Fétiches intertextuels
Allusions et illusions du récit dans À rebours de Huysmans
p. 237-269
Texte intégral
1À rebours est publié en 1884, comme La Joie de vivre de Zola, Le Crépuscule des dieux d'Élémir Bourges ou Chérie d’Edmond de Goncourt. Il entre dans un ensemble cohérent, qui comprend aussi La Maison d'un artiste, La Faustin (1881 et 1882), le Monsieur Vénus (1882) de Rachilde, qui récidivera en 1888 avec Madame Adonis, le recueil de poèmes de Maurice Rollinat, Les Névroses, La Décadence latine de Péladan (1er tome, 1884).
2C’est dire qu’on ne peut penser À rebours en faisant l’économie d’un questionnement sémantique qui met en jeu la crise même si l’interrogation idéologique des textes décadents n’est que de faible rentabilité. Force est de constater que, littérairement, À rebours s'inscrit dans l'évolution socio-historique qu’a consacrée le XIXe siècle : la chute de l'ancien monde, stable, hiérarchisé et gagé sur le sacré et, avec lui, celle des représentations qui le fondaient et l'assuraient. Et l'âge d'or mythique et l'âge d'or historique ont succombé, terrassés par les développements de la science et ses avatars (mythologie du Progrès, scientisme) conjugués à l'avènement de la nouvelle économie capitaliste qui substitue à l'ancien culte de la valeur la loi du profit.
3Cet effondrement de l’ordre ancien suscite une interrogation généralisée quant au sens et creuse le manque, le déficit sémantique.
4Je partirai de cet à-vau-l'eau du sens dont témoignent les années 1870-90 pour tenter de montrer que cette crise va se réinvestir dans À rebours en une crise de la représentation que l'intertextualité – entre autres – aura pour fonction, sinon de combler, du moins de déplacer.
5Entre autres, parce que la pratique intertextuelle qui s'exhibe dans À rebours est une technique parmi d’autres que le texte met en jeu pour dire cette déperdition. Ses valences idéologiques, esthétiques, symboliques sont multiples, mais, si l'intertextualité fait partie de l'arsenal que À rebours engage sur tous les fronts contre une certaine mimésis (fronts narratifs, stylistiques, thématiques...), c'est bien à elle que revient de fonder – ou au moins de proposer – une nouvelle stylistique, et peut-être une nouvelle poétique. Cette intrication des enjeux et des moyens textuels qu'articule l’intertextualité, il n'est pour s’en convaincre que de relire une lettre adressée à Mallarmé le 24 octobre 1880 :
Je suis en train d'écrire une singulière nouvelle dont voici en gros le sujet. Le dernier rejeton d'une grande race se réfugie, par dégoût de la vie américaine, par mépris de l'aristocratie d'argent qui nous envahit, dans une définitive solitude. C'est un lettré, un délicat des plus raffinés. Dans sa confortable thébaïde, il cherche à remplacer les monotones ennuis de la nature par l'artifice, il se complaît dans les auteurs de l'exquise et pénétrante décadence romaine – je me sers du mot décadence pour me faire comprendre – il se rue dans la latinité religieuse, dans les barbares et délicieux poèmes d'Orientius (...). En langue française, il raffole de Poe, de Baudelaire, de la deuxième partie de La Faustin, vous voyez cela d'ici... Il y a une jolie vengeance à tirer des pisse-froid qui n'ont jamais rien compris à la langue si pénétrante telle que nous tentons de l'écrire – or, en poètes modernes, il adore naturellement Corbière, Hannon, Verlaine – mon intention serait de donner quelques citations de ces raffinés de l'Art, de ces poètes charmants et troublants.
I. L'intertextualité dans la grammaire du texte
6Bien évidemment, on s'épargnera la tâche surhumaine de collationner tous les noms cités dans À rebours, auteurs et titres. Tâche de peu de rentabilité. Disons simplement que la liste est longue : plus de 100 titres et plus de 200 noms. Rarement texte aura autant exhibé ses modèles esthétiques, affiché ses références. Sur seize chapitres de ce livre fait de livres, trois sont explicitement consacrés à la littérature, mais tous sont saturés de textes, des textes des autres, qui constituent, informent, envahissent À rebours. Allusions, citations, assimilations tissent la trame d'À rebours, à tel point que l’on peut légitimement parler, avec Jeanne Bern, de "festival de l’intertextualité".
7Même la préface, écrite en 1903, vingt ans après le roman, et dont on sait qu’elle en propose une réinterprétation, ne remet pas en cause ce principe d'écriture, bien au contraire. Elle fonctionne sur le mode du renchérissement, du toujours plus, délivrant des billets à des écrivains qui – pour d'évidentes raisons de dates – n’avaient pu trouver place dans le livre en 1884 (Rimbaud, Laforgue entre autres).
8À cette grande revue littéraire – et, plus généralement, esthétique – ce défilé des patriarches comme des pénitents de la littérature, qui, entre panthéon et enfer, se pressent dans cette cathédrale qu'est À rebours par les miracles de la pratique intertextuelle, il s'agit de tenter de proposer un principe de cohérence, une fonction structurante.
1. Thème et variations
9Dès les pages liminaires, avec la notice, la catégorie du personnage comme l'écriture n'apparaissent pensables que sous l'égide de l'intertextualité. À l'évidence, l'intertextualité préside à la naissance de la diégèse, mais aussi à celle du texte. Voyons la notice :
10Les références s'exhibent complaisamment : tout d’abord Balzac auquel on ne peut pas ne pas penser dans la mesure où on a affaire à un roman d'éducation en réduction – à Un début dans la vie donc – on songe à Louis Lambert, à son éducation chez les Jésuites :
Il avait naguère adoré le grand Balzac, mais, en même temps que son organisme s'était déséquilibré, que ses nerfs avaient pris le dessus, ses inclinations s’étaient modifiées et ses admirations avaient changé. Bientôt même, et quoiqu'il se rendît compte de son injustice envers le prodigieux auteur de la Comédie Humaine, il en était venu à ne plus ouvrir ses livres dont l'art valide le froissait (p. 295)1.
11Dans l’allusion à Balzac, lisible aussi autour des portraits (et p. 81, avec des réminiscences du Cabinet des Antiques), passe la question balzacienne essentielle : celle de la gestion sociale des énergies individuelles. Une fois la hiérarchie d'Ancien Régime écroulée avec son système de valeurs (où l'individu se pense en fonction de la place qu'il occupe dans l'ordre social et par ses liens de solidarité ou de dépendance), une fois la destruction du corps social opérée par la Révolution, les énergies, qui ne sont plus canalisées par le système social, deviennent anarchiques.
12Mais la question de l'équilibre social qui fonde le réalisme balzacien et qui parcourt toute la Comédie Humaine ne travaille pas Huysmans :
Enfin, depuis son départ de Paris, il s'éloignait de plus en plus de la réalité et surtout du monde contemporain qu'il tenait en une croissante horreur ; cette haine avait forcément agi sur ses goûts littéraires et artistiques, et il se détournait le plus possible des tableaux et des livres dont les sujets délimités se reléguaient dans la vie moderne (p. 296).
13Idéologiquement, exit Balzac, dont la référence intertextuelle nous dit que, si À rebours sera bien un roman de l'individualité, le potentiel passionnel de cette individualité ne s'exercera pas au sein d'un corps social atomisé. Mais Balzac subsiste littérairement dans À rebours, que l'on peut interpréter comme une réécriture de la Peau de Chagrin, Raphaël, comme des Esseintes, faisant retraite dans une thébaïde.
14À défaut d'un roman d'initiation, aura-t-on un roman familial ?
15Le château de Lourps rappelle furieusement celui de René ou des Mémoires d'outre-tombe. Dans le chapitre I, à Fontenay, le "grillon" qui, dans sa cage" chantait comme dans les cendres des cheminées du château de Lourps" (p. 88) convoque nécessairement le souvenir du chant de la grive des Mémoires, ainsi qu'une référence intertextuelle, en aval celle-là : on ne peut pas ne pas songer à la théorie de la mémoire affective que Proust achèvera d'élaborer dans La Recherche. Ce cri du grillon "tant de fois entendu" préfigure la sonate de Vinteuil, alors que "la rage de salir par des turpitudes des souvenirs de famille" annonce la scène de la profanation de Montjouvain.
16René et ses frères (l'Aloys de Custine, l'Antony de Dumas, l'Amaury de Sainte-Beuve, l'Octave de Musset dans La Confession d'un enfant du siècle, le Dominique de Fromentin, qui peut aussi être évoqué p. 81...) instaurent un hypotexte fondamental : "Quoi qu’il tentât, un immense ennui l'opprimait" (p. 85). Les p. 78-79 ont, quant à elles, pour modèle générateur, Les Mémoires d'outretombe. Tressé avec l'obsession baudelairienne de l'"ennui" et du "spleen" (le terme apparaît p. 88), le mal de vivre chateaubrianesque est appelé à développer dans À rebours une postérité plus heureuse que l'énergie balzacienne. Sa contiguïté avec Baudelaire dans un texte qui lui doit beaucoup (Rose Fortassier a pu dire que tout À rebours procédait de Baudelaire2), récupère René et, s'il était besoin, le fonde en mythe. Par cette filiation assumée, revendiquée, À rebours dit certes les réinvestissements successifs du "mal du siècle", mais, par delà, la profonde cohérence du romantisme tout au long du XIXe siècle.
