L’influence des Aventures d’Arthur Gordon Pym d’Edgar Allan Poe sur Le Sphinx des glaces de Jules Verne
p. 293-323
Texte intégral
1L'influence d'Edgar Poe sur l'œuvre de Jules Verne est majeure. Elle se voit dans toute sa production.
2Cette influence se traduit par des emprunts formels (des phrases, des descriptions, des personnages) et thématiques (des sujets et des réflexions) mais elle est aussi philosophique. Jules Verne apprécie particulièrement l'habileté de l'auteur américain à mélanger le fictionnel et le réel. Nous allons tenter de montrer les emprunts que fait Jules Verne à l'œuvre de Poe en nous interrogeant sur les raisons qui les motivèrent. Nous nous interrogerons en particulier sur les contingences éditoriales qui pesaient sur Verne et sur les conséquences qu'elles pouvaient avoir sur les modes d’intertextualité qu'entretenait l'auteur français avec son modèle américain.
3Constatons tout d'abord que le genre du roman-feuilleton se prêtait particulièrement mal à l'utilisation des théories d’Edgar Poe sur la structure du texte surnaturel... Verne fait des feuilletons et il ne peut pas emprunter à Poe ses histoires fantastiques et ses modes d'introduction de l'étrange dans la narration.
4Dans un contexte plutôt favorable au roman, Edgar Poe développe un ensemble théorique sur "l'art pour l'art" qui va influencer profondément la littérature du surnaturel. L’impact de Poe sur son temps est relativement faible aux Etats-Unis : il se désintéresse de l'Amérique et ne parvient pas à séduire un public fortement occupé à la construction nationale. Les conceptions artistiques de Poe le placent en retrait des grands courants de l'époque : délaissant les problèmes éthiques ou moraux, il appelle à la pratique de l'art pour l’art et nie à l'histoire, au social ou au politique le droit d’investir l'œuvre écrite. Le but de l'artiste n’est pas, pour Poe, de défendre une opinion ou d'exposer un point de vue controversé, c'est la production d'un effet. D'où il conclut à la nécessité des œuvres courtes tant dans le domaine poétique que prosaïque. Un poème long "est une contradiction dans les termes" dira-t-il1. Le texte doit être construit en vue de cet effet, prémédité. Incidents et mélodie, rythme des phrases, organisation syntagmatique, tout cela n'est que mise en valeur du but. "La composition littéraire est une construction comparable à celle de l'architecte ou du musicien"2. Les parallèlismes, les refrains, les répétitions, les allitérations, les onomatopées, toutes les figures de style convergent vers la production de l’effet, à laquelle chaque rebondissement de l'intrigue est, lui aussi, subordonné.
5Le feuilleton, avec ses acmés, ses pointes paroxystiques nombreuses n’est pas du goût de l'écrivain qui résolument appelle à une organisation très hiérarchisée du texte. Ce dernier doit contenir un événement dont la révélation produit un effet, soit de terreur soit de beauté, des éléments convergeant inéluctablement vers l'événement, et une concision du tout qui cadre l'action et évite le dispersement de l'attention. Nathaniel Hawthorne (1804-1864), nouvelliste célèbre en son temps, reprend une problématique semblable en affirmant que toute nouvelle se construit à partir de la fin, lieu d'explosion de l'effet : le texte est alors une sorte de jeu de pistes qui conduit invariablement le lecteur vers une révélation finale.
6Le surnaturel s’impose donc dans l'œuvre de. Poe d'une manière très particulière que ne peut absolument pas reprendre Verne lorsqu'il publie dans la collection Hetzel.
7Pour reprendre un commentaire du post-formaliste russe Iouri Lotman3, il y a toujours dans une œuvre littéraire, une tension entre son aspect "fabuleux" et son aspect "mythologique". Le premier pôle représente l'histoire fictionnelle narrée, avec ses personnages, ses événements, ses retournements de situation... Le second pôle tend quant à lui à généraliser l'histoire et à en faire un exemple, il tend à l’universalité. Cette remarque, que d'autres avaient déjà faite avant Lotman, amène le critique russe à l'idée que le début d'un texte possède une fonction "codante”, donnant une grille de lecture et d'interprétation, et que la fin possède une fonction "mythologisante", qui clôt l'histoire et lui donne son côté général et universel.
8Appliqué à notre propos, la théorie de Lotman est très importante, parce que, s'attachant aux "cadres du texte" – son début et sa fin–, elle oblige à s’intéresser aux œuvres écrites non pas telles que nous les possédons, mais telles qu'elles ont été produites.
9Autrement dit, la différence entre un roman et un roman-feuilleton provient de ce que le premier est indivisible – il possède un début et une fin écrits dans la continuité – alors que le second, destiné à être disséqué doit considérer chaque épisode comme un tout soumis à la nécessité de présenter la fonction codante des premières lignes et la fonction mythologisante des dernières. Cette "portion du texte" doit être relativement autonome.
10Un exemple concret : Le Tour du monde en quatre vingts jours (mais aussi pratiquement tous les livres de Verne) porte des titres de chapitres qui à eux seuls sont une courte histoire et qui révèlent cet aspect fondamental du feuilleton vernien : un chapitre, une histoire.
Dans lequel Phileas Fogg et Passepartout s'acceptent réciproquement, l'un comme maître, l'autre comme domestique.
Où Passepartout est convaincu qu'il a enfin trouve son idéal.
Où s'engage une conversation qui pourra coûter cher à Phileas Fogg.
Dans lequel Phileas Fogg stupéfie Passepartout, son domestique.
11L'analyse d'un chapitre montre bien à la fois l'entrée en matière d'une nouvelle historiette et la généralisation finale : le chapitre XII, "où Phileas Fogg et ses compagnons s'aventurent à travers les forêts de l'Inde, et ce qui s'ensuit", commence par le départ des voyageurs à dos d'éléphants, passant à travers la jungle pour gagner du temps. Le lecteur un peu attentif dégagera de ce début l'impression que cet itinéraire inhabituel, réservera des surprises aux voyageurs. Deux dimensions clefs apparaissent : le danger et le gain de temps. Le chapitre décrit alors la traversée de territoires isolés jusqu'à un lieu d'immolation où une jeune veuve va être brûlée avec le corps de son époux. Fogg décide de la sauver, mais ses derniers mots sont d'importance :
– Si nous sauvions cette femme ? dit-il.
– Sauver cette femme, monsieur Fogg !... s'écria le brigadier général.
– J'ai douze heures d'avance. Je puis les consacrer à cela.
– Tiens ! Mais vous êtes un homme de cœur ! dit Sir Francis Cromarty.
– Quelquefois, répondit simplement Phileas Fogg. Quand j'ai le temps.4
12Ce qui était suggéré par le début devient réalité, le gain de temps est indissociablement lié au danger, d'une part parce qu’il faut prendre des risques pour arriver plus tôt, d’autre part parce que le temps ainsi économisé sert à affronter d'autres contrariétés. Le début avait une fonction codante et la fin une fonction généralisante. Ce paragraphe schématise à lui seul toute la structure du Tour du monde en quatre vingts jours. Chaque épisode est un tout.
13Cependant, le texte dans sa totalité possède aussi les deux fonctions soulignées par Lotman du premier au dernier chapitre. Le texte s'ouvre sur la description d'un personnage froid et sans passion, Phileas Fogg, et suggère qu'il est homme à aller au bout de ses convictions. C'est de cet individu qu'il sera alors question durant tout le roman et du peu d'influence des événements sur son caractère. Le texte conclut alors :
Ainsi donc Phileas Fogg avait gagné son pari. Il avait accompli en quatre vingts jours ce voyage autour du monde ! Il avait employé pour ce faire tous les moyens de transport, paquebots, railways, voitures, yachts, bâtiments de commerce, traîneaux, éléphants. L'excentrique gentleman avait déployé dans cette affaire ses merveilleuses qualités de sang-froid et d’exactitude. Mais après ? Qu'avait-il gagné à ce déplacement ? Qu'avait-il rapporté de ce voyage ?
Rien dira-t-on ? Rien, soit, si ce n'est une charmante femme, qui – quelque invraisemblable que cela puisse paraître – le rendit le plus heureux des hommes !
En vérité, ne ferait-on pas, pour moins que cela, le Tour du Monde5 ?
14L'aventure transforme les hommes. Les voyages forment la jeunesse, et c'est par l'Amour que se conclut l’histoire, l'amour pour un homme que tous croyaient froid et sans passion. La fin devient proverbiale : l'aspect mythologisant est évident.
15La structure de chaque épisode du roman est semblable à la structure totale. On constate cependant que l'épisode se distingue du tout par son fort coté "fabuleux". Si la fin de l'épisode est mythologisante à son niveau – c'est à dire par rapport à son propre début – elle est aussi ouverture non seulement sur l'universel, mais aussi sur le particulier, sur l'histoire à suivre. L'aspect fabuleux, l'aventure que vivent les personnages, est présent à un très haut degré dans les dernières lignes de l'épisode parce qu'il doit bien sûr attacher le lecteur, concentrer son attention sur ce qui viendra le jour, la semaine ou le mois suivant. Il doit maintenir le suspense quant au sort du héros. On notera ainsi que la fin du chapitre XII cité plus haut, affirmait le combat à venir entre les héros et les Hindous, alors que la fin du livre posant le bonheur accompli de Fogg rend inutile toute nouvelle péripétie, toute aventure.
