Deuxième chapitre. Un penseur se fait connaître
p. 49-74
Texte intégral
1Les premières réactions à la philosophie de Spencer s’insèrent dans le cadre du débat philosophique relatif au positivisme. En France, le tournant religieux de Comte dans la deuxième moitié des années 1840 a engendré un schisme parmi ses adeptes, aboutissant à la division du mouvement positiviste. Une première faction, menée par Pierre Lafitte, suit Comte mais en paye le prix : leur version du positivisme perd en crédibilité et s’affaiblit au point de n’avoir quasiment plus aucun soutien parmi les intellectuels français. Une deuxième faction, dont le chef de file est Émile Littré, reste fidèle à la formulation originelle du positivisme, mais bien qu’elle bénéficie d’un soutien plus important que la première, elle est constamment obligée de lutter pour sa propre légitimité. Dans ce contexte, la philosophie de Spencer semble offrir une alternative valable au positivisme comtien et les jeunes philosophes l’accueillent avec enthousiasme. En Italie, le positivisme de Comte a été très peu diffusé. Cela explique en partie le silence initial autour des idées de Spencer. Nous examinerons les obstacles à leur diffusion de l’autre côté des Alpes dans la deuxième moitié de ce chapitre.
UN ACCUEIL MITIGÉ DANS L’HÉXAGONE
2Selon Daniel Becquemont, derrière les polémiques entre penseurs anglais et positivistes français – y compris parmi ceux qui reconnaissaient une certaine dette vis-à-vis de Comte – s’élevait une opposition plus générale entre culture catholique française et culture protestante anglaise. Par culture protestante, Becquemont entend une vision qui dépasse la sphère religieuse et implique une certaine approche économique, sociale et politique, comme en témoignent les réactions au coup d’État de Louis Napoléon Bonaparte. Comte l’accueille avec des propos indulgents et son Système de politique positive, publié entre 1851 et 1854, préconise un mode d’organisation sociale hiérarchique et autoritaire. Les intellectuels victoriens, en revanche, jugent la prise de pouvoir par Louis Napoléon Bonaparte de manière très négative. Nombre d’entre eux sont issus des classes moyennes industrielles et considèrent les libertés individuelles comme des valeurs suprêmes. Tandis que Comte accorde la première place au social, la culture philosophique et économique en Angleterre la donne à l’individu. Les intellectuels anglais s’intéressent à l’étude empirique de la psychologie, en s’appuyant sur les théories de Locke et de Hume, alors que Comte place ces deux auteurs parmi les héritiers de l’âge métaphysique et refuse d’accorder le statut de science à la psychologie1.
3Dans ce contexte philosophique, Spencer se singularise. S’étant donné pour tâche d’asseoir les principes du libéralisme et les valeurs de l’individualisme sur des bases scientifiques, il défend la biologie évolutionniste et se confère le rôle de principal théoricien d’une nouvelle approche scientifique en psychologie et en sociologie. En Angleterre, il jouit d’un important succès et du soutien de personnalités majeures tels que John Stuart Mill et Thomas Henry Huxley. Ce dernier le défend contre Comte et déclare : « Après avoir parcouru péniblement les pages de lourde confusion et d’information de seconde main de la Philosophie positive au risque d’une crise cérébrale, c’est un bon bain rafraîchissant que de se tourner vers la Classification des sciences et de se rafraîchir dans les pensées profondes de M. Spencer, sa connaissance précise et son langage clair2 ».
4En France, l’accueil de la philosophie spencérienne est dans un premier temps, mitigé. Becquemont et Mucchielli ont avancé l’hypothèse que les positivistes français de la première heure se sont sentis menacés par les doctrines positivistes anglaises, perçues comme des versions rivales de la philosophie de leur maître3. Émile Littré, fondateur de la Revue positive (1855), se pose en effet en défenseur de la classification des sciences proposée par Comte contre celle de Spencer4. Il affirme que la science procède du général au particulier suivant le principe de généralité décroissante décrété par Comte. Littré soutient également que la classification de Comte n’est pas aussi rigide que le prétend Spencer. Le malentendu découle d’une distinction peu claire, chez Comte, entre des termes bien différents : la « série », l’« évolution » et la « constitution » des sciences. La « série » des sciences est la classification hiérarchisée identifiée avec la pensée de Comte. L’« évolution » des sciences est le progrès par lequel la connaissance humaine s’élève à des vérités de plus en plus générales et abstraites. Enfin, la « constitution » est une phase de l’évolution des sciences, atteinte lorsqu’une science reconnaît à la fois ses objets et ses lois. Dans sa critique, Spencer se focalisait sur l’« évolution » des sciences, n’apercevant de ce fait que leur interdépendance. Comte, en revanche, a su apprécier leur « constitution », et la série hiérarchisée qu’il a postulée est conforme à leur développement historique. Littré conclut : « J’ai exposé les objections de M. Herbert Spencer […] Elles ne m’ont pas convaincu ; je ne deviens pas en ceci disciple de M. Herbert Spencer, je reste disciple de M. Comte5 ».