17Cohérence encore renforcée par les références au Génie du christianisme dont Huysmans ne peut qu'approuver les développements sur la pompe et l’apparat dévolus à la seule religion catholique, par là-même religion éminemment poétique : cf. p. 177, la description des prélats du chap. VII.
18La description des archimandrites combine des références empruntées, et au Génie et à la Tentation de Saint-Antoine.
19L'intertextualité flaubertienne fonctionne par allusions dans la notice : "Leur conversation aussi banale qu’une porte d'église" (p. 83) répète la "conversation plate comme un trottoir de rue" de Charles Bovary et le début du chapitre I où "l'enfilade de boudoirs roses (...) célèbre parmi les filles" (p. 87) renvoie au fameux boudoir de Rosanette dans l'Éducation sentimentale.
20Mais elle se complexifie fonctionnellement dans la mesure où elle réduplique également le cadre romanesque flaubertien. Ce que manifeste l’ellipse qui permet d'occulter la naissance de des Esseintes :
La décadence de cette ancienne maison avait, sans nul doute, suivi régulièrement son cours ; l'effémination des mâles était allée en s'accentuant ; comme pour achever l'œuvre des âges, les des Esseintes marièrent pendant deux siècles leurs enfants entre eux, usant leur reste de vigueur dans les unions consanguines.
De cette famille naguère si nombreuse qu'elle occupait presque tous les territoires de l'Ile de France et de la Brie, un seul rejeton vivait, le duc Jean... (p. 78).
21Il y a là un écho à ce fameux blanc de l'Éducation sentimentale que Proust lisait comme la plus belle réussite du livre. Derrière l'hommage à Flaubert, la rentabilité textuelle est certaine, qui substitue à la naissance diégétique de des Esseintes une naissance littéraire. Enfin, s'instaure un mode de lecture qui va privilégier le discontinu sur le continuum du romanesque traditionnel. Il s'agit de penser autrement la temporalité romanesque, de deshistoriciser le roman.
22À ce titre, les références à Flaubert sont capitales ; à l'Éducation donc, dans la notice, mais surtout à la Tentation de Saint-Antoine qui donne lieu, au chap. IX (p. 210-212), à une scène de fétichisme littéraire. C'est à Flaubert que des Esseintes délègue l'expression du sens ultime d'À rebours :
Ah ! c'était à lui-même que cette voix aussi mystérieuse qu'une incantation parlait ; c'était à lui qu’elle racontait sa fièvre d'inconnu, son idéal inassouvi, son besoin d’échapper à l'horrible réalité de l'existence, à franchir les confins de la pensée, à tâtonner, sans jamais arriver à une certitude, dans les brumes des au-delà de l'art (p. 211).
23Or, que dit cette rencontre des deux postulations majeures de l'imaginaire romantique, le sphinx et la chimère ? Si le sphinx suppose que le monde est tout entier symbolisable et symbolisant, qu'il y a bien un sens, même s'il est de l'ordre du mystère et de l'énigme, la chimère vient suspecter cette idée. Dans Le Spleen de Paris ("chacun sa chimère"), c'est elle qui écrase le poète. En convoquant cet hypotexte, des Esseintes ouvre un système de contradictions qui ne laissent qu'un ego souffrant et pantelant, dont même les correspondances baudelairiennes auront du mal à recoller les membra disjecta. Après l'échec du coït monstrueux que souhaitait la chimère, le sphinx reste détenteur d'un secret que l'on renonce à percer, le réel n'étant que contradictions. C'est un rude coup porté à la pensée du symbole.
24Soulignons rapidement une référence ironique au roman historique, aux formes harmonieuses et scriptibles que symbolise Dumas autour de la référence aux favoris d’Henri III et au marquis d'O. C'est là un contre-modèle qui passe : certes, À rebours exploitera la veine homosexuelle, mais pas à la façon d'un Dumas. Aussitôt apparus, les antiques, les ancêtres sont rejetés dans le néant.
25Pas de roman historique donc – on s'en doutait à vrai dire. Mais la référence à Zola, elle, est patente. Alors, À rebours comme histoire naturelle et sociale ? On a vu que le modèle balzacien ne parvenait pas à rendre compte de la notice, le modèle zolien, lui, semble trop bien lui convenir. Trop bien parce que la notice va au-delà de la fiche zolienne, la systématise à outrance. L'hérédité familiale est lourde : consanguinité et nervosisme, on n'en demandait pas tant.
26"Tempérament appauvri", "prédominance de la lymphe dans le sang", "enfance menacée de scrofules, accablée d'opiniâtres fièvres". Tous les termes qui connotent l'obsession zolienne de l'hérédité sociale, le déterminisme absolu du tempérament y sont : "vices", "tempérament nerveux", "atavisme, le dernier descendant ressemblait à l'antique aïeul", "nerf", "langueurs", "chlorose"... Dégénérescence du sang, soupçon d'homosexualité qui condamne la branche à s'éteindre (or, le célibataire est idéologiquement vicieux, anti-naturel). Des Esseintes ne peut échapper au déterminisme familial. Huysmans fait du sur-Zola mâtiné de Balzac. En effet, l'appartenance socio-géographique de des Esseintes, l'aristocratie de la Brie – cœur historique de la monarchie française – fait de lui un personnage doublement déterminé et doublement condamné : ayant épuisé le sang vicié des des Esseintes, il est aussi en bout de course historiquement3. Pastiche de Zola donc, la notice exhibe là encore ses présupposés idéologiques, faisant du naturalisme, non pas une enquête scientifique du réel, mais une vision du monde structurée par ses propres présupposés ; on verra cependant que la logique clinique que met en place l'intertextualité zolienne sera d'une grande rentabilité diégétique.
27Autre exemple qui, dans le récit, suit immédiatement ce passage : l'aménagement de la thébaïde fontenaisienne. Fontenay peut sans peine se confondre avec un musée imaginaire, où chaque pièce serait consacrée à une collection esthétique livrée à la contemplation méditative. Le monde extérieur enfermerait sa quintessence esthétique dans un espace clos que renforce la clôture des chapitres, chacun consacré au "coulis d'une spécialité", à la "condensation en of meat" que promettait la préface. On retrouverait là une intertextualité flaubertienne, cette fois avec Bouvard et Pécuchet, qui offre un modèle encyclopédique à réinvestir.
28Et l’anachorète de Fontenay joue bien, pour lui tout seul, une symphonie, un opéra même, comme Rose Fortassier le fait remarquer : "pareil au saint Antoine de Flaubert, en proie aux tentations et hallucinations, contemplant des architectures composites et grandioses qui devaient justement inspirer Moreau"4. Mais si le principe encyclopédique qui gouverne Bouvard et Pécuchet et À rebours est identique, son implication est toute différente. Chez Flaubert, il est censé permettre d’agir sur le réel – même sur le mode ironique – ; chez Huysmans, il ne débouche que sur un empire de signes. Empire de signes ou bouillon de culture, et l’on en veut pour preuve l'aménagement du décor :
Il se résolut, en fin de compte, à faire relier ses murs comme des livres, avec du maroquin, à gros grains écrasés, avec de la peau du Cap, glacée par de fortes plaques d'acier, sous une puissante presse (p. 94).
29et
(...) à établir sur la majeure partie de ses murs des rayons et des casiers de bibliothèque en bois d'ébène (p. 95).
30La maison secrète donc de la littérature – faisant s'entrechoquer lieux et temporalités-. Dès lors, tout est littérature, tout est citation, tout est renvoi. Dès lors, l'objet se confond avec l'écrit. Cette maison-livre ne peut que célébrer un culte du livre, dont les Évangiles (qui reposent d'ailleurs sur un canon d'église, entre deux ostensoirs) sont trois poèmes de Baudelaire : deux sonnets, "La Mort des amants", et "l'Ennemi", et un poème en prose "Anywhere out of the world" (p. 95-96). La réclusion le disait déjà, la fétichisation le répète : il y a sécession d'avec le réel, substitution du monde des signes au monde social. Or, on ne peut échapper au monde social qu’au prix d'une tricherie avec la temporalité. C'est le sens de la réduplication du code romanesque flaubertien.
31Le même Flaubert, dans une lettre à Ernest Feydeau (du 29 novembre 1859) écrivait :
Peu de gens devineront combien il a fallu être triste pour entreprendre de ressusciter Carthage ! C'est là une thébaïde où le dégoût de la vie moderne m'a poussé.
32Et, dans une lettre à Mlle Leroyer de Chantepie (18 mai 1857) :
Il y a un sentiment ou plutôt une habitude dont vous me semblez manquer, à savoir l’amour de la contemplation. Prenez la vie, les fassions et vous-même comme un sujet à exercices intellectuels (…) la vie est une chose tellement hideuse que le seul moyen de la supporter, c'est de l'éviter. Et on l’évite en vivant dans l'Art.