16Nous en déduisons donc ici que la fin d’un roman marque le triomphe de l’aspect mythologisant sur l'aspect fabuleux, mais que la fin d'un épisode pose concurremment les deux pôles.
17La conséquence est grande quant aux modes d’apparitions du surnaturel dans les textes verniens. Nous allons ici multiplier les exemples, pris dans des textes différents pour établir une sorte de nomenclature de l’apparition du surnaturel chez Verne. Le surnaturel est toujours l’élément ultime et unique chez Poe, chez Verne, il ne peut apparaître de la sorte.
18Les contraintes liées à l’impression autant que la nécessité de tenir en éveil l’intérêt du lecteur, conduisent à la fabrication de chapitres parfaitement égaux. Non seulement ils sont identiques quant à la taille mais encore fort semblables dans la structure même du récit : une introduction codante, une fin mythologisante. L'ensemble des épisodes réunis présente alors une prolifération de péripéties que les titres ne manquent pas de souligner : on trouve ainsi Les Aventures du capitaine Hatteras, Les Tribulations d'un Chinois en Chine, Vingt mille lieues sous les mers, etc... Chaque partie étant un tout, le feuilleton repose sur la quantité et non sur l'unicité.
19Le fait que le feuilleton suppose un enchaînement d'aventures égales, en suspense du moins, ne permet pas l'apparition soudaine et unique du surnaturel. Le texte ne peut présenter une apparition unique de l'étrange et son ressassement épisode après épisode : chaque partie étant construite comme la totalité, aucun élément ne doit prendre le pas sur l'ensemble. En général, le feuilleton ne hiérarchise pas les événements qu'il présente et une péripétie ne vaut que comme suite de la précédente et introduction à la suivante. Toutes les aventures du ou des héros s’inscrivent dans une relation d'égalité et dès lors, l'apparition du surnaturel, lorsqu'elle survient, est à placer sur le même plan que les autres événements.
20L'événement surnaturel n'est pas le cœur de l'histoire, il est toujours inclus dans le tissu des pérégrinations. De nombreux exemples pourraient être pris dans tous les ouvrages verniens. En voici trois :
- dans Voyage au centre de la Terre, la découverte d'un géant préhistorique gardant un troupeau d'éléphants au centre même du globe occupe le chapitre XXXIX, et lui seul. Diverses péripéties (voyage en radeau, tempête en mer, égarement d’Axel dans les souterrains, manque crucial d'eau, éruption du volcan...) connaissent un traitement identique (même si elles n'ont pas forcement un caractère surnaturel aussi fort).
- dans Autour de la Lune, la découverte d'une mer sur la face cachée du satellite tient une place identique à la raréfaction de l'air dans le projectile, à la mort d’un des chiens de l'expédition, ou au passage-à proximité d'une météorite...
- dans Vingt mille lieues sous les mers, le combat du capitaine Nemo et de son équipage contre une pieuvre géante qui menace d'écraser le Nautilus, se compare quant à son importance, à l’enterrement d'un marin sous la mer, à l'observation d'un pêcheur de perles ou à la rencontre avec un simple requin...
21Chez Verne, auteur de feuilleton, le surnaturel est un élément parmi d'autres qui apparaît à plusieurs reprises mais à chaque fois différemment : dans Vingt mille lieues sous les mers, il émane tantôt de la présence d'une pieuvre, tantôt de l'apparition de l'Atlantide, tantôt de la description du Nautilus. Plusieurs apparitions surnaturelles donc mais qui se noient dans des aventures plus réalistes.
22Dans d’autres textes au contraire, le surnaturel est unique, un seul événement, mais il est récurrent. C'est le cas dans Le Château des Carpathes. À la suite de la mort de sa fiancée – une chanteuse d'opéra – Franz de Telek voyage à travers le continent européen. En Europe centrale, il arrive dans un mystérieux village, dont le château, inaccessible, envahi par une végétation imposante, a appartenu jadis à Rodolphe de Gortz – son ancien rival en amour – passionné lui aussi d'art lyrique. Décidé à explorer le château, Franz entreprend l'ascension jusqu'aux remparts où soudain apparaît son aimée chantant son plus grand succès. Le fantôme reviendra alors plusieurs fois dans l'ensemble du texte6.
23Le feuilleton, parce qu'il possède une structure particulière, nécessite une surenchère du surnaturel qui amène à la répétition d'un même événement ou à la multiplication des formes "étranges". L'élément perturbateur s'inscrit dans un rapport d'égalité avec les aventures "réalistes" que connaissent les héros. L'apparition surnaturelle est donc unique mais à répétition, ou multiple mais chaque fois différente.
24En 1852, lorsque Verne commence à écrire de courts récits (Un hivernage dans les glaces, Les Débuts de la marine mexicaine), le peu de succès qu'il rencontre lui montre à l’évidence que l'époque est au feuilleton. Les nouvelles verniennes des débuts trouveront certes preneur dans les années 1850 chez Pitre-Chevalier, dans son Musée des Familles, lecture du soir. Le titre de la collection dit assez à quel public elle s'adresse, public familial et "bon enfant" auquel on suggère les circonstances de lecture : lors du repos du soir, après le repas... Bref il s'agit d'un magazine "bourgeois" qui ne doit en rien choquer le lecteur. Relisons ces lignes de Simone Vierne qui cernent le contenu et la forme du Musée : "Les livraisons mensuelles comportent des nouvelles, des articles littéraires, d'autres sur les découvertes du temps, dans l'ordre géographique et scientifique. Le Musée des familles est illustré de gravures. Les deux premiers textes publiés par Jules Verne sont caractéristiques : le premier s'intitule assez pompeusement : Amérique du Sud, Études historiques. Les premiers navires de la marine mexicaine (...). Le second, La Science en famille/Un voyage en ballon"7. Des textes sans grand piment mais dans lesquels Verne se permet une pointe de surnaturel. Il utilise la forme de la nouvelle mais aussi la structure "à effet" de Poe. Il écrit Maître Zaccharius ou l'horloger qui a perdu son âme, histoire d'un fameux horloger genevois qui voit toutes ses montres s'arrêter sans explication. L'artisan tente vainement de retrouver son ultime fabrication pour l’empêcher de disfonctionner, persuadé qu'il est que sa mort viendra avec l'arrêt de toutes ses productions. Il découvre finalement sa dernière création au main d'un diabolique vieillard à qui il échange sa fille contre la montre. Dans une atmosphère de délire, à minuit l'horloge s'arrête finalement, Zaccharius meurt et le vieillard démoniaque disparaît sous terre. La conclusion est très morale : l'homme ne peut être l'égal de Dieu et ne doit pas sacrifier sa famille à la science.
25Pour expliquer cet écrit très surnaturel, rappelons d'une part que la fin en est très morale, donc en conformité avec le projet du Musée des familles, et d'autre part que Verne est un grand admirateur de Poe... La veine de l'étrange ne l'effraye pas pour peu qu'il puisse publier ses textes.
26La situation est toute autre avec la maison d’édition Hetzel, rachetée au début du XXe siècle par Hachette8. Là, pas de nouvelle, mais des feuilletons et surtout une épuration du style et du contenu ! Les caractères grivois ou mordants que les vaudevilles verniens pouvaient avoir ainsi que les débordements surnaturels sont impitoyablement bannis. Les textes sont expurgés9.
27Notre travail n'est pas ici d'ordre génétique, qui consisterait à regarder ce qu'Hetzel à effectivement ordonné de changer dans tel ou tel manuscrit, voir comment l'énergie créatrice de l'auteur est canalisée par la volonté éditoriale d'Hetzel... D'autres l'ont fait et nous nous contenterons d'en reprendre les conclusions :
Les lettres l’attestent, c'est Jules Verne qui a l'idée première, dans le cadre qui lui est donné (...) On discute de la combinaison des aventures, de leur rythme, de style et à l'occasion Jules Verne ne démord pas de son point de vue. Hetzel joue le rôle de garde-fou devant les "poussées" du fantastique noir, et oblige à une discipline. (...) Hetzel fut sans doute parfois trop tyrannique, trop poussé à interdire toute "fantaisie", à "rationaliser"10
28Le surnaturel en tant que tel n'avait donc pas sa place dans les publications d'Hetzel : le fait que ce soit des feuilletons (avec plusieurs acmés) associé à la nécessité de plaire au public visé fait de l’apparition de l'étrange chez Verne un élément parmi d'autres et non pas une fin en soi. Si le Musée des familles permettait parfois quelques élucubrations novellistiques, le Magasin d'éducation et de récréation, qui pourtant vise un public identique, est encore plus rigoureux. Le public du feuilleton est, il est vrai, particulier : Louis Reybaud, contemporain de Verne donne en 1842 la recette du feuilleton familial. Son héros est lui-même auteur et ses discussions avec son éditeur sont des plus instructives :
Ce que vous appelez la question d'art ne peut venir qu'en seconde ligne lorsqu'on s’adresse à un public nombreux. Voyons, ne sortons pas des réalités. De quoi se compose la masse des lecteurs de journaux ? de propriétaires, de fermiers, de marchands, d'industriels, assaisonnés de quelques hommes de robes et d'épées ; encore sont-ce là les plus éclairés. Eh bien ! dites maintenant quelle est la moyenne de l'intelligence de cette clientèle ? Croyez-vous que vos théories sur l'art pourront la toucher, qu'elle s'y montrera sensible, qu'elle vous comprendra seulement ? Quand on parle à tout le monde, môssieur, il faut parler comme tout le monde (...)