5Peu de temps après la publication des critiques de Littré, Spencer est confronté à un autre type de réaction, qui, bien que plus favorable le contrarie fortement. Il s’agit d’un article écrit par Auguste Antoine Laugel sur les études philosophiques en Angleterre. Formé à l’École Polytechnique puis à l’École des Mines, Laugel est le secrétaire particulier du Duc d’Aumale, le fils de Louis-Philippe. Ce travail le conduit à Londres, où il se livre à ses intérêts scientifiques et littéraires variés. Laugel est notamment l’auteur du premier compte-rendu en français de L’origine des espèces de Darwin6. Il fait précéder son analyse des études philosophiques en Angleterre de quelques remarques préliminaires concernant les particularités du contexte britannique, dont il déplore la « stérilité philosophique ».
6Selon Laugel, malgré la position avantageuse de l’Angleterre « au comble de la puissance » et jouissant de tous les bienfaits de la liberté, de la paix et de la richesse, « le mépris de la métaphysique [y] a pris des allures et la hauteur insolente d’une doctrine7 ». La raison expliquant ce manque « de philosophes et de philosophie » est à chercher dans la spécificité de l’esprit anglo-saxon. Les Anglais manifestent une tendance à ne saisir que le relatif et le concret et à écarter tout ce qui est général, systématique et absolu au point d’avoir « horreur de l’abstraction, qu’il s’agisse de politique, de droit, de philosophie ». Laugel conclut : « l’Angleterre semble aujourd’hui s’être éprise de la matière », elle est devenue esclave de son propre développement industriel8. Malgré l’état avancé de ses institutions politiques, l’Angleterre n’a pas su produire de grands théoriciens politiques à l’instar de la France. Contre un Montesquieu ou un Tocqueville, les penseurs anglais n’offrent que des vagues comparaisons avec l’organisme vivant. La seule doctrine philosophique qui avait quelque chance de se faire accepter dans un tel climat intellectuel, était le positivisme et Laugel estime qu’Auguste Comte a autant d’adeptes en Grande-Bretagne qu’en France. Son influence se fait notamment sentir dans le « grand ouvrage philosophique » de Spencer, quoi qu’elle y reste inavouée. Ce dernier mérite d’être introduit aux Français puisqu’il se distingue des autres penseurs. Spencer est le « dernier des métaphysiciens anglais », un homme courageux qui « est resté obstinément attaché à la philosophie9 ».
7Laugel admire notamment l’ambition manifestée par l’étendue du projet philosophique de Spencer. Son œuvre a « quelque chose de grand, d’audacieux », car le cadre que Spencer s’est choisi est le « plus vaste qui se puisse concevoir. Il embrasse toutes les sciences en même temps que toute la métaphysique ». Pour entreprendre un tel projet, il faut « le talent, la fertilité de l’esprit, la variété presque encyclopédique des connaissances10 ». Ces louanges cachent pourtant un objectif philosophique précis, celui de démontrer que Spencer n’appartient pas, malgré ses aspirations positivistes, au rang des philosophes matérialistes. Laugel fait l’effort de traduire des passages entiers des Premiers principes afin de prouver que la théorie spencérienne de l’Inconnaissable réintroduit la métaphysique dans la philosophie anglaise, prouvant ainsi que la science n’est pas capable de fournir une explication satisfaisante de l’univers. Il termine son examen sur un ton prudent. À ses yeux, l’ambition spencérienne de rattacher psychologie, sociologie et morale aux sciences naturelles est encore prématurée :
Les principes de la philosophie positive n’ont jamais sans doute inspiré une œuvre plus vaste, plus compréhensive que celle que nous avons essayé d’analyser ; mais, en jetant un regard en arrière, nous ne pouvons nous empêcher de remarquer combien cette philosophie nouvelle reste encore impuissante à coordonner toutes les idées et tous les faits dans une harmonieuse et complète synthèse11.
8Spencer est outré par l’insinuation de Laugel selon laquelle il est, d’une certaine manière, un disciple de Comte12. Il s’empresse de corriger cette impression, et afin de ne laisser aucune place au doute, décide d’ajouter un post-scriptum à son article sur la classification des sciences portant le titre « Pourquoi je me sépare d’Auguste Comte »13. Toutefois peu de temps après, des réactions différentes de celle de Laugel se manifestent à son avantage. Dans la seconde moitié des années 1860, l’intérêt pour la propositions originales de Spencer s’accroît, en grande partie grâce à l’enthousiasme du philosophe Théodule Ribot. Ancien élève de l’École normale supérieure, Ribot découvre Spencer fin 1866 à travers la lectures de ses Principles of Psychology. Dans une lettre à son ami de l’École, Alfred Espinas, il se réjouit de pouvoir enfin lire Herbert Spencer. Les mots du jeune philosophe dévoilent à la fois son penchant positiviste et son pressentiment que les idées de Spencer offrent de nouveaux débouchés, notamment la possibilité d’étudier la psychologie de manière scientifique :
Ce matin même, j’ai reçu de Londres les Principles of Psychology du fameux positiviste Herbert Spencer : j’ai quelque envie de le traduire. Ce volume coûte 20 fr. (1 volume) ; mais ce n’est pas trop cher, puisqu’il s’agit d’un positiviste. L’ouvrage, qui a d’ailleurs une grande réputation, me paraît fort14.
