Troisième chapitre. L’appropriation des idées
p. 75-115
Texte intégral
1La fin des années 1870 correspond au passage de la diffusion des idées de Spencer à leur reformulation et insertion dans de nouvelles théories adaptées aux besoins des milieux intellectuels français et italien. Du côté français, le changement est perceptible dans la fameuse thèse d’État d’Alfred Espinas sur les sociétés animales et dans les écrits d’Edmond Perrier concernant le rôle de l’association dans le règne animal. Nous examinerons leurs positions ainsi que les réactions de l’école dite néo-critique, notamment à travers les écrits d’Henri Marion sur à la solidarité morale. Nous analyserons subséquemment l’influence spencérienne sur la théorie des « idées-forces » d’Alfred Fouillée.
2Du côté italien, nous étudierons les développements parallèles en examinant, premièrement, les efforts portés par les nouveaux positivistes, notamment Roberto Ardigò et Pietro Siciliani, afin d’affirmer la philosophie scientifique à travers leurs théories psychologiques et morales. La diffusion du positivisme en Italie suscite un intérêt particulier de la part d’Espinas et aboutit à la création de la prestigieuse Rivista di filosofia scientifica. Nous analyserons la position de cette revue, initialement favorable au spencérisme, et la transition survenue au milieu des années 1880 vers une critique de plus en plus appuyée de Spencer. Enfin, nous considérerons la montée en force pendant la même période des jeunes positivistes d’inclination socialiste, parmi lesquels se détache le célèbre positiviste Enrico Ferri.
L’OUVERTURE D’UNE NOUVELLE VOIE : ESPINAS, PERRIER ET L’ANALOGIE ORGANIQUE
3Comme nous l’avons mentionné précédemment, Alfred Espinas participa à la traduction de la deuxième édition des Principes de psychologie1. L’impact des idées spencériennes sur sa pensée se fait sentir dans son premier travail de recherche, une thèse de doctorat intitulée Des Sociétés animales : étude d’une psychologie comparée2. Perçue comme une attaque contre la philosophie spiritualiste, cette thèse est sanctionnée par les rapporteurs du jury, Élme Marie Caro et Paul Janet. Ils critiquent le caractère interdisciplinaire de l’étude, notamment l’amalgame de philosophie et de zoologie, ainsi que les références à Comte et à Spencer3. En effet, bien que l’essai d’Espinas soit avant tout un examen des sociétés animales, l’originalité de sa problématique réside dans le caractère comparatif de l’étude. Espinas juxtapose les sociétés animales aux sociétés humaines dans une démarche aspirant à dépasser la quête du savoir. « Nous voudrions », écrit-il, « saisir, s’il se peut, un certain nombre de lois générales dont l’usage – car toute théorie aboutit directement ou indirectement à une pratique – serait d’éclaircir les rapports de la Sociologie animale avec la Biologie d’une part, avec la Politique de l’autre4 ».
4L’argument principal d’Espinas peut se résumer dans le constat que la seule différence entre la société humaine et la société animale réside dans le degré de complexité de leurs structures. La société humaine n’est qu’un cas particulier, le plus élevé, de la loi universelle de l’évolution. « Quant aux lois qui la régissent, » affirme Espinas, « elles sont les mêmes que celles qui régissent l’amibe au fond des mers, aussi simples, aussi belles5 ». Cette déclaration, contenant la promesse d’une pratique politique qui reposerait sur des lois bio-sociales, rencontre beaucoup de succès. La thèse d’Espinas est rééditée seulement un an après sa première publication. Espinas profite de cette réédition pour ajouter une longue « Introduction sur l’histoire de la sociologie en général », supprimée de la première version à la demande des membres du jury de sa thèse6. Dans cette introduction, il développe davantage ses arguments concernant le lien fondamental entre science, politique et morale. Il apporte également des précisions sur l’influence de Spencer :
La pente du siècle portait ailleurs tous les savants, ses contemporains ; partout on entendait que les conséquences morales d’une doctrine ne devaient compter pour rien dans le jugement qu’on en portait, que la spéculation était une chose, la pratique une autre, que la vérité n’avait rien à voir avec nos désirs et que, pourvu que ses déductions fussent exactes, la philosophie n’avait pas à se préoccuper de ses conclusions, dussent-elles engendrer le chaos. Ce zèle pour la science objective avait un bon côté ; car il ne faut pas que la science soit asservie par de mesquines préoccupations d’utilité immédiate ; […]. Cependant il ne faut pas oublier non plus que la science n’a pas sa fin elle-même ; qu’à côté de la pensée qui voit le monde tel qu’il est, il y a en nous la volonté qui aspire non seulement à le conserver, mais encore à le façonner de manière à ce qu’elle s’y développe plus au large ; qu’enfin l’esprit ne scrute si âprement la réalité que pour en tirer en définitive un peu plus de joie7.
5Selon Espinas, Spencer avait réussit à établir le lien entre science et morale en faisant de la continuité bio-sociale la clé de voûte de son système, comme en attestent sa classification des sciences et sa loi de l’évolution universelle. L’opinion positive à l’égard de la contribution de Spencer porte Espinas à préférer sa philosophie à celle de Comte. Dans son analyse historique, le lien entre les deux systèmes de pensée est conçu comme « un rapport logique et non une filiation8 ». D’après Espinas, la théorie de Comte est moins solide que celle de Spencer, car elle commet une double erreur : elle ignore la continuité inhérente à la nature et discrédit la psychologie expérimentale sans laquelle la sociologie ne peut exister. Espinas soutient que la nature de l’agrégat se détermine en sociologie, comme en biologie, par la nature des éléments. La société se fonde sur des combinaisons d’états de conscience de ses membres et par conséquent, l’étude de la constitution mentale de l’homme relève de la plus haute importance. L’analogie organique de Spencer n’est pas une simple métaphore, mais la description même de la réalité mentale de la société humaine.
Quand donc H. Spencer étudie à la fin de ses Principes de psychologie les sociétés animales, il n’y voit pas une annonce figurative, symbolique de la société humaine : il en fait une préparation effective, historique de cette société, les instincts sociaux dont il décrit la naissance devant se transmettre et s’accroître par l’hérédité jusqu’à l’organisme humain, continuateur d’une lointaine lignée9.
6Les implications idéologiques et politiques de l’analogie organique sont détaillées à la fin de l’introduction. L’intention explicite d’Espinas est d’« omettre volontairement les théories d’ordre politiques » afin de se focaliser sur la question de l’essence d’une société. Il aborde tout de même la position de Spencer, qu’il classe parmi les individualistes niant toute influence du gouvernement sur les destinées de l’organisme social10. Quoiqu’Espinas ne critique pas ouvertement les conclusions politiques de Spencer, il insiste toutefois sur le rôle primordial de l’idéal dans le progrès social, et précise que la confiance profonde dans la bonté et l’universalité des lois naturelles n’est pas suffisante pour accomplir ce progrès.
… la science intervient pour contrôler l’idéal, pour en apprécier la valeur pratique au moyen des lois connues, pour dire s’il est ou non contraire aux conditions actuelles d’existence d’une société donnée. L’impulsion, on le voit, vient de la conscience ou du cœur ; mais la règle et la mesure viennent de la science. Sans l’amour de la vie, d’une vie, qui promet d’être de plus en plus intense et de plus en plus douce, étant partagée par un nombre toujours plus grand d’êtres sympathiques, il n’y aurait pour la société ni existence ni progrès ; sans la conception scientifique de la loi, c’est-à-dire des rapports constants entre les phénomènes, sans la connaissance de l’ordre social reposant sur l’ordre de la nature, la société irait sans guide à la poursuite d’irréalisables chimères11.
7Dans ce passage s’annonce la vision politique du jeune philosophe : l’amour de la « vie douce » et la solidarité entre les membres de la société garantissent le progrès. Ces attributs se retrouvent également dans les sociétés animales, mais à un moindre degré. Espinas tient à spécifier que la comparaison entre l’organisation humaine et l’organisation animale ne signifie pas leur identification, ni que les lois des sociétés animales doivent être transposées telles quelles aux sociétés humaines. Le rapprochement entre les deux types d’organisation ne sert qu’à montrer la supériorité des sociétés humaines. Espinas espère ainsi ramener les lois de la vie sociale et les lois de l’organisation animale à des formules semblables sans pour autant heurter notre sens moral :
Loin que la lutte pour l’existence, loin que l’écrasement de l’individu soit le trait caractéristique de la vie dans les limites d’un même corps et d’une même société, c’est la coalition pour mieux soutenir cette lutte, c’est le respect de l’individu qui en est la première condition et le caractère dominant12.
8Spencer aurait pu adhérer à une interprétation qui met au premier plan le respect de l’individu, mais non pas à la vision de la société telle qu’Espinas la présente dans la conclusion à son ouvrage. Selon Espinas, l’organisme social est avant tout constitué d’une conscience13. Il explique que dans le cours de l’évolution, les sentiments sociaux, tels que la sympathie, s’accroissent parallèlement au développement de l’intelligence personnelle et des capacités de communication. L’amour de soi devient graduellement inséparable de l’amour d’autrui et l’égoïsme se transforme en altruisme, menant à l’émergence d’une conscience collective. En définitive, dans toute société, les actes nécessaires à l’existence de la collectivité s’imposent à l’individu de manière aussi impérieuse que les actes nécessaires à sa propre existence. Dans les sociétés avancées, les penchants sociaux l’emportent même sur les penchants individuels, car l’individu est alors bien plus l’œuvre de la société qu’il n’en est l’auteur. L’action que le membre d’une société avancée exerce sur l’ensemble n’est qu’individuelle tandis que les modifications qu’il en reçoit sont multipliées par le nombre de membres de la société. En outre, l’action de l’individu se limite dans le temps court (la durée de sa propre vie), tandis que l’action collective se définit par le poids des instincts acquis et les changements de structure obtenus dans le passé14.
9La thèse d’Espinas représente une étape importante dans le processus d’appropriation des idées de Spencer en France. À travers elle, l’analogie organique reçoit une interprétation littérale, légitimant une doctrine politique explicitement opposée à l’individualisme spencérien. Ainsi, au moment où la pensée de Spencer est enfin reconnue comme supérieure à celle de Comte par Espinas, la vision politique de ce dernier s’en éloigne considérablement. Au lieu de se transformer en figure d’autorité, Spencer est progressivement marginalisé. Ses lecteurs français, Espinas en premier, préfèrent reformuler les idées spencériennes, notamment l’analogie organique, pour les accommoder à leurs propres positions plutôt que de les admettre comme les parties d’un système achevé.
10La tension entre l’estime portée à la pensée de Spencer et la volonté de marquer une indépendance vis-à-vis de ses conclusions politiques se trouve parfaitement illustrée lors du banquet organisé en l’honneur de Spencer à l’occasion de sa visite à l’exposition universelle de Paris en 1878. Le directeur de la Revue scientifique, Émile Alglave, publie un résumé de la soirée. Il rapporte que « le plus hardi, le plus logique des philosophes indépendants » n’a annoncé qu’au dernier moment son arrivée à Paris afin d’éviter les affres associées à la popularité. Spencer ne réussit toutefois pas à échapper « aux manifestations sympathiques des amis de la philosophie scientifique », qui organisèrent en quelques heures un banquet chez l’éditeur Brébant15. Parmi les invités, se trouvent aussi bien des représentants du monde académique que des hommes politiques et les principaux dirigeants de la presse républicaine16. Sur la liste d’Alglave figurent Théodule Ribot et Gustave Germer-Baillière, ainsi que l’éditeur Félix Alcan. Ce dernier s’associe à la maison d’éditions Germer-Baillière en 1873 et en devient l’unique directeur en 1883. Alglave cite également quelques personnalités du monde universitaire, dont le fameux chimiste et républicain avoué Marcellin Berthelot, alors professeur au Collège de France. Les grandes figures de l’anthropologie française, Paul Broca et son élève Abel Hovelacque, sont également présents, tout comme les philosophes Henri Marion et Émile Boutmy (ce dernier est le fondateur et directeur de l’École libre des sciences politiques). Parmi les hommes politiques on trouve, entre autres, le nom de Georges Clemenceau, alors député républicain à l’Assemblée nationale, dont l’intérêt pour le positivisme et l’évolutionnisme est bien connu17.
11La liste des participants au banquet chez l’éditeur Brébant aide à comprendre l’accueil réservé à l’œuvre spencérienne en France. L’alliance entre politique, presse publique et monde universitaire, parfois réunies par un même individu, est caractéristique de la Troisième République et se trouve au cœur du processus d’appropriation des idées de Spencer. Dans le rapport de la soirée, Alglave déclare en effet que la philosophie de Spencer permet de faire le pont entre monde matériel et monde intellectuel, ajoutant que cette philosophie est particulièrement conforme aux nouvelles exigences de la République des sciences. Il conclut son récit par un appel enthousiaste au renouvellement de la pensée en France, qui s’achève pourtant sur un ton prudent. Pour Alglave, la manière d’atteindre la liberté politique reste une question ouverte : il faut que la France « apporte sa pierre à l’édifice qui s’élève » et « que les esprits s’affranchissent chez nous, comme les citoyens l’ont fait déjà18 ». Ce défi est relevé par nombre de jeunes intellectuels et l’analogie organique promue par Spencer devient la base des nouvelles théories politiques non seulement chez les philosophes, tels qu’Espinas, mais aussi chez les scientifiques, tels qu’Edmond Perrier.