33On comprend dès lors le caractère circulaire du récit et l'une des fonctions de l'intertextualité, qui est de venir redoubler, par sa spécularité, la réflexivité textuelle. L’intertextualité a partie liée avec la structure d'À rebours, texte-inventaire, texte-liste et donc, texte potentiellement illimité.
34Le lieu fontenaisien obéit à une logique claire : collationner un bréviaire esthétique pour le théâtraliser en fantasmes, sur "l'autre scène" chère à Octave Mannoni. Mise en scène qui aboutit à la sublimation des objets qui peuplent la thébaïde. Si Pierre Jourde a pu, à juste titre, lire À rebours comme un glissement du "problème du faire" au "problème de l'être"5, l'être ne peut se saisir que fétichisé par le prisme de des Esseintes. A ce titre, Fontenay est une machine à nier la différence, à faire s'échanger des signes (d'où la tentation de l'androgyne, de la femme dénaturée, c'est-à-dire finalement de la femme-homme, d'où la tortue qui, d’animale, devient minérale... dans un rêve d'indifférenciation sexuelle et générique).
35Refuser le monde extérieur, le dénier (je renvoie là à un article important de Micheline Besnard-Coursodon, À rebours : le corps parlé6) ne peut se concevoir que si l'on se soumet à la discipline du fantasme : c'est là la règle qui sert la religion des livres dont les textes de Baudelaire sont les Évangiles et la maison de Fontenay le lieu de culte. Des Esseintes en énonce d'ailleurs un discours de la méthode :
À son avis il était possible de contenter les désirs les plus difficiles à satisfaire dans la vie normale, et cela par un léger subterfuge, par une approximative sophistication de l'objet poursuivi par les désirs mêmes (p. 101).
36Diégétiquement, cette fétichisation est particulièrement claire dans la mesure où, dans un livre qui privilégie tant l'intertextualité, des Esseintes est un piètre lecteur. Il lit en effet :
- au chap. VI (p. 167) : De laude castitatis, ce qui est pour le moins piquant, dans ce chapitre qui pèche contre le 6e commandement !
- p. 234 : Dickens
- p. 275 : Barbey d'Aurevilly
- p. 315 : quelques pages de son anthologie personnelle.
37Tout le reste est évocation de lectures d'avant la réclusion. Des Esseintes range sa bibliothèque, mais ne la lit pas ; il caresse les livres, ou plutôt palpe leur couverture de peau et de tissu. Comme pour la thébaïde, mais en réduction et en réduction encore sursémantisée, il y a transfert d'intérêt du contenu au contenant dans une régression caractérisée. De même que tout objet devient citation, le livre devient objet. Et comment mieux dire la fétichisation du livre que par la bibliophilie de des Esseintes ?
- 114, chap. III : il est question d'une "superbe édition du Satyricon, in-8 portant le millésime 1585 et le nom de J. Dousa, à Leyde".
- p. 250, chap. XII : "il avait fait recomposer pour lui seul certains volumes...".
- p. 315, le chap. XIV développe l'anthologie personnelle de des Esseintes.
38Le livre s'aligne sur les autres objets de la maison, alors même que l'intertextualité s’affiche comme consubstantielle, contextuelle à À rebours, et je conclurai en citant Daniel Grojnowski : "Le processus de lecture s'en trouve affecté. La clôture où s'enferme des Esseintes renvoie à celle instaurée par le livre qui oblige à une lecture seconde provoquée par la contamination des autres œuvres".
2. La dissémination au service du resserrement des moyens : le catalogue raisonné
39Compte tenu de la structure même du texte qui consacre chaque chapitre à une spécialité :
40chap. I ou la décoration d'intérieur
41chap. III ou "de la littérature"
42chap. IV ou de la gemmologie
43chap. V ou de la peinture...
44Huysmans a recours à des ouvrages spécialisés. Là encore, il serait fastidieux de détailler toutes les sources d'À rebours.
45À titre d'exemple, on sait que Huysmans, pour traiter de la névrose, s'est documenté dans les ouvrages suivants :
1857 | Traité des dégénérescences physiques, intellectuelles et morales de la race humaine et des causes qui produisent ces variétés maladives du Dr Benedict Morel. |
1866 | Du nervosisme aigu et chronique et des maladies nerveuses de Bouchet. |
1883 | Traité des névroses d'Axenfeld7. |
46Intéressons-nous plutôt aux modalités d'insertion des allusions littéraires. Elles sont multiples :
- titre ou nom de l'auteur, éventuellement assorti d'un commentaire.
- citation : (le Verlaine des Fêtes galantes, p. 304 ; le Mallarmé d'Hérodiade, p. 315 ; le Flaubert de La Tentation, p. 210) qui donne parfois lieu à une explication de texte.
- étude, analyse : Pétrone, p. 112-114.
- critique littéraire ou stylistique : Baudelaire, Flaubert, Hello, Goncourt, Zola... appuyée par un appareil critique des plus formalisés.
- critique littéraire thématique qui vise là aussi à extraire d'une œuvre sa quintessence ; cf. L'Ève future de Villiers dont la réflexion sur la femme initie la p. 104 d'À rebours :
Est-ce que l'homme n'a pas, de son côté, fabriqué, à lui tout seul, un être animé et factice qui la vaut amplement au point de vue de la beauté plastique ? Est-ce qu'il existe, ici-bas, un être conçu dans la joie d'une fornication et sorti des douleurs d'une matrice dont le modèle, dont le type soit plus éblouissant, plus splendide que celui de ces deux locomotives adoptées sur la ligne du Chemin de fer du Nord.
47La référence à Villiers met en abîme le fonctionnement du roman, à savoir la sublimation. Ce que dit ce passage sur les locomotives, c'est la sublimation du métal comme œuvre d'art et de la femme comme métal. Transferts éminemment satisfaisants en cela qu'ils évacuent le signifié de la femme, mais conservent celui de la féminité. Comme avec la perle des Pyrénées (p. 205), c'est l'essence de la féminité qui est conservée, qui se résout en signe idéal parce qu'abstrait, dépouillé des contingences qui marquent le chap. VI et ses scènes de bordel dont on a vu qu'elles reproduisaient fonctionnellement la thébaïde fontenaisienne en esthétisant les expériences, en les sublimant. Mais la femme ne peut être satisfaisante en cela qu'elle ne peut jamais se montrer à la hauteur des fantasmes que l'on projette sur elle. Ni avec Miss Urania, ni avec la ventriloque, ni même avec l'androgyne, on ne peut parvenir à confondre les signes de la différence sexuelle. La solution est de désincarner les êtres, de les transformer en fétiches esthétisés.
48Villiers et l'Ève future donc, mais, encore et toujours, Flaubert, avec Mme Bovary cette fois, qui partage avec des Esseintes le projet de substitution du fantasme à la réalité. L'écart entre ces deux pôles venant à bout d’Emma, incapable de se créer un circuit fermé qui exclue totalement l'Autre (elle meurt, faute d'amour) et qui, elle aussi, avait cru trouver dans les livres une région où vivre.
49Un tel fonctionnement permet de récupérer des thématiques déjà balisées et culturellement saturées, établies, se découvre également avec l'horreur du monde bourgeois que manifeste des Esseintes à Fontenay :
bourgeois ventrus à favoris, gens costumés, à moustaches, portant, ainsi que des saints-sacrements, des têtes de magistrats et de militaires ; et, depuis cette rencontre, son horreur s'était encore accrue de la face humaine (...) il rentrait en rage chez lui et se verrouillait avec ses livres (p. 107).
50Par une remarquable économie de moyens, des Esseintes se pose comme l'anti-bourgeois et s'évite ainsi une charge didactique qui alourdirait singulièrement le propos contre le monde bourgeois. Il y a concentration des effets en une seule phrase qui emporte avec elle et "la tyrannie de la face humaine" de Musset, avec ses antécédents marqués au coin de Chateaubriand, et ses dérivés flaubertiens et villiéristes. Des Esseintes contre Homais et l'excellent Tribulat Bonhomet de Claire Lenoir et des Contes cruels, dont on voit assez, par la paronomase, ce qu'il doit au précédent, et qui apparaîtra d’ailleurs p. 312.
51Villiers semble du reste un informateur privilégié d’À rebours, puisque ses Contes cruels, titre à la fois thématique et Thématique, modélisent certains passages. Ainsi, au chap. VI le mariage de d'Aigurande (p. 161-163) et la corruption d'Auguste (p. 163-167).
52Là encore, il y a développement d'une esthétique de la récupération et du reflet culturel dont la rentabilité est double, idéologique et stylistique. À rebours essaie des formes-sens qui finissent par tisser – par renvois inter-et intratextuels – la cohérence du texte.
53C'est le cas du conte cruel, mais aussi du poème en prose baudelairien : cf. au chap. XIII "l'immonde tartine" (p. 281-285) qui s'inspire tout à la fois du "Chien et le flacon", du "Joujou du pauvre" et de "Assommons les pauvres".
54On peut donc dire que l'intertextualité participe d'une entreprise de réduction des disjonctions, qu'elle instaure une imité de voix. Structurellement, elle a la même fonction dans l'économie de texte que le système – lui aussi baudelairien – des correspondances. Le principe intertextuel, principe moderne contre l'hypocrisie de l'allusion masquée, est paradoxalement au service de la lutte contre la dispersion.