Aujourd’hui pour réussir, il faut faire un feuilleton de ménage, passez-moi l'expression. Dégusté par le père et par la mère, le feuilleton va droit aux enfants, qui le prêtent à la domesticité, d'où il descend chez le portier, si celui-ci n'en a pas eu la primeur11.
29Le feuilleton est une affaire de convention qui supporterait mal le morbide et la terreur de Poe.
30La présentation faite par Simone Vierne de la collection Hetzel semble faire de cet éditeur et de ses ouvrages un fait de civilisation primordial : ancien ministre républicain, Hetzel prône un grand mouvement d'éducation du peuple et tente par son Magasin d'introduire dans les foyers populaires une ouverture culturelle sur le monde. Ses articles, sur la géographie et sur la science, s'intègrent dans le projet d'éducation pour tous de Jules Ferry, tout comme les ouvrages de la Bibliothèque d'éducation et de récréation, qui est une forme regroupée des feuilletons du Magasin. L'éditeur ne dit-il pas :
L'art pour l'art ne suffit plus à notre époque, et (...) l'heure est venue où la science a sa place faite dans la littérature (...). Les ouvrages parus et ceux à paraître embrasseront ainsi dans leur ensemble le plan que s'est proposé l'auteur (...) son but est en effet de résumer toutes les connaissances géographiques, géologiques, physiques, astronomiques, amassées par la science moderne, et de refaire, sous la forme attrayante qui lui est propre, l'histoire de l'univers12.
31On notera tout d'abord la reprise de l'affirmation de l'utilité de l'art, que l'on trouvait vingt ans auparavant chez Louis Reybaud. Mais, fait plus intéressant, ce texte de 1866 apparaît d'une grande banalité dans le contexte de l'époque. Loin d'être un précurseur comme le laisserait entendre Simone Vierne13, Hetzel suit un courant éditorial. Dès 1849 se créent des maisons d'édition dont le but est l'éducation du peuple. Claude Witkowski a publié un inventaire des romans-feuilletons des années 1840-1850 vendus vingt centimes pièce14. Les auteurs du XIXe siècle mais aussi les grands classiques, d'Homère à Rabelais en passant par Dante et Molière connurent les honneurs des éditions populaires. Bry ouvre ainsi ses Veillées littéraires illustrées (1849) où l'on note encore le thème de la lecture conviviale du soir :
Le succès de cette collection, à la fois économique et splendide dépasse toutes les espérances et toutes les promesses. Plus de bibliothèques coûteuses et embarrassantes : quelques volumes en contiennent la substance.
Plus de salons de lecture, pour 20 centimes on obtient la propriété de l'ouvrage qu'on aurait loué au même prix.
Les veillées littéraires embrassent tous les chefs-d'œuvre de prose et de poésie de toutes les époques, de tous les pays et dans tous les genres : romans, poèmes, contes, mémoires, histoires, tragédies, comédies, drames, etc...
Les noms les plus glorieux de l'antiquité, des temps modernes et de l'époque présente, qu'ils appartiennent à la France, à l'Angleterre, à l'Allemagne, etc., s'inscrivent tour à tour sur les titres des livraisons.
(...) Mais ce qui offre un avantage bien supérieur à une classification arbitraire et imposée d'avance, tout acheteur pourra choisir à son gré des suites de vingt livraisons parmi celles qui ont paru, et se composer une collection selon ses goûts et son plan particulier.
Chaque volume ainsi formé de 480 pages in 4° à deux colonnes, orné de 150 gravures sur bois, lui sera livré tout broché, avec couverture imprimée au prix de 4 francs.
La librairie n’offre point d'exemple de prix aussi réduits, d'entreprise aussi véritablement populaire.
32Citons encore l'introduction, au Panthéon populaire illustré de Gustave Barba (1850), le texte est assez long mais il est important de montrer en quoi Hetzel suit un mouvement et que ce mouvement conduit Verne à la production d'ouvrages dans lesquels la bienséance est primordiale et dans lesquels le surnaturel est incongru :
Éditer avec luxe, mais en même temps à bon marché, les chefs d'œuvre des littératures françaises et étrangères, c'est propager les connaissances humaines ; c'est répandre la lumière, c'est ouvrir à tous de nouvelles sources d'instruction. Tel est le but que je me propose en publiant le Panthéon Populaire illustré. (...) Sous le titre général de Panthéon populaire, je ferai paraître une suite très variée d'ouvrages utiles, instructifs et moraux. Après les chefs d'œuvre classiques, consacrés par l'admiration des générations, viendront des ouvrages entièrement inédits, composés tout exprès pour cette collection, par nos célébrités littéraires et artistiques.
C'est surtout parmi les jeunes gens de nos campagnes, qui ne possèdent généralement que des volumes mal imprimés, d'un goût douteux et d'une moralité équivoque que doit avoir du succès la nouvelle publication de bons livres rendus attrayants par de jolies gravures faciles à lire (...) il est bien certain que cette excessive modicité du prix, faisant acheter des livres à des gens qui n'en achètent jamais, est une des causes principales du succès que nous obtenons.
33Nous trouvons donc là des constantes qui associent trois éléments primordiaux : publier des bons livres pas chers ; publier de belles illustrations ; éduquer le peuple. Trois éléments que l'on retrouve comme ligne directrice des publications d’Hetzel et trois tendances qui conditionnent les écrits verniens : la forme du feuilleton ne s'appliquait guère à la production de textes purement fantastiques, le public visé non plus.
34La distinction que nous allons faire là est sans doute excessive, mais elle repose sur un fond de réalité : la plupart des textes surnaturels de Verne furent publiés ailleurs que dans le Magasin d'Hetzel, ou après la mort de celui-ci, lorsque son fils eut repris la succession. Le Musée des Familles de Pitre-Chevalier publie Une fantaisie du Docteur Ox et Maître Zaccharius, le Journal des débats politiques et littéraires publie De la Terre à la Lune, Autour de la Lune, Robur le conquérant... Le Temps sort Les Indes Noires, La Revue de Paris édite l'Éternel Adam, The Forum publie La Journée d'un journaliste américain en 2889... Bien sûr, le Magasin sort Voyage au centre de la Terre (mais uniquement en volume) et le Sphinx des glaces (Hetzel est mort depuis plus de dix ans !)...
35Verne subit donc un poids éditorial très fort qui pesa sur sa production et qui dans une large mesure l'empêcha de donner libre cours à son penchant – certain – pour le surnaturel. Surtout, Verne ne peut reprendre, parce qu’il écrit des feuilletons, les théories d'Edgar Poe sur l'art pour l’art et les modes d'introduction de l'étrange que l'on trouve dans la nouvelle. Les relations intertextuelles qu’entretient l’œuvre de Verne avec les écrits d'Edgar Poe sont motivées par une forte pression éditoriale liée à Hetzel, et plus généralement au genre du feuilleton et à son public.
36L'écriture vernienne est cependant entièrement faite de variations, de reprises, de réécritures. Elle est hautement intertextuelle. Les ouvrages qui présentent des parties, des scènes, des thèmes repris à d'autres ouvrages sont légion, mais il s'en distingue deux types : les variations verniennes et les emprunts verniens.
37Lorsque Jules Verne livre un texte au public, cet écrit est, comme tout écrit, un intertexte qui intègre en son sein un ensemble de caractères empruntés à des ouvrages déjà parus. Nombreux sont les romans verniens qui reprennent des scènes d'autres romans verniens. Quelques exemples s'imposent : on retrouve des scènes d'hivernages polaires dans Un hivernage dans les glaces (1851) et dans Le Sphinx des glaces (1897). On retrouve des scènes de voyage en train dans Le Tour du monde en quatre vingts jours (1872), dans Michel Strogoff (1876), dans Claudius Bombarnac (1892). On retrouve des scènes de voyage en ballon dans Cinq semaines en ballon (1863), dans 17/e mystérieuse (1874), dans Robur le conquérant (1886)15. On trouve des personnages récurrents : le capitaine Nemo, personnage énigmatique de Vingt mille lieues sous les mers (1869), est aussi un héros de l'Ile mystérieuse (1874). C'est même dans ce second ouvrage qu'on apprend son histoire et celle de son bateau. La fin des Enfants du capitaine Grant (1865) décrit l’abandon du pirate Ayrton sur une île déserte ; dans l'mystérieuse (1874) les personnages découvrent le même homme, devenu bon et amical. En outre, dans la production de Jules Verne, certains ouvrages sont dans la continuité d'écrits antérieurs : Sans dessus dessous (1889) fait suite à Autour de la Lune (1870) qui fait suite à De la Terre à la Lune (1865). Enfin, plus curieux, Verne auto-référencie ses ouvrages : il ne s'agit pas uniquement de romans à suite (comme chez Balzac ou Zola) dans lesquels les aventures d’un personnage se poursuivent sur plusieurs ouvrages : les héros verniens lisent les ouvrages de Jules Verne. Au cours de son périple à travers l'Asie centrale, périple qui le mènera en Chine, le journaliste Claudius Bombarnac, dont le nom donne le titre de l'ouvrage (1892) rencontre un lecteur de Michel Strogoff (1876). De même les personnages de l'Ile mystérieuse reconnaîtront le capitaine Nemo avant qu'il ne se soit présenté parce que, disentils, ils ont lu Vingt mille lieues sous les mers...