9Quelques mois plus tard, Ribot annonce à Espinas qu’il a décidé de traduire le livre de Spencer, devenant de fait son premier traducteur français. Il entreprend ce projet avant même de contacter un éditeur et proclame que l’effort en vaut la peine, ne serait-ce que pour son usage personnel. Ribot finit la traduction du premier volume des Principes de psychologie en juillet 1868. Il est alors informé que Spencer a l’intention de réécrire l’ouvrage pour la nouvelle édition anglaise, mais ne se laisse pas décourager. Suite à la lecture des deux premiers tomes des Essays de Spencer il s’exclame : « Quel homme ! Je considère comme un grand honneur pour moi de le traduire15 ». Ribot prend alors contact avec Spencer, qui lui confie la tâche de traduire la seconde édition de son ouvrage. Afin de mener le projet à son terme, Ribot demande à Espinas de l’aider dans cette tâche. L’entreprise se révélant plus longue que prévue, la traduction française des deux volumes des Principes de psychologie n’est publiée qu’en 187416. Entre-temps Ribot écrit un essai intitulé La psychologie anglaise contemporaine, qui lui donne l’opportunité d’exposer la théorie psychologique de Spencer aux côtés de celles de James Mill, John Stuart Mill, Alexandre Bain, George H. Lewes et Samuel Bailey et de faire publiquement part de son admiration.
10Aux yeux de Ribot, la grandeur de Spencer réside avant tout dans la méthode synthétique qu’il a élaborée et qui représente l’esprit de généralisation, esprit philosophique par excellence. Bien que la notion spencérienne de progrès ne soit pas novatrice – Ribot souligne qu’elle ressemble sur beaucoup de points celle de Leibniz – il existe une différence essentielle entre les deux conceptions. La théorie évolutionniste de Spencer s’appuie sur deux siècles de science expérimentale ; elle est scientifique parce que Spencer base ses hypothèses sur des faits. Celle de Leibnitz, proposant une conception non évolutionniste du progrès, ne l’est pas17. Ribot affirme :
Dans la philosophie, comme dans les sciences, au-dessus des talents de second ordre qui expliquent, commentent et développent les vérités découvertes ou entrevues, et les font connaître à tous, il y a les esprits originaux et indépendants, les créateurs, qui par la puissance, la profondeur et l’unité de leur pensée, apparaissent, dès qu’on s’en approche, comme des hommes d’une autre famille. Soit que leurs découvertes restent acquises à toujours, soit qu’ils n’aient fait que donner un aspect nouveau à des problèmes insolubles, ils se reconnaissent à cette façon souveraine qui leur est propre : ils ne peuvent toucher à aucune question sans y laisser leur empreinte. M. Herbert Spencer nous paraît de cet ordre18.
11L’ouvrage de Ribot sur la psychologie anglaise est favorablement accueilli en France. Selon l’historien John Brooks, cet ouvrage a joué un rôle considérable dans le mouvement qui fait de la psychologie associationniste et de la biologie évolutionniste des forces importantes dans le discours philosophique français19. Hors de France, le livre connaît un succès encore plus grand. Il est rapidement traduit, et sa version anglaise est rééditée à plusieurs reprises. Spencer se montre très satisfait de l’analyse de Ribot et la mentionne dans la préface à la nouvelle édition des Principes de psychologie20. Cette analyse le présente non plus comme un disciple de Comte, mais comme le théoricien d’une nouvelle psychologie scientifique inspirée par la biologie évolutionniste. Elle souligne ainsi les différences entre les deux philosophes plutôt que leurs similitudes. Rappelons que Comte s’était opposé à l’évolutionnisme et niait à la psychologie le statut de science à part entière, refusant systématiquement de l’inclure dans sa classification des sciences.
12Les efforts de Ribot et d’Espinas consacrés à la diffusion des théories psychologiques de Spencer atteignent leur objectif. En 1871, paraît la traduction des Premiers principes, précédée d’une longue introduction célébrant Spencer comme le champion d’un nouveau positivisme. L’auteur de cette introduction, le traducteur Émile Honoré Cazelles, est médecin de formation et occupera plusieurs fonctions politiques sous la Troisième République21. Il est également connu pour l’intérêt qu’il porte à la philosophie anglaise. Ayant déjà traduit les ouvrages de John Stuart Mill22, il est bien placé pour juger le caractère novateur de la philosophie de Spencer. Dans son introduction, Cazelles note que le nom de Spencer, sans être familier au public français, ne lui est cependant pas totalement étranger grâce notamment aux écrits de Littré, de Laugel et de Ribot. Selon Cazelles, Spencer mérite une étude approfondie puisqu’il occupe « une place distincte dans l’école expérimentale ». Sa synthèse « soude les produits les plus avancés de l’expérience aux résultats légitimes et inévitables de la spéculation a priori23 ». Spencer reconnaît notamment que l’on ne peut fonder tout le savoir sur l’empirisme. La place faite à la religion et aux « idées ultimes » de la science dans son système assurent l’indépendance de cette dernière par une délimitation de son domaine24. Cazelles conclut que la philosophie scientifique de Spencer est plus solide que celles qui l’ont précédées.