55L'orgue à bouche (p. 133-135) reprend, sur le mode parodique, la symphonie des fromages du Ventre de Paris. Si l'on considère, de plus, que le passage précède immédiatement, avec la séance chez le dentiste, le pastiche d'un morceau de bravoure à la Zola, il est évident que la description naturaliste se trouve ici questionnée. Théoriquement réduite à un rôle informatif dans le naturalisme, elle se trouve détournée dans l'économie d'À rebours qui en libère pleinement les potentialités poétiques.
56Ainsi "chaque liqueur correspon[d] selon lui comme goût au son d'un instrument (...)" (p. 134). L'"assimilation" se poursuit en symphonie (là encore, on a, fonctionnellement, une mise en abîme). Il y a "similitude", car il est question d'une "musique des liqueurs" (p. 220) et de la distillation des parfums qui crée des paysages (p. 322)8. Cf. encore p. 327-328 sur la musique de Wagner : "la musique profane est un art de promiscuité lorsqu'on ne peut pas la lire chez soi, seul, ainsi qu'on lit un livre"9.
57Peinture, littérature, musique, mais aussi tous les arts mineurs, tous unifiés et rapprochés par métaphore10, échangent ainsi leurs spécificités.
58Le gain textuel est évident : il y a réactivation du signe qui circule selon la loi du libre échange, en même temps que l'activité intertextuelle pointe là une contradiction grosse de sens : alors que, sur le plan de la diégèse, des Esseintes se meut dans un monde atomisé – il ne trouve d'identité que dans la répétition des expériences esthétiques, identité approchée par métonymies successives, sur le plan de l'écriture, il y a réinvestissement métaphorique. Et donc, par le biais de la métaphore qui court tout au long d'À rebours, réappropriation de formes traditionnelles du romantisme, et d'un romantisme d'avant le désenchantement. Se joue là une combinatoire entre un mode d'écriture reçu et l'élaboration diégétique d'un monde de la perversion.
3. La sacralisation des miroirs
59Régime de la métaphore et principe de la correspondance sous-tendent la structure d'A rebours et la thébaïde en est la meilleure défense et illustration. Parce qu’elle instaure des réseaux de correspondances entre les objets. Parce que, démon de l'analogie, elle institue des Esseintes en miroir de sa collection. Des Esseintes est tout entier dans les œuvres où il se mire. N'y a-t-il pas d'ailleurs, toujours premier au déclenchement du souvenir, une expérience esthétique ? Cf. p. 136 et p. 169 ("et le flot s'ébranlait, culbutant le présent, l'avenir, noyant tout sous la nappe du passé") et aussi p. 206, p. 226, p. 245, p. 287 ("l'essaim de réminiscences"), et p. 323.
60La scène du miroir (p. 330) montre l'exténuation de l’identité de des Esseintes. Homme sans ombre, sans image, il ne trouve de reflet et de cohérence que dans la contemplation de soi à travers des objets culturellement investis. Réflexions multiples qui entrent aussi dans la logique du renchérissement et qui proposent autant d’images susceptibles de combler le manque à être de des Esseintes que le musée compte de pièces.
61De ce dispositif du surinvestissement culturel, de l’enchevêtrement référentiel, À rebours propose une signifiante mise en abyme autour des tableaux de Gustave Moreau représentant la Salomé. Des Esseintes s'attaque là à un véritable mythe culturel11 : 58
- mise en abyme littéraire : Huysmans cite p. 143 L'Évangile selon St Mathieu dans sa version de l'Université de Louvain (cf. aussi Mathieu 14, 3-12 ; Marc 6, 17-18 ; Luc 3, 19-20). À quoi s'ajoutent les références à : Mallarmé, Hérodiade, 1866 ; Flaubert, "Hérodias" in Trois contes, 1877 ; Laforgue, 188712 Sans compter l'intertextualité avec Salammbô et la quasi-totalité des Fleurs du mal.
- picturale : Salomé étant interprétée par Donatello, Giotto, Cranach, le Titien pour ne citer qu'eux. Henri Regnault en donne une en 1870. Rodin sculpte un saint Jean-Baptiste en 1879. Toutes représentations enrichies encore par l'iconographie d'un Odilon Redon et d'un Félicien Rops.
- musicale : Avec l'Hérodiade de Massenet en 1881, celle de Strauss, d'après Wilde en 1894, avant l'opéra de 1905.
62On a peu de chance de trouver une mise en abyme plus féconde en indices de fonctionnement interculturel : les univers païens et chrétiens sont convoqués par une Salomé qui tient de la courtisane et de la Vierge, les temporalités se superposent, les cultures antiques et modernes se mêlent, les civilisations s'imbriquent. Palimpseste littéraire et plastique qui met en jeu un vaste ensemble de textes et de tableaux, eux-mêmes sursaturés de références antagonistes, cette littérarisation picturale à laquelle se livre des Esseintes emprunte aux Évangiles et aux "théogonies de l'Extrême Orient" (p. 145), au cycle de la Vierge et aux diverses mythologies ("l'Hélène antique", "le sceptre d'Isis") dans une étourdissante tentative syncrétique de réconciliation des extrêmes que n'eût pas désavouée Nerval. Avec ce tableau, le principe fondateur de l'intertextualité s'exhibe : tout élément d'un texte est écho d'autres textes dans la mesure où des correspondances assurent ce transfert.
63De plus, des Esseintes est contextuellement en situation de voyeur, devant le tableau, il est pur regard, pure contemplation, pure passivité, comme Salomé (p. 147) médusée par la tête décollée de saint Jean-Baptiste ("vision qui la cloue immobile, sur les pointes, les yeux se dilatant"). Une Salomé qui, de l'huile à l'aquarelle, de déesse devient histrionne, ce qui ne va pas sans aggraver le thème de la représentation auquel on n'échappe pas lorsqu'il s'agit de rendre compte de tableaux.
64Tableaux qui accueillent les références contradictoires comme À rebours accueille des textes eux aussi hétérogènes (temporellement, idéologiquement...) d'où, ultime mise en abîme, le travail sur le sème architectural :
Un trône se dressait, pareil au maître-autel d'une cathédrale, sous d'innombrables voûtes jaillissant de colonnes trapues ainsi que des piliers romans, émaillées de briques polychromes, serties de mosaïques, incrustées de lapis et de sardoines, dans un palais semblable à une basilique d'une architecture tout à la fois musulmane et byzantine (p. 142).
65Et l’on retrouve bien l'architectonique d'ensemble, un concentré de références serti dans À rebours où convergent toutes les références esthétiques : les fleurs (lotus et lys), les gemmes (les "pierres enchâssées", les colliers, les bracelets, les bagues étincelantes, "les matières orfévries", les "minéraux lucides"), "l'odeur perverse des parfums", la musique, enfin, suggérée par l'ardeur de la danse. "Orfévrie" comme la tortue (p. 147 : "un nombril dont le trou semble un cachet gravé d’onyx (...) Sous les traits ardents échappés de la tête du précurseur, toutes les facettes des joailleries s'embrasent ; les pierres s'animent, dessinant le corps de la femme aux traits incandescents ; la piquent au cou, aux jambes, aux bras") et "corsetée" comme la locomotive, Salomé entretient des relations avec nombre de passages du texte :
- elle reprend la molaire arrachée, la "dent bleue où pendait du rouge" (p. 139) avec le "cou cramoisi dégouttant de larmes" de la p. 147 et file donc le thème de la castration.
- elle anticipe sur la grande vérole, sur le thème prostitutionnel où Baudelaire voyait l'expression de l’universalité du désir, en tant qu'elle est "effroyable cauchemar", "grande fleur vénérienne élevée dans des serres impies" (p. 148).
- elle tisse le lien entre érotisme et mysticisme que la référence à Sade achèvera de développer, thème qui s'engrène sur l'opposition paganisme/christianisme que décline la typologie des fleurs et des parfums13.
- "histrionne" enfin réactive le thème du spectacle. Terme éminemment baudelairien avant d'être mallarméen, il appelle déjà l'écho de la dernière apparition de Salomé, reconvoquée p. 315 par la citation de Mallarmé qui commence, bien entendu, par "miroir". Citation qui exhibe le double défaut d'être d'Hérodiade : le temps et le désir, deux éléments qui l'arrachent à la totalité close dont elle voudrait faire la référence absolue, non médiatisée. Ce qui se dit, c'est l’inscription, en creux, de l'échec de la réflexion spéculaire. Et c'est bien de cela qu'il est question : l'accumulation que met en scène À rebours procède d'un défaut de totalité. La quête de des Esseintes procède d'une inadaptation qu'il a à charge de convertir symboliquement en maîtrise sur les signes. Mais c'est au prix du refus de toute contradiction qui pourrait venir du monde extérieur, au prix donc de la claustration. Vivant seul, pour soi seul, à soi seul, des Esseintes se contemple dans les miroirs de l'Art jusqu'à la saturation.