38Nous nous en tenons ici à un nombre restreint d'ouvrages et le fait qu'ils apparaissent plusieurs fois dans la liste ci-dessus montre à quel point Verne ré-écrit ses textes. Toute création est variation.
39De la même façon, toute création est emprunt : Jules Verne puise abondamment dans les productions de ses contemporains pour agrémenter ses textes de scènes ou de personnages qui l'ont séduit. La nouvelle Une fantaisie du docteur Ox, de laquelle Offenbach tirera une opérette, est la reprise totale de la nouvelle d'Edgar Poe Le Diable dans le beffroi.
40L'Américain raconte l'extraordinaire aventure d'une petite bourgade hollandaise, qui ne connaît que calme et sérénité, où chaque geste est le fruit d'une économie de mouvement, où, en un mot, l'excitation quelle qu'elle soit n'existe pas, et dans laquelle un étranger arrive et sonne à toute volée des cloches du beffroi. Le texte se termine sur ceci : "Les affaires étant dans ce misérable état, de dégoût je quittai la place, et maintenant je fais un appel à tous les amants de l’heure exacte et de la fine choucroute. Marchons en masse sur le bourg, et restaurons l’ancien ordre de choses à Vondervotteimittiss en précipitant ce petit drôle du clocher"16. De son côté le Français raconte le cas surprenant d'un village dans lequel la précipitation est inconnue jusqu'à l’arrivée d'un docteur Ox, qui, faisant respirer de grandes doses d’oxygène aux habitants par le moyen des canalisations servant à l'éclairage public, provoque l'énervement et l'hystérie au point de déclencher une guerre avec le village voisin... Le thème de départ et la peinture de la bourgade sont directement inspirés de Poe. De la même façon, Mathias Sandorf, roman de 1885 qui donnera lieu à une adaptation au théâtre en 1887, est la reprise du Comte de Monte Cristo, de Dumas Père.
41Il est cependant très important de constater que si l'écriture vernienne est réécriture, elle l'est sous le signe du "silence", car Verne n'indique que rarement qu’il puise dans les textes de ses contemporains.
42L’événement que produit le Sphinx des glaces dans la production de Jules Verne est lié à l'affirmation que Jules Verne s'inspire d'autres auteurs, la reconnaissance officielle de l'influence de Poe sur sa production.
43Avant le Sphinx, Verne est un créateur qui ne reconnaît pas qu'il "copie" ses confrères, avec le Sphinx, Verne s'affirme comme héritier des auteurs antérieurs. Cette reconnaissance de l’influence que subit Verne se fait dans des circonstances bien particulières : en 1896-1897 l'auteur du Sphinx est malade et sent sa mort prochaine. Sa correspondance nous apprend que la disparition de Dumas-père l'affecte beaucoup, qu’il est parfois pris de nausées, qu'il doit subir plusieurs lavages d'estomac, et que la blessure infligée par son neveu dix ans plus tôt, l'handicape de plus en plus... (En 1886, Gaston, fils de son frère Paul, tirait sur lui dans une crise de folie et lui logeait dans le pied, une balle qu'il gardera jusqu'à sa mort et qui le fera marcher avec difficulté). En 1897, le frère cadet de Verne meurt à son tour. L'écrivain, qui selon nous croit sa fin proche, écrit donc le Sphinx des glaces en 1896 dans ces circonstances de tristesse et de mort et sa référence officielle au texte de Poe nous amène à la conclusion qu'il veut donner, pour clore son imposante production, un texte qui schématisera son processus de création, fait d'emprunts et de réécritures. Le Sphinx fait événement parce qu'il affirme ce qui n'était que tacite : Verne puise chez ses collègues la matière de ses ouvrages. Il choisit pour ce texte-testament une reprise de celui qui lui apporta le plus et qu'il copia le plus souvent, Edgar Allan Poe. Car des écrits qui se placent officieusement sous l'influence d’Edgar Poe, la production de Jules Verne en regorge... Nous avons déjà signalé Une fantaisie du docteur Ox qui est dans le prolongement du Diable dans le beffroi17. Mais nous pouvons encore lire l'influence d'Edgar Allan Poe dans d'autres écrits et notamment dans Les Aventures du capitaine Hatteras. Le héros explore le pôle et découvre un volcan duquel s'échappe une pluie de cendres blanches (Poe : scène finale de Pym) ; il s'agit en outre des aventures d'un marin et d’un explorateur. La reprise est donc ici thématique (le sujet du livre) et formelle (un événement particulier). Le sujet polaire se retrouvera encore dans Vingt mille lieues sous les mers, livre dans lequel le capitaine Nemo prend possession du pôle en plantant dans ce sol inexploré son drapeau noir brodé d'un "N" de fils d'or. De même, cette influence de Poe se voit dans le Voyage au centre de la Terre. L'apparition de l’homme préhistorique rappelle en tout point le géant de Pym :
Tout se confondait dans une teinte uniforme (...) les feuilles (...) alors sans couleur (...) semblaient faites d'un papier décoloré sous l'action de l'atmosphère (...) La lumière diffuse permettait d'apercevoir les moindres objets (...) Il me semble que j'aperçois un être vivant ! un être semblable à nous ! un homme ! En effet, à moins d'un quart de mille, appuyé au tronc d’un kaukis énorme, un être humain, un Protée de ces contrées souterraines, un nouveau fils de Neptune, gardait cet innombrable troupeau de mastodontes !18.
44On retrouve donc là une influence directe du surnaturel puisque l'apparition est la même dans les deux cas. Elle reste cependant l'événement ultime de Pym, et n'est qu'une péripétie pour Verne. Cette influence se voit encore dans De la Terre à la Lune. Faisant le tableau général des aventuriers ayant visité le satellite, un personnage cite le nom d'Hans Pfaal. Or le lecteur averti sait qu'il s'agit d'une référence à l’Aventure sans pareille d'un certain Hans Pfaal, nouvelle de Poe datée de juin 1835 et traduite par Baudelaire en mars 1855. L'exploration de la Lune est une idée de l’auteur américain que reprend le Français. On trouve encore dans Deux ans de vacances et Un capitaine de Quinze ans, des scènes d’enfants pris dans une tempête en mer (Chap. 1 de Pym) ; dans l'Ile mystérieuse, un chien nommé Top accompagne Harbert, le jeune héros (c'est le Tigre de Pym) ; dans Les Enfants du capitaine Grant, Deux ans de Vacances, l'Ile mystérieuse, Les Révoltés de la Bounty, se rencontrent des scènes de piraterie et de mutinerie (Chap. 6 de Pym) ; dans l'Ile mystérieuse encore et dans Les Enfants du capitaine Grant mais aussi l'École des Robinson19, des personnages sont abandonnés sur une île déserte ou s'y échouent (Chap. 23 de Pym) ; dans Claudius Bombarnac, un personnage voyage clandestinement caché dans une caisse aménagée à cet effet (Chap. 2 de Pym).
45Les exemples que nous avons pris peuvent se classer sous plusieurs rubriques (abandon sur une île et attaque de pirate pour Les Enfants du capitaine Grant ; idem plus présence d'animaux familiers pour l'Ile mystérieuse) mais plus important encore ces textes présentent aussi des variations verniennes du type de celles que nous avons signalées précédemment. Autrement dit un même texte de Verne peut comporter la reproduction de scènes appartenant déjà à l'auteur français mais aussi de scènes qu’il tire d'autres auteurs, nationaux ou étrangers.
46Dans le Sphinx des glaces, Jules Verne, malade, veut dévoiler ses emprunts en produisant un texte qui, tout en rendant hommage à son maître, schématise ce que fut son mode d'écriture. Le Sphinx est un texte-testament, qui affirme la dimension intertextuelle de l'œuvre vernienne20.
