La postérité littéraire de Rastignac
p. 325-337
Texte intégral
1Lorsque Balzac a écrit Le Père Goriot, il a créé en Eugène de Rastignac un très grand personnage, dont le nom est demeuré à jamais un symbole de l'ambition : Rastignac a eu des émules dans les romans du dix-neuvième siècle. Pour nous limiter à un nombre raisonnable, nous citerons seulement Lucien de Rubempré des Illusions perdues qui sont une version négative du Père Goriot, Aristide Saccard de La Curée d'Emile Zola, Georges Duroy de Bel Ami de Guy Maupassant, et François Sturel des Déracinés de Maurice Barrés. Nous essaierons de préciser quelles affinités les relient à Rastignac1.
L'influence de Balzac sur Zola, Maupassant et Barrés
2L'influence de Balzac sur Zola, Maupassant et Flaubert pourrait donner lieu à de très longues investigations. Nous nous bornerons à rappeler que, pour les romanciers du dix-neuvième siècle, Balzac est le créateur du roman, le maître et le père. Ils savent très bien qu'ils n'existent que par lui, même s'ils veulent, comme tous les fils, affirmer leur originalité. Divers textes attestent ce sentiment complexe où l'admiration va de pair avec un évident désir d'affranchissement.
3Emile Zola révère Balzac et il veut dans ses Rougon-Macquart refaire une Comédie humaine. Il écrit le 29 mai 1867 à son ami Albin Valabrègue « À propos, avez-vous relu Balzac ? Je le relis en ce moment ; il écrase tout le siècle ». De la même époque datent quelques pages, intitulées Balzac et moi2, rédigées d'une plume assez fière, dans laquelle il explique leurs différences. Il se réfère à l'Avant-propos de la Comédie Humaine et il rappelle que Balzac veut, en créant trois mille figures, écrire une histoire des mœurs ; il base cette histoire sur la religion et la royauté et son œuvre doit être « le miroir de la société contemporaine ». Zola déclare que son œuvre sera tout autre chose. Il ne peindra pas « la société contemporaine mais une seule famille, en montrant le jeu de la race modifié par les milieux ». Alors que Balzac est « politique, savant, moraliste », sa grande affaire, à lui Zola, sera « d'être purement naturaliste, purement physiologiste » ; il estime qu'il aura ainsi l'esprit beaucoup plus scientifique que Balzac. Il veut donc s'éloigner de Balzac, mais il ne se découvre qu'à travers lui.
4Maupassant rend également hommage à Balzac. Il écrit par exemple dans La Revue de l'exposition universelle de 1889 « Balzac a ses défauts, mais on ne peut le critiquer. Un croyant oserait-il reprocher à son Dieu toutes les imperfections de l'univers ? ». Balzac, d'après lui, n'évoque peut-être pas la vie, mais il est doué d'une si géniale intuition et il a créé une humanité si vraisemblable « que tout le monde le crut et qu'elle devint vraie ». Maupassant comprend très bien Balzac, et même s'il a l'impression d'inclure dans son jugement une part de critique, il lui adresse le plus grand des éloges. Il rejoint le point de vue de Baudelaire, selon qui Balzac est un visionnaire.
5Barrès partage, vis-à-vis de Balzac, les sentiments de Zola et de Maupassant. Il avoue à demi-mot qu'il se met à son école, tout en gardant son originalité. Il regrette dans une lettre du 10 octobre 1880 adressée à Léon Sorg que peu de romanciers aient des idées et il ajoute : « je les renie tous, sauf Balzac ». Il écrit dans une lettre de 1881 adressée à Théodore de Banville « Vous voyez que rien ne m'arrête ; je vais emboîter le pas et trottiner derrière les Balzac, les Flaubert ». Il est plus réservé dans un article de Voltaire du 28 juin 1887 intitulé "La contagion des Rastignac". Il dénonce les excès de l'ambition et déclare : « ce qui rend la lecture de Balzac plutôt fortifiante que malsaine, c'est la foi profonde dans la volonté ». Même s'il nuance ses opinions, il est toujours hanté par Balzac.