13Ces constats sont suivis, dans la deuxième moitié de l’introduction, par une comparaison détaillée entre Spencer et Comte, dans le but de consacrer Spencer comme penseur indépendant25. Cazelles semble adhérer également aux opinions politiques de Spencer. Il affirme que le gouvernement est un mal nécessaire, destiné à disparaître au fur et à mesure que se développe le sens moral et s’accroît le respect de l’individu. Il précise toutefois que nous sommes encore loin de cette adaptation parfaite de l’homme à l’état social le plus élevé et qu’il y a de bonnes raisons pour maintenir un gouvernement protecteur26. Spencer est tellement satisfait de l’introduction « admirablement bien faite27 » de Cazelles qu’il souhaite la faire diffuser sous forme indépendante. Il déclare dans une lettre à Youmans : « C’est exactement la chose dont j’ai longtemps senti le besoin […] Une traduction [de cette introduction] serait immensément utile28 ». La publication de la version française des Premiers principes dénote un événement important également aux yeux de Ribot. Il exprime à nouveau son admiration pour le maître-penseur anglais dans une lettre à Espinas :
Le grand ouvrage de H. Spencer, sa métaphysique, les Premiers Principes, vient de paraître […] À mon avis ; c’est un des livres les plus merveilleux qui existent et tu ne pourras pas le lire sans enthousiasme. Tu y trouveras la théorie de l’évolution (politique ou autre) exposée sous une forme complète. C’est le développement de ce que j’ai sommairement exposé d’après les Essais. Tu le trouveras magnifique29.
14Suite au succès des Premiers principes, Cazelles devient un des traducteurs principaux de Spencer, ainsi que son ami personnel30. Il est notamment responsable de la traduction des Principes de biologie (1877) et des Principes de sociologie (1878-1887). Ces ouvrages sont publiés chez l’éditeur parisien Gustave Germer-Baillière, qui rencontre Spencer en 1871 lorsque ce dernier se rend à Paris, accompagné de l’éditeur américain Edward L. Youmans. Le voyage trouve son origine dans le projet de Youmans de fonder une « Série scientifique internationale », dans laquelle collaboreraient des éditeurs de différents pays. Gustave Germer-Baillière est le candidat naturel en France, puisqu’il est à l’époque l’un des éditeurs les plus importants sur le marché des éditions scientifiques et philosophiques. Germer-Baillière ne possède aucune éducation universitaire. Sa stratégie éditoriale comme vulgarisateur de la philosophie évolutionniste s’explique par des considérations commerciales, mais également par la position politique de l’éditeur31. Républicain affirmé et ennemi déclaré du cléricalisme et du dogme religieux, Germer-Baillière s’est montré favorable au développement de la libre pensée à travers la création, en 1864, de la Revue des cours scientifiques de la France et de l’Étranger. Ainsi que son nom l’indique, cette revue est d’abord destinée à servir de vecteur de publication pour les conférences universitaires données dans divers établissements d’études supérieures. Son objectif dépasse toutefois la simple éducation scientifique du peuple. La Revue scientifique, c’est sous ce nom abrégé qu’elle sera connue à partir de 1871, aspire à provoquer le changement politique32.
15Théodule Ribot et Alfred Espinas collaborent tous deux à la Revue scientifique. Avec le soutien d’Émile Alglave, directeur de la revue, ils en font l’outil central de diffusion de la philosophie spencérienne en France. Selon l’inventaire de Becquemont et de Mucchielli, la Grande-Bretagne occupe la première place dans le volume global des contributions étrangères de la revue. Cette prédominance de la philosophie naturelle britannique est une donnée importante car sous la direction d’Émile Alglave, la Revue scientifique se transforme rapidement en une tribune politique contre les spiritualistes et les cléricaux au nom de la science et des idéaux républicains33. Lorsqu’un accord est signé en 1872 entre Germer-Baillière et Youmans pour créer la « Bibliothèque scientifique internationale », l’éditeur parisien place à sa tête Émile Alglave. Quelques mois plus tard, Alglave écrit un petit article pour la Revue scientifique dans lequel il explique les objectifs de la nouvelle collection et son propre rôle en tant que directeur :
Le premier besoin de la science contemporaine, – on pourrait même dire d’une manière plus générale des sociétés modernes – c’est l’échange rapide des idées entre les savants, les penseurs, les classes éclairées de tous les pays. Mais ce besoin n’obtient aujourd’hui qu’une satisfaction fort imparfaite. […] On traduit bien un certain nombre de livres anglais ou allemands : mais il faut presque toujours que l’auteur ait à l’étranger des amis soucieux de répandre ses travaux ou que l’ouvrage présente un caractère pratique qui en fait une bonne entreprise de librairie. […] et il en résulte que les idées neuves restent longtemps confinées au grand détriment du progrès de l’esprit humain dans le pays qui les a vus naître. Le libre-échange industriel règne aujourd’hui presque partout ; le libreéchange intellectuel n’a pas encore la même fortune […] Un comité de savants s’est alors formé dans chaque pays, non pas pour diriger la bibliothèque, qui ne doit pas être l’œuvre d’une école, mais pour assurer la valeur scientifique des ouvrages qui y figurent34.