12En 1879, Edmond Perrier, alors jeune professeur spécialiste des vertébrés marins au Muséum d’histoire naturelle de Paris, inaugure une série de leçons sur le transformisme. Le but affiché de ces leçons est d’examiner les conceptions philosophiques liées à la théorie darwinienne ainsi que les idées naturalistes qui l’ont précédée. Perrier intitule la nouvelle théorie « transformisme » afin d’insister sur le rôle principal des prédécesseurs de Darwin, notamment Jean Baptiste de Lamarck19. D’après les historiens Yvette Conry et Jacques Roger, la réaction de Perrier à la théorie darwinienne est typique des biologistes français. En effet, l’accueil réservé à la nouvelle biologie évolutionniste dans l’hexagone témoigne d’une profonde incompréhension du modèle proposé par Darwin. La grande majorité des biologistes français n’acceptent pas Darwin dans la mesure où sa biologie se démarque par des différences philosophiques et épistémologiques fondamentales. Élevés dans la tradition du déterminisme scientifique et du réductionnisme physicochimique, ils ne peuvent admettre un modèle évolutionniste laissant place au hasard et ignorant la question de l’origine de la vie. Or, il s’agit là des innovations théoriques les plus importantes de Darwin. La résistance des biologistes français explique la « renaissance lamarckienne » de la seconde moitié du XIXe siècle. La plupart d’entre eux jugent la théorie darwinienne de sélection naturelle comme une variante du lamarckisme, un simple ajout, et non une véritable révolution de la pensée biologique20. Rappelons que Spencer manifeste une attitude semblable. Il traite la sélection naturelle comme un facteur secondaire d’élimination en accordant la place centrale aux lois de l’usage et du non-usage et au principe de l’hérédité des caractères acquis. Le fait que sa biologie repose sur des bases communes à la plupart des biologistes français facilite l’acceptation de ses théories sur l’évolution sociale, mais non les conclusions politiques qui s’y rattachent.
13Perrier, par exemple, développe une interprétation de l’analogie organique qui s’inspire indirectement de Spencer à travers le « lien nouveau entre la sociologie et les branches de la biologie […] pressenti par M. Alfred Espinas21 ». Selon le sociologue François Vatin, sous couvert de biologie, la théorie de Perrier ne constitue de bout en bout qu’une philosophie sociale ; Espinas voyait en lui, à raison, son digne successeur22. La théorie de Perrier propose une nouvelle loi évolutionniste, la « loi de l’association », censée expliquer le procédé de production de la plupart des organismes, y compris l’organisme social, à travers « la transformation des sociétés en individus23 ». Convaincu du rôle central de la loi de l’association dans l’évolution biologique, Perrier décide de la développer davantage dans un long ouvrage intitulé Les colonies animales et la formation des organismes, publié en 1881. Il y maintient que les organismes supérieurs ne sont en réalité que des groupements d’organismes plus simples, appelés cellules ou plastides. Perrier estime qu’afin de réellement décrire l’essence des organismes supérieurs, il est préférable de les appeler par leur nom scientifique de « colonies24 ». Il propose ensuite de diviser l’évolution organique en trois étapes principales. Dans la première phase, les êtres se reproduisent par voie de bourgeonnement. Ils restent identiques et demeurent associés bien qu’ils soient indépendants et séparables. Cette première étape évolutive de la formation d’une « colonie », ou association, est suivie de l’étape de division du travail physiologique. À force de rester unis dans une même structure, les êtres se différencient graduellement, chacun remplit un rôle physiologique particulier et l’association se trouve de ce fait de plus en plus solidaire. Le processus de différenciation est influencé par les positions relatives des êtres dans l’agglomération. N’ayant pas les mêmes rapports avec le monde extérieur à cause de leur position physique dans l’espace, les individus remplissent des fonctions différentes à l’intérieur de l’association. Certains sont chargés de la nutrition, d’autres de la reproduction, et ainsi de suite. La répartition des fonctions entre les coassociés entraîne de cette manière une dépendance de plus en plus importante.
14La troisième étape dans l’évolution organique survient avec l’apparition du polymorphisme. Les différences de fonctions entre les individus dans l’association amènent un changement de leur forme extérieure et l’association, d’abord homogène et composée d’individus semblables, devient hétérogène. Le phénomène de polymorphisme, connu chez Perrier également sous le nom de « loi d’adaptation réciproque », n’est pas seulement la conséquence nécessaire de la division du travail physiologique, il est un agent d’évolution25. En complexifiant et diversifiant le milieu intérieur de l’organisme, le polymorphisme stimule des transformations et devient à son tour une cause de variabilité. À mesure que s’opèrent les lois de la division du travail physiologique et de l’adaptation réciproque, elles entraînent une solidarité de plus en plus étroite entre les différents membres de la colonie. Finalement, l’interdépendance des éléments associés est telle qu’une conscience collective émerge, transformant l’association en nouvel individu. Dès lors, l’unité de la colonie solidarisée rend illusoire toute opposition entre ce que l’on nomme d’une part colonie et d’autre part individu.
15La théorie de Perrier ne semble pas avoir laissé de traces chez les biologistes français, mais son œuvre est au cœur des discussions chez les philosophes-sociologues dans les années 1880-1890. Elle exerce notamment une influence sur la pensée de Durkheim en procurant à sa sociologie un fondement biologique qui lui sert d’antidote au libéralisme spencérien26. Perrier et Spencer recourent en effet aux mêmes éléments théoriques, puisés en partie chez Milne-Edwards : division du travail physiologique, différenciation des parties, passage d’un état homogène à un état hétérogène. Il existe toutefois une différence essentielle entre les deux penseurs dans le sens donné à l’analogie organique. Chez Spencer, l’association entre les parties de l’organisme social est une conséquence importante de la loi de la division du travail, mais la solidarité qui résulte entre les différents membres de la société n’est jamais élevée au rang d’élément constitutif de cette dernière. Spencer refuse donc d’admettre l’émergence d’une conscience sociale. Chez Perrier, en revanche, l’analogie organique reçoit une interprétation littérale, où l’organisme social – la « colonie » – est doté de sa propre conscience. Comme Espinas avant lui, Perrier rejette les conclusions politiques de Spencer et s’éloigne de sa pensée. Ainsi, la réception de la philosiphie spencérienne en France semble à ce moment moins prometteuse que les déclarations enthousiastes de Ribot pouvaient le laisser croire. Non seulement les intellectuels français les plus favorables à l’évolutionnisme de Spencer, tels qu’Espinas et Perrier, refusent d’y adhérer entièrement, mais sa pensée doit également affronter des jugements sévères venant de philosophes dits néo-critiques.
LES CONTRE-ATTAQUES DU NÉO-CRITICISME
16Le père de la philosophie néo-critique est Charles Renouvier, auteur des Essais de critique générale27. Le quatrième de ces essais, intitulé Introduction à la philosophie analytique de l’histoire (1864), réfute l’idée suivant laquelle l’enchaînement de l’histoire répond à une nécessité transcendante ou à un schéma de progrès. Renouvier s’oppose aux principaux théoriciens « synthétiques » de cette approche, notamment Saint-Simon, Comte et Hegel. Il poursuit sa mission de développer l’œuvre de Kant à travers la fondation d’une revue d’abord intitulée L’année philosophique (1867), puis La critique philosophique à partir de 1872. Dans les années 1870, les attaques de Renouvier contre les théories synthétiques de l’histoire prennent pour cible principale l’évolutionnisme spencérien, compris comme son expression scientifique moderne. Il consacre à la critique de la philosophie de Spencer plus de quarante articles et comptes-rendus, écrits à la fois par lui-même et par son collaborateur François Pillon. La position de Renouvier ayant été étudiée en détail28, nous nous contenterons de retracer ses lignes générales en insistant notamment sur le désaccord entre Renouvier et Spencer en matière de politique et de morale. Becquemont et Mucchielli ont constaté que quatre ouvrages font l’objet d’examens minutieux de la part de Renouvier et de son disciple : les Premiers Principes, l’Introduction à la science sociale, les Principes de psychologie et les Principes de sociologie29. Le reproche principal de Renouvier contre Spencer vise à démontrer que son évolutionnisme porte
la marque de l’esprit de système au plus haut degré et [qui] s’appui[e] sur des suppositions chimériques ou des interprétations plus que contestables présentées comme des faits ; qu’enfin l’auteur non seulement prenait le principe de l’évolution pour accordé, au lieu qu’il eût été question de le confirmer par des recherches indépendantes et capables de se soutenir d’elles-mêmes, mais qu’encore il ne se préoccupait point de satisfaire aux exigences de ce principe en rendant compte de la transition psychique de l’animal commun à l’animal humain30.
17Renouvier qualifie la théorie de Spencer de « folie scientifique » comparable à la folie religieuse, provenant de « l’excès de confiance accordée aux édifices hypothétiques ». Dans la pensée de Spencer, « l’imagination se meut à travers l’analyse et la synthèse, et usurpe pour ses conclusions le nom de science31 ! » Spencer échoue dans son projet car il ne parvient pas à combler le vide entre évolution organique et évolution « super-organique », alors que c’est en ce domaine que réside l’enjeu principal de son système32. Renouvier se méfie particulièrement de la volonté de Spencer de réduire le sens moral de l’homme aux faits biologiques. Cette démarche risque, à ses yeux, d’avoir des effets désastreux sur le nouveau régime républicain, car il existe une opposition fondamentale entre théories déterministes et démocratie33. L’évolutionnisme de Spencer, en adoptant la loi de la concurrence vitale, défend un régime de la force, qui est contraire aux caractéristiques d’un régime démocratique basé sur l’application de la raison à la via sociale.
18Renouvier fonde une partie de sa critique sur l’analyse de l’homme primitif et des origines des religions. Il maintient que la solidarité sociale, ou le sens moral, sont présents chez l’homme dès le départ de son évolution comme cause opératoire de cette dernière. La morale n’est pas un produit de l’évolution biologique, comme le présume Spencer, mais ce qui distingue l’homme de l’animal34. Au fond, l’évolutionnisme de Spencer ne fournit « aucun principe d’où se puisse déduire le développement de l’homme en liberté et en moralité ». Sa conception du progrès n’est que le résultat d’un parti-pris politique en faveur du libéralisme économique. Spencer donne à l’évolution en tant que progrès la mission de mener spontanément les hommes vers l’état supérieur, mais son analogie organique, ainsi que ses conclusions politiques, sont totalement illégitimes puisqu’il s’agit d’un ensemble d’a priori. Renouvier affirme de son côté :
L’unité dans le corps social n’est pas seulement sensible, comme [Spencer] la qualifie, mais un individu conscient et moral, qui se connaît des droits et des devoirs. Voilà ce qui s’oppose à l’assimilation d’une société d’hommes qui ont chacun leur propre fin, à une combinaison d’organes qui travaillent inconsciemment aux fins d’un seul être que leur tout réalise. Si ce n’était cela, si l’on ne devait avoir égard qu’au bonheur des individus, sans leur opposer aucune sorte de fin idéale de perfection et de moralité outre la conservation de leur être et la satisfaction de leurs appétits, – satisfaction qui passe avant la conservation calculée, dans presque tous les cas, – on n’aurait aucune raison de penser que le militarisme est quelque chose d’inférieur à l’industrialisme et qu’une société de marchands vaut mieux qu’une société où les passions prennent la forme guerrière ; car il est certain que le militarisme et les luttes pour la domination sont du goût de bien des gens, et que, s’il s’agit de bonheur, le bonheur doit être pour ceux-là où ils le placent, et non pas où le met pour eux une théorie de l’évolution35.
19Les critiques de Renouvier sont reprises et développés par son disciple Henri Marion. Ancien élève de l’École normale supérieure, Marion est spécialiste de Locke et s’intéresse à la psychologie et à la pédagogie36. En 1883, il tient un « cours complémentaire sur la science de l’éducation » à la Faculté des lettres à Paris et devient, en 1887, le premier professeur titulaire de cette chaire. Au départ, Marion se montre favorable aux idées de Spencer. Dans un article sur les Principes de sociologie, il mentionne les lacunes laissées par Comte, qui a créé « d’une manière assez malheureuse » le mot « sociologie37 ». Marion avance l’idée que le positivisme français, bien qu’il ait donné un nom à cette science, ne lui a pas encore consacrée d’œuvre capitale. L’entreprise de Spencer constitue, à ses yeux, la révolution tant attendue : « il est certain dès maintenant que, depuis la Politique d’Aristote, pareil effort n’avait jamais été fait pour arriver à une vue systématique des phénomènes sociaux et pour dégager les lois qui les régissent38 ».