II. De la référence absolue à la tyrannie du signe
1. À rebours de la nature
66À l'imitation d'un Mallarmé, dont la figure condense l'idéal de des Esseintes, lui "qui, dans un temps de lucre, vivait à l'écart des lettres" (p. 316), des Esseintes accueille dans sa thébaïde des succédanés du réel. Il lutte, nouveau Noé et nouveau Robinson, contre une nature qui a "fait son temps", "sempiternelle radoteuse, entêtée, bornée, confuse". Mais deux éléments viennent miner cette réclusion volontaire.
67Dès l'orée du texte (p. 85-86), des Esseintes, ancien dandy, donc homme de la marginalité, de l'individualisme exacerbé, contempteur de l’abjection moderne, homme qui stigmatise le nivellement des valeurs, l'ère du mesquin, de l'utilitarisme bourgeois, la valeur d'échange reine, convertit son château en rentes sur l'État. De noble, le voilà entré dans la société d'économie bourgeoise. Au seuil de la maison de Fontenay, c'est l'inscription du compromis : la retraite ne pourra être que compromission. C’est le signe de l'impossible disjonction de soi d'avec le réel (des Esseintes ne craint rien tant que de devoir rejoindre la masse, mais il doit composer avec elle). La posture décadente ne se conçoit pas hors de l'avoir, du capital, seul à même de convertir l'objet en plaisir14.
68De plus, Fontenay n'est rien d'autre qu'une transposition, une réduplication du réel. Loin de pouvoir l'annuler, des Esseintes le surinvestit et, l'introduisant chez lui, le fétichise. Substituer le monde des signes au monde réel est la condition de survie de des Esseintes, acteur, spectateur et metteur en scène de ses fantasmes, qui doit donc en passer par une entreprise de dénaturation généralisée de la nature, par une immense inversion.
69Les exemples sont multiples, à commencer par la maison elle-même, tendue de maroquin. De même
- la tortue change de règne,
- les locomotives proposent un équivalent acceptable de la féminité,
- la servante est aussi desservante de la religion du lieu, travestie en béguine (on pense à l’isotopie religieuse) en même temps que la femme est niée en elle.
70Je n'insiste pas.
71Il est cependant un chapitre qui, de même que Salomé se trouvait à la confluence objective d'un maximum de représentations mythiques et culturelles, concentre en lui la charge dont on investit traditionnellement la nature, c'est le chapitre VIII sur les fleurs. Il est au croisement d'intertextes innombrables et emporte avec lui une forte connotation poétique. Un hypotexte s'impose cependant : la description du Paradou (in La Faute de l'abbé Mouret, livre II, chap. 4, 1875) : "une fois seul, il regarde cette marée de végétaux".
72L'intertextualité, là, se joue dans une réécriture inverse qui part pourtant du même comparant :
Zola | Huysmans |
-"mer de verdure" | -"marée de végétaux" |
73Françoise Court-Perez repère, de Zola à Huysmans, les oppositions suivantes :
"la luxuriance de la vie" | /les agonies |
"la force sanguine" | /le délabrement |
"les santés morales" | /les zones incertaines de l'amoralisme |
"l'hymne à la chair" | /l'hymne à la haine |
"la fureur des générations | /son mépris15. |
74Des interférences avec la serre de La Curée se font aussi jour. Il y a certaines convergences : une érotisation du personnel floral, mimétique d'organes sexuels dégénérés qui engrènent le thème de la syphilis. Chez Zola, il y a développement à plein du thème convenu du grand rut panique, de l’appel à la fécondation : "il avait songé à de fantastiques ruts de ciel, à de longues pâmoisons de terre, à de fécondantes pluies de pollen tombant dans les organes haletants des fleurs..." (p. 301).
75Chez Huysmans au contraire, "la plupart comme rongées par des syphilis et des lèpres, tendaient des chairs livides, marbrées de roséoles, damassées de dartre (...) d'autres étaient bouillonnées par des cratères, creusés par des ulcères et repoussés par des chancres" (p. 188).
76Les fleurs accomplissent le tour de force d'introduire la syphilis à Fontenay, d'où la femme est bannie. C’est bien le signe que les murs qui protègent la retraite sont lézardés.
77Mais peut-être peut-on dire que, là encore, la femme est sublimée. Dans la mesure où ce n'est pas tant la sexualité qui est ici figurée que ses conséquences. Ainsi pour l’anthurium et l’amorphophallus "aux feuilles taillées en truelles à poissons, aux longues tiges noires couturées de balafres, pareilles à des membres endommagés de nègres" (p. 189). Ainsi des nidulariums "ouvrant, dans des lames de sabres, des fondements écorchés et béants" (p. 190). Organes qui – qui s'en étonnera ? – embrayent sur la syphilis : "il eut la brusque vision d'une humanité sans cesse travaillée par le virus des anciens âges" ; c’est donc la création, la mère nature qui est viciée au départ.
78Et c'est capital pour penser la décadence : d'historique, elle devient naturelle. En outre, elle contamine derechef tout l'ordre naturel : "et la voilà qui reparaissait, en sa splendeur première, sur les feuillages colorés des plantes" (p. 195).
79La nature, dès lors, ne peut plus jouer comme un recours – fonction qui lui est traditionnellement dévolue – la nature (dans sa quintessence, i.e. les fleurs) prend la forme menaçante d'une sexualité mutilante liée à la pénétration. Par rapport à Zola, Huysmans doit inverser les termes de la logique, puisque la nature doit désigner la traîtrise installée au cœur de la sexualité, la mort. On comprend pourquoi Huysmans prend le parti de la fleur (et quelle fleur) et non du fruit.
80Inverser la lecture de Zola est rentable à tous égards : d'une part, la syphilis permet une adultération de la nature, elle est donc on ne peut plus poétique ; surtout, c'est une menace pour la reproduction, qu'elle peut condamner. C'est donc une maladie de la fin de l'histoire, qui ne peut, en tant que telle, qu'être valorisée.
81D'autant que la syphilis, si elle infecte l'humanité, s’attaque à l'ordre du monde dans son ensemble. Elle est le nouvel universel, le nouvel ordre mondial. Les plantes s'avèrent donc des plus productives pour mener à bien l'entreprise d'À rebours : en entrant à Fontenay, elles font entrer l'univers entier (en condensé) et permettent l'élaboration d’un nouveau code. Des Esseintes, nouveau démiurge, refait le monde depuis sa thébaïde.
82Dans un article magistral, Françoise Gaillard analyse cette réitération de la transgression sans cesse renouvelée dont À rebours décline le paradigme :
(...) À rebours (...) manifestait (...) [que] les signes ne renvoyaient qu’à eux-mêmes dans un mouvement circulaire qui exclut toute notion d'extériorité. Il n'y avait pas de dehors de la relation signifiante. (...) À la limite les signes pouvaient (...) se substituer au réel (...). (...) À rebours découvrait la vérité encore confuse d'un système fondé sur la fétichisation de ses productions. Les signes qui avaient fini par enterrer le réel devenaient à eux-mêmes leur propre référence, et les choses n'accédaient au sens qu'à travers les signes qui les signifiaient16.
83On connaissait "le silence éternel de la divinité", on savait que Dieu, en tant que référentiel, avait été singulièrement mis à mal par les Lumières et leurs avatars scientistes, voilà qu'on ne peut plus faire foi sur son seul concurrent en matière de référentialité absolue : la nature. Dès lors, quelle créance peut recouvrer le signe ? Il ne peut plus que s'autodésigner. Nous voilà entrés dans l’ère de la littérature autotélique qui met en branle la circularité citationnelle et disqualifie toute production sémantique se revendiquant de la nature. Le naturalisme est explicitement référé comme un usurpateur de la puissance symbolique, dans ce monde des signes où s'inaugure une nouvelle conception du sens, non plus assuré, mais ductile. Cette perte d'un univers de référence fait vaciller le principe de réalité qui est la pierre de touche de l'idéologie de la représentation, et dénonce la supercherie qui fonde les signes en vérité, lorsqu'ils ne sont plus gagés sur rien. Françoise Gaillard précise encore :
Le réel ainsi miné, dépossédé de sa puissance (...) que seule peut énoncer la formule ontologique qui désigne la divinité : il est ce qui est (...) le réel privé, en un mot, de l’exorbitant privilège de se confondre avec l'être, se défait dans l'écriture qui le prend en charge (...).
84On le comprend, dès lors, il y a disjonction irréductible entre le mot et la chose qu'il désigne ; en somme, rien n'est rien, si bien que le code devient objet-fétiche à la place de ce qu'il désignait : il ne s'agit plus de vérifier la coïncidence des mots avec les choses, mais de se convaincre qu'elle est désormais impossible.
85Exorciser le réel, c'est substituer un produit de synthèse à un produit naturel, en répétant l'expérience jusqu'à obtenir du vrai faux. En ce sens, À rebours est une victoire sur le réel.
86Ainsi, le faux bain de mer (p. 102-103) dont la formule chimique nous est donnée, montre que chaque élément fonctionne comme un substitut, l'ensemble équivalant exactement au concept "mer", épuisant sa réalité sensorielle. Récupérant les exercices spirituels de Loyola des Esseintes montre que tout objet peut être approprié sensoriellement et intellectuellement.
87Des Esseintes s'est égalé à Dieu. Ses réduplications reposent sur le principe de traductions esthétiques et c'est donc bien une affaire de représentation. Là est le lieu sémantique du roman, il s'agit de pouvoir produire un équivalent de réel. Des Esseintes fabrique des signes et leur assigne des lois.