16La création de la « Bibliothèque scientifique internationale » suite à la publication de la traduction française des Premiers principes en 1871 marque le début d’une nouvelle phase dans la diffusion du spencérisme en France. Les idées de Spencer acquièrent alors une place privilégiée sur la scène intellectuelle française, mais deviennent également la cible de critiques
LA CONSÉCRATION ET LES CRITIQUES
17À partir de 1871, Spencer dépasse Huxley en nombre de publications dans la Revue scientifique35. À la différence d’Huxley, avant tout perçu comme un naturaliste, Spencer offre une philosophie scientifique globale traitant à la fois de biologie, de psychologie, de sociologie et d’éthique. Jusqu’en 1879, Alglave fait paraître douze articles de Spencer ou sur Spencer dans sa revue. Il s’agit pour la plupart de chapitres de livres publiés ultérieurement chez Germer-Baillière, mais aussi de commentaires et de résumés de ses idées. La majeure partie de ces publications concerne la théorie sociale de Spencer dont Alglave lui-même offre des analyses détaillées. Marquée par cette diffusion intensive, l’année 1871 constitue un tournant dans l’histoire du spencérisme en France. Elle inaugure une période au cours de laquelle Spencer n’est pas seulement un des noms les plus populaires de la scène intellectuelle, mais aussi l’auteur d’un nouveau type de philosophie et d’une approche scientifique appliquée aux sciences sociales.
18La diffusion du spencérisme à cette époque coïncide avec la crise politique et sociale engendrée par la guerre de 1870 et l’expérience traumatique de la Commune de Paris. L’évolutionnisme de Spencer, libéré des ambiguïtés du positivisme comtien, fournit alors une source d’inspiration. Il incarne la science contre la religion, la raison contre le spiritualisme. Selon Dominique Ottavi, les lecteurs et traducteurs de Spencer voient dans sa philosophie une machine de guerre contre un état sclérosé de la pensée, ainsi que contre les institutions et les autorités qu’ils estiment périmées36. L’évolutionnisme de Spencer s’érige en symbole d’une science capable d’offrir une vision optimiste de l’avenir et de garantir l’ordre et la prospérité. Ses promesses en la matière s’annoncent dans la conclusion du premier article que Spencer publie dans la Revue scientifique en 1871 : « Nous pouvons inférer que le genre humain pourra découvrir l’ordre constant des phénomènes, y compris ceux les plus complexes et obscurs37 ». En France, cette déclaration ne laisse pas indifférent. Découvrir « l’ordre constant des phénomènes » dans le domaine humain est alors perçu comme une tâche très concrète, apanage d’un nouveau genre de savants que sont psychologues et sociologues.
19La naissance de ces deux disciplines est intimement liée à la pensée de Spencer car la continuité bio-sociale postulée par celui-ci, et scrupuleusement mise en l’œuvre dans son système, légitime l’étude spécialisée des individus et des sociétés en tant que sciences annexes à la biologie et à la physique. Ribot est un des premiers à se lancer dans cette nouvelle direction grâce à sa thèse de doctorat portant sur L’hérédité, étude psychologique sur ses phénomènes, ses lois, ses causes et ses conséquences38. Dans cette étude, il défend la philosophie de Spencer en déclarant :
[La synthèse philosophique de Spencer] n’a pas seulement le mérite, étant plus récente, de pouvoir embrasser un plus grand nombre de faits et de doctrines partielles : son vrai mérite, c’est d’avoir substituée à une méthode subjective, métaphysique – celle de Hegel – une méthode objective, scientifique – celle des naturalistes ; en sorte que la loi d’évolution, débarrassée de toute idée théologique, et ayant pour résultat non pas le bonheur de l’homme, mais le développement nécessaire du cosmos ; non pas le progrès au sens purement humain et notre acheminement vers la perfection, mais l’acheminement de l’univers vers une complexité toujours croissante – peut être rattachée aux lois mêmes de la mécanique, aux dernières lois du mouvement, et que le problème du monde, considéré du point de vue de l’évolution, devient un problème de dynamiques39.
20La position ouvertement positiviste de Ribot rend difficile l’acceptation de sa thèse et il doit attendre plus d’un an avant de pouvoir la soutenir en juin 187340. Au cours de la même année paraît l’ouvrage de Spencer The Study of Society, traduit en français peu de temps après et publié dans la « Bibliothèque scientifique internationale » sous le titre d’Introduction à la science sociale41. Le livre suscite des réactions enthousiastes. Alglave déclare que Spencer est « un des plus grands penseurs de notre siècle ». Son livre « abonde en vues originales et aperçus fins, et se distingue surtout par l’élévation et l’indépendance absolue des idées. C’est en quelque sorte la première pierre d’une véritable science sociale, qui est un des besoins les plus impérieux de notre époque, et que les utopies dites socialistes sont loin d’avoir contribué à fonder42 ». Deux ans plus tard, Alglave affirme dans la Revue scientifique que, de tous les livres de Spencer disponibles à ce moment, l’Introduction à la science sociale « a vivement attiré l’attention du monde philosophique43 ». L’intérêt rencontré par la théorie sociale de Spencer augmente encore grâce à la création, en 1876, de la Revue philosophique fondée par Ribot, dont le propriétaire n’est autre que Germer-Baillière.