20À la différence de Renouvier, Marion défend la méthode « synthético-empiriste » de Spencer. À son avis, Spencer parvient simultanément à éviter l’empirisme étroit, qui fait de la science un simple catalogue de faits, et à inspirer la construction de théories. L’accusation de Renouvier selon laquelle Spencer n’utilise l’expérience que pour confirmer son a priori est par conséquent injuste. Blâmer Spencer « de trop chercher à expliquer, à coordonner les faits, à en faire jaillir la lumière, c’est tout simplement se plaindre qu’il soit trop philosophe ». Cette accusation dérive du mode d’exposition choisi par Spencer : « Bien que l’écrivain déduise en apparence, le penseur induit en réalité et peut rester parfaitement fidèle à la méthode expérimentale ». La méthode de Spencer, conclut Marion, est « à la fois déductive et inductive, expérimentale et rationnelle, [elle] est […] la véritable méthode philosophique, et que personne, en somme, n’a encore […] pratiquée mieux que M. Spencer ». Marion applaudit également « la tentative sérieuse » de Spencer « pour rétablir exactement le lien hiérarchique et l’enchaînement des sciences39 ». Mais après cette première appréciation, riche en louanges, des reproches sont formulées.
21La critique principale de Marion s’articule autour des mêmes lignes que celle de son maître Renouvier et porte sur la notion de l’homme primitif. Selon Marion, l’hypothèse spencérienne suivant laquelle la solidarité constitue un facteur secondaire, un produit de l’évolution absent chez les hommes des premiers âges, représente « le point faible » de sa doctrine. Alors que la solidarité, ou « sociabilité » comme la nomme Marion, est incontestablement moins développée chez le sauvage que chez l’homme civilisé, elle reste détectable dans les phases les plus anciennes des sociétés naissantes. Nier son existence contredirait les faits et équivaudrait à faire partir l’évolution sociale du « néant absolu40 ». Spencer ne doit pas « se flatte[r] d’atteindre les véritables ‘données primitives’ ». Il semble que « l’esprit de système ait ici caché à M. Spencer une partie de la vérité », car l’évolution, si elle explique bien des choses, ne saurait expliquer ni son propre point de départ, ni les lois mêmes qui la régissent41. Marion reproche également à Spencer de n’avoir pas su donner de définition assez précise de la sociologie. Au lieu de lui assigner pour objet la totalité de la matière de la vie sociale, y compris l’état mental de l’homme en société, Spencer aurait dû lui donner pour objet « la forme » de la vie sociale, c’est-à-dire l’organisation des sociétés, leurs divers modes de structure, leur but, les lois de leur formation et de leur développement, etc. Il aurait dû étudier l’organisme social au sens propre42.
22Ces objections ne passent pas inaperçues. Spencer décide de répondre aux remarques de Marion, « ce critique fin et sympathique », qu’il rencontre d’ailleurs personnellement par la suite43. Il ajoute un post-scriptum au premier volume des Principes de sociologie afin de corriger l’impression d’une « apparente discordance » dans ses vues. Marion, écrit Spencer, lui a reproché de traiter les animaux « en naturaliste » considérant ceux dotés d’un système nerveux central comme supérieurs, mais de succomber à l’antipathie typique d’« un Anglais de l’école libérale » dans son analyse des sociétés centralisées. La réponse offerte par Spencer à ces arguments ne fait que réitérer sa théorie du passage d’un état militaire à un état industriel dans le développement des organismes sociaux afin de distinguer leur évolution de celle des organismes vivants44.
23Marion n’est pas convaincu et reprend ses critiques dans un traité intitulé De la solidarité morale : essai de psychologie appliquée45. L’objectif général de l’ouvrage consiste à étudier « les conditions déterminantes de la moralité, soit dans l’individu pris à part, soit dans un groupe social, soit dans toute l’espèce46 ». Se montrant à nouveau plus favorable à la démarche évolutionniste que son maître, Renouvier, Marion affirme : « il ne se peut que les bons instincts […] soient choses entièrement étrangères à notre valeur morale47 ». Il s’efforce ensuite d’établir une corrélation entre l’évolution naturelle et l’évolution morale à travers l’analogie organique :
L’organisme moral […] est, comme l’organisme proprement dit, en commerce incessant avec le monde environnant, en perpétuelle relation d’échanges avec son entourage ; et c’est encore suivant des lois naturelles que se corrompent ou s’amendent mutuellement les hommes groupés en sociétés. Ils sont solidaires entre eux dans chaque génération, et les générations qui se suivent sont solidaires les unes des autres. Et qu’est-ce que l’humanité tout entière, sinon le vaste ensemble des sociétés coexistantes, plus ou moins en rapport entre elles, et la suite infinie des générations, héritées les unes des autres ? La solidarité est donc la loi universelle du monde moral48.
24L’interprétation de l’analogie organique offerte par Marion rappelle celle de Perrier et d’Espinas. Sa contribution réside dans l’insistance sur la valeur morale de l’organisme social et de la loi de l’association qui le régit. Pour Marion, la société est une « moralité collective49 ». Par conséquent, l’étude du social consiste à analyser le lien unissant tous les individus, soit la « solidarité » annoncée dans le titre de son ouvrage. Reconnaissant l’influence de Renouvier sur sa pensée, Marion le désigne comme précurseur de l’idée de solidarité. Il défend également les critiques de Renouvier contre les théories de Charles Darwin, John Lubbock « et en général les autres moralistes de l’école évolutionniste », qui fixent le point de départ de notre espèce dans un état voisin de celui des sauvages ou dans l’état animal. L’état dit primitif, assure-t-il, est plus probablement le terme d’une longue décadence comme le perçoit Renouvier, un terme vers lequel les sociétés dites civilisées ne manqueront pas de s’acheminer si elles ne prennent pas les mesures nécessaires pour garantir leur moralité50.
25Pris dans son ensemble, l’ouvrage de Marion s’avère essentiellement une tentative de lier les vues de son maître sur la moralité et les valeurs républicaines à une vision évolutionniste du développement social. Contre l’individualisme libéral de Spencer et « la thèse du progrès fatal et continu », Marion postule que l’amélioration sociale dépend de notre organisation collective, du concours de nos forces et de notre raison51. Suivant cette logique, il accorde un rôle actif au gouvernement :
Le principe du laisser faire peut être le vrai en économie politique (encore ne va-t-il pas, là même, sans restrictions), parce qu’on peut s’en fier à l’ardeur et à la vigilance des intérêts ; mais […] L’État ne peut donc se reposer sur les particuliers du soin de répandre les lumières indispensables au bien public […] Il doit au moins veiller à ce qu’aucun membre de la société ne soit élevé dans l’ignorance, et à plus forte raison dans la méconnaissance du droit commun52.
26Renouvier soutient son disciple en consacrant près de la moitié d’un article sur le second volume des Principes de sociologie à l’échange de vues entre Marion et Spencer53. L’ouvrage de Marion reçoit également un accueil très favorable de la part des philosophes spiritualistes Élme Marie Caro et Paul Janet54. Il convient cependant de ne pas en conclure que l’idée de solidarité est principalement défendue par les sympathisants du spiritualisme ou du néo-criticisme. Marion reconnaît, dans la préface à la deuxième édition de son ouvrage : « j’ai écrit en moraliste autant qu’en psychologue55 ». Perrier, rappelons-le, écrit en tant que biologiste et Espinas en tant que sociologue. Abordons à présent le cas intéressant d’Alfred Fouillée. Décrit par Jean-Marc Bernardini comme le fondateur du solidarisme de la fin du XIXe siècle56, ce jeune sociologue s’inspire fortement de la pensée de Spencer.
FOUILLÉE ET LES « IDÉES-FORCES »
27Alfred Fouillée entre à l’École normale supérieure en 1865, un an après Espinas et Ribot. L’historien Jean-Marc Bernardini a remarqué que les thèses et les personnalités de ces trois auteurs – Ribot, Espinas et Fouillée – « réunissent un certain nombre de facteurs communs emblématiques d’une production et d’une atmosphère intellectuelle de cette époque57 ». Ces jeunes docteurs ne masquent pas leurs sympathies républicaines ou socialistes et participent activement à la vulgarisation des thèses évolutionnistes. Mais si tous trois sont en faveur de l’évolutionnisme, ils en font un usage différent. Ribot cherche à éviter la question des conséquences sociales et politiques, alors qu’Espinas souligne en revanche les bénéfices de la science sociale pour une politique d’harmonie et de progrès. D’après Espinas, une science qui ne constitue pas un guide d’action n’a aucune utilité58. L’historien John Brooks nota qu’une grande partie des divergences entre Ribot et Espinas s’explique par le fait que ce dernier, en tant que membre de l’académie, s’oppose de l’intérieur au spiritualisme, alors que Ribot restera longtemps un observateur extérieur59. Fouillée adopte la même attitude qu’Espinas concernant le rôle politique de la science, mais la théorie qu’il élabore offre une troisième voie, annoncée dans le titre de sa thèse de doctorat : La liberté et le déterminisme60, et développée davantage dans La science sociale contemporaine61. L’introduction à ce deuxième ouvrage prend la défense du positivisme et manifeste une position favorable à l’instauration d’une science du social réellement scientifique. À l’instar d’Espinas, Fouillée est persuadé que la question de l’évolution sociale touche à la politique de manière intime et que la solidarité est l’élément essentiel de ce développement :
La constitution de la science sociale sur des bases positives semble la principale tâche de notre siècle. Jadis objet de curiosité et comme de luxe réservé à quelques penseurs, l’étude de la société et de ses lois finira par devenir pour tous, dans nos nations démocratiques, une étude de première nécessité. C’est que, par le développement même de la civilisation, chaque homme vit davantage non seulement de sa vie propre, mais encore de la vie commune ; […] Si grande est la solidarité entre l’individu et la société que, dans la pratique, l’un ne peut vraiment exister sans l’autre62.
28Affichant une volonté d’unifier les positions divergentes de la doctrine individualiste et du républicanisme, Fouillée examine successivement les écoles philosophique, historique et naturaliste afin de démontrer qu’elles sont en accord les unes avec les autres. Il identifie l’école philosophique, « éprise de l’idéal », avec la théorie du contrat social de Rousseau, la décrivant à l’aide de métaphores biologiques :
… qu’on imagine un corps tout entier pénétré de lumière et tout entier conscient de soi, où chaque goutte de sang, transparente pour elle-même et pour les autres, se verrait et verrait l’ensemble auquel elle apporte sa part de vie : c’est l’image de la société idéale où une même pensée circule et rayonne de l’un à l’autre, où le sentiment de l’un est celui de tous, où chacun ne fait que ce qu’il veut et se trouve faire aussi ce que les autres veulent, tant y est à la fois libre et sûre l’harmonie des volontés unies par un contrat réciproque63.
29Les écoles historique et naturaliste se trouvent à l’opposé de l’école philosophique. Fouillée les regroupe ensemble puisqu’« au fond, l’école historique et l’école naturaliste se ramènent à une seule : l’historien constate les faits, le naturaliste les explique64 ». Les deux écoles promeuvent l’analogie organique à travers une société perçue comme produit de l’évolution naturelle et non comme une création de la volonté. Ayant analysé les différences entre l’école philosophique de Rousseau et l’école historico-naturaliste, Fouillée constate : « Contrat social et organisme social, telles sont donc, en définitive, les deux idées aujourd’hui en présence […] C’est, sous une forme nouvelle, la grande antithèse de la volonté et du déterminisme65 ». La suite de l’ouvrage est consacrée à la démonstration de la « vérité relative » de chacune des trois écoles pour obtenir « une notion plus compréhensive de la justice sociale et de la fraternité sociale66 ».
30À travers cette analyse, Fouillée dévoile l’enjeux de sa thèse : il ne s’intéresse pas à l’organisme social en tant qu’objet abstrait, mais à la société juste et solidaire. Son examen de la relation entre Comte et Spencer en témoigne. Fouillée prend le parti de Spencer et reproche à Comte de mépriser la psychologie, puisque l’individu constitue la « cellule sociale67 ». Néanmoins, il ne discrédite pas complètement le maître français : « M. Spencer a raison et Auguste Comte n’a pas tort ». Il convient, maintient Fouillée, d’élaborer une théorie générale de l’humanité, et considérer la société dans son achèvement et dans son état supérieur pour bien comprendre l’état inférieur. Fouillée ajoute en faveur de Comte qu’il n’est pas inutile de traiter la question de la société idéale, puisque pour réaliser cet idéal il faut le connaître au préalable : « L’humanité n’existe pas, dit M. Spencer. – Sans doute, répondrons-nous, mais elle devient, et c’est en la concevant de mieux en mieux qu’on l’amène à l’existence, qu’on assure son ‘ intégration’68 ».
31Dans cette affirmation se trouve l’essentiel de la théorie philosophique des « idées-forces69 ». Selon Fouillée, bien que nous ne puissions rien changer au passé, nos idées sont également des forces, capables de déterminer l’avenir. Par conséquent, la méthode naturaliste et la méthode idéaliste se complètent. La première groupe les faits et les étudie à travers l’analyse et l’expérimentation. La seconde indique la direction à suivre et donne la force du progrès en en exposant le sens à travers la synthèse. Le lien entre les deux méthodes se concrétise « dans la puissance de la réalisation naturelle qui appartient à l’idéal même, en vertu de la force psychophysique des idées par laquelle elles tendent à s’actualiser elles-mêmes70 ».