88Anti-naturalisme qu'il faut pousser jusque dans ses conséquences ultimes (celles de Wilde : "la nature imite l'art") : tout art ne peut ainsi trouver de modèle que dans l'art. Pseudo-physis et intertextualité ont donc partie liée.
89Mais l'anti-naturalisme doit aussi s'entendre comme démarcation, écart d'avec le mouvement littéraire. Et À rebours témoigne bien d'une érosion de confiance envers un genre qui fait du réel un objet de savoir et qui ne questionne pas les signes qui doivent le représenter.
2. Intertextualité et névrose, principe de plaisir et principe de réalité
90Si l'on examine la structure d'À rebours, elle ne se résume pas à l'effet-catalogue. En fait, le texte développe concurremment deux trames narratives :
- la succession des expériences esthétiques de des Esseintes sur le mode de l'inventaire. On a pu avancer que certains chapitres n’étaient pas nécessaires à l'économie du roman, que leur ordre était interchangeable ; en fait, il y a entre eux une profonde cohérence qui découle d'une radicalisation d'un principe naturaliste : celui de la détermination du personnage (on peut appliquer à la lettre à des Esseintes les programmes perceptif, cognitif, thymique qu'Henri Mitterand propose pour l'étude de Zola).
- les troubles et les détraquements, le progrès de la maladie qui déterminent au moins autant des Esseintes que le désir esthétique.
91Deux logiques s'affrontent donc, toutes deux cuirassées de références :
92a) – Du côté du travail sur les sens, il y a récupération de la tradition sensualiste issue de Condillac. On pourrait montrer que chaque chapitre vise la satisfaction d'un sens particulier et que ce travail sur les sens induit le plaisir de des Esseintes17.
93Un deuxième ensemble de références s'ordonne autour de la leçon des bons Pères. Marc Fumaroli a montré toute la fécondité du modèle des exercices spirituels d'Ignace de Loyola, des "compositions de lieux avec application des sens". Il signale même un hypotexte, un pré-Â rebours, ouvrage d'un emblématiste jésuite du XVIe siècle tardif qui – sur le même mode que des Esseintes signe des compositions de liqueurs et de pierres précieuses très semblables, afin de proposer aux fidèles un équivalent sensible aux réalités spirituelles.
94Une troisième constellation est bien évidemment structurée autour des références à Baudelaire dont on a vu qu’elles sursaturent le roman : Baudelaire est cité explicitement (p. 96, 251-254 et 311), il l'est aussi pour ses traductions et critiques de Pym (p. 110), et de Quincey (p. 177), de Poe (p. 242 et p. 309-311).
95Plus profondément, À rebours peut se lire comme une tentative de réécriture, de transposition des Curiosités esthétiques (elles-mêmes informées par les Physiologies et Traités de Balzac)18.
96Le passage sur la distillation des parfums aboutit (p. 229) à l'extraction d'une essence baudelairienne au cours d'une réaction chimique dont les ingrédients sont "Le flacon", "La chevelure", "Un hémisphère dans une chevelure", "Correspondances", "La mort des amants", "Le balcon" et "Le chat" tout au moins.
97b) – À quoi s'oppose, ou plutôt dans quoi s'imbrique une seconde logique, issue de la réflexion médicale qu'a menée le XIXe siècle et qui aboutit à la mise en évidence de la névrose, de l’hystérie, du nervosisme. La dimension pathologique est essentielle pour comprendre À rebours, ce que l'on peut du reste lire dans la référence récurrente au personnel médical, à la figure du médecin, homme du social et du réel, dont Balzac avait déjà dit toute l'importance et dont le cahier des charges s'est encore précisé depuis. On a montré que la notice – dans son refus de privilégier un principe structurant unique – pouvait induire une lecture en termes de déterminisme absolu, lié à l'hérédité. La référence ambiguë à Zola, qui interfère avec une intertextualité par ailleurs, ou plutôt de façon concomitante, chargée, brouille la lisibilité, rendant indéchiffrable la logique causale à l'œuvre dans À rebours. Il y a introduction, à l'orée du texte, du principe clinique naturaliste, en même temps que celui-ci se trouve miné, mis en doute.
98Ce qui est neuf dans À rebours, c'est son fonctionnement intertextuel qui associe deux bases de données profondément cohérentes, mais antithétiques. C'est une radicalisation du principe intertextuel qui déjà désigne un manque, un défaut constitutif, en cela qu'il exhibe l'illégitimité d'un texte à se constituer hors d'un substrat, d’un socle de références qui le garantit. Et des Esseintes, qui conteste radicalement la coïncidence entre le réel et la langue qui le représente, des Esseintes, qui cherche à ériger un nouveau système de signes qui aurait chance de réduire cet écart invivable, ne peut l'élaborer ex nihilo. L'intertextualité joue ce rôle de fondation.
99Mais, scindée en deux grands courants qui entretiennent entre eux des relations de belligérance, la référentialité intertextuelle dans À rebours dit assez l'inconséquence qu'il y a à se penser, même symboliquement, dans une position de maîtrise par rapport au réel. Et c'est pourquoi elle est "variable aussi bien que l’Euripe", dans un roman qui se fait à la fois le lieu de la construction d'un paradis artificiel, du meilleur des mondes possibles et d'une nosographie. Un postulat réconcilie ces positions aporétiques : la névrose est le passage à la limite du tempérament de l'esthète (sinon de l'artiste). De fait, c'est elle qui génère les états de jouissance esthétique, les formes d'art que développe À rebours.
100L'étude du chapitre conclusif éclaire ce rêve de réduction des contradictions, d'abolition des différences. Au chap. XVI, la tentation des pieds de la croix, la conversion, peut sans mal apparaître comme une ultime expérience esthétique. Cette assimilation est préparée p. 176 où "mysticisme" et "maladie" entrent en équivalence grammaticale. Thématiquement et structurellement, l'identité entre les chapitres sur les littératures chrétienne et païenne va dans le même sens.
101Par rapport aux autres chapitres, la conversion ne traduirait qu'un pas supplémentaire sur le chemin de la névrose. Névrose qui réintroduit le principe naturaliste, mais en déniant la capacité qu’il revendique à tenir un discours d'autorité, puisque le principe causal qui fonde le naturalisme est présent, mais comme forme-vide (contrairement aux autres maladies, on ne sait pas à quoi rapporter la névrose).
102Comme les lignes de force qui sous-tendent le texte, la névrose est double dans ses manifestations : elle affecte le physique comme le psychique et récupère à la fois les principes naturaliste et décadent. Mais l'antagonisme qui joue entre ce qui appartient à la logique de la clinique et ce qui participe de la détermination par l'expérience esthétique épuise ces deux axiomatiques et, avec elles, leurs modèles rhétoriques, réactivant ce que la thébaïde avait voulu refouler : la loi de la masse, la loi sociale.
103Il y a une grande complexité des réseaux de références dans À rebours, lesquels se définissent donc en deux courants majeurs (qui intègrent eux-mêmes des affluents venus de régions variées) qui confluent, pour diverger et confluer à nouveau. Tout se passe comme si le déclenchement d'une expérience esthétique attaquait les nerfs de des Esseintes et aggravait sa névrose, à moins que ce ne soit la névrose qui se voie soulagée par l'accomplissement des expériences. Il y a un sérieux problème d'engendrement textuel. Les références sont, elles aussi, comme détraquées : le modèle générateur de la clinique semble se placer dans la mouvance naturaliste, mais toujours à côté, en dehors d'une normativité naturaliste. On ne peut pas penser sans Zola, mais on ne peut pas penser comme Zola. Ainsi l'esthétique de la tranche de vie qui lui est attribuable, est-elle dans À rebours, versée au compte de Pétrone : "Le roman réaliste, cette tranche découpée dans le vif de la vie romaine..." (p. 114).
104L'intertextualité joue comme correctif du naturalisme, elle plaide pour un naturalisme bien compris, c'est-à-dire décadent.
105Et cette entreprise d'amendement des codes constitués passe aussi par une segmentation entre logique intertextuelle et logique métatextuelle, à l’œuvre particulièrement dans les chapitres III, XII et XIV. Les deux pratiques sont bien différenciées : en usant du métatextuel, Huysmans perpétue en lui le critique d'art et relègue des Esseintes aux oubliettes du récit (on tourne les pages sans lire son nom, sinon comme indication de régie, piètre embrayeur de récit). Le métatextuel glose l’intertextuel, définit explicitement un art poétique.
106Zola y a une place plus enviable que dans le régime intertextuel global : il est, après Flaubert et Edmond de Goncourt, l'un des "trois maîtres" de des Esseintes (p. 300-301) ; le récit est ailleurs moins généreux à son encontre. Il y a là une portée idéologique et poétique d'Â rebours qui s'organise autour d'un renversement, d'un principe de va-et-vient, de rétrogradation et d'avancée qui instaure À rebours comme un jeu de massacre.