21Selon l’historien Jean-Louis Fabiani, la création de la Revue philosophique est un élément important dans le processus de professionnalisation de la philosophie, car jusqu’alors il n’existait aucune revue philosophique universitaire. La Revue philosophique connaît dès le départ un grand succès et elle exerce pendant près de vingt ans un véritable monopole sur la discipline. Ribot dirige la revue jusqu’à sa mort en 1916. Dans la seconde édition de sa thèse, il fait suivre son nom non plus de ses titres et fonctions universitaires mais de la seule mention « directeur de la Revue philosophique44 ». Ceci indique que l’activité de directeur de revue revêt progressivement une importante signification dans le champ universitaire philosophique45.
22Sous la direction de Ribot, la Revue philosophique assure la diffusion des idées de Spencer en France46. Jusqu’en 1895, vingt-deux titres de Spencer ou relatifs à Spencer sont publiés dans la Revue philosophique. La plupart d’entre eux appuient sa théorie sociale, mais parallèlement aux réactions favorables s’élèvent également des voix critiques, comme celle du philosophe Paul Janet. Dans un compte rendu de l’Introduction à la science sociale Janet mélange les louanges aux reproches. Il commence par présenter le livre de Spencer comme un « écrit d’un intérêt plus général et d’une lecture plus accessible que ne le sont les traités scientifiques proprement dits », soulignant que le sujet du livre « touche aux idées qui nous intéressent tous, à nos opinions de tous les jours, à nos passions, à nos préventions, à nos illusions47 ». Janet affirme aussi la valeur du travail de Spencer, constatant que le philosophe anglais s’est déjà fait remarquer auprès de ses compatriotes par la « force systématique » de son œuvre. Son livre est lu « avec curiosité et empressement » et pour cause :
Sans apprécier en aucune façon la philosophie de l’auteur, ce qui n’est pas notre objet, disons qu’une entreprise aussi vaste menée à bien témoigne d’une façon de conception, d’une étendue de science et d’une fermeté intellectuelle qui ne peuvent appartenir qu’à un esprit supérieur. Aussi peut-on affirmer que depuis la mort de M. Stuart Mill, et sans méconnaître les rares qualités d’analyse psychologique de M. Bain, l’un des émules de M. Spencer, celui-ci reste véritablement le chef de la nouvelle philosophie anglaise, qui depuis quelques années jette, comme on sait, un très vif éclat48.
23Janet félicite Spencer pour les « vérités utiles » développées dans son livre, dont la constatation que la science sociale exige une méthode spécifique. Ses éloges s’accompagnent toutefois d’une dure critique visant à démontrer la faillite du projet spencérien, et à attaquer ses adeptes en France. Selon Janet, Spencer n’a pas tenu ses promesses, puisqu’il ne traite qu’indirectement de la méthode à adopter en science sociale. Spencer semble croire que cette méthode s’assimile simplement à la « méthode analogique » et par conséquent l’observation des corps vivants suffit à déduire les lois du corps social. Il ne dit mot de la méthode historique malgré l’impossibilité évidente de fonder une science sociale sans recourir aux références historiques. Il n’explique pas non plus ce qu’il entend par méthode comparative, ni comment celle-ci devrait être employée. En fin de compte, Spencer ne fait que rappeler des évidences, à savoir que la politique touche aux faits les plus complexes et requiert une étude approfondie. Il ne décrit pas la méthode à utiliser, et celle qu’il propose est « très conjecturale et très incertaine49 ». Par conséquent, les conclusions politiques auxquelles Spencer s’arrête ne sont pas sanctionnées par son analyse. Il combat la confiance, qu’il juge exagérée, dans les vertus du gouvernement « avec une âpreté qui pourrait bien nuire à sa cause, car il semble que ce soit lui-même qui est à son tour sous l’empire d’une émotion »50. Rien ne l’autorise de prendre parti pour ou contre l’action de l’État et de préjuger par avance l’une des opinions. Cette question constitue précisément un des objets d’étude de la science sociale. Celle-ci serait « trop facile s’il suffisait, pour la construire, de prendre tout simplement le contre-pied de ce qui est admis51 ». Janet conclut :
On n’est pas même provoqué par l’auteur à s’instruire de cette science sociale, car, si la dernière conclusion de cette science est qu’il n’y a rien à faire, cette conclusion est si facile à apprendre et à pratiquer qu’on se hâtera de l’adopter en se dispensant de la démonstration. Nous sommes loin de croire que ce soit là véritablement la pensée de M. Spencer ; mais, comme tous les esprits raides et absolus, il abonde tellement dans son sens qu’il arrive sans s’en douter à prêcher contre lui-même52.