32Fidèle à cette conception, Fouillée tente de pousser l’analogie organique plus loin que Spencer afin d’y introduire la notion de solidarité. À l’instar d’Espinas et de Perrier, il soutient que tout individu est une société, et toute société un individu. L’objection de Spencer à cette forte assimilation place trop de poids, à son avis, sur la question de la contiguïté dans l’espace. Spencer conçoit la société comme un tout discret où les parties composantes sont dispersées, libres et sans contrat, tandis que les parties d’un animal forment un tout concret. Selon Fouillée, l’organisation des animaux supérieurs, gérés par un cerveau et un système nerveux central, ne prouve pas qu’ils ne sont pas composés d’animaux plus élémentaires, tout comme la centralisation de l’État cache la division en provinces, cités et individus. L’ensemble des cerveaux des citoyens d’une nation forme la masse nerveuse de leur société. Bien qu’ils ne soient pas connectés physiologiquement comme les cellules des animaux, leur communication par sympathie, par parole, par écrit et par divers moyens de communication à distance n’en est pas moins efficace. Elle serait même plus complète et profonde que la connexion des cellules juxtaposées le long d’un nerf71.
33À l’appui de ces constatations, Fouillée se sent en mesure d’unir les deux idées d’organisme social et de contrat social dans le concept plus compréhensif d’« organisme contractuel72 ». Celui-ci forme le double produit des lois naturelles et de la volonté. Selon Fouillée, le développement d’une conscience ne change rien à ce qui confère à un corps son caractère organique, sa structure et ses fonctions. Si, hypothétiquement, le cœur ou l’estomac acquièrent une conscience propre, ils ne cesseront pas pour autant d’accomplir les mêmes fonctions. La seule différence résiderait dans leur compréhension de la nécessité de leurs actions et dans l’acceptation d’exécuter « volontairement ce qu’ils accomplissent fatalement73 ». Il en est de même de la liberté humaine. Le libre arbitre absolu n’existe pas : plus un homme est libre et plus il est éclairé sur les décisions à prendre, moins il est capricieux et plus on peut compter sur lui puisqu’il suit le chemin de la « régularité des effets ». Cette évolution survient également au niveau de la société, dont l’organisation ne disparaît pas avec l’émergence d’une conscience. Au contraire, le lien solidaire qui unit les membres de manière naturelle à travers la division du travail devient plus important : « l’organisme social est un organisme qui existe parce qu’il a été pensé et voulu, un organisme né d’une idée », c’est un organisme qui « se réalise en se concevant74 ». Fouillée résume :
Il résulte des considérations qui précèdent et qui ont, répétons-le, une valeur scientifique, nullement métaphysique, que les idées en général et l’idée sociale en particulier possèdent une véritable énergie évolutive comme l’embryon des êtres vivants. Dès lors, qui nous empêche d’accepter, l’interprétant dans un sens nouveau, ce que M. Spencer dit de la croissance mécanique et physique des sociétés par analogie avec celle de la plante ou de l’animal ? Ce mot de growth, qui désigne avec exactitude la part de l’involontaire et de l’inconscient dans l’organisme social […] nous pouvons tout aussi bien nous en servir pour désigner une sorte de croissance supérieure, celle de l’idée dans la conscience75.
34La théorie de Fouillée aboutit à des recommandations politiques précises : procéder à des réformes brusques et artificielles est insensé puisque les sociétés sont des êtres naturels. Leur changement peut s’accomplir uniquement par l’extension du vouloir unanime, ou tout au moins celui de la majorité. La vraie science sociale, déclare Fouillée, est à la fois radicale et prudente. Radicale, parce qu’elle laisse penser que l’avenir tient en réserve des formes de vie sociale supérieures ; prudente, parce qu’elle démontre qu’il faut compter avec le passé et ne modifier l’organisme politique que par degrés. La science sociale relie donc les forces progressives aux forces conservatrices. « En un mot », récapitule Fouillée, « la grande conséquence qui dérive de la physiologie des sociétés, c’est la supériorité de l’évolution sur les révolutions76 ». Malheureusement, Spencer n’a pas su voir dans le corps social la puissance de l’idée « se créant à elle-même non seulement […] des individus et associations particulières, mais encore un organe général et central, le gouvernement ». Par conséquent, il a commis l’erreur de borner à l’excès le rôle de l’État, proposant de ce fait une théorie politique insuffisante et inexacte77.
35La critique qu’offre Fouillée de la théorie de Spencer diffère de celles de Renouvier et de Marion, comme il tient à le souligner lui-même78. À ses yeux, l’analogie organique de Spencer est une démarche logique valable. Le philosophe anglais s’est toutefois trompé en établissant une comparaison imprécise entre sociétés et organismes animaux. Premièrement, le genre de système nerveux auquel correspond l’état militaire spencérien n’est pas celui des animaux en général, mais celui des animaux carnassiers qui ne font que chasser ou se défendre. Deuxièmement, Spencer suppose une classification hiérarchique trop stricte lorsqu’il assimile diverses formes de structures sociales aux différents types d’animaux. L’argument suivant lequel les unités existent pour le tout chez l’animal, tandis que le tout existe pour les unités dans la société s’avère faux. Spencer en avait déduit que le plus haut degré de développement pour l’animal correspond à la plus grande centralisation, et le plus haut degré de développement pour la société correspond à la décentralisation. Fouillée soutient au contraire que la subordination des parties au tout ou du tout aux parties n’est qu’une question de degré. Il n’existe pas de décentralisation absolue, ni de centralisation absolue79.
36Pour mieux expliquer cette idée, Fouillée distingue trois sortes d’organismes : ceux ayant une conscience à la fois confuse et dispersée, tels que les zoophytes et les annelés ; ceux affichant une conscience claire et centralisée, tels que les vertébrés supérieurs ; enfin, ceux manifestant une conscience claire et dispersée, tels que les sociétés humaines. Dans la troisième catégorie, il ne peut exister entre les consciences qu’une unité d’objet et de but, non pas une unité de sujet, car ce sont précisément des sujets multiples qui, se connaissant eux-mêmes et connaissant leurs semblables, s’associent en liberté80. Il n’existe, par conséquent, aucun obstacle logique à concevoir des organismes « très supérieurs » dans lesquels il régnerait l’équilibre entre les unités et le tout et où les parties auraient à la fois conscience d’elles-mêmes et de l’ensemble. La structure des sociétés avancées le prouve dans la mesure où le progrès de la liberté individuelle coïncide de plus en plus avec le progrès du régime contractuel81. Le raisonnement de Spencer en revanche fait preuve de peu de rigueur. L’évolution, telle qu’il l’entend, présuppose le progrès, elle ne le produit pas :
Si M. Spencer a pu parfois sembler admettre une sorte de passivité politique, une sorte de quiétisme dans l’attente de l’avenir, il a eu tort ; selon nous, l’organisme social n’évolue pas, comme l’organisme animal, par une loi inconsciente et indépendante de la société, puisque c’est la société même avec tous ses individus qui en est le facteur ; il évolue au moyen de son idée même présente à tous ses membres et acceptée par eux82.
37À travers cette perspective évolutionniste, Fouillée cherche à consacrer un régime d’État providence se voulant à la fois le garant de la plus grande individualité de chaque membre de la société et de la plus grande solidarité entre tous. Il soutient que les deux conceptions fondamentales de la société – celle de l’organisme social et celle du contrat social – conduisent, individuellement, à une impasse. La première paraît tout réduire aux lois fatales de la vie, en prescrivant une évolution lente et subordonnée aux nécessités de la nature. Cette conception organique de la société porte au conservatisme le plus dogmatique, voire à l’immobilité totale défendue par Spencer. La théorie du contrat social semble, quant à elle, tout réduire au jeu de la pensée. En souhaitant édifier un monde nouveau par la volonté et l’action humaines, elle se relie au socialisme révolutionnaire. La solution se trouve dans une voie médiane caractérisée par une nouvelle compréhension de la société en tant qu’« organisme qui tend à devenir conscient et volontaire, une république qui tend à se réaliser elle-même par sa propre idée83 ». Fouillée réaffirme à la fin de son traité :
La conclusion qui nous semble sortir de cette étude, c’est que l’État, au lieu d’être, comme le croient beaucoup d’économistes, une institution de justice purement défensive, a aussi une fonction positive de bienfaisance ou de fraternité, grâce à laquelle il s’efforce de réparer le mal par le bien. […] Montrer cette synthèse des idées de liberté et de solidarité, la montrer sous les formes diverses du contrat social, de l’organisme social, de la justice et de la fraternité, tel est, selon nous, le but le plus élevé de la sociologie84.
38Espinas reste peu convaincu par cette conclusion. Il doute de la compatibilité entre les idées-forces postulée par Fouillée et la vision évolutionniste du développement social. Connaît-on d’avance, s’interroge Espinas, les voies prises par la nature pour arriver à ses fins ? Peut-on affirmer qu’une sélection est bonne, et qu’une autre ne l’est pas ? À la place des idées-forces, et comme substitut au socialisme « utopique et extravagant » de Rousseau, des saint-simoniens et des révolutionnaires de 1848, Espinas propose d’instaurer un socialisme « raisonnable, scientifique autant que possible, qui corrigera les fausses interprétations des lois économiques et sociales d’où dérivent ces dangereuses chimères85 ». Ce socialisme ne devrait pas se fonder sur la spéculation et l’a priori car une analyse des instincts sociaux se révèle suffisante. Rappelant son étude relative aux sociétés animales, Espinas affirme que les instincts sociaux garantissent l’accomplissement des lois morales en soumettant les volontés individuelles aux exigences de la vie en commun :
Ainsi, de quelque côté qu’on envisage la philosophie de l’évolution, elle paraît tout aussi propre que ses devancières à fonder le droit, à entretenir le feu sacré de la justice, à nourrir la vie morale. Elle seule subordonne l’individu à la société, mais elle seule aussi lui donne une valeur positive, indépendamment de toute conception métaphysique ou religieuse. Elle seule est capable de fortifier le pouvoir sans compromettre la liberté. Il serait hasardeux de dire quelle est la vérité définitive, mais comment ne pas se sentir tenté d’appliquer à la science sociale une méthode qui, depuis qu’elle est appliquée aux autres sciences de la nature, n’a pas donné lieu à un seul mécompte et n’a pas vu un seul de ses résultats infirmés86 ?
39En dépit de leurs désaccords, Espinas et Fouillée se rejoignent dans leur critique de Spencer, désormais relégué au rang de figure dépassée. Un incident illustre ce changement : l’élection de Spencer à l’Académie des sciences morales et politiques à Paris en 1883. À l’instar de son élection à l’Accademia dei Lincei à Rome, Spencer n’apprécie guère la manière dont il est traité. Il est élu correspondant dans la section de philosophie à la place d’Henry Tappan, décédé, alors que Sir Henry James Sumner Maine est promu du rang de « correspondant » à celui d’« associé », à la place de Ralph Waldo Emerson. Blessé dans son amour-propre, Spencer annonce au secrétaire de l’Académie des sciences morales et politiques qu’il refuse la nomination. Dans une lettre à l’éditeur américain E. L. Youmans, il explique qu’il n’est pas en mesure d’accepter le titre français qui signifierait implicitement la reconnaissance de la supériorité de Maine. Or, non seulement Maine est plus jeune que lui, mais il a commencé à publier dix ans après lui. L’affaire, s’exclame Spencer, est absurde : « je suis recruté afin de remplir la place de M. Tappan. « ‘ Qui est M. Tappan ?’Sera la question générale…87 ».
40Le refus par Spencer de faire partie de l’Académie des sciences morales et politiques scelle d’une certaine manière sa réputation en France. Désormais les intellectuels français suivent leurs propres voies, les menant rapidement vers un conflit ouvert avec celui qu’ils ont considéré comme un maître-penseur. Un développement similaire se produit avec un léger retard de l’autre côté des Alpes. Spencer est premièrement célébré en tant que champion d’un nouveau positivisme puis délaissé en faveur des positions s’accordant mieux avec les convictions personnelles de ses lecteurs italiens.
LA PHILOSOPHIE SCIENTIFIQUE S’AFFIRME EN ITALIE
41Nous avons relevé, au deuxième chapitre, la faible résonnance initiale des idées de Spencer en Italie. Rappelons qu’Ardigò, un des premiers positivistes italiens, a déclaré n’avoir jamais lu Spencer et ne pas connaître le contenu de ses ouvrages. Vers la fin des années 1870 cette situation évolue. À ce moment, apparaît une grande quantité de publications – revues, opuscules, conférences, cours universitaires, etc. – qui constitueront le principal vecteur de la « mentalité positiviste88 ». Un des enjeux principaux pour les partisans du positivisme en Italie consiste à montrer ce qui les distingue du système de Comte et des doctrines anglaises. Pour nombre d’entre eux, le terme « positivisme » représente une culture importée de l’étranger, une sorte de mimétisme peu sensible aux problèmes de la société italienne. Sans pour autant constituer un mouvement bien défini, les positivistes italiens partagent le désir de construire une vraie science positive de la nature, de l’homme et de la société en évitant les excès des systèmes étrangers et en s’engageant avant tout dans un projet de renaissance culturelle de l’Italie moderne89. Pietro Siciliani est un des représentants majeurs de ce positivisme.