III. De la prose pour des Esseintes à une prose de des Esseintes
1. À rebours du genre
107Cette entreprise de destruction ne va pas sans questionner le genre romanesque. Il y a restriction du champ à Fontenay où des Esseintes s'enferme dans une célébration de la culture. C’est de celle-ci, de sa capacité à l’intégrer dans un système de signes, que dépend le déploiement d'un nouveau pouvoir symbolique.
108Dans les chapitres III, XII et XIV, les références sont si multiples que seule la subjectivité de des Esseintes peut donner un principe de cohérence à la liste. Il y a détermination réciproque entre le personnage et l'inventaire des références. La constitution d'un musée et d'une bibliothèque personnels singularise des Esseintes, en même temps que lui les distingue.
109Pierre Jourde montre qu'il y a définition du personnage comme solipsisme, première incidence sur le genre romanesque traditionnel à laquelle participe la détermination intertextuelle :
Aussi, forcément, après les maîtres, s'adressait-il à quelques écrivains que lui rendent encore plus propices et plus chers le mépris dans lequel les tenait un public incapable de les comprendre (p. 302).
110Des Esseintes comble son manque à être et son manque d'authenticité par un travail sur la mémoire. Or, les textes qui circulent dans À rebours sont la mémoire de l'humanité. C'est une mémoire collective, d'où le caractère fragmenté, émietté, éclaté de son inscription dans le texte qu'unifie la lecture, mais en tant qu'activité solitaire, que plaisir solitaire. L'accumulation de références désigne le solipsisme, met en abîme le vide. Le trop-plein signale en fait la dissolution du personnage.
111Là encore, une double postulation se fait jour : d'une part la littérature est promue comme valeur de rechange contre le matérialisme bourgeois qu'il faut bouter hors de Fontenay, de l'autre elle accueille elle aussi la mort.
112La bibliothèque a partie liée avec l'ennemi. Le livre, signe culturel par excellence, n'échappe pas à la nature dont la caractéristique est la mort : "la Justice humaine qui, ne pouvant se dispenser toujours d'être partiale, finissait par les nommer bibliothécaires dans les maisons de force" (p. 342) jusqu'à la p. 349 où, de la bibliothèque, ne restent que des "paquets de livres".
113Il y a mort des livres exténués par leur contenant. Mort de la littérature : "Des Esseintes se dit que sa bibliothèque ne s'augmenterait probablement jamais plus" (p. 321).
114Mort de l'histoire littéraire, tant l’imaginaire décadent célèbre un requiem pour une littérature morte, morbide (cf. la mise en abîme de la p. 270 : "Des Esseintes se souvient du mot de Bonald "La littérature est l'expression de la société". C'est ce qui la disqualifie in fine. La société étant haïssable, la production littéraire correspondant à des périodes de cohésion sociale, d'adhérence des bases sociales au pouvoir politique et symbolique, est d'avance disqualifiée.
115Exeunt donc César et le Pois-chiche, mais aussi les écrivains classiques de la période augustéenne : Catulle, Virgile, Horace, Ovide, issus de l'aristocratie italienne et qui parlent encore la langue des boni. Exeunt les chantres du nationalisme qui chantent le pouvoir de Rome sans invention, soumis à la norme (les écrivains du grand siècle français admis chez des Esseintes sont également singulièrement peu nombreux).
116Lucain, au Ier siècle après J.-C., est le premier à trouver grâce à ses yeux, il parle une "langue latine élargie" et non plus le "latin oxfordien". Enfin Pétrone vint, dans une société qui, comme au XIXe siècle, renouvelle ses bases socio-économiques. C’est le temps béni des Flaviens (dernier tiers du 1er siècle) qui présentent l'intérêt de décentrer le pouvoir de Rome, puisqu'ils sont issus de la bourgeoisie municipale italienne. C'est mieux encore au IIe siècle avec les Antonins qui se recrutent parmi la bourgeoisie italienne d'Espagne : ce sont donc des provinciaux, mais descendants d'Italiens. Avec les Sévères (fin IIe –> 235), c'est l'extase : ce sont des indigènes métissés, des Africains, traditionnellement désignés comme les "mauvais empereurs" d'un Empire plein de trouble et de fureur.
117Des Esseintes convoque à nouveau Pétrone qui a à charge de formuler un art poétique : c'est en tant que sa langue commence à se dissoudre devant le développement de la littérature chrétienne (ici sur-représentée : Claudien poète chrétien du Ve, Orientius évêque d'Auch...) et ses capacités de renouvellement et d'innovation qu'il est valorisé (p. 116). Pétrone, poète du monde à l’envers, de l'inversion généralisée, comme Apulée, lui aussi Africain, échange – au niveau de sa langue, créditée ici d'une évolution que l'histoire avait sanctionnée bien plus tôt – des traits communs avec un auteur chrétien et africain, Tertullien.
118La logique n'est pas celle d'une opposition entre paganisme et christianisme, comme le montre la composition de la bibliothèque (dans les deux cas, il y a constitution d'une contre-bibliothèque qui s'oppose à un panthéon d’auteurs choisis). Elle repose sur une problématique de la langue.
119Et chez Tertullien, c'est bien un retournement sémantique qui est mis en évidence :
Ces vers tendus, sombres, sentent le fauve, pleins de termes de langage usuel, de mots aux sens primitifs détournés, le requéraient, l'intéressaient même davantage que le style pourtant blet et déjà verdi des historiens Ammien Marcellin et Aurelius Victor, l’épistolier Symmaque et du compilateur et grammairien Macrobe ; il les préférait même à ces véritables vers scandés, à cette langue tâchetée et superbe que parlèrent Claudien, Rutilius et Ausone (p. 117).
120Ce que Huysmans avance sur ce détournement du sens des mots est aujourd'hui reconnu par les latinistes et les historiens : c'est dans les livres VI à VIII de l'Apologétique de Tertullien (en 259) que s'inaugure un retournement essentiel entre religio et superstitio, le premier, de païen, prenant un sens chrétien, alors que le second suit le cheminement inverse.
121Huysmans prend ce champ de réflexion comme lieu de justification de sa pensée sur le temps, la durée : l'acmè ne peut se maintenir, la durée est du côté de la pourriture. Se dit alors l'exténuation de toute culture, qui passe aussi par le relais des correspondances qui, par le jeu sans cesse remis en branle des analogies, dit le néant de toutes choses.
2. Un parcours prescriptif et proscriptif
122Le texte est balisé en nœuds de signification qui sont autant de repères pour une idiosyncrasie de la culture.
123Car ce que les chapitres-bibliothèques mettent en place, c'est l'importance de la langue, du style. On a vu que la métaphore linguistique était le vecteur des correspondances : c’est instituer la langue comme référentiel absolu. Mais quelle langue ? Certes l'une des fonctions traditionnelles de l'intertextualité est de proposer des modèles stylistiques valides, fonction en partie assumée par À rebours. Mais, si À rebours est chant du signe19, il est aussi chant du cygne, monument et tombeau, éloge funèbre et notice nécrologique. En naturalisant le livre, des Esseintes y acclimate le pourrissement et la mort : "style blet", "langue tachetée", langue païenne "décomposée comme une venaison s'émiettant en même temps que s'effritera la civilisation du vieux monde en même temps que les Empires putréfiés par la sanie des siècles" (p. 117).
124Jusqu'au XIXe siècle qui apparaît comme le siècle terminal de la littérature qui ne "s'augmentera plus" lorsque des Esseintes aura refermé son anthologie. Et c'est à ce moment là que s'énonce la poétique idéale. Les p. 317 et 320 reprennent le système d'opposition mallarméen entre le Livre où serait enfin aboli le hasard, et l'Album.
Percevant les analogies les plus lointaines, il désignait souvent d'un terme donnant à la fois, par un effet de similitude, la forme, le parfum, la couleur, la qualité, l'éclat, l'objet ou l'être auquel il eût fallu accoler de nombreuses et de différentes épithètes pour en dégager toutes les faces, toutes les nuances, s'il avait été simplement indiqué par son nom technique. Il parvenait ainsi à abolir l'énoncé de la comparaison qui s’établissait, toute seule, dans l'esprit du lecteur, par l'analogie, dès qu'il avait pénétré le symbole, et il se dispensait d'éparpiller l'attention sur chacune des qualités qu'avaient pu présenter, un à un, les adjectifs placés à la queue leu leu, les concentrant sur un seul mot, produisant, comme pour un tableau par exemple, un aspect unique et complet, un ensemble.
Cela devenait une littérature condensée, un coulis essentiel, un sublimé d'art (p. 317).
125À la suite de Mallarmé, des Esseintes valorise la fonction du mot, lui cède l'initiative. S'il n'est pas question de disparition élocutoire du poète, il y a bien cette méditation sur l'autonomie et l'indépendance des mots qui produisent des sens inattendus : "il souhaitait une indécision troublante sur laquelle il pût rêver" (p. 296) et le jugement sur Barbey et sa "langue d'un romantisme échevelé, pleine de locutions torses, de tournures inusitées".