47Regardons de plus près les emprunts que Jules Verne fait aux Aventures de Pym dans le Sphinx des Glaces. Nous trouvons d'abord une transformation intermodale. Le narrateur est Jeorling, et Pym n’est plus qu'un personnage. Nous trouvons encore des démotivations de personnages. Peters, qui est un mutin, veut rentrer chez lui dans le texte de Poe alors que dans celui de Verne, son unique désir est de retrouver Pym, qu’il aime comme un fils. Le voir mort dans les dernières lignes causera son désespoir et son décès. Cela répond d'ailleurs au canevas des romans verniens où le personnage principal est toujours accompagné d'un "faire-valoir", domestique, valet, parent. C'est le couple enfant-tuteur de l'Ile mystérieuse (Harbert et Pencroft), du Voyage au centre de la Terre (Axel et son oncle), de La Chasse au météore (Forsyth et son neveu Gordon) ; maître-serviteur du Tour du monde en quatre vingts jours (Fogg et Passepartout), de Robur le conquérant (Prudent et Frigolin) ; héros-savant dans Les Enfants du capitaine Grant (Duncan et Paganel)... Nous voyons ensuite des changements de noms. Le personnage de Poe, Peters, devient Hunt chez Verne – le nom se trouve déjà chez l'auteur américain dans une note du chapitre 14, qui raconte qu'un monsieur Hunt a été victime d'un naufrage et que les vaisseaux qui croisaient la frêle embarcation sur laquelle il survivait, préféraient le laisser en mer plutôt que de lui porter secours. De même, mais inversement, le personnage de Verne, Nolte, se révèle être le frère d'un individu pour lequel Poe s'était trompé de nom, Parker. Peters et Pym ont, au cours d'une dérive sur l'épave de la Jane, été forcés de tirer à la courte paille parmi les survivants pour dévorer l'un deux. Ce fut Parker, et ce dernier portait nous dit Verne, un autre nom. Parker est un personnage qui ne se singularise plus par son appartenance au roman de Poe mais qui devient une création de Verne. Il est là fort symbolique que l'on parle de cannibalisme car c'est justement ce que l’auteur français fait subir au texte de l'Américain, une transformation liée à une appropriation de type "cannibalisme", un texte en dévorant un autre. Nous observons ensuite des transformations quantitatives. Le livre de Poe est entièrement résumé dans le chapitre cinq du Sphinx des glaces. L'auteur y insiste sur la tension entre des aspects surnaturels et des aspects réalistes à l'intérieur du roman américain :
Que cette aventure [le chapitre un de Poe : Aventures précoces] ait les caractères de la véracité, que même elle soit vraie, je n'y contredis point. C'était une habile préparation aux chapitres qui allaient suivre. Egalement dans ceux-ci et jusqu'au jour où Arthur Pym franchit le cercle polaire, le récit peut, à la rigueur, être tenu pour véridique. Il s'opère là une succession de faits dont l'admissibilité n'est point en désaccord avec la vraisemblance. Mais au delà du cercle polaire, au-dessus de la banquise, c'est tout autre chose (...) On le voit l'auteur américain est ici dans l'invraisemblable poussé jusqu'aux dernières limites. Du reste, non seulement j'avais lu et relu ce roman d’Arthur Gordon Pym, mais je connaissais aussi les autres ouvrages d'Edgar Poe. Je savais ce qu'il fallait penser de ce génie plus sensitif qu'intellectuel. Un de ses critiques n'a-t-il pas dit et eu raison de dire : "l’imagination chez lui, est la reine des facultés, une faculté quasi divine, qui perçoit les rapports intimes et secrets des choses, les correspondances et les analogies... "21
48Ce que Verne tire essentiellement du roman d'Edgar Poe, c'est la relation entre réalisme et fiction dans la production du récit. Dans son introduction en effet, le narrateur, Pym, prétendait avoir vécu des aventures réelles, d'abord racontées à un "monsieur Poe", qui aurait fait une première version de son récit, publiée en épisodes dans un journal, puis que lui-même, Pym, entreprenait sa propre relation de ses expériences. Poe avait effectivement publié trois chapitres des Aventures l'année précédant la sortie chez l'éditeur Harper du texte complet. Poe est à la fois l'auteur et un personnage de son texte. Il mêle la fiction et le réel, des éléments vérifiables et d'autres invérifiables. Verne ne fera pas autre chose...
49Nous constatons en outre que Verne fait des rajouts au texte de Poe. Alors que Poe ne donne pas les coordonnées de l'Ile de la Désolation, que visite son personnage, Verne, qui en reprend en grande partie la description, complète sa présentation par une situation géographique exacte de l'archipel : "49° 54' de latitude sud et 69°6' de longitude est"22. Poe, lui, donne la localisation du port principal et non de l'île en général : "l'entrée [de Chrismas Harbour] est par 48°40'de latitude sud et par 69° 6'de longitude est"23. Le texte de Verne est donc parfois plus riche que celui de l'Américain.
50Nous trouvons encore comme relation entre les deux textes de nombreuses citations. Verne cite souvent des réflexions de Poe ou des extraits de ses œuvres : "Je dormis mal. À plusieurs reprises, je 'rêvai que je rêvai', or – c'est une observation d’Edgar Poe – quand on soupçonne que l'on rêve, on se réveille presque aussitôt"24. "Il est sage, comme l'a dit Edgar Poe, de toujours 'calculer avec l'imprévu, l'inattendu, l’inconcevable, que les faits collatéraux, contingents, fortuits, accidentels, méritent d'obtenir une très large part et que le hasard doit incessamment être la matière d'un calcul rigoureux’"25 ; "(...) cette contrée de la désolation et du silence, comme l'a dit Edgar Poe"26.
51Nous voyons encore des scènes parallèles. Dans les deux romans, le passager-narrateur (Pym et Jeorling) demande aux capitaines de continuer leur exploration du sud alors que ceux-ci pensent abandonner27. Le cuisinier des vaisseaux est dans les deux cas un homme de couleur noire28. Le bateau appartient en partie aux capitaines, ce qui implique qu'ils puissent détourner leur route si bon leur semble29. Pym est recueilli par la Jane le 7 août au matin, Jeorling embarque sur l'Halbrane à cette même date, mais onze ans plus tard30. Les deux personnages principaux pratiquent la chasse aux veaux marins31. L'équipage du Grampus, navire dans lequel est caché Pym, et celui de l'Halbrane se mutinent32. On découvre un corps flottant sur un glaçon : celui d'une créature inconnue et mystérieuse chez Poe, celui d'un marin chez Verne33.
52Nous rencontrons encore des expressions parallèles sans utilisation de guillemets. On trouve chez Poe : "Ce mot sang, ce mot suprême, ce roi des mots, toujours si riche de mystère, de souffrance et de terreur"34. Et chez Verne, on lit : "Le mot sang, ce mot suprême, ce roi des mots, si riche de mystère, de souffrance et de terreur"35. Verne reprend donc des phrases de Poe sans en indiquer la source. Si dans le Sphinx, texte-testament, il est facile pour nous de voir à qui a été fait l'emprunt, dans les autres textes verniens, seule une étude minutieuse (et qui n'a pas été faite à notre connaissance) de la bibliothèque du Français permettrait de donner quelques axes de recherches sur l'intertextualité.
53Dans le même ordre d'idée, nous repérons des réflexions parallèles aux deux auteurs. Verne agrémente ses textes de réflexions civilisationnelles qui rendent compte du caractère particulièrement belliqueux des Américains. L'habitant des États-Unis est toujours armé de son couteau : "Absurde, répliqua Tom Hunter en déchiquetant le bras de son fauteuil à coup de Bowie Knife"36. "Un Américain qui n’aurait pas toujours son Bowie Knife ne serait plus un Américain"37. Ces commentaires sont repris dans le Sphinx : "En s'ouvrant un chemin au couteau, en maniant leur Bowie Knife, Arthur Pym et Dirk Peters parvinrent à atteindre (...) une plate forme"38. L'ensemble de ces réflexions trouve sa source dans les Aventures de Pym, ce qui amène à la conclusion d'une influence non pas ponctuelle mais profonde du texte de Poe sur Verne : "Chaque homme possédait en outre un long couteau de marin, ressemblant un peu au Bowie Knife si popularisé maintenant dans toute nos contrées du sud et de l’ouest"39. Que le Sphinx reprenne le texte de Poe ne signifie en somme qu'une chose : le texte vernien est un prolongement du texte américain. Mais que Verne ait tiré des Aventures des connaissances civilisationnelles sur les Etats-Unis, voilà qui marque le mode de création du Français : la lecture de ses confrères lui fournit les sujets, les scènes, les caractères de ses personnages, et en partie la conception qu'il se fait des pays étrangers. Une influence profonde, donc.
54De même une influence durable de Poe sur la production de Verne se repère dans le rôle joué par la description dans la narration. Le but pédagogique de l'auteur français le pousse à émailler la présentation des événements et des aventures, d'éléments de culture générale. Les longues descriptions sont introduites par des phrases qui marquent bien un arrêt de la narration. Elles sont du genre : "on sait généralement et l'on répète volontiers"40 ; "ce serait d'ailleurs une erreur de croire que (...)"41 ; "Un observateur doué d'une vue infiniment pénétrante (...) aurait vu"42 ; "à ceux qui n'étaient pas familiarisés avec (...) les journaux démontraient quotidiennement (...) ils apprenaient alors que (...)"43 ; "Mais si les érudits savent que (...) peu de gens savent que (...)"44.
55La liste n'est évidement pas exhaustive45 et nous prenons ces citations dans un autre roman que le Sphinx pour bien montrer que ce mode d'introduction de la description "mathésique" – autrement dit "porteuse d'un savoir" – est générale dans la production de Verne. Or il nous semble évident que ce type d'agencement narration-description est emprunté par l'auteur français à Edgar Allan Poe. Pour preuve nous en voulons ces quelques phrases tirées des Aventures et qui montrent un mode d'insertion semblable du descriptif dans le texte : "On se rappelle"46 ; "J'écris pour des gens qui n'ont jamais navigué"47 ; "Mais finissons en avec cette digression"48 ; "Comme les lecteurs le savent"49. Poe utilisait lui-aussi une large gamme de phrases-pivots qui permettaient des "digressions instructives".
56Mais si Verne dans toute sa production, utilise ce procédé emprunté à Poe, dans le Sphinx des glaces il va plus loin et reprend des contenus : les descriptions faites par Verne copient littéralement le texte de Poe. Les exemples sont nombreux et nous devons ici en citer quelques uns. Cependant pour ne pas alourdir ce travail de plusieurs pages de citations ininterrompues, nous allons nous contenter de reproduire non pas l'ensemble des descriptions empruntées en en signalant les reprises, mais simplement quelques mots ou quelques phrases. Les textes qui suivent n'ont donc pas de signification en eux-mêmes, si ce n'est qu'ils mettent en lumière des "trans-stylisations" verniennes.