24Aux yeux de Janet, l’évolution telle que l’entend Spencer, n’est qu’une sorte de « végétation spontanée », presque impossible à modifier. Une telle doctrine paraît embrasser les vues conservatrices puisque tout en admettant le caractère illimité des changements et des améliorations possibles de l’espèce humaine, elle défend le statu quo. Prise dans sa généralité, cette position présente des écueils que Spencer n’a su éviter, au premier chef desquels le fatalisme « qui nous conduirait à croire que les sociétés poussent toutes seules, comme des champignons, et qu’elles vont tout droit à leur but sans que personne s’en mêle ». La seule impression résultant d’un raisonnement pareil s’assimile au découragement, à l’indifférence, à l’oubli des affaires publiques et à l’égoïsme individuel53.
25La critique de Janet rappelle celle de son collègue à la Sorbonne, le philosophe spiritualiste Élme Marie Caro, qui accusa Ribot lors de sa soutenance de thèse de fatalisme, d’empirisme et de matérialisme en proclamant que ceux-ci dérobent à l’homme son libre arbitre54. Caro poursuit son attaque contre la philosophie scientifique dans un ouvrage intitulé Problèmes de morale sociale, la dirigeant cette fois-ci directement vers la théorie sociale de Spencer55. Selon Caro, il est erroné et même dangereux de concevoir la sociologie dans une dépendance étroite avec la biologie à la manière de Spencer. La loi morale dictée par le principe de l’évolution cache une structure favorisant nettement une partie de la population. Elle se révèle bienveillante pour les « élus de la sélection », les « êtres privilégiés » traités comme les véritables souverains de la société scientifique, tout en méprisant la foule. La morale évolutionniste ne vise pas le progrès de l’humanité mais bien la dictature des plus forts. Seuls les « élus » sont investis du droit de commander, tandis que la multitude des individus que la sélection naturelle a délaissés n’a que le droit d’obéir56. Caro consacre une large partie de son ouvrage à mettre en garde contre les dangers liés à l’assimilation de la méthode de l’école naturaliste aux idéaux démocratiques et républicains. L’historien Jean-Marc Bernardini en a fait un résumé : décomposition de la conscience humaine par la diffusion d’une morale relativiste, humanité régie par la loi de la concurrence vitale où la force prime sur le droit, encouragement à produire des inégalités sociales à partir des inégalités naturelles, développement de pratiques eugénistes, arrêt des politiques philanthropiques contraires à l’amélioration raciale, droits individuels sacrifiés aux exigences de l’espèce, et enfin un progrès réduit au rythme fatal de l’évolution et interprété dans un sens purement industriel57.
26À la lumière de ces perspectives terrifiantes, Caro se demande comment la théorie de Spencer a pu rencontrer un accueil si favorable au sein du parti démocratique radical. Ce parti, écrit-il, est fondamentalement « rationaliste » à la fois par ses origines, remontant au contrat social de Rousseau, et par son essence. Le credo républicain repose sur des a priori tels que la volonté générale et infaillible, qui ne peut ni se déléguer ni s’aliéner, ou encore le principe d’égalité entre les membres de toute société donnée. D’où vient alors la « tendresse » du républicanisme, se proclamant « positive et scientifique », pour la théorie sociobiologique de Spencer ? Comment ne pas voir que cette dernière contribue à saper l’idéal de justice et qu’elle prépare le terrain au « despotisme des savants » ? Caro répond à ces questions en dénonçant la contradiction entre la morale évolutionniste et les principes démocratiques. Il souligne l’incohérence de la politique évolutionniste elle-même, se voulant simultanément progressiste et conforme au statu quo :
La science sociale, fondée sur les lois naturelles, est donc à la fois utopique et conservatrice […]. Utopique, parce qu’elle est convaincue que l’avenir lointain était en réserve des formes de vie sociale supérieures à tout ce que nous avons imaginé ; conservatrice par l’intelligence qu’elle a de la nécessité des diverses formes transitoires que l’évolution a imposée aux sociétés, de l’absurdité qu’il y aurait à les juger avec nos pensées et nos sentiments modernes, conservatrice enfin par le mépris qu’elle a pour les violents et par sa conviction raisonnée que les modifications brusques dans un état social ne sauraient jamais produire ni un salutaire ni un durable effet. Pour tout résumer d’un mot, je ne vois que des oppositions entre l’école de l’évolution et l’école de la Révolution58.
27Malgré les reproches de Caro, les figures centrales de la nouvelle génération des positivistes français restent attachées à l’évolutionnisme spencérien. Vers la fin des années 1870, Spencer est au sommet de sa réputation. Selon Becquemont et Mucchielli, la large diffusion de son œuvre, assurée par les livres publiés chez Germer-Baillière et les revues dirigées par Alglave et Ribot, lui vaut les titres d’auteur le plus édité et de philosophe le plus lu en France à cette époque59. Ainsi, dans un article publié après la mort de Spencer, l’auteur, le philosophe Gaston Rageot, pouvait affirmer : « le renom de Spencer, en définitive, est surtout français60 ». Ce jugement est corroboré dans une étude récente confirmant le contraste frappant, autour des années 1880, entre le grand nombre de spencériens en France et le petit nombre de comtiens en Grande-Bretagne61. En Italie, en revanche, la réception des idées de Spencer se fait plus difficilement, et sa pensée n’a au départ que peu d’impact.