42Médecin de formation, Siciliani devient professeur de philosophie théorique, d’anthropologie et de pédagogie à l’université de Bologne. Fidèle à la position de son maître Maurizio Bufalini, il défend l’empirisme britannique et les théories de Spencer, dans les pages de la Rivista bolognese, dont il est l’un des fondateurs. En 1878, Siciliani publie un traité, traduit deux ans plus tard en français, dans lequel il s’efforce de montrer les erreurs de Spencer et propose, à travers sa critique, une nouvelle théorie de psychologie évolutionniste : la « psychogénie ». À la différence de la psychologie et de la physiologie, ayant pour objet l’étude de l’esprit et de l’organisme du point de vue statique, c’est-à-dire dans leur état de formation définitive, la « psychogénie » traite les fonctions et organes dans leur développement corrélatif. Spencer, précise Siciliani, développait au départ des vues semblables car il divisa sa science psychologique en deux parties d’égale importance : la partie analytique et la partie synthétique. La première correspond à l’associationnisme de l’école expérimentale britannique et traite des équivalences entre forces physiques externes et actions organiques internes, ainsi qu’entre celles-ci et les fonctions psychologiques. Dans la seconde partie, Spencer a intégré la loi de l’évolution pour expliquer les ajustements perpétuels des actions intérieures aux actions extérieures, qui accompagnent le développement du système nerveux, puis de la conscience. Il s’est trompé cependant en postulant une division trop rigide entre ces deux parties. Malgré son statut de « fondateur de l’évolutionnisme » et la reconnaissance qui lui est due d’avoir « senti le plus vivement et avec le plus d’autorité cette nouvelle exigence à suivre dans les études psychologiques90 », sa division de la psychologie n’est pas soutenable :
Si [Spencer] a donné les parties, il n’a pas donné le tout. Il a construit les organes en artiste incomparable ; mais il n’a pas composé, achevé l’organisme. […] l’œuvre qui devrait être l’incarnation de cette méthode correspond-elle au dessein du maître ? S’élève-t-elle à cette ampleur de synthèse que réclame la philosophie moderne, que réclame la philosophie de l’évolution, c’est-à-dire la philosophie d’Herbert Spencer lui-même ? Nous nous plaisons à le répéter : la biologie et la psychologie de l’illustre évolutionniste sont deux monuments hors-ligne et d’une solidité éprouvée dans leurs parties ; mais, dans l’ensemble, on cherche en vain cette totalité entièrement sui generis…91
43Siciliani poursuit sa critique de Spencer dans le résumé d’une leçon adressée aux « jeunes de l’université de Bologne92 ». Cette leçon sert d’introduction au cours de sociologie théorique qui constitue alors une nouveauté dans l’enseignement supérieur italien. Siciliani décrit Spencer comme une figure plus importante que Darwin, précisant qu’il a élevé la théorie darwinienne « à la dignité d’une formule systématique93 ». Il constate toutefois que Spencer n’a pas su mener sa réflexion à terme. Le manquement principal réside dans ses conclusions erronées :
Appartenant à l’école libérale anglaise, comme Stuart Mill, Herbert Spencer place l’individu, la liberté, les sacro-saints droits personnels avant l’État et avant la société, à l’instar de tous les adeptes de la Démocratie individualiste. Mais, ne vous semble-t-il pas que la doctrine de l’Individualisme est contradictoire à une sociologie à tendance franchement physiologique qui est la sienne94 ?
44Aux yeux de Siciliani, le raisonnement de Spencer souffre également des lacunes méthodologiques liées aux développements trop imprécis et approximatifs de ses analogies organiques « vraiment merveilleuses95 ». Malgré son « inexorable prolificité », Spencer passe trop hâtivement en revue les sociétés inférieures chez les animaux – les vertébrés et les insectes – sans évoquer les autres formes de société de la série animale. Par conséquent, il ne parvient pas à créer un concept systématique de la société en général. Cette lacune, ajoute Siciliani, fut opportunément comblée par la théorie d’Alfred Espinas concernant les sociétés animales96. La référence à Espinas n’est pas le seul moment où Siciliani démontre une connaissance de la production intellectuelle française. Dans son livre sur la psychogénie, il mentionne, parmi les « intéressantes recherches » faites en psychologie, l’ouvrage de Ribot sur l’hérédité97, et souligne l’apport d’Edmond Perrier98. Cet intérêt est réciproque de la part des penseurs français. Selon Françoise Descroisette, les années 1880-1918 délimitent une période particulièrement riche en échanges culturels entre la France et l’Italie99. Non seulement les travaux italiens sont souvent rapidement traduits en français (c’est le cas de l’ouvrage de Siciliani sur la psychogénie, parue en français deux ans après sa publication en Italie), mais de plus, beaucoup de jeunes chercheurs italiens choisissent de se spécialiser et de perfectionner leurs connaissances en dehors de l’Italie, principalement en Allemagne et en France100. L’exemple le plus probant de l’intérêt des intellectuels français pour la pensée italienne est livre d’Espinas La philosophie expérimentale en Italie, qui rencontre un important succès dans la péninsule101.
45L’ouvrage d’Espinas consiste en un résumé d’une quarantaine d’articles écrits pour la Revue philosophique de Ribot, et ayant comme but principal de fournir « un instrument de recherche »102 aux collègues français, à l’instar des ouvrages de Ribot sur la psychologie anglaise et la psychologie allemande103. L’étude de la philosophie expérimentale en Italie présente, aux yeux d’Espinas, un intérêt dépassant la question simple de sa diffusion ou de la vérité des doctrines examinées. À travers cette étude, il souhaite tester la validité de sa propre « théorie organique ». Selon cette théorie, il existe un ordre de succession similaire au fonctionnement de notre raison individuelle entre les différentes écoles de pensée104. L’analogie organique, en plus de fournir une explication du mode d’organisation de la société, permettrait d’expliquer la formation des idées intellectuelles :
On peut objecter qu’en définitive c’est toujours dans un cerveau individuel que se fait l’opération finale, que par exemple les faits observés par un premier philosophe doivent être présents à l’esprit d’un second qui les ordonne et figure avec cet ordre dans la pensée d’un troisième qui en tire la loi. Mais il en est de même dans un cerveau individuel où les résultats des opérations inférieures sont les éléments nécessaires des opérations supérieures, bien que ces diverses opérations soient accomplies par des groupes de cellules différents […] Il est vrai que le mode de communication des cellules entre elles reste ignoré […] le fait de la communication […] n’en est pas moins constant, et cela suffit pour que l’analogie subsiste, puisque les cellules sont distinctes comme les individus, bien qu’à un moindre degré. Il résulte de ce qui précède qu’il y a entre les différentes doctrines d’une école une préordination organique105.
46L’analyse offerte par Espinas de la philosophie expérimentale en Italie, bien que positive dans son ensemble, contient également des critiques, surtout par rapport à la philosophie d’Ardigò. Selon Espinas, tout en soutenant que nos idées dépendent de la constitution de notre esprit et ne peuvent atteindre l’objet en soi, la psychologie d’Ardigò postule que le but de la connaissance demeure néanmoins cet objet inaccessible. Ardigò reste un kantien de la vieille génération. Il ne fait que modifier les termes du vieux problème de la métaphysique, « ou mieux, il l’écarte au lieu de le résoudre », et se contente de « généralisations hardies » sans procurer d’explications fondées sur l’observation, l’expérimentation et l’analyse106. Son langage est obscur et le plan de son exposition trahit une certaine indécision dans sa pensée107.
47La cible principale des critiques d’Espinas est l’ouvrage d’Ardigò La morale dei positivsti108. Dans cet ouvrage, publié dans un premier temps en une série d’articles dans la Rivista repubblicana, dont Ardigò est l’un des éditeurs109, le philosophe italien soutient que la morale positiviste est plus solide que la morale idéaliste puisqu’elle se réfère à la réalité psychique. Selon Ardigò, il est impossible de séparer les sentiments des idées, car toute conception s’accompagne d’une émotion qui en est sa manifestation physico-psychique. Cette théorie s’applique tant à l’homme qu’aux animaux. Dans tous les êtres vivants, l’esprit ou l’âme se trouve en corrélation avec les besoins et les exigences du milieu. L’homme en tant qu’être social est soumis aux exigences du milieu social. Ces penchants et sentiments altruistes sont tout aussi naturels que ses impulsions égoïstes. Ardigò conclut que la moralité est un phénomène naturel, et de ce fait les actions anti égoïstes ne peuvent se réduire à des motifs égoïstes110.
48Pour résoudre le conflit entre le déterminisme causal de la morale naturelle et la responsabilité des actions humaines, Ardigò maintient qu’il faut comprendre la liberté individuelle en termes relatifs. Cette liberté, caractérisée par le règne de l’idée sur les impulsions physiologiques, croît au fur et à mesure qu’on monte dans l’échelle animale, jusqu’à l’être humain. Tout en restant soumis à la loi de causalité, l’être humain imprime une direction nouvelle aux forces subordonnées de l’organisme grâce à son développement social. À travers la vie en société, il acquiert une conscience du rapport entre sa volonté individuelle et les sanctions sociales. Cette conscience et le sentiment de responsabilité qu’elle engendre expriment la libre volonté de l’homme. En vertu de la formation psychique des penchants sociaux, l’expérience sociale se convertit peu à peu en « spontanéité morale », essentiellement anti égoïste. L’hérédité transmet ensuite les victoires que chaque individu remporte sur la partie animale de son être, de façon à ce qu’à travers les actions altruistes se perfectionne la totalité de l’organisme social111.
49Suivant le schéma d’Ardigò, l’évolution humaine conduit inévitablement à la construction d’une société plus équitable et plus démocratique. La morale naturelle dépasse même la morale religieuse qui reste attachée à des fins égoïstes sous forme de récompenses éternelles. Espinas se déclare peu réceptif à cette vision déterministe des penchants sociaux et de la morale altruiste. « L’esprit de solidarité », écrit-il, « est comme le sang qui circule dans l’organisme, il n’est pas nécessaire que la circulation soit sentie pour qu’elle se fasse, et de même il n’est pas nécessaire que les actions désintéressées soient agréables pour qu’elles soient accomplies112 ». Les lecteurs italiens en revanche, désireux de fonder une éthique laïque reposant sur la science, sont séduits par la théorie morale d’Ardigò, comme par celle de Spencer.
50Le philosophe néo-kantien Alfonso Asturaro consacre un article au premier volume des Principes d’éthique dans lequel il exprime son admiration pour Spencer113. Selon Asturaro, le concept d’une moralité résultant d’un « développement » naturel n’est pas nouveau. Cependant, un tel développement n’avait été considéré auparavant que du point de vue de l’histoire humaine (notamment par l’école hégélienne). Dans la théorie de Spencer, le développement d’un idéal devient un développement s’accomplissant sous l’effet des lois universelles. Ce changement conceptuel souligne la différence fondamentale entre l’« utilitarisme rationnel » de John Stuart Mill et l’« utilitarisme empirique » de Spencer. Ce dernier est alors célébré comme le « nouveau Newton », qui est parvenu à constituer la morale en « vraie science114 ». Asturaro conclut son exposé en déclarant que les critiques de la morale spencérienne doivent avant tout prendre en considération le fait qu’elle est indissolublement liée au reste de son système, et qu’on ne peut de ce fait la combattre sans attaquer en même temps la « grandiose et vaste doctrine de l’évolution115 ».
51Cet avis est partagé par le philosophe Tommaso Traina, auteur d’une étude détaillée, intitulée La morale di Herbert Spencer116. Traina estime que la théorie morale de Spencer constitue une « complète systématisation scientifique » et un pas en avant par rapport aux « autres utilitaristes ». Ceux-ci s’arrêtent à la description mécanique des forces externes imposant à l’homme le devoir altruiste. Spencer, en revanche, place les origines de l’altruisme dans l’inconscience de l’homme et non en dehors de lui, coordonnant les lois naturelles avec la genèse des idéaux moraux117. Pour cette raison, il a été durement critiqué et accusé d’avoir introduit gratuitement un idéal métaphysique au sein de son système, contredisant par là même ses propres principes positivistes. Selon Traina, ces accusations ne constituent pas de véritables objections, et ne méritent pas d’être longuement réfutées. Il insiste, au contraire, sur le caractère scientifique de l’approche de Spencer et déclare : « Spencer n’est pas un positiviste, mais un expérimentaliste, ou plutôt […] le créateur de sa propre école118 ».