6Non contents de confesser à leurs amis leur admiration pour Balzac, Maupassant et Barrés le citent dans leurs romans et mettent même son nom dans la bouche de leurs personnages. Au chapitre IV de Bel Ami, Saint-Potin attribue au directeur de La Vie Française, Forestier « des mots à la Balzac ». Barrés se réfère dans Les Déracinés à l'Histoire des Treize de Balzac et cite plusieurs fois Rastignac. Il appelle Napoléon « le parvenu de Rastignac » ; Racadot évoque son serment, et François Sturel lui-même tient à marquer sa différence avec lui3.
7Tous ces indices nous paraissent prouver que notre recherche se situe sur un terrain solide, même si, naturellement, il ne faut assigner à l'influence de Balzac que sa juste place. Elle est une clef utile ; elle n'explique pas tout.
Les débuts à Paris
8Les débuts de Rastignac et d'autres jeunes gens, ou du moins d'hommes relativement jeunes, sont semblables. Ils viennent tous de leurs provinces, que ce soit d'Angoulème, de Plassans, c'est-à-dire d'Aix, de Rouen ou de Nancy. Ils ressentent la même fascination pour Paris, ville merveilleuse où ils espèrent remporter des triomphes. L'ambition de Rastignac, symbolisée par son fameux défi à Paris « À nous deux maintenant4 » les habite également. Lucien de Rubempré s'imagine Paris comme une reine accueillante « avec sa robe d'or, la tête ceinte de pierreries royales, les bras ouverts aux talents »5. Saccard imagine depuis Montmartre dans une scène imitée de la fin du Père Goriot que Paris disparaît dans un flot d'or6. Georges Duroy a lui aussi l'intention d'y réussir. Maurice Barrès caractérise à merveille cet élan qui dure depuis Balzac lorsqu'il écrit « De toute cette énergie multipliée, ces provinciaux crient « A Paris ! » Paris ! Le rendez-vous des hommes, le rond-point de l'humanité ! C'est la patrie de leurs âmes, le lieu marqué pour qu'ils accomplissent leur destinée »7. « Jeunes capitaines, adolescents marqués pour la domination8 » ils se sentent les émules de Napoléon et ils vont puiser les forces près de son tombeau comme dans un lieu initiatique.
9Les conditions de vie des jeunes gens sont beaucoup plus difficiles à Paris qu'en province et ce changement est une épreuve nécessaire. Ils disposent, sauf François Sturel à qui ses parents versent une pension suffisante, de maigres ressources. Les plus fortunés sont Saccard et Georges Duroy qui, en tant que petits employés, gagnent respectivement deux mille quatre cents francs et mille cinq cents francs par an. Les rêves des futurs conquérants de Paris se heurtent souvent à la réalité des chiffres. Ils habitent dans de petits logements qui rappellent la fameuse pension Vauquer, ainsi décrite par Balzac : « Enfin, là, règne la misère sans poésie ; une misère économe, concentrée, râpée. Si elle n'a pas de fange encore, elle a des taches ; si elle n'a ni trous ni haillons, elle va tomber en poussière »9. Lucien de Rubempré a élu domicile dans un très modeste hôtel rue Cujas, Georges Duroy dispose d'une chambre rue Boursault dans un immeuble dont Maupassant écrit : « une odeur lourde de nourriture, de fosse d'aisances et d'humanité, une odeur stagnante de crasse et de vieille muraille, qu'aucun courant d'air n'eût pu chasser de ce logis, l'emplissait de haut en bas »10. Saccard qui est marié occupe un petit appartement rue Saint-Jacques. Tous ces logements n'ont rien d'accueillant : petits et sommairement meublés, ils ne sont qu'un asile indispensable et, dans le meilleur des cas, des lieux de travail et de méditation. Les jeunes gens se contentent souvent d'une assez maigre chère, comme Lucien de Rubempré qui prend ses repas chez Flicoteaux « ce temple de la faim et de la misère »11, écrit Balzac et Georges Duroy au début du roman, sort d'une gargote à quarante sous. Ils sont vêtus très modestement, surtout chez Balzac. « Ordinairement, écrit-il au sujet de Rastignac, il portait une vieille redingote, un mauvais gilet, la méchante cravate noire, flétrie, mal nouée de l'étudiant, un pantalon à l'avenant, et des bottes ressemelées »12. Lucien de Rubempré n'est guère mieux loti et Saccard se boutonne « dans sa redingote comme dans un asile de haine »13. L'expérience de la gêne est indispensable à qui veut posséder Paris.
