plus célèbre est celui d'Antigone dans la pièce de Sophocle (v. 806-816).
45 L’Œuvre au noir, Pléiade, p. 642-43.
46 "Ce que je dois aussi directement et personnellement à Spinoza, c’est sa stupéfiante conception du corps, qui possède des 'puissances inconnues de nous', et de la mens (l'esprit) qui est d'autant plus libre que le corps développe plus les mouvements de son conatus, sa virtus ou fortitude. Spinoza m'offrait ainsi une idée de la pensée qui est pensée du corps, mieux, pensée avec le corps, mieux, pensée du corps même. Cette intuition rejoignait mon expérience d'appropriation et de 'recomposition' de mon corps en liaison directe avec le développement de ma pensée et de mes intérêts actuels". Ce texte qui – n'était la mention de Spinoza – pourrait être attribué au Zénon de L'Abîme (L'Œuvre au noir, Pléiade, p. 683-707), est de Louis Althusser (L'Avenir dure longtemps, Stock, 1992, p. 234).
Auteur
Université de Besançon
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