52Les écrits de Traina, d’Asturaro, d’Ardigò et de Siciliani, constituent autant de signes évidents que la philosophie scientifique s’affirme en Italie vers la fin des années 1870. Pourtant, elle ne fait pas encore autorité. Espinas le note dans la conclusion à son étude :
L’École italienne [de philosophie expérimentale], malgré ses origines anciennes est encore jeune, mais elle est nombreuse déjà et son public s’étend de jour en jour. Elle est retardée dans son développement par deux obstacles. Le premier est la difficulté qu’éprouvent les plus habiles publicistes à faire vivre en Italie une revue philosophique et le défaut, qui en résulte, d’un organe capable de centraliser les efforts épars. Cet inconvénient est atténué, il est vrai par l’existence de deux revues spéciales (les Archives d’anthropologie et le Journal de psychiatrie), et par la large diffusion que trouvent en Italie les revues philosophiques étrangères ; il n’en est pas moins réel : c’est par une revue qu’une école s’affirme ; elle n’existe que virtuellement tant qu’elle n’a pas trouvé son organe. Le second obstacle se rencontre dans les résistances qu’opposent les écoles idéalistes à l’avancement universitaire des professeurs accusés de positivisme119.
53En 1881, ces deux obstacles sont levés. Ardigò, jusque là professeur au lycée de Mantoue, est nommé en janvier professeur d’histoire de la philosophie à l’université de Padoue. Cette nomination par intervention directe du gouvernement, sans égard aux concours, provoque des réactions indignées120. Quelques mois plus tard, en juillet 1881, le professeur de psychiatrie Enrico Morselli fonde à Milan, sous les auspices de l’éditeur Dumolard, la Rivista di filosofia scientifica, qui devient rapidement l’organe le plus important de la diffusion de la philosophie scientifique en Italie, et notamment des idées de Spencer.
L’ÂGE D’OR DU POSITIVISME ITALIEN
54Comme l’indique son nom, la Rivista di filosofia scientifica est conçue dans le but de prouver que philosophie et science ne représentent pas deux champs d’études distincts avec des méthodes d’investigation opposées, mais forment au contraire une seule et même discipline. Selon Enrico Morselli, fondateur de la revue121, la philosophie se plaçait autrefois au-dessus de la science ; elle cherchait à tout expliquer, empêchant ainsi le développement indépendant d’autres disciplines scientifiques. Peu à peu les rôles se sont inversés en faveur de la science qui désormais nourrit la philosophie et lui donne les moyens de sa propre existence. La nouvelle philosophie scientifique cherche à promouvoir les principes de la recherche empirique, notamment le recours primordial aux faits, l’incorporation d’analyses objectives et la tendance à la généralisation de plus en plus systématique, dérivée de l’observation. Dans le premier article de la revue Morselli précise : « nous ne pourrons donc pas comprendre la philosophie, sinon comme l’ultime phase de l’évolution progressive des concepts scientifiques, et nous ne trouverons pas mieux définis les rapports de celle-ci avec la science que comme l’avait fait Spencer122 ». Morselli affirme que la disparition prévue de toutes les doctrines spéculatives grâce à l’impulsion vitale de la science coïncidera avec la fin d’une stagnation philosophique italienne. À ses yeux, ce changement était immiment, car le positivisme de « genre » – c’est-à-dire la méthode positiviste plutôt que le positivisme « systématique » de Comte – possède des racines relativement fortes en Italie123.
55Bien que la Rivista di filosofia scientifica ne soit pas la seule revue de l’époque à réclamer l’éradication de la métaphysique et l’abolition de la distinction entre les sciences naturelles et sociales, elle est sans doute l’organe central, tant attendu, du mouvement positiviste124. Les premières années de sa brève existence (1881-1891) marquent l’apogée du positivisme italien. La Rivista recueille les contributions et les recherches de la plupart des positivistes italiens et des penseurs étrangers les plus réputés. Elle accorde une place particulièrement importante à la production scientifique et philosophique française, comme en témoigne la forte présence de périodiques telle que la Revue scientifique et la Revue philosophique dans la partie bibliographique dédiée au recensement des revues étrangères. Parmi les auteurs figurent fréquemment les noms de Théodule Ribot, des anthropologues français Paul Topinard et Armand De Quatrefages, du psychologue Gustave Le Bon et du sociologue Gabriel Tarde125. Spencer et Darwin occupent évidemment le devant de la scène. Morselli célèbre Darwin comme le scientifique ayant défini la loi de l’évolution dans le domaine biologique, et Spencer, comme le philosophe qui a su ériger cette loi en principe philosophique capable de coordonner toutes les connaissances humaines. À ce titre, la philosophie spencérienne lui semble constituer le couronnement des découvertes scientifiques de Darwin126.
56L’attitude de Morselli explique la raison pour laquelle Spencer devient le point de référence principal des auteurs de la Rivista. La prédominance de sa pensée amène Ranzoli à déclarer qu’avec la naissance de la Rivista commence véritablement le processus d’appropriation des idées spencériennes en Italie :
La décennie s’étendant de 1870 à 1880 signe la période de la plus grande absorption de la philosophie spencérienne en Italie ; la critique, spécialement de la part de l’école positive, n’arrive que plus tard, c’est-à-dire quand au mouvement primitif d’admiration succède un stade de réflexion, qui présuppose toujours la connaissance mature d’un corps quelconque de doctrine. Le premier fascicule de la Rivista di filosofia scientifica, […] rendit vive l’empreinte de la domination incontestée que Spencer exerçait sur les intelligences127.
57L’historien Franco Restaino présente une vision plus nuancée de cette analyse, en notant que la « domination incontestée » de Spencer touche surtout les jeunes intellectuels intéressés par les applications pratiques et sociales de la science, plutôt que par les problèmes traditionnels de la philosophie. En effet, Enrico Morselli, fondateur de la Rivista, n’est âgé que de trente-et-un ans en 1881 et la plupart de ses collaborateurs ont à peu près le même âge. À la suite d’un recensement année par année des numéros de la revue, Restaino détermine que la prééminence de Spencer est indiscutable uniquement jusqu’en 1883128. L’opposition principale à ce dernier émane d’Ardigò, une des figures centrales de la Rivista129, qui critique la réduction de la méthode philosophique à la méthode scientifique. Ardigò s’engage dans une polémique ouverte avec Spencer dans les pages d’une autre revue positiviste, la Rassegna critica di opere filosofiche, scientifiche e letterarie. Cette revue napolitaine devait se contenter à l’origine de publier des comptes-rendus. Ses objectifs étaient plus modestes que la Rivista di filosofia scientifica et son prestige moindre. Toutefois, en 1883, paraît un long article d’Ardigò ayant pour objectif de démanteler le concept spencérien de l’Inconnaissable en le représentant comme un retour à la métaphysique, en contradiction avec le reste du système spencérien130.
58Les critiques d’Ardigò rejoignent rapidement les pages de la Rivista di filosofia scientifica. Le troisième numéro (juillet 1883 - juin 1884) contient un article de Spencer sur l’avenir et le passé de la religion, suivi des réflexions de Morselli. Ce dernier commence son examen en précisant qu’il se permet de critiquer « l’illustre penseur qui daigne honorer de ses écrits cette modeste ‘Rivista’ » non par manque de déférence, mais comme preuve de l’importance de ses idées et au nom de l’amour du vrai, qui doit toujours prévaloir sur le respect de l’autorité, fût-elle « grande et reconnue de tous131 ». Morselli se range aux côtés d’Ardigò en soutenant que religion et science ne peuvent s’unir comme le prétend Spencer dans la mesure où la science ne s’occupe pas d’absolu. Kant, dont la thèse « constitue sans doute la plus haute cime atteinte par la pensée humaine », l’avait déjà constaté lorsqu’il affirmait que notre connaissance empirique du monde extérieur touche en réalité exclusivement aux manifestations phénoménologiques et dépend de la constitution de notre organisme physio-psychique132. Selon Morselli, il existe au-delà de nos perceptions une réalité à laquelle nous ne pourrons jamais accéder, car elle dépasse les moyens mêmes de nos perceptions et de nos sens. Il conclut que cette relativité de la connaissance, récusant toute possibilité d’appréhender les concepts ultimes de la religion et de la science, doit devenir le point de départ de la science positive133.
59Morselli, qui assume seul la direction de la Rivista à partir du numéro de septembre-octobre 1885, cherche à faire triompher sa nouvelle position à l’échelle nationale, notamment par le biais du système éducatif. À partir de ce moment, les thèmes de prédilection de la revue s’articulent autour de l’organisation des études et du renouvellement de la psychologie et de la pédagogie. Giuseppe Sergi, psychologue et professeur d’anthropologie à l’université de Bologne, est un des principaux collaborateurs de la Rivista au cours de cette période. Dans ses premiers écrits, il manifeste la volonté de traiter les sciences de l’homme en relation avec les conditions organiques134. Bien que Sergi ne mentionne pas Spencer parmi les sources d’inspiration principales dans son ouvrage de 1873, Principi di sociologia135, l’approche positiviste incarnée par le philosophe anglais devient, au début des années 1880, le point de référence de sa pensée136. Sergi rédige alors les préfaces aux traductions italiennes de deux livres de Spencer, publiées en 1881 : l’Introduction à la science sociale et Les bases de la morale évolutionniste137. Dans la première, il affirme que l’étude de la société ne peut se détacher de l’étude des phénomènes naturels et insiste sur la contribution de Spencer. À celui-ci revient l’honneur d’avoir posé les bases de la nouvelle science du social à travers sa doctrine de l’évolution universelle, dont l’évolution dite super-organique constitue la forme la plus élevée.
60Sergi adhère à l’interprétation offerte par Spencer de l’analogie organique, en particulier en ce qui concerne la question de la conscience sociale. Il maintient que l’observation objective démontre la nécessité de l’existence d’un centre nerveux pour accueillir toutes les communications extérieures tant dans les organismes organiques que dans les organismes super-organiques. Chez ces premiers, le centre nerveux est le cerveau, un organe indivisible, mais dans le corps social, il n’existe rien de semblable. Les gouvernants ne peuvent incarner un tel centre, car il est impensable qu’un centre psychique se trouve en opposition avec les unités organiques, comme il advient souvent entre gouvernants et gouvernés. À l’instar de Spencer, Sergi affirme que l’interprétation littérale de l’analogie organique s’arrête lorsque l’on considère le système de gouvernement. Il critique à ce propos la théorie de Fouillée relative à l’organisme contractuel. Si, soutient Sergi, le corps social possède des caractères organiques à la fois dans sa structure et dans ses fonctions, comment peut-on déduire qu’il s’agit d’un organisme contractuel ? Dans quelle partie de l’organisme siègeraient la volonté et la conscience dont parle Fouillée ? Pourquoi ne pas également désigner un végétal, un animal ou un minéral d’organismes contractuels ? Au lieu de postuler une psyché spécifique pour la société, comme le fait Fouillée, il est nécessaire d’admettre un « organisme psychique social » dérivant du concours et de la communicabilité des psychés individuelles. La difficulté de trouver une base physique pour la psyché sociale disparaît quand on comprend que cette base se trouve déjà dans les organismes naturels des individus138.
61Insistant sur l’aspect optimiste de cette perception de l’analogie organique, Sergi applaudit le « livre excellent » d’Alfred Espinas et sa théorie selon laquelle il n’existe entre les sociétés animales, les individus et les sociétés humaines qu’une différence de degré139. Dans la préface à la version italienne des Bases de la morale évolutionniste, Sergi exprime une foi en la bienfaisance des lois naturelles se rapprochant de la vision d’Espinas. D’après lui, la doctrine de l’évolution donne une direction aux forces humaines opérant dans les sphères individuelles et sociales. Le perfectionnement biologique apporte le perfectionnement moral car les deux processus partagent la même essence.
La révélation des besoins réels de la vie, la conscience acquise du principe de la lutte pour l’existence, la subordination des autres instincts à l’instinct de préservation, le désir d’une vie moins malheureuse, c’est-à-dire la tendance à réunir les conditions nécessaires d’existence ; toutes choses devenues éléments vivants de la société moderne, sont confirmées par la doctrine de l’évolution et établies sur des bases solides pour le bien futur de l’humanité140.
62Comparant les doctrines utilitaristes de Bentham et de Mill à la morale évolutionniste de Spencer, Sergi tranche en faveur de cette dernière à cause de sa valeur scientifique : « personne ne pouvait arriver à un résultat satisfaisant, parce qu’à personne, comme à Spencer, ne s’est manifesté l’univers des phénomènes aussi variés et aussi complexes dans une telle harmonie […] avec des lois si universelles qu’elles valent pour chaque manifestation particulière141 ». Ce jugement est réitéré par Gerolamo Boccardo, professeur d’économie à l’université de Gênes, traducteur de Das Kapital de Marx et directeur de la « Biblioteca dell’economista », collection dans laquelle il fait publier la traduction italienne des Principes de sociologie142. Dans une longue préface largement diffusée en Italie143, Boccardo constate que la doctrine de l’évolution « longuement combattue par les métaphysiciens, est acceptée désormais par la quasi-totalité des naturalistes ; entrée dans le domaine des sociologues et des économistes, cette doctrine trouve son grand fondateur dans le philosophe anglais Herbert Spencer144 ». Boccardo adopte sans réserve le modèle spencérien, y compris ses conclusions politiques. Il soutient que la philosophie évolutionniste ne favorise pas le socialisme, le collectivisme, le communisme et toutes les théories tendant à mettre l’individu sous le joug de l’autorité étatique. Ces théories socialistes se veulent les expressions d’un progrès social mais en réalité, elles s’opposent à la loi de l’évolution et symbolisent une régression. Boccardo affirme catégoriquement : « le sociologue est le plus formidable adversaire du socialiste145 ».