10Les jeunes gens mènent, lorsqu'ils arrivent à Paris, une vie assez sage dans laquelle, sans toujours s'en douter, ils amassent des forces pour leur futur envol. Les occupations de Rastignac, de Lucien de Rubempré et de François Sturel se ressemblent. Eugène de Rastignac et François Sturel sont étudiants en droit. Lucien de Rubempré fréquente assidûment la bibliothèque Sainte-Geneviève afin de mener à bien son roman, L'Archer de Charles IX. Saccard et Georges Duroy accomplissent chaque jour leur tâche de petits employés : « Aristide et sa femme reprirent leurs habitudes de Plassans » écrit Zola. « Seulement ils tombaient d'un rêve de fortune subite, et leur vie mesquine leur pesait davantage, depuis qu'ils la regardaient comme un temps d'épreuve dont ils ne pouvaient fixer la durée »14 ; Georges Duroy travaille « dans une grande pièce sombre où il fallait tenir le gaz allumé presque tout le jour en hiver »15 ; les employés tremblent devant le sous-chef et il est aisé de deviner que les jours s'écoulent dans une grande monotonie. Saccard en particulier bout d'impatience, et sans avoir l'air d'y toucher, il amasse toutes sortes de renseignements utiles sur les futures transformations de Paris : « Il se trouvait, écrit Zola, au beau milieu de la pluie chaude d'écus tombant sur les toits de Paris »16.
11Les jeunes gens peuvent être entourés d'un groupe d'amis. Si Georges Duroy et Saccard, plus âgés, sont des loups solitaires, Eugène de Rastignac, Lucien de Rubempré et François Sturel ne restent pas isolés. Eugène de Rastignac se lie avec le futur grand médecin, Horace Bianchon, et Lucien de Rubempré s'introduit dans le Cénacle, cercle formé de jeunes gens du plus grand talent. « Tous portaient au front, comme d'Arthez, écrit Balzac, le sceau d'un génie spécial... Tous doués de cette beauté morale qui réagit sur la forme, et qui, non moins que les travaux et les veilles, dore les jeunes visages d'une teinte divine, ils offraient ces traits un peu tourmentés que la pureté de la vie et le feu de la pensée régularisent et purifient »17. Le groupe des sept Lorrains qui s'en vont à Paris présente, même si leur niveau intellectuel est inégal, quelques analogies avec le Cénacle. Les jeunes gens vivent dans une amicale exaltation ; ils sont toujours prêts à échanger des idées et à s'entr'aider. Si l'unité du groupe disparaît petit à petit dans Les Déracinés, la réunion autour de Roemerspacher, lors de son arrivée à Paris, la scène du tombeau de Napoléon et diverses discussions sont empreintes de l'esprit du Cénacle. Le groupe est parfois aussi obligé de s'ériger en juge. Les amis de Lucien le mettent en garde contre la faiblesse de son caractère et Léon Giraud déclare : « avant que le coq ait chanté trois fois, cet homme aura trahi la cause du Travail pour celle de la Paresse et des vices de Paris »18. Dans Les Déracinés Sturel et ses amis se demandent s'ils doivent ou non livrer Mouchefrin après le meurtre d'Astiné Aravian et ils décident de l'épargner. Même si les personnages sont différents, la situation est voisine.
Les découvertes
12Les jeunes gens, après cette période d'attente, font toutes sortes de découvertes qui sont pour eux essentielles.