57Premier exemple : description de l’île de la Désolation.
Texte 1 : Poe, page 295.
Ce groupe d'îles (...) fut découvert en 1772 par le baron de Kergulen ou Kerguelen, un Français qui présuma que cette terre n'était qu'une portion d'un vaste continent (...) l'année suivant (...) on s'aperçut de la méprise. En 1777 le capitaine Cook (..) donna à l'île le nom d'Ile de la Désolation, nom qu'elle mérite bien certainement. (...) [Elle] est revêtue d’une brillante verdure (...) [d'une] petite plante qui ressemble aux saxifrages (...) une espèce de mousse sans consistance (...) quelques lichens, et un arbuste qui ressemble à un chou arrivé à maturité, et qui a un goût amer et âcre. (...) On a doublé le cap François qui marque le côté nord (...) qui vous protège suffisamment contre tous les vents d'est.
Texte 2 : Verne, page 2.
(...) [ce] nom (...) leur fut donné en 1779 par le capitaine Cook. (...) elles méritent [cette] appellation lamentable (...) Dès l'année 1772, le baron français Kerguelen (...) avait cru découvrir un continent nouveau (...) [lors d'une] seconde expédition, il dut reconnaître son erreur (...) Après avoir doublé au nord le cap François (...) [on trouve des] (...) mousses verdoyantes, des lichens grisâtres (...) [de] rudes et solides saxifrages (...) [une] espèce de chou d'un goût très âcre.
58Deuxième exemple : description de mollusques.
Texte 3 : Poe, pages 322-323.
L'illustre Cuvier l'appelle Gasteropoda pulmonifera. On les recueille (...) pour le marché chinois. (...) Ils n'ont ni coquilles ni pattes (...) mais grâce à leurs anneaux élastiques comme ceux des chenilles et des vers (...) Ces mollusques sont de formes oblongues et d'une dimension variable de trois à dix huit pouces de long (...) ils sont presque ronds mais légèrement aplatis (...) Ils grimpent en rampant (...) exposés à la chaleur du soleil (...) ils se nourrissent principalement de cette classe de Zoophytes qui produit le corail. On prend généralement la biche de mer (...) on la fend par un bout avec un couteau (...) on fait (...) sortir les entrailles (...) On lave alors l'objet (...) on l'ensevelit alors dans la terre pendant quelques heures (...) on le fait bouillir, (...) on le met à sécher (...) Les Chinois (...) considèrent la biche de mer comme une friandises des plus recherchées.
Texte 4 : Verne, pages 231-232.
(...) mollusques à structure oblongue, dont la longueur variait de trois à dix-huit pouces (...) les uns reposaient sur leur côté aplati, les autres rampaient pour rechercher le soleil et se nourrir de ces animalcules auxquels est due la production du corail. (...) [c'est] le Gasteropoda pulmonifera de Cuvier. Il ressemble à une sorte de ver, de chenille, sans coquille ni pattes, uniquement pourvu d'anneaux élastiques (...) on les fend suivant la longueur, on les débarrasse de leurs entrailles, on les lave, on les fait bouillir, on les enterre pendant quelques heures, on les expose ensuite à la chaleur du soleil, puis une fois séchés et encaqués, on les expédie en Chine.
59Exemple 3 : description de Dirk Peters.
Texte 5 : Poe, page 293.
(...) [il avait un] aspect féroce (...) [une] petite taille (...) [ses] membres étaient coulés dans un moule herculéen (...) Ses bras comme ses jambes étaient arqués de la façon la plus singulière (...) [il avait une] tête difforme, d'une grosseur prodigieuse avec une dentelure au sommet, comme chez beaucoup de nègres et entièrement chauve. [Il avait une] perruque faite de la première fourrure venue (...) [la] férocité naturelle de sa physionomie (...) avait gardé le type de l’Upsaroka. La bouche s’étendait presque d'une oreille à l'autre (...) [avec des] dents excessivement longues et proéminentes que les lèvres ne recouvraient jamais (...) [d'une] force prodigieuse (...) il était (...) considéré plutôt comme un objet de dérision qu'autrement.
Texte 6 : Verne, pages 236 et 274.
(...) [c'était un] omme de petite taille (...) [avec] le torse énorme, la tête volumineuse, les jambes très arquées (...) [d'une] vigueur exceptionnelle (...) sa chevelure grisonnait, semblable à une sorte de fourrure, poil en dehors (...) sa bouche [était] presque sans lèvres, fendue d'une oreille à l'autre (...) et des dents longues (...) il appartenait à la tribu d'Upsarokas (...) [il avait un] aspect féroce (...) [il avait] les membres "coulés dans un moule herculéen" et ses mains "si épaisses et si larges qu'elles avaient à peine conservé la forme humaine", et ses bras et ses jambes arqués, et sa tête d'une grosseur prodigieuse, et sa bouche fendue sur toute la largeur de la face, et ses "dents longues que les lèvres ne recouvraient jamais que partiellement"50.
60Nous concluons de ces six textes que Verne intègre dans une réécriture, des éléments empruntés à Poe... Il le fait en général sans référence à sa source (c'est le cas des deux premiers exemples) mais – et c'est unique – il le fait entre guillemets dans le dernier passage du Sphinx. On note cependant que les parties qui se veulent officiellement des emprunts ne sont pas les seules à être prises littéralement : le paragraphe de conclusion montre que tout est repris, sans presque changer une virgule, alors que seules trois phrases sont référencées. Nous avons là à la fois une démonstration du mode de création vernien – par intégration d'autres ouvrages – et à la fois la révélation officielle des emprunts. Et c’est justement ce qui fait l'originité du Sphinx.
61Pour conclure sur les relations d'intertextualité qui unissent les deux textes, notons que les scènes verniennes se trouvent soit
62- 1) en continuation du texte de Poe ;
63- 2) en rupture avec le texte de Poe ;
64- 3) en expansion du texte de Poe ;
65- 4) en reproduction.
66Le premier cas est représenté, entre autres, par la relation de Peters qui raconte les derniers chapitres manquant à Poe : sa séparation de Pym et son retour aux Etats-Unis. Le texte de Verne continue le roman américain.
67Le deuxième cas est représenté par les affirmations que Pym n'est jamais retourné en Amérique et que William Guy était resté vivant après l'attaque des sauvages de l'île Tsalal. Le texte de Verne contredit le texte de Poe.
68Le troisième cas est représenté par la réécriture du voyage de Pym où certains événements sont modifiés et d'autres, de toutes pièces créés (le tremblement de terre qui détruit l'île Tsalal par exemple). Le texte de Verne reprend des épisodes de Poe et en propose des variations.
69Le quatrième cas est représenté par la scène dans laquelle Jeorling convainc le capitaine Guy de poursuivre l'exploration du Pôle, comme Pym avait convaincu son frère. Le texte de Verne reprend des scènes de Poe et les transpose sans y rien changer.
70Nous constatons en outre, en relation avec les conventions littéraires liées au feuilleton et aux pressions d’Hetzel, une différence majeure de l'œuvre de Verne par rapport à celle de Poe : Jeorling, le narrateur du Sphinx, met en œuvre une négation systématique de toutes les formes surnaturelles présentes chez Poe. À chaque débordement étrange de Pym (présence d'un géant au pôle, créature mystérieuse flottant sur un glaçon...), Jeorling affirme la fausseté de ces visions... Si Jeorling reconnaît la véracité des Aventures de Pym, il n'en met pas moins en doute tous les éléments surnaturels :
(...) existence des six survivants du naufrage (...) cela, c’était la part du réel, du certain, de l'indubitable. Mais une autre part ne devait-elle pas être mise au compte de l'imagination du narrateur – imagination prestigieuse, excessive, déréglée, à s'en rapporter au portrait qu'il fait de lui-même ?... Et, d'avance, convenait-il de tenir pour certains les faits étranges qu'il prétend avoir observés au sein de cette lointaine antarctide ?... Devait-on admettre l'existence d'hommes et d'animaux bizarres ?... Était-il vrai que le sol de cette île fût d'une nature spéciale, et ses eaux courantes d'une composition particulière ?... existaient-ils ces gouffres hiéroglyphiques dont Arthur Pym donnait le dessin ?... [viennent ensuite les indigènes et la peur du blanc, le géant final, l'enténêbrement de l'espace, la cataracte aérienne] Là dessus je faisais mes réserves et j'attendais. Quant au capitaine Len Guy, il se montrait très indifférent à tout ce qui, dans le récit d'Arthur Pym, ne se rapportait pas directement aux abandonnés de l'île Tsalal, dont le salut était son unique et constante préoccupation51.
71Le surnaturel du voyage de Pym reste incroyable et le thème est proprement évité par le fait que personne ne s'y intéresse : le sauvetage de William Guy occupe tous les esprits et seule l'expérience pourra infirmer ou confirmer les manifestations étranges. Jeorling en appelle au jugement du temps comme Pym le demandait52.