63Des vues semblables se retrouvent dans un article de l’économiste Vittorio Emanuele Orlando concernant les formes et les forces politiques chez Spencer146. Avocat de formation et professeur de droit constitutionnel, Orlando se distingue rapidement comme l’un des juristes italiens les plus importants ainsi que comme l’une des figures centrales de la vie politique du début du XIXe siècle. Connu pour ses opinions libérales, Orlando se range à la position politique de Spencer : « Il faut que l’homme renonce une fois pour toutes à certaines illusions sur l’omnipotence de sa volonté. Les lois sociales, comme les lois physiques, ont une force intrinsèque, […] et l’homme ne peut qu’y obéir147 ». Cela n’implique pas, aux yeux d’Orlando, que la science positive nie la responsabilité personnelle ; au contraire, elle la réaffirme en la logeant dans la conscience humaine et en la transformant en fait psychologique. Le nouveau cadre scientifique garantit les valeurs morales puisque « l’homme, les nations, sont ainsi faits qu’ils tendent vers le bien, ou mieux encore, vers le développement progressif de leurs facultés, et ont pour cela une réelle et propre obligation morale de le faire148 ».
64Les propos d’Orlando, de Boccardo et de Sergi illustrent bien le succès de Spencer en Italie. Sa place en tant que maître-penseur de la philosophie scientifique et de ses nouvelles disciplines que sont la psychologie et la sociologie apparaît incontestable. Néanmoins, les positions de ces auteurs ne prédominent pas les vues politiques issues de la philosophie de Spencer. Parmi les savants de la jeune génération se trouvent les fameux « socialisti della cattedra », Achille Loria et Enrico Ferri. Élevés dans l’atmosphère positiviste du renouvellement des sciences psychologiques et sociales et de la philosophie en général, ces intellectuels s’engagent en faveur du socialisme.
L’AVÈNEMENT DES « SOCIALISTI DELLA CATTEDRA »
65L’appellation « socialisti della cattedra » (« socialistes de la chaire ») dérive de « Katheder Socialisten », nom donné en Allemagne aux économistes d’inspiration marxiste par leurs adversaires. En Italie, le groupe des « socialisti della cattedra » se compose principalement des membres et d’anciens étudiants de l’université de Bologne tel que l’économiste Achille Loria. Élève d’Ardigò au lycée de Mantoue, Loria, est un fervent admirateur de Marx depuis son plus jeune âge149. En 1880, il publie un livre consacré au revenu foncier dans lequel il prend une position critique vis-à-vis des projets cherchant à appliquer les lois de l’évolution naturelle à la société humaine150. Trois ans plus tard, à l’occasion d’une commémoration en l’honneur de Marx, Loria attaque explicitement les théories de Spencer :
… l’application sociale de la doctrine de l’évolution donnée par Marx est beaucoup plus scientifique, plus significative et profonde que celle qu’a tentée Spencer ; lequel, à cause d’une connaissance trop restreinte de l’histoire et de l’économie politique, recueille sous une même loi les organismes sociaux les plus disparates, l’antique, le médiéval, le moderne, sans pour autant soupçonner que la structure de tels organismes est si profondément différente, qu’une généralisation qui veut les embrasser tous ne peut échapper à une vacuité stérile151.
66D’après Loria, Marx est le véritable théoricien de l’évolution sociale. Il a mis fin à l’« optimisme scientifique » des penseurs évolutionnistes tels que Spencer, et grâce à ses études économiques a donné l’impulsion au socialismo della cattedra152. La démarche de Spencer n’est toutefois pas dénuée de tout mérite à ses yeux. Dans un article sur « Darwin et l’économie politique ». Loria soutient la position de Spencer contre d’autres interprétations du darwinisme qui justifient les inégalités sociales. Ces inégalités, affirme-t-il, ne sont pas un produit nécessaire du système évolutionniste, mais une exagération de certains de ses aspects. Loria fait appel à l’autorité de Spencer pour corroborer ce constat, notant que le philosophe anglais dénonça les inégalités les plus extrêmes comme caractéristiques d’une étape inférieure de l’évolution sociale, l’état militaire. Spencer prophétisa que les inégalités disparaîtront lorsque l’humanité parviendra au pinacle du progrès. Loria affirme, de son côté, que la lutte sanglante entre les forts et les faibles ne représente pas l’avenir des sociétés humaines. Celles-ci s’acheminent au contraire vers une voie de moins en moins cruelle au fur et à mesure que la civilisation progresse et leur coopération s’étend. Il reproche à Spencer et à ses adeptes d’oublier, lorsqu’ils élèvent la lutte pour l’existence au niveau d’une loi d’évolution sociale, que la lutte humaine se caractérise de manière différente de la lutte entre animaux. Premièrement, dans la société, les producteurs les plus laborieux, les ouvriers, ne profitent pas de leurs efforts ; ce sont les propriétaires fonciers qui en bénéficient. Deuxièmement, chez les animaux, la lutte intervient uniquement entre adultes ou individus entièrement développés du même sexe, alors que chez les hommes, on observe l’exploitation industrielle des femmes et des enfants153.
67Les propos de Loria témoignent certes d’une conception simpliste de la lutte biologique mais surtout de l’importance que revêt la « question sociale » en Italie pendant ces années. Le développement industriel, quoique fort lent et assez tardif dans la péninsule, s’y accompagne d’un fort malaise social, comme l’atteste l’augmentation alarmante de la criminalité, du taux d’alcoolisme, de la violence sexuelle, de la prostitution et du suicide. Beaucoup de jeunes positivistes conçoivent leur tâche la plus urgente dans la résolution de ces problèmes. Ils se rallient autour de la figure de Cesare Lombroso, fondateur de l’école d’« anthropologie criminelle ». Lombroso est médecin, expert en maladies mentales, et professeur à l’universitaire de Pavie, puis celle de Turin154. Il acquiert une réputation internationale grâce à son célèbre essai L’uomo delinquente, publié originellement en 1876, dont la deuxième édition, augmentée, paraît en 1878155. La thèse centrale de Lombroso s’inspire de la phrénologie et postule qu’il est possible de reconnaître les traits caractéristiques des criminels, ou « types dégénérés », à travers la physionomie et l’anatomie, particulièrement celles faciale et crânienne. D’après Lombroso, le type criminel est animalesque et manifeste des traits primitifs qui le portent vers la férocité. Sa théorie aboutit à un usage pratique, dans la mesure où elle sert de base à une stratégie visant à défendre la société civile contre la présence des délinquants dégénérés à travers des solutions radicales comme l’exil, la déportation et même la peine capitale. Le caractère déterministe de cette doctrine, promettant d’être la solution scientifique aux problèmes sociaux les plus pressants, rend très séduisante la nouvelle discipline d’anthropologie criminelle en Italie comme à l’étranger. Espinas estime que le livre sur l’homme criminel constitue un modèle d’étude sociologique. Il décrit Lombroso comme un homme « dégagé de toute conception systématique et humanitaire », un homme sachant s’engager dans des « études patientes et détaillées propres à saisir les aspects multiples des phénomènes réels ». Espinas encourage ses compatriotes à lire l’ouvrage, souhaitant même qu’il devienne « le livre de chevet des procureurs et juges d’instructions français156 ».
68La renommée internationale de Lombroso lui permet de créer une véritable école pour diffuser ses théories. Il fonde en 1880, à Turin, l’Archivio di psichiatria e antropologia criminale avec l’aide de deux de ses disciples, Enrico Ferri et Raffaele Garofalo. Ferri, tout comme Loria, était un élève d’Ardigò au lycée de Mantoue. Il reconnaît que son vieux professeur de philosophie a constitué un mentor « hors pair et inoubliable », ajoutant que le livre d’Ardigò sur la psychologie positive était comme « l’essence et le sang » de son cerveau, et la porte qui lui offrait la possibilité de s’enrôler dans « la glorieuse armée positiviste des combattants contre l’obscurité157 ». À l’instar de Morselli et de Sergi, Ferri précise que par positivisme il n’entend pas la philosophie de Comte au sens strict mais le positivisme dans le sens d’une méthode scientifique d’observation et d’explication, uniquement basée sur les faits. Ferri obtient sa licence de droit à l’université de Bologne en 1877. Il prolonge ses études en droit pénal d’abord à l’université de Pise puis, à partir de 1879, à la Sorbonne. Son séjour à Paris aboutit à la publication d’une étude sur la criminalité en France de 1825 à 1878158. De retour en Italie, Ferri entame une carrière académique dans les universités de Bologne, Sienne, Pise et Rome, et publie sa première étude théorique importante, Socialismo e criminalità159. L’ouvrage s’inspire de ses recherches menées en France et constitue la première publication de la « Biblioteca antropologico-giuridica », fondée par Lombroso sous les auspices de l’éditeur Bocca.
69Socialismo e criminalità cherche à la fois à comprendre la manière d’étudier scientifiquement la criminalité et à établir les rapports entre une telle étude et les différents courants socialistes. Selon Ferri, presque toutes les doctrines socialistes considèrent le délit et les autres manifestations de « pathologie sociale » comme le résultat du système social contemporain, ayant leur source dans le régime bourgeois. Une telle position sous-entend que le socialisme pourrait changer radicalement et substantiellement l’état de la société jusqu’à entraîner une complète disparition de la criminalité, et avec elles des prisons, des policiers et des juges. Ferri n’est cependant pas si optimiste. En « positiviste convaincu », il déclare que la révolution ne saurait constituer une solution rapide et durable au problème social. Au contraire, le changement social doit être conçu dans le sens évolutionniste, c’est-à-dire comme une transformation lente s’accomplissant par nécessité « historique ». Ferri remarque que les idées socialistes et la sociologie criminelle ne s’accordent pas sur ce point160. Il semble alors adhérer à une interprétation de l’analogie organique conforme à l’individualisme de Spencer.
Comme un fragment de cristal reproduit les caractères minéralogiques du cristal entier, et comme une cellule résume tous les caractères fondamentaux du végétal ou de l’animal auquel elle appartient, ainsi les divers groupes d’individus, réunis par un lien psychologique, tout comme les strates sociales, qui ont en commun des qualités organiques et psychiques particulières, constituent autant d’organismes partiels dans l’organisme collectif de la société, dont ils résument et reflètent les qualités fondamentales et caractéristiques161.
70Le livre Socialismo e criminalità apporte à Ferri une certaine reconnaissance, non seulement en Italie mais également en France, où l’on suit de près ses travaux162. L’ouvrage suscite une forte réaction de la part de son collègue Achille Loria, qui s’oppose à son « cher ami » sur la question des divergences entre lutte animale et lutte humaine163. Selon Loria, Ferri ne perçoit pas de discontinuité entre le monde animal et le monde social. Il soutient que si la lutte humaine pour l’existence n’aboutissait pas au triomphe des plus forts, comme c’est le cas dans la nature, on vivrait dans des sociétés de moins en moins élevées. Or, les merveilles du progrès nous prouvent le contraire. D’après Loria, il faut reconnaître avec « franchise et tristesse » que la description du progrès continuel ne correspond pas à la vérité. La mortalité croissante dans les classes défavorisées, l’aggravation des misères, l’augmentation du nombre de suicides, de fous et de délinquants en sont autant de preuves. Les théoriciens du darwinisme et du spencérisme, y compris Ferri, n’étant pas en mesure d’expliquer les grandes régressions et les périodes de décadence et de barbarie de l’histoire humaine, doivent « avec une attention jalouse se garder de convertir en un évangile scientifique une doctrine, qui doit être expérimentalement démontrée164 ».
71D’autres voix s’élèvent avec Loria pour contester la démarche logique consistant à mettre nature et société sur un même plan, notamment celle du jeune socialiste Filippo Turati. Élève de Siciliani et ami de Ferri et de Loria (il obtient sa licence de droit à l’université de Bologne en même temps qu’eux), Turati est l’un des fondateurs, en 1878, de la Rivista repubblicana. Cette revue d’extrême gauche se destine dès le départ à servir de plateforme au débat politique sur les questions sociales et leurs solutions pratiques plutôt qu’aux discussions théoriques et philosophiques. Ce caractère non académique explique la popularité de la revue et son accessibilité au grand public165. Turati connaît bien la position des positivistes italiens, notamment les théories d’Ardigò. En tant qu’éditeur de la Rivista repubblicana, il lit et corrige les épreuves du traité de ce dernier concernant la morale positiviste. Pourtant, à la différence de son ami Ferri, Turati critique les interprétations positivistes de la délinquance et se méfie de l’anthropologie criminelle.