13Ils rencontrent souvent des initiateurs qui sont les intermédiaires nécessaires entre eux et Paris. Ils leur en révèlent les secrets et leur enseignent comment ils doivent y entreprendre leur dangereuse navigation. Ces initiateurs peuvent être des hommes ou des femmes, qui partagent parfois à plusieurs la même fonction. Les deux initiateurs de Rastignac sont Vautrin et Madame de Beauséant. Ils lui conseillent tous deux de fouler aux pieds tous les obstacles pour réussir « Il faut entrer dans cette masse d'hommes, affirme Vautrin, comme un boulet de canon ou s'y glisser comme une peste »19. L'honnêteté ne sert à rien. L'homme supérieur selon Vautrin a tous les droits et il prédit à Rastignac qu'il s'accoutumera à l'idée de considérer les hommes comme des soldats décidés à périr pour le service de ceux qui se sacrent rois eux-mêmes ». Lousteau dévoile à Lucien de Rubempré la corruption de la vie littéraire et Vautrin lui donne à la fin des Illusions perdues des conseils aussi cyniques que ceux qu'il a prodigués à Rastignac. Eugène convainc son frère d'attendre avant de satisfaire ses appétits. Madame Forestier apprend à Georges Duroy à rédiger un article de journal. Bouteiller dans Les Déracinés est lui, au contraire, l'exemple de l'initiateur qui trahit. Pour Barrès il a le tort de contribuer au déracinement des jeunes Lorrains et les drames qui s'ensuivent montrent combien la présence d'un vrai maître leur aurait été nécessaire.
14Les héros de tous ces romans ont naturellement des aventures amoureuses. Les femmes qu'ils rencontrent sont des émanations et des symboles de Paris, et, par une sorte de prédestination mystérieuse, des présages de leur avenir. Les jeunes gens découvrent les femmes ; les hommes plus âgés comme Saccard qui est marié et Georges Duroy ont déjà une expérience amoureuse. Eugène de Rastignac s'éprend de Delphine de Nucingen. Il est séduit par « l'enivrante douceur de ses yeux, le tissu délicat et soyeux de sa peau sous laquelle il avait cru voir couler son sang, le son enchanteur de sa voix, ses blonds cheveux »20. Elle l'introduit dans un monde brillant et frivole. Lucien de Rubempré rencontre une actrice de mœurs assez légères, Coralie. Bien qu'elle l'aime sincèrement, elle est, par son statut, le symbole de sa future exclusion de la société. Saccard, lorsqu'il épouse Renée, après la mort d'Angèle, se marie, en réalité, avec la ville de Paris et avec la fortune. Georges Duroy, même s'il s'accorde d'agréables passades avec Madame de Marelle, séduit les femmes qui l'aident à gravir tous les échelons du journalisme, Madame Forestier, Madame Walter et sa fille Suzanne. François Sturel est déjà défiant, exalté, rêveur lorsqu'Astiné Aravian le séduit : « Le récit d'Astiné », écrit Barrès, « isola Sturel de sa vie mesquine, lui forma une sorte d'atmosphère particulière qui, le pressant de toutes parts, détermina une condensation générale de ces vapeurs »21 François Sturel devient donc, au moins en partie, lui-même grâce à cette rencontre amoureuse et il accomplit par là sans peut-être s'en douter son vœu le plus profond.
15Les jeunes gens découvrent à Paris un nouveau monde très différent de leurs tranquilles provinces. L'apprentissage est souvent rude. Ils s'aperçoivent par exemple de l'importance du nom, des relations et des vêtements, qui sont des masques indispensables dans une ville où l'apparence compte plus que la réalité. Monsieur de Restaud commence à s'intéresser à Rastignac lorsque Madame de Restaud le lui présente comme « un parent de madame la vicomtesse de Beauséant par les Marcillac »22. Lucien de Rubempré ne peut surmonter la tare que représente pour lui le nom de son père, Chardon. Il a honte de lui quand il se compare aux élégants du faubourg Saint-Germain : « J'ai l'air, se dit-il alors, du fils d'un apothicaire, d'un vrai courtaud de boutique »23. Il se sent, comme Rastignac et Georges Duroy, transformé dès qu'il est vêtu avec élégance. Quand les jeunes gens ont réussi à nouer quelques relations, ils sont happés dans le tourbillon de la vie parisienne. Rastignac, écrit Balzac :
dînait presque tous les jours avec Madame de Nucingen qu'il accompagnait dans le monde. Il rentrait à trois ou quatre heures du matin, se levait à midi pour faire sa toilette, il allait se promener au Bois avec Delphine quand il faisait beau, prodiguant ainsi son temps sans en savoir le prix, et aspirant tous les enseignements, toutes les séductions du luxe, avec l'ardeur dont est saisi l'impatient calice dattier femelle pour les fécondantes poussières de son hyménée24.