72L'aventure sur la piste de la Jane va réserver quelques déceptions : les éléments inexplicables sont invérifiables, ils ont peut-être existé mais on ne peut le savoir. Les preuves de la véracité du récit de Pym se multiplient au fur et à mesure que disparaissent les traces de l'étrange :
73- la mer est moins foncée que ne le dit le récit de Pym. C'est la première des négations du surnaturel de Poe : "Les eaux de la mer (...) me parurent d'un bleu moins foncé que ne le dit Arthur Pym53 "
74- il n'y a pas de monstres dérivant sur les glaçons : Pym et ses compagnons découvrent une créature étrange, Jeorling, lui, ne voit rien venir :
Nous n'avons non plus rencontré aucune de ces touffes d'épines à baies rouges qui furent recueillies à bord de la Jane, ni le pareil de ce monstre de la faune australe, – un animal long de trois pieds, haut de six pouces, aux quatre jambes courtes, aux longues griffes couleur de corail, au corps soyeux et blanc, la queue d'un rat, la tête d'un chat, les oreilles rabattues d'un chien, les dents rouge vif. D'ailleurs je considérais toujours nombre de ces détails comme suspects, et uniquement dus à un instinct par trop imaginatif54.
75- l'île Tsalal n’est plus qu’un amas de cailloux.
Pym parle d'étrangetés qui ne lui étaient point familières... Il parle d'arbres dont aucun ne ressemblait aux produits de la zone torride, (...) il parle de roches d'une structure nouvelle, soit par leur masse, soit par leur stratification... Il parle de ruisseaux prodigieux, dont le lit contenait un liquide indescriptible sans apparence de limpidité, une sorte de dissolution de gomme arabique, partagée en veines distinctes, qui offrait tous les chatoiements de la soie changeante, et que la puissance de cohésion ne rapprochait pas, après qu'une lame de couteau les avait divisées...
Eh bien, il n'y avait rien – oui il n'y avait plus rien de tout cela !55
76- les habitants de l'île ne sont plus qu'un immense charnier :
Quant à la population tsalalaise, ces hommes presque entièrement nus, quelques uns vêtus d'une peau à fourrure noire, armés de lances et de massues, et ces femmes droites, grandes, bien faites, "douées d'une grâce et d'une liberté d'allure qu'on ne retrouve pas dans une société civilisée" – et cette multitude d'enfants qui leur faisait cortège, oui ! qu'était devenu tout ce monde d'indigènes à la peau noire, à la chevelure noire, aux dents noires, que la couleur blanche remplissait d'épouvante ?... En vain cherchai-je la case de Too-Wit (...) Je n'en reconnus même pas la place !... Et c'était là, cependant que William Guy, Arthur Pym (...) avaient été reçus non sans marque de respect56.
77On note ici que l'aventure de Pym en elle même n'est pas remise en question, seuls le sont les débordements surnaturels.
78L'apparition ultime du sphinx, géant magnétique qui attire à lui tout métal, est l'affirmation ultime de la non-existence de l'étrange : c'est par la science que sa présence est justifiée, donc rationalisée, et l'on passe d'une situation invraisemblable où rien ne peut expliquer la présence d'un géant au pôle à la situation où :
Les vents alizés amènent d'une façon constante, vers les extrémités de l'axe terrestre, des nuages ou des brumes dans lesquels sont emmagasinées d'immenses quantités d'électricité, que les orages n'ont pas complètement épuisées. De là une formidable accumulation de ce fluide aux pôles, et qui s'écoule vers la terre d'une manière permanente. Telle est la cause des aurores boréales et australes57.
79Ces vents justifient la présence d'un énorme aimant, dont la forme voulue par la nature est celle d'un sphinx. Le surnaturel – qui est là évident : la présence d'une montagne-aimant au pôle sud – est rationalisé par la science et prend la couleur du réel. On passe alors d'un étrange inexplicable, le géant de Pym, à un étrange normalisé, un aimant. Le surnaturel disparaît sous la forme voulue par Poe mais renaît sous une forme scientifique... Le surnaturel disparaît sous une forme inacceptable pour Hetzel, mais renaît sous une forme qui lui aurait convenu. Verne supprime toute trace de l'étrange à la Poe, comme Hetzel supprimait dans les textes verniens toute trace de surnaturel ! Le Sphinx est un texte testament et Jules Verne y affirme son intérêt pour Poe et l'impossibilité qui lui était faite d'écrire des textes surnaturels. Jeorling niant les éléments étranges que Pym voyait, c'est Hetzel et les conventions du roman feuilleton bannissant toute trace surnaturelle dans les textes de Jules Verne.
80La gamme d'emprunts employée par Jules Verne est très vaste et il est facile pour nous de la repérer, car le Sphinx nous donne sa clef de lecture : nous sommes là dans le prolongement du texte de Poe. Cependant, les autres textes verniens sont selon des modalités identiques héritiers de Poe, d'Hoffmann, de Dumas, de Defoe, de Scott, de Gobineau58... Le Sphinx schématise un mode d'écriture très particulier, fait de réécritures perpétuelles, qui fut celui de tous les textes verniens, mais qui s’affirme comme tel uniquement en 1896, parce que nous sommes dans un texte-testament. Nous y voyons là confirmation de l'admiration vernienne pour Edgar Poe, nous y voyons aussi le poids que les normes littéraires font peser sur l'auteur, et en particulier l'interdit qui lui est fait de produire du surnaturel... L'étrange devient alors le "scientifique".
Notes de bas de page
1 Cité par Jacques-Fernand Cahen, La Littérature américaine, PUF, Paris, 1950, p. 17.
2 Ibid.
3 Iouri Lotman, La Structure du texte artistique, Gallimard, Paris, 1970.
4 Le Tour du monde en 80 jours, Le livre de poche, Paris, p. 88.
5 Ibid., p. 293-4.
6 Même chose dans Les Indes noires, livre dans lequel une famille de mineurs découvre dans une vieille exploitation abandonnée un fabuleux gisement de charbon, lui même situé dans une grotte immense capable de contenir une ville. Un être mystérieux semble systématiquement saboter les tentatives d'exploitation et ses interventions causent parfois de singuliers accidents. Même chose encore dans Une fantaisie du docteur Ox, ouvrage dans lequel une curieuse hystérie s'empare de manière répétée des habitants d'une tranquille petite bourgade des Flandres. Alors que le calme des gens du cru est proverbial, de frénétiques excitations saisissent parfois hommes, femmes et enfants. Les disputes vont bon train et ces "surnaturels" débordements d'humeurs conduisent le pays au bord de la guerre civile. Là encore, il y a répétition d'un même motif, une furie soudaine et inexpliquée. Même chose enfin dans l'Ile mystérieuse, où des héroïques naufragés découvrent sur une île déserte les curieuses manifestations d'un être mystérieux, invisible et pourtant bienveillant. Il tue les bêtes sauvages susceptibles d'attaquer les héros, il apporte médicaments et nourritures aux malades... Sa présence reste cependant lourde d'inquiétudes et est comprise comme une forme de surnaturel.
7 S. Vierne, Jules Verne, Balland, Paris, 1986, p. 39-40.
8 Sur Hetzel, voir A. Parmenie et C. Bonnier de la Chapelle, Histoire d'un éditeur et de ses auteurs, Albin Michel, Paris, 1953.
9 L'auteur se plaindra de cette pression d'Hetzel – qu'il accepte par ailleurs avec humour et notera parfois dans ses lettres à l'éditeur qu'il n'écrit que sous ses ordres et que Verne-auteur n'est qu'un Hetzel caché : "Votre Verne, celui que vous avez inventé, ne manquera au journal que pendant huit mois" (Cité par S. Vierne, p. 40) dit-il, lorsqu'il se lance, encore sous la direction d'Hetzel, dans l'écriture de La Géographie illustrée de la France.
10 Ibid., p. 42.
11 Cité par Michel Nathan, Splendeurs et misères du roman populaire, Presses Universitaires de Lyon, Lyon, 1990, p13.
12 Les Aventures d'Hatteras, Note de l'éditeur.
13 S. Vierne, Jules Verne, Balland, 1986, p. 44.
14 Claude Witkowski, Monographie des éditions populaires, Pauvret, Paris, 1981.
15 Au demeurant certains ouvrages scolaires (Le XIXe siècle, Magnard, Paris, 1984) proposent une classification des œuvres de Verne selon qu’ils offrent des scènes de déplacements en ballon, en bateau ou en train...
16 Poe, Nouvelles histoires extraordinaires, Livre de Poche, Paris, 1972, p. 232.
17 Il est intéressant de constater que l'événement perturbateur chez Poe est un "diable" – donc un surnaturel traditionnel, lié à la Bible – et qu'il apparaît chez Verne sous les traits d'un "docteur" utilisant un gaz pour transformer une communauté paisible – ce qui place le surnaturel dans l'ordre du scientifique. Nous sommes avec Verne dans une tentative d'inscription de la modernité en littérature.
18 Voyage au centre de la Terre, Folio-Junior, Gallimard, p. 274. On comparera avec l'apparition du géant chez Poe : "Les ténèbres s'étaient sensiblement épaissies et n'étaient plus tempérées que par la clarté des eaux, réfléchissant le rideau blanc tendu devant nous (...) Mais voilà qu'en travers de notre route se dressa une figure humaine voilée, de proportions beaucoup plus vastes que celles d’aucun habitant de la terre. Et la couleur de la peau de l'homme était de la blancheur parfaite de la neige." (Poe, œuvres complètes, Bouquins, Paris, 1991, p. 349-350). Il est par la suite fait allusion (p. 351) à l'Egypte et à des croyances mythologiques...