126On pourrait multiplier les citations20 : il s'agit de fonder une structure interne où circulent sens et polysémies, où des isotopies puissent se recouper, s'enrichir sans s'opposer. D'où :
1271) – L’accumulation de références qui brillent comme autant de pierres enchâssées dans le corps du texte (la préface parle de "flacons" (p. 55), de "florilèges" (p. 67) qui prendraient place dans un "casier" accueillant). Mais qui finissent par brouiller les lisibilités. Poétiquement, c'est la garantie que le sens ne sera pas figé. Le roman ne se prend plus au miroir de la mimésis et revient sans cesse sur son mode de fonctionnement autonome. L'espace de la littérature moderne est rigoureusement inter et intratextuel : n'y circulent plus que des textes qui savent qu'ils ne se produisent qu'à partir des autres. Il devient le lieu d'une obscurité qui le fonde en son projet même.
1282) – La valorisation du poème en prose21, expression pure d'un rêve adapté à une forme. Mais ces poèmes en prose ne peuvent bien sûr que se juxtaposer, ils ne peuvent concurrencer l'ampleur du roman et passent donc sous forme de fragments discontinus, métonymiquement. Il y a peut-être là contestation du genre romanesque, mais aussi revendication d'un nouveau mode de romanesque qui serait "suc", "osmazôme" et qui exhiberait sa nature essentiellement poétique.
129Et on ne s’étonnera pas de cette promotion de la poétique du mot. Dans un monde où "parler n'a trait à la réalité des choses que commercialement", il faut envisager un travail poétique sur les relations que les mots entretiennent entre eux. Les faire "s'allumer de reflets réciproques". C'est-à-dire se servir des "mots de la tribu", alluvions fossilisées que basculent et repoussent en surface les allusions intertextuelles, pour les résoudre en art.
Notes de bas de page
1 Les références renvoient à l'édition qu’a donnée d'À rebours Marc Fumaroli (Gallimard, coll. "folio", 1977).
2 Dans sa préface à l'édition d'À rebours de l'Imprimerie nationale, 1981.
3 Fin de race et fin de l'Histoire.
4 Op. cit.
5 Pierre Jourde, Huysmans : "À rebours", l'identité impossible, Champion, 1991.
6 In Revue des sciences humaines no 170-171, 1978.
7 Sur ce thème, la littérature médicale est d'une grande productivité, et ne cesse pas, loin s'en faut, en 1884.
1886
Dégénérescence et criminalité
1905
Les grands symptômes neurasthéniques du Dr de Fleury Dégénérescence de l'espèce humaine, cause et remèdes
1913
Névrosés et décadents du Dr Grellety.
Et des Esseintes n'est pas seul, comme l'atteste, en 1888, un Miroir du monde, où l'auteur recommande à tout jeune homme brillant soucieux de son avenir, la carrière médicale : "une carrière florissante en raison de l'inquiétude, de la névrose et du détraquement général qui règnent dans les hautes classes sociales".
8 Déjà, "on n'irait pas plus loin", parfum se confondant avec essence.
9 Ce qui reprend les postulations baudelairiennes sur Wagner. « M'est-il permis à moi-même de raconter, de rendre avec des paroles la traduction inévitable que mon imagination fit du même morceau, lorsque je l'entendis pour la première fois, les yeux fermés, et que je me sentis pour ainsi dire enlevé de terre ? Je n'oserais certes pas parler avec complaisance de mes rêveries, s'il n'était pas utile de les joindre ici aux rêveries précédentes. Le lecteur sait quel but nous poursuivons : démontrer que la véritable musique suggère des idées analogues dans des cerveaux différents. D'ailleurs, il ne serait pas ridicule ici de raisonner a priori, sans analyse et sans comparaisons ; car ce qui serait vraiment surprenant, c'est que le son ne pût pas suggérer la couleur, que les couleurs ne pussent pas donner l'idée d'une mélodie, et que le son et la couleur fussent impropres à traduire des idées ; les choses s'étant toujours exprimées par une analogie réciproque, depuis le jour où Dieu à proféré le monde comme une complexe et indivisible totalité.
La nature est un temple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles ;
L'homme y passe à travers des forêts de symboles
Qui l'observent avec des regards familiers.
Comme de longs échos qui de loin se confondent
Dans une ténébreuse et profonde unité,
Vaste comme la nuit et comme la clarté,
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent ».
Ch. Baudelaire, "Richard Wagner et Tannhaüser à Paris", 1861.
10 Cf. L'obsédante métaphore linguistique des p. 217 à 219 : "Peu à peu, les arcanes de cet art, le plus négligé de tous, s'étaient ouverts devant des Esseintes qui déchiffrait maintenant cette langue, variée, aussi insinuante que celle de la littérature, le style d'une concision inouïe, sous son apparence flottante et vague.
Pour cela, il lui avait d’abord fallu travailler la grammaire, comprendre la syntaxe des odeurs, se bien pénétrer des règles qui les régissent, et, une fois familiarisé avec ce dialecte, comparer les œuvres des maîtres, des Atkinson et des Lubin, des Chardin et des Violet, des Legrand et des Piesse, de rassembler la construction de leurs phrases, peser la proportion de leurs mots et l'arrangement de leurs périodes.
Puis, dans cet idiome des fluides, l'expérience devait appuyer les théories trop souvent incomplètes et banales (...)
Des Esseintes étudiait, analysait l'âme de ces fluides, faisait l'exégèse de ces textes".
11 Cf. "le type de la Salomé si tentant pour les artistes et pour les poètes" (p. 145).
12 Wilde, qui doit tout à À rebours, s'attaquera aussi à Salomé en 1892, ainsi qu'Apollinaire en 1913, dans Alcools.
13 Cf. la "nudité de femme imprégnée de senteurs fauves, roulée dans les baumes, fumée dans les encens et les myrrhes" (p. 148).
14 Et je renvoie là au livre de Nathalie Limat-Letellier, Le Désir d'emprise dans À rebours de J.-K. Huysmans, Minard, "Archives des lettres modernes", 1990 : « Mais le héros de À rebours a beau s'estimer "dégagé de tout lien, de toute contrainte" adverse, peut-il vraiment nier, rejeter, même provisoirement, l'emprise sociale, économique, politique du "pénitencier de son siècle" ? Ne s'inscrit-il pas inévitablement malgré lui, dans la dépendance de ses modèles, de ses effets ? Des déterminations objectives qui impliquent ses origines sociales surgissent nombre d'ambiguïtés, de contradictions : entre l'aménagement usuraire de sa fortune et la prodigalité de grand seigneur de des Esseintes ; entre la nostalgie passéiste des ordres sociaux, de l'authenticité et, à l'inverse, le jeu subversif et décadentiste de l'artifice de la perversion...
Il ne suffit peut-être pas de vouloir refuser les lois, les institutions économiques, sociales, politiques, pour qu'elles cèdent et disparaissent à jamais. Qui peut échapper aux présupposés historiques ? La difficulté tient à ce qu'est abordée, constamment, mais de biais, l'idéologie, qui serait l'emprise inconsciente, ineffaçable des rapports sociaux limitant l'autonomie de la représentation par rapport à son contexte d'écriture ; elle constituerait, contre l'intention subjective, l'équivalent d'une certaine irréversibilité des déterminations réelles, collectives, objectives » (p. 67-68).
15 Je cite là son étude Huysmans, À rebours, PUF, coll. "Études littéraires".
16 Françoise Gaillard, "A Rebours : une écriture de la crise", Revue des sciences humaines, (Lille) nos 170-171,1978 p. 112. La citation suivante figure un peu plus loin, p. 118.
17 La cohérence du personnage va, au fil d'À rebours, de plus en plus vers une deshumanisation et une mécanisation. C'est peut-être le sens de la référence à Sade.
18 Ainsi au chap. I, la décoration de la maison obéit-elle aux principes esthétiques définis par Baudelaire qui les devait lui-même à Balzac (in Traité de la vie élégante, où il fait la critique du matérialisme mondain). Voir encore la p. 91, directement inspirée des Salons de 1846.
19 Et particulièrement, bien sûr, du signifiant.
20 Voir encore, p. 267 : « il existait des relations de pensées, des rapprochements et des oppositions imprévus, puis tout un curieux procédé qui faisait de l’étymologie des mots, un tremplin aux idées dont l'association devenait parfois ténue, mais demeurait presque constamment ingénieuse et vive ».
21 « De toutes les formes de la littérature, celle du poème en prose était la forme préférée de des Esseintes. Maniée par un alchimiste de génie, elle devait, suivant lui, renfermer, dans son petit volume, à l’état d'of meat, la puissance du roman dont elle supprimait les longueurs analytiques et les superfétations descriptives. Bien souvent, des Esseintes avait médité sur cet inquiétant problème, écrire un roman concentré en quelques phrases qui contiendraient le suc cohobé des centaines de pages toujours employées à établir le milieu, à dessiner les caractères, à entasser à l'appui les observations et les menus faits, alors les mots choisis seraient tellement imperméables qu’ils suppléeraient à tous les autres ; l'adjectif posé d'une si ingénieuse et d'une si définitive façon qu’il ne pourrait être légalement dépossédé de sa place, ouvrirait de telles perspectives que le lecteur pourrait rêver, pendant des semaines entières, sur son sens, tout à la fois précis et multiple, constaterait le présent, reconstruirait le passé, devinerait l'avenir d'âmes des personnages, révélés par les lueurs de cette épithète unique » (p. 320).
Auteur
Université de Besançon
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