16Saccard entre en relations avec toutes sortes d'hommes politiques et d'hommes d'affaires, riches et jouisseurs. Lucien de Rubempré, Georges Duroy et François Sturel découvrent le journalisme, et chaque fois le mot de Fulgence dans Les Illusions perdues se justifie : « Le journalisme est un enfer, un abîme d'iniquité, de mensonges, de trahisons, que l'on ne peut traverser et d'où l'on ne peut sortir pur que protégé comme Dante par le divin laurier de Virgile »25. Les journalistes sont en effet dans ces romans, légers, incompétents et vénaux. Le plus bel exemple en est Walter, le directeur de La Vie française qui se sert de son journal pour préparer de fructueux coups de bourse. François Sturel est le seul à échapper à cette corruption.
17Il arrive aussi aux jeunes gens d'être confrontés à la mort. La mort est souvent cruelle. Le Père Goriot appelle désespérément ses filles « J'ai bien expié, s'écrie-t-il, le péché de les trop aimer. Elles se sont bien vengées de mon affection ; elles m'ont tenaillé comme des bourreaux »26. Forestier est horrifié à l'idée de mourir : « Je ne veux pas mourir ! », gémit-il, Oh ! mon Dieu..., mon Dieu..., mon Dieu..., qu'est-ce qui va m'arriver ? Je ne verrai plus rien... plus rien... jamais. Oh ! mon Dieu »27. La mort a divers sens. Elle avertit peut-être les jeunes gens de la nécessité de la fin. Elle peut aussi représenter une libération. La mort du Père Goriot, jointe à l'arrestation de Vautrin, laisse Eugène de Rastignac au seuil de l'âge adulte. La mort d'Angèle marque pour Saccard le début d'une vie nouvelle ; elle le débarrasse de son passé provincial et lui donne toute liberté pour bondir dans Paris. La mort de Forestier permet à Georges Duroy de prendre sa place au journal et d'épouser sa femme ; il agit, même si Forestier n'est pas plus âgé que lui, comme un fils qui assouvirait ses désirs cachés de parricide et d'inceste. En revanche la mort de Coralie est un présage sinistre pour Lucien de Rubempré et l'assassinat d'Astiné Aravian par Racadot et Mouchefrin est le signe de l'échec de la transplantation d'une partie des Lorrains à Paris.
Réussites et échecs
18Le sort des conquérants de Paris est très variable. Pour le connaître, il faut souvent se reporter à d'autres romans. La technique romanesque de Balzac se retrouve en effet chez Zola et surtout chez Barrès : Saccard, après avoir été le personnage principal de La Curée, est aussi, par un privilège unique chez Zola, celui de L'Argent. François Sturel et ses amis réapparaissent dans L'Appel au Soldat et dans Leurs Figures.
19La réussite la plus connue est celle de Rastignac. Il la doit à son énergie et à sa volonté. Finot le décrit ainsi dans La Maison Nucingen : « Rastignac se concentre, se ramasse, étudie le point où il faut charger, et il charge à fond de train. Avec la valeur de Murat, il enfonce les carrés, les actionnaires, les fondateurs et toute la boutique ». Même s'il rentre ensuite, selon le même Finot, « dans une vie molle et voluptueuse », il a réussi son coup. Bien qu'il se complaise assez souvent dans une vie de dandy, Rastignac ne semble jamais oublier son dessein. Il gagne une sorte somme dans une opération financière fort habile montée par le baron Nucingen. Rastignac, écrit Balzac, « n'y comprit rien, mais il y avait gagné quatre cent mille francs que Nucingen lui avait laissé tondre sur les brebis parisiennes et avec lesquelles il a doté ses deux sœurs ». Rastignac se lasse de Delphine de Nucingen et il confie peu galamment à Horace Bianchon dans L’Interdiction : « J'ai tous les désagréments du mariage et ceux du célibat sans avoir les avantages ni de l'un ni de l'autre ». Il finit par rompre avec elle et il épouse plus tard sa fille Augusta sans être arrêté par le caractère scabreux de cette union. Rastignac mène une brillante carrière politique. Il est sous-secrétaire d'Etat, attaché au ministère de de Marsay, et il s'élève très haut sous la monarchie de juillet puisqu'il est deux fois ministre. Il a, selon Léon de Lora dans Les Comédiens sans le savoir, trois cent mille francs de rente et il est pair de France. Contre vents et marées, Rastignac a tenu son serment du Père Lachaise.