72Dans une lettre accompagnant une série d’articles relatifs au délit et à la question sociale166, Turati maintient que l’objectif de l’école d’anthropologie criminelle consiste à montrer que les actions humaines sont le produit nécessaire « non seulement des calculs intellectuels, mais aussi des impulsions inconscientes organiques et cosmiques167 ». Sans exclure les facteurs sociaux des crimes, Lombroso, le chef de l’école d’anthropologie criminelle, ne les considère pas décisifs. À ses yeux, le délit répond à une prédisposition biologique. Tout en reconnaissant la valeur de cette « nouvelle direction d’une vraie évolution scientifique » dans le domaine de la criminalité, Turati doute de sa capacité d’offrir des solutions de réhabilitation. Il insiste en revanche sur le lien entre la question criminelle et la question économique, affirmant que la cause principale des délits est à chercher dans les facteurs sociaux tels que le manque d’égalité dans la redistribution des richesses et l’exploitation des classes ouvrières168. Pour Turati, la société bourgeoise est la première délinquante, car les conditions d’existence des défavorisés les poussent au crime. Le vrai antidote au délit se trouve par conséquent dans l’éducation et la fin des abus, des usurpations et des divisions artificielles169. Turati conclut :
Ce qui est curieux c’est que sont spencériens ceux qui admettent l’évolution chez les plantes, les animaux, dans la nature inorganique, – et la nient dans la société ! […] Ils sont darwiniens, et ils oublient que l’homme ne vaut pas seulement comme unité mais aussi comme association, et qu’il y a une lutte pour l’existence aussi entre les classes sociales, et que la plus nombreuse est destinée à prévaloir170.
73Aux yeux de Turati, la question sociale est premièrement une question de transformation sociale. Il établit une distinction entre trois catégories de facteurs influençant le comportement criminel : les facteurs naturels, anthropologiques et sociaux. La dernière de ces catégories est la plus importante car les facteurs naturels (race, climat, etc.) restent inchangés dans les différentes classes. Les éléments anthropologiques demeurent également en grande partie identiques, puisque les individus d’une même société ont des origines biologiques souvent proches. Les facteurs sociaux génèrent donc la misère en niant le pouvoir de se développer à une partie de la population. Ces facteurs pourraient être écartés avec l’avènement d’un ordre plus égalitaire et l’établissement d’une harmonie et d’une coopération naturelle entre les classes. Cette idée résume l’essentiel de la « sociologie radicale » de Turati et son projet de remplacer la « myopie de l’empirisme bourgeois » ainsi que le « pseudo-art du gouvernement » par des réformes sociales progressives171.
74Les critiques formulées par Turati à l’encontre de l’école d’anthropologie criminelle vont de pair avec son dédain pour les opinions des intellectuels universitaires et leur incapacité à apporter des contributions significatives en matière d’analyse sociale et de théorie politique. Turati ne leur accorde aucune crédibilité et polémique avec son ami Enrico Ferri, qu’il définit comme l’un des sociologues les « plus positivistes172 ». Ferri répond à ces critiques dans un article intitulé « Benesere e criminalità173 ». Il soutient que le bien-être économique tend d’un côté à faire diminuer les crimes contre la propriété, mais porte, de l’autre, à une augmentation des crimes contre les personnes : quand tous les hommes sont égaux, ils ne peuvent pas recueillir les fruits de leurs efforts. La sociologie criminelle, en tenant compte de ce fait, se révèle, d’après Ferri, réellement positiviste, tandis que les affirmations des socialistes s’avèrent être des a priori. Turati ne se laisse cependant pas convaincre :
Les objections des anthropologues et des criminalistes positivistes ne suffisent pas à détruire notre thèse, elles nous offrent en revanche de nouveaux arguments en sa faveur : étant donné que le nombre des délinquants nés ne représente qu’une petite fraction de la délinquance, et que sa perpétuation dans la société dépend […] de la misère et de l’inégalité sociale174.
75Ces propos ont amené l’historien Luigi Cortesi à déclarer que l’article sur le délit et la question sociale représente, chez Turati, l’une des premières tentatives de dépassement du positivisme tout en en acceptant les prémisses de base. Selon Cortesi, Turati cherche à intégrer dans ses analyses des arguments historico-matérialistes proches du marxisme afin d’atteindre un socialisme scientifique digne de ce nom. Ses écrits mélangent les thématiques scientifiques issues de travaux en psychologie, sociologie et anthropologie avec une critique politique de la gauche au pouvoir175. Cet amalgame est caractéristique d’une époque où l’on ne peut encore parler de mouvement socialiste en Italie. Toutefois, ceux qui en deviendront bientôt les figures marquantes, telles que Turati, montrent déjà leur affinité avec la théorie de Marx, et ce penchant marxiste joue un rôle important dans leurs critiques des interprétations évolutionnistes du progrès social. En France, on constate également une distanciation vis-à-vis de l’évolutionnisme de Spencer en faveur d’une pensée politique qui prône la solidarité plutôt que la révolution. Cette différence dans les inclinations politiques conditionne la manière dont on conçoit la nouvelle science sociale des deux côtés des Alpes.
Notes de bas de page
1 Voir nos remarques au deuxième chapitre p. 53.
2 Espinas 1877.
3 Bernardini 1997, p. 122.
4 Espinas 1878, p. 515.
5 Ibid., p. 128
6 Brooks 1998, p. 115.
7 Espinas 1878, p. 114-115.
8 Ibid., p. 114.
9 Ibid., p. 131
10 Ibid., p. 132, 136-137
11 Ibid., p. 150.
12 Ibid., p. 152-153.
13 Ibid., p. 530.
14 Ibid., p. 542-547.
15 Alglave 1878, p. 1141-1142.
16 Voir l’analyse de Becquemont et Mucchielli 1998, p. 261-262.
17 Nicolet 1982 ; Benardini 1997.
18 Alglave 1878, p. 1142.
19 Perrier 1879a, p. 890.
20 Conry 1993 ; Roger 1979, 1995 [1982] ; Roger (dir.) 1979.
21 Perrier 1879b, p. 558.
22 Vatin 2005, p. 166.
23 Perrier 1879b, p. 553.
24 Perrier 1881, p. viii.
25 Ibid., p. 704-710.
26 Vatin 2005, p. 124, 158-217.
27 Renouvier 1854-1864. À propos de Renouvier voir Blais 2000.
28 Becquemont et Mucchielli 1998, p. 275-296 ; Blais 2000, p. 57-69.
29 Becquemont et Mucchielli 1998, p. 283 note de bas de page.
30 Renouvier 1880, p. 407.
31 Ibid., p. 407-408.
32 Renouvier 1879a.
33 Voir Blais 2000, p. 58-59.
34 Renouvier 1879b, 1879c.
35 Renouvier 1880, p. 414-415.
36 Marion 1878.
37 Marion 1877, p. 55.
38 Ibid., p. 56.
39 Ibid., p. 64-68.
40 Ibid., p. 69-70.
41 Ibid., p. 64, 68.
42 Ibid., p. 76.
43 Duncan 1908, I : 274, trad. NB.
44 Spencer 1910, I : 598-600, trad. NB.
45 Marion 1883 [1880].
46 Ibid., p. 3.
47 Ibid., p. 13.
48 Ibid., p. 47-48.
49 Ibid., p. 51.
50 Ibid., p. 324.
51 Ibid., p. 325.
52 Ibid., p. 344.
53 Renouvier 1880.
54 Marion 1883, p. v.
55 Ibid., p. vii.
56 Bernardini 1997, p. 123.
57 Ibid., p. 121.
58 La soutenance de thèse d’Espinas fut, d’après Claude Nicolet, « un événement ». Léon Gambetta et Paul-Armand Challemel-Lacour y assistent. Le premier fut si impressionné qu’il offrit à Espinas d’embrasser une carrière politique, mais le jeune docteur refusa la proposition. Voir Nicolet 1982, p. 490-491 note 2.
59 Brookes 1998, p. 98-99.
60 Fouillée 1872.
61 Fouillée 1885 [1880].
62 Ibid., p. v-vi.
63 Ibid., p. ix.
64 Ibid., p. xi.
65 Ibid.
66 Ibid., p. xii.
67 Ibid., p. 68.
68 Ibid., p. 70.
69 L’expression « idées-forces » apparaît chez Fouillée seulement en 1890, dans le titre de l’ouvrage L’évolutionnisme des idées-forces. Toutefois, le cœur de sa pensée s’exprime dès 1872, date de la soutenance de sa thèse de doctorat.
70 Fouillée 1885 [1880], p. 71.
71 Ibid., p. 78-110.
72 Ibid., p. 111.
73 Ibid., p. 112.
74 Ibid., p. 115.
75 Ibid., p. 119.
76 Ibid., p. 130-131.
77 Ibid., p. 145.
78 Ibid., p. 155 notes 1 et 2.
79 Ibid., p. 161-191.
80 Ibid., p. 245-246.
81 Ibid., p. 179.
82 Ibid., p. 189.
83 Ibid., p. 413.
84 Ibid., p. 378, 391.
85 Espinas 1882, p. 520-521.
86 Ibid., p. 528.
87 Duncan 1908, I : 310-315, trad. NB. Henry Tappan est professeur de philosophie morale à l’université de New York et premier président de l’université de Michigan.
88 Donzelli 2003, p. 359-360.
89 Proto 1999, p. 22.
90 Siciliani 1880, p. 81, trad. NB.
91 Ibid., p. 88-89.
92 Siciliani 1879.
93 Ibid., p. 17, trad. NB.
94 Ibid., p. 38, trad. NB
95 Ibid.
96 Ibid., p. 54.
97 Siciliani 1880, p. 62.
98 Siciliani 1885, p. 18-20.
99 Decroisette F. (dir.) 1992, p. 7.
100 Garin 1962, p. 160.
101 Frigessi 2003, p. 87.
102 Espinas 1880, p. 5.
103 Ribot 1870a, 1870b.
104 Espinas 1880, p. 17-18.
105 Ibid., p. 11.
106 Ibid., p. 111-112.
107 Ibid., p. 154-157.
108 Ardigò 1879.
109 Sur la Rivista Republblicana, voir p. 113.
110 Ardigò 1885, III : 203-205.
111 Ibid., p. 377.
112 Espinas 1880, p. 151-152.
113 Asturaro 1879.
114 Ibid., p. 243-245, trad. NB.
115 Ibid., p. 259, trad. NB.
116 Traina 1881.
117 Ibid., p. 61-63, trad. NB.
118 Ibid., p. 138-139, trad. NB.
119 Espinas 1880, p. 186-187.
120 Restaino 1985, p. 265.
121 Les autres directeurs de la Rivista di filosofia scientifica sont Roberto Ardigò, l’économiste Gerolamo Boccardo, l’anthropologue Giuseppe Sergi (on traitera de ces deux derniers plus bas) et le biologiste Giovanni Canestrini, premier traducteur italien de Darwin. Pour plus de détails, voir Pancaldi 1977, ch. III, p. 78-106.
122 Morselli 1881, p. v, trad. NB.
123 Ibid., p. vii.
124 Voir Amato 1982, p. 213-221.
125 Rossi L. 1988, p. 209-210.
126 Morselli 1882.
127 Ranzoli 1904, p. 227, trad. NB.
128 Restaino 1985, p. 280.
129 Ibid., p. 279.
130 Ardigò 1883.
131 Morselli 1884, p. 377, trad. NB
132 Ibid., p. 382, 391, trad. NB.
133 Ibid., p. 392.
134 Mucciarelli (ed.) 1987, p. 164-166.
135 Sergi 1873, p. iv.
136 Babini 1996, p. 52.
137 Sergi 1881a, 1881b.
138 Sergi 1881a, p. xiv-xix, xxxvii-xlvi.
139 Ibid., p. xxiv-xxx.
140 Sergi « Introduction » dans Spencer 1881b, p. xix, trad. NB.
141 Ibid., p. xxix, trad. NB.
142 Spencer 1881c.
143 Barbano 1985, p. 191.
144 Boccardo 1881, p. xliv, trad. NB.
145 Ibid., p. xcvi, trad. NB.
146 Orlando 1881.
147 Ibid., p. 344, trad. NB.
148 Ibid., p. 348, trad. NB.
149 Ottaviano 1982, p. 288-289.
150 Loria 1880.
151 Loria 1883, p. 528, trad. NB.
152 Ibid., p. 539.
153 Loria 1884, p. 600-606.
154 Sur Lombroso, voir Frigessi 2003.
155 Lombroso 1876, 1878.
156 Espinas 1880, p. 157-159.
157 Ferri cite dans Salvadori R. (ed.) 1979, p. 57-58, trad. NB.
158 Ferri 1881.
159 Ferri 1883.
160 Ibid., p. 9, 25-26, 30-31.
161 Ibid., p. 45, trad. NB.
162 Bournet 1884 cité dans Franchi 1908, p. 105-106.
163 Loria 1884, p. 607.
164 Ibid., p. 608-612, trad. NB.
165 Cortesi 1962, p. 25-28.
166 Les articles de Turati sont publiés dans La Plebe, un journal milanais de gauche en 1882, et, un an plus tard, sous la forme d’un livre, voir Turati 1883.
167 Turati cité dans Proto (ed.) 1999, p. 76, trad. NB.
168 Ibid., p. 77-78, trad. NB.
169 Ibid., p. 82-86.
170 Ibid., p. 88, trad. NB.
171 Ibid., p. 106-118, trad. NB.
172 Ibid., p. 129.
173 Ferri 1882.
174 Turati cité dans Proto (ed.) 1999, p. 143, trad. NB.
175 Cortesi 1962, p. 35-38.
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