19 On voit surtout dans l’École des Robinson une influence de Defoe et de Robinson Crusoë... L'influence d'Hoffmann de son côté se voit dans Le Château des Carpathes, où le berger Frik rencontre au premier chapitre un vendeur de lunettes. Le vendeur de lunettes astronomiques Coppola est un personnage central de la nouvelle d'Hoffmann L'Homme au sable.
20 Nous introduisons ici un commentaire d’ordre génétique dont on excusera la longueur. L’étude du manuscrit du Sphinx des glaces, mis à notre disposition par Mme Colette Gallois, conservatrice du Centre Jules Verne de Nantes, montre que l’incipit original insistait sur le talent de Poe à mêler fiction et réel. La version définitive du Sphinx supprimera un paragraphe important du manuscrit. Sans doute Verne ne voulait-il pas introduire trop tôt la référence à Poe dans son texte au risque de dérouter un lecteur ignorant de la production de l’Américain. Une autre raison de cette suppression peut-être une volonté de "révélation" de la dimension intertextuelle de son œuvre. Dans les cinq premiers chapitres du texte, Verne supprime toute référence à Poe... Le lecteur croit qu’il est dans un texte original de Verne, comme tous les autres textes. Puis à partir du chapitre cinq, il y a affirmation que nous sommes dans une suite des aventures de Pym, que nous prolongeons le voyage du héros de Poe. Alors, seulement à ce moment, lorsque le lecteur prend conscience que Jules Verne était en train de réécrire l’œuvre de Poe, lorsqu'il y a affirmation éclatante de l'intertextualité, alors seulement les références à Poe sont partout. Dans un premier temps donc, il y a suppression des indications trop explicites à Poe... Verne est un créateur. Puis dans un second temps, affirmation soudaine de la "continuation" : Verne est alors un "ré-écrivain". La version définitive du texte élimine le paragraphe qui suit parce qu’il aurait affirmé trop tôt la dimension intertextuelle... Verne veut un livre de révélation, de dénonciation. Son texte commence comme tous les autres, sans références à d'autres auteurs pour soudain s'affirmer comme une "trans-stylisation". Nous reproduisons ici ce paragraphe dans la mesure où le manuscrit nous en permet la lecture (les parties en italiques seront dans le texte définitif) : "Enfin de braves gens, qui avaient sans tant d'ambages obéi à leur destinée... Eh bien, est-ce que je n'obéissais pas à la mienne, pris que j'étais du démon des voyages et avec l'âpre passion de mettre le pied où nul ne l’avait mis encore... et entre autre point du globe, au pôle sud !... Je me connais, je suis d'un tempérament imaginatif, d'une extrême impressionnabilité, plus sensitif qu'intellectuel, une sorte de personnage d'Edgar Poe, ce génial poète des étrangetés humaines. [Le texte définitif inversera le caractère de Jeorling : il ne ressemble plus à Pym]. N'est-ce pas de lui que le plus original de ses critiques [partie illisible vraisemblablement "a dit que"] l'imagination est la [illisible] divine, c'est la reine des facultés. L'imagination quasi divine qui perçoit tout d’abord [illisible] des méthodes philosophiques, les rapports [illisible] et secrets des choses, les correspondances [illisible] logies ? L’imagination n’est pas la fantaisie elle n’est pas non plus la sensibilité bien qu’il soit difficile de concevoir un homme imaginatif qui ne soit pas sensible... Et si je suis amené à citer le nom d’Edgar Poe au début de ce récit, je prie le lecteur de ne pas s’en étonner. Ce nom le dominera de toute sa hauteur. Ce sera la statue au pérystile (sic) de l’édifice, étendant le bras vers les mystérieux parages du sud et dont le socle porte en lettres lapidaires le bizarre mot égyptien Πϕυγρηc qui apparaît au dénouement des Aventures d'Arthur Gordon Pym... Oui, la statue de l’étrangeté et aussi, qui l’aurait pu croire ? la statue de la réalité ! Alors monsieur jeorling"...
21 Op. cit., p. 66 et 84.
22 Sphinx des Glaces, Le livre de poche, Paris, p. 2.
23 Aventures d'Arthur Gordon Pym, Bouquins, Laffont, Paris, 1991, p. 295.
24 Sphinx, p. 30.
25 Ibid., p. 10.
26 Ibid., p. 181.
27 Poe, p. 310, Verne, p. 280.
28 Poe, p. 234, Verne, p. 49.
29 Poe, p. 244, Verne, p. 16.
30 Poe, p. 291, Verne, p. 17.
31 Poe, p. 296, Verne, p. 4.
32 Poe, p. 234, Verne, p. 434.
33 Poe, p. 311, Verne, p. 100.
34 Poe, p. 229. C'est nous qui soulignons, ainsi que dans la citation suivante.
35 Verne, p. 69.
36 De la Terre à la Lune, Le livre de Poche, Paris, 1991, p. 13.
37 Robur le conquérant, Bellerive, Genève, 1993, p. 48.
38 Sphinx, p. 81.
39 Pym, p. 324.
40 De la Terre à la Lune, Le livre de Poche, Paris, 1991, p. 106.
41 Ibid., 38.
42 Ibid., p. 52.
43 Ibid., p. 68.
44 Ibid., p. 108.
45 Il existe bien d’autres modes d’insertion du descriptif dans la narration. Nous en relevons un autre que nous ne développons pas car il ne trouve pas son origine chez Poe. Le descriptif s'insère dans un dialogue. Un personnage montre son étonnement devant un fait (géographique, historique, physique...) et un autre personnage lui explique de quoi il retourne. D'où l'utilité des couples dont nous parlions plus haut maître-valet, jeune-adulte, héros-savant, qui placent toujours un individu en position de supériorité face au savoir et qui peuvent dès lors engager la description mathésique ou l'explication.
46 Pym, p. 243.
47 Ibid., p. 253.
48 Ibid., p. 254.
49 Ibid., p.284.
50 Nous faisons ici une importante parenthèse. Trois auteurs sont considérés comme les "inventeurs" de l’anticipation. Le Français Verne, l'Américain Lovecraft et l'Anglais Wells. Ces trois écrivains vont ressentir le besoin de réécrire Les Aventures de Pym. C'est ce que nous sommes en train de montrer pour Verne, la description de Peters nous permet de le signaler pour Wells. Dans l'Ile du docteur Moreau, l'auteur anglais reprend beaucoup de détails et de scènes du livre de Poe : un naufrage, une attaque de sauvages, et surtout l'aide du médecin. Le passage qui suit montre à l'évidence que cet individu est le Peters de Poe : "Au capot de l'échelle, un homme nous barrait le passage. Il était debout sur les dernières marches, passant la tête par l'écoutille, c'était un être difforme, court, épais et gauche, le dos arrondi, le cou poilu et la tête enfoncée entre les épaules. (...) Sa face noire, que j'apercevais soudainement me fit tressaillir. Elle se projetait en avant d'une façon qui faisait penser à un museau, et son immense bouche à demi ouverte montrait deux rangées de dents blanches plus grandes que je n'en ai jamais vu dans aucune bouche humaine. (...) [Le capitaine déclare] mes hommes ne peuvent pas le sentir. Moi, je ne peux pas le voir. Personne ne peut le supporter". On retrouve donc les caractéristiques de Peters (sa face semblable à un noir, sa taille, sa bouche, ses dents) et aussi les circonstances du récit : le narrateur a été recueilli par un bateau après un naufrage et voit un individu dont tous se moquent, comme on se moquait du compagnon de Pym. Les Aventures d'Arthur Gordon Pym ont inspiré les trois auteurs qui donnent naissance à l'anticipation. La raison doit en être cherchée dans le mélange que fait Poe d'un sujet d'actualité (exploration du Pôle) et d'une manifestation surnaturelle qui n'a rien de traditionnel (comme le fantôme ou le vampire). Pour l'influence de Poe sur H.-P. Lovecraft, voir notre ouvrage "Événement et fantastique", Les Belles Lettres, 1997.
51 Sphinx, p. 216.
52 À plusieurs reprises, le narrateur de Poe espère que la science à venir ou les explorations suivantes apporteront quelques lumières sur son voyage : "(...) récit, qui dans sa dernière partie, qu’il me soit permis de le dire, contiendra des incidents si complètement en dehors du registre de l'expérience humaine et dépassant naturellement les bornes de la crédulité de l'homme, que je ne le continue qu'avec le désespoir de ne jamais obtenir créance pour tout ce que j'ai à raconter, n’ayant pleine confiance que dans le temps et les progrès de la science pour vérifier quelques unes de mes plus importantes et improbables assertions". Le texte de Poe fait lui-même la différence entre ce qui est réaliste et ce qui ne l'est pas et il espère que des explorations futures confirmeront les deux axes... Le texte de Verne représente une des "explorations futures", il donne crédit à la partie réaliste du récit et refuse de prendre position sur la partie surnaturelle.
53 Sphinx, p. 237.
54 Ibid., 237-238.
55 Ibid., p. 245.
56 Ibid., p. 250.
57 Ibid., p. 482.
58 L'influence de Gobineau n'a jamais à notre connaissance été signalée... Elle se voit pourtant à l'évidence dans les récits moyen-orientaux de Jules Verne. Les descriptions de Gobineau dans ses ouvrages sur l'Asie se retrouvent chez Jules Verne. Voir notre article "Deux façons de présenter l'Asie", in Hommage à J. Brunet, Les Belles Lettres, 1997.
Auteur
Université de Besançon
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