20La réussite ostentatoire de Saccard est, pour Zola, un reflet de la société malade du Second Empire. Saccard profite insolemment des grands travaux d'Hausmann et se livre à une spéculation effrénée. Il manie des sommes énormes, tout en étant toujours au bord de la ruine « C'était, écrit Zola, la démence pure, la rage de l'argent, les poignées de louis jetées par les fenêtres, le coffre-fort vidé chaque soir jusqu'au dernier sou, se remplissant pendant la nuit on ne savait comment, et ne fournissant jamais d'aussi fortes sommes que lorsque Saccard prétendait en avoir perdu la clef »28. Le symbole de sa réussite est son hôtel somptueux du Parc Monceau dans lequel il reçoit les « parisiens de la décadence »29. Saccard, à force de jouer avec le feu, finit cependant par s'y brûler. Il se ruine dans une affaire de terrains scandaleuse, puis il monte une banque, la Banque Universelle qui sombre dans un krach boursier retentissant, inspiré par celui de l'Union générale en 1882. Saccard que rien ne peut distraire de ses rêves de fortune, se lance alors dans une entreprise colossale, le dessèchement d'immenses marais, en Hollande. La folie des grandeurs aboutit peut-être, malgré les désastres qu'elle a entraînés, à un résultat heureux.
21La réussite de Georges Duroy est, elle aussi, remarquable. Bel-Ami obtient tout ce qu'il désire grâce à son parfait cynisme. Il explique clairement sa règle de conduite dans une conversation avec Walter30 « Gare à ceux que je trouve sur mon passage : je ne pardonne jamais ». Il mérite parfaitement cette algarade de Madame de Marelle : « Tu trompes tout le monde, tu exploites tout le monde, tu prends du plaisir et de l'argent partout, et tu veux que je te traite comme un honnête homme »31. Bel-Ami gravit tous les échelons du journalisme grâce aux femmes qu'il trouble par sa prestance de beau mâle un peu vulgaire. Il dépouille sa première femme, Madame Forestier, de cinq cent mille francs, et lorsqu'il épouse ensuite, comme Rastignac, Suzanne, la fille de son ancienne maîtresse, Madame Walter, sa réussite est couronnée par un grand mariage à la Madeleine. Il voit d'ailleurs s'ouvrir devant lui une brillante carrière politique. « Il lui semblait, écrit Maupassant, qu'une force le poussait, le soulevait. Il devenait un des maîtres de la terre, lui, lui le fils des deux pauvres paysans de Canteleu »32. Bel-Ami a encore devant lui tout un avenir que Maupassant laisse au lecteur le soin d'imaginer.
22Il serait erroné de dresser le bilan des années que François Sturel passe à Paris en prenant comme seul critère la réussite sociale. Même si, au début des Déracinés, sa situation est assez proche de celle de Rastignac, il conserve d'assez nombreuses affinités avec les personnages principaux du Culte du moi. Il aime mieux exister pour lui-même que tout subordonner à son ambition et il mène sa carrière en dilettante ; il démissionne même de la Chambre des députés peu de temps après y avoir été élu. Il échoue dans ses rêves utopiques d'aider le général Boulanger à prendre le pouvoir et de jeter bas le parlementarisme. Ses amours sont malheureuses. Sa maîtresse, Madame de Nelles, épouse en effet un de ses amis, Roemerspacher, qui a l'âme plus forte que lui. Même s'il est l'adversaire de son ancien maître Bouteiller, le vaincu de Panama, il est plus semblable à lui qu'il ne le croit. Il a cependant le plaisir, très barrésien, de « s'enivrer de désillusion »33 et, à la différence de Bouteiller, il tire de ses expériences un grand bénéfice spirituel. Il comprend la fin de Leurs Figures qu'il doit, malgré tout « s'obstiner au succès », mais n'obéir dans son action qu'à une « profonde nécessité intérieure34 » et il se dit qu'il doit avant tout être Lorrain. Il a donc sauvé son âme.
23L'envers de ces réussites ou de cet accomplissement est le tragique échec de Lucien de Rubempré. Sa cause essentielle est la faiblesse de son caractère. Lucien de Rubempré a, à la différence de Rastignac qui est assez énergique pour refuser les propositions de Vautrin, une âme de femme. Dès le début des Illusions perdues, il ressemble à « une jeune fille déguisée35 » Balzac le juge dans Splendeurs et misères des courtisanes « à moitié femme36 » Lucien de Rubempré ne sait jamais résister une tentation, et même s'il lui arrive de briller dans le ciel parisien comme un astre éphémère, il glisse vite vers l'abîme. Il se perd dans le journalisme et lorsqu'il veut, après avoir été libéral, rejoindre le camp royaliste, il n'est pas assez habile pour tirer parti de sa trahison. Il rentre à Angoulême à pied et, au bord du suicide, est sauvé par Vautrin, qui, séduit par sa beauté, veut vivre avec lui l'aventure qu'il n'avait pas pu mener à terme avec Rastignac et le corrompt complètement. Lucien n'est pas assez fort pour résister à l'interrogatoire du juge Camusot, et alors que Vautrin peut encore le sauver, il se pend à la Conciergerie. Ce geste lamentable conclut logiquement la vie d'un homme engagé dans une partie beaucoup trop difficile pour lui.
24Balzac, lorsqu'il a imaginé Eugène de Rastignac a créé un personnage très riche, dont lui-même et d'autres grands romanciers du dix-neuvième siècle se sont beaucoup inspirés. La conquête de Paris est en effet un très beau sujet ; il permet de décrire une ville aux profondeurs inépuisables et d'évoquer des âmes hors du commun, fussent-elles scélérates. L'affrontement avec Paris comporte toutes les péripéties d'une campagne guerrière, où il est toujours possible de périr. La réussite n'en a que plus de prix. C'est pourquoi, même si le roman a beaucoup évolué, il est à parier que les Rastignac séduiront toujours de nombreux lecteurs, car ceux-ci vivront avec eux des aventures qui leur auront souvent manqué.
Notes de bas de page
1 Sur l'ensemble de la question, cf. Henri Mitterrand, Colette Becker, Jean-Pierre Leduc Adine Genèse, Structure et style de La Curée, SEDES, 1987 ; André Vial, Maupassant et l'art du roman, Nizet, 1954 ; Maurice Davanture, La jeunesse de Maurice Barrès (1862-1888), Champion, 1975 ; Maurice Barrès, Romans et voyages, Robert Laffont, 1994, collection Bouquins (introduction et notes de Vital Rambaud).
2 Les Rougon-Macquart, édition de la Pléiade, tome 5, p. 1736.
3 Les Déracinés, chap. 1 et 8.
4 Le Père Goriot, chap. 4.
5 Les Illusions perdues, I, Catastrophes de l'amour en province.
6 La Curée, chap. 2.
7 Les Déracinés, chap. 2.
8 Les Déracinés, chap. 3.
9 Le Père Goriot, chap. 1.
10 Bel-Ami, chap. 3.
11 Les Illusions perdues, II Flicoteaux.
12 Le Père Goriot, chap. 1.
13 La Curée, chap. 2.
14 La Curée, chap. 2.
15 Bel-Ami, chap. 4.
16 La Curée, chap. 2.
17 Les Illusions perdues, II, Le Cénacle.
18 Les Illusions perdues, II, Les Fleurs de la misère.
19 Le Père Goriot, chap. 2 (pour les deux citations).
20 Le Père Goriot, chap. 2.
21 Les Déracinés, chap. 4.
22 Le Père Goriot, chap. 1.
23 Les Illusions perdues, II, "Les prémices de Paris". Un courtaud de boutique est un garçon de boutique.
24 Le Père Goriot, chap. 2.
25 Les Illusions perdues, II, Les Fleurs de la misère.
26 Le Père Goriot, chap. 4.
27 Bel-Ami, I, 8.
28 La Curée, chap. 3.
29 La Curée, chap. 1.
30 Bel-Ami, chap. 8.
31 Bel-Ami, chap. 10.
32 Bel Ami, chap.10.
33 L'Appel au soldat, chap. 18.
34 Leurs Figures, chap. 18
35 Les Illusions perdues, I, Une imprimerie de province.
36 Splendeurs et misères des courtisanes.
Auteur
Université de Besançon
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