LA RÉCEPTION EN ITALIE
28Spencer reste longtemps ignoré en Italie, où son nom est rarement mentionné dans les revues ou les publications philosophiques avant 187062. Le décalage dans la diffusion de ses idées des deux côtés des Alpes relève principalement du fait que la culture positiviste est moins développée en Italie63. Par conséquent, les penseurs italiens sont peu préparés à accueillir les théories de Spencer. Leur faible intérêt pour la philosophie positiviste française s’explique, en partie, par l’effervescence nationale qui a saisi la majorité des intellectuels italiens pendant la première moitié du XIXe siècle. L’historienne Maria Donzelli a observé que les penseurs italiens cherchent, au cours de cette période, à unifier leur histoire et à affirmer l’identité nationale. Ils préfèrent se référer à une philosophie et à une science proprement italiennes et sont peu réceptifs aux philosophies étrangères. Le mouvement de l’unification attire tous les regards, tandis que la philosophie comtienne, préconisant la transformation des idées comme condition première et obligatoire de la réforme politique, n’est guère compatible avec les chants révolutionnaires et la volonté de changement immédiat. Donzelli a souligné que Comte lui-même se méfiait du Risorgimento italien, qu’il considérait comme un véhicule d’idées métaphysiques et comme un développement particulièrement dangereux pour son projet d’unité européenne. La philosophie de Comte ne correspondait donc pas aux besoins particuliers de l’Italie64.
29La thèse de Donzelli est une version nuancée de la théorie d’Alberto Asor Rosa concernant la rupture profonde entre le positivisme et le mouvement d’indépendance nationale. L’historienne Mirella Lariza-Lolli est cependant parvenue à démontrer leurs liens non négligeables65. Elle signale que le siège du premier nucleus positiviste en Italie se trouve à Gênes, où la vision politique de Mazzini est particulièrement influente. Certains de ses membres, tels que le photographe Benedetto Profumo et l’écrivain et poète Emmanuele Rossi, sont très engagés politiquement et tentent d’allier républicanisme, aspirations démocratiques et foi dans le progrès avec la philosophie positiviste66. L’historien Piero Di Giovanni soutient de son côté qu’une production positiviste proprement italienne surgit spontanément, sans avoir besoin de référence extérieure à Comte. Il mentionne notamment les écrits du philosophe Gian Domenico Romagnosi et de ses disciples Giuseppe Ferrari et Carlo Cattaneo autour des années 1830-1840, tout en ajoutant qu’il faut attendre les années 1860 pour trouver en Italie une véritable production positiviste, désignée explicitement sous cette appellation67.
30L’inauguration officielle de la philosophie positiviste italienne remonte à 1865, date à laquelle le philosophe napolitain Pasquale Villari intitule la leçon inaugurale de son cours d’histoire à l’Institut des études supérieures de Florence « La filosofia positiva e il metodo storico68 ». Il prône la recherche des lois à travers la classification des phénomènes sociaux tout en respectant les spécificités historiques. La même année, le médecin Salvatore Tommasi présente une série de conférences intitulée « Il naturalismo moderno » à l’Université de Naples. Tommasi propose une orientation de recherche en sciences naturelles ainsi qu’en études historiques et sociales excluant la métaphysique pour s’en tenir uniquement aux faits69. Peu de temps après, c’est au tour de Roberto Ardigò, prêtre et professeur de religion et de philosophie au lycée de Mantoue, de se saisir de la question. Il deviendra rapidement le philosophe positiviste le plus important en Italie.
31Les premières réflexions d’Ardigò sur les origines de la philosophie scientifique italienne témoignent de sa volonté de présenter celle-ci comme un produit de la tradition intellectuelle de la péninsule. Lors d’une conférence organisée en mars 1869, et publiée dans le premier volume de ses œuvres philosophiques, Ardigò déclare que la méthode des sciences positives a été initialement développée en Italie, pendant la Renaissance, par des figures illustres telles que Galileo Galilée, Giordano Bruno et Tommaso Campanella, et ensuite par Giambattista Vico et Pietro Pomponazzi. Ardigò cherche en particulier à mettre Pomponazzi en valeur, le célébrant comme le promoteur de la méthode positive dans les études philosophiques. Il revient à Pomponazzi l’honneur d’avoir introduit le principe selon lequel tous les phénomènes sont liés entre eux par des lois naturelles70. Ardigò souligne à nouveau les origines italiennes du positivisme dans son premier livre, La psicologia come scienza positiva71. Il date, cette fois-ci, la naissance du positivisme à la conférence de Villari de 1865. En réalité, cette conférence, tenue comme « manifeste » du positivisme italien, a été très peu lue72. Il n’en est pas de même du livre d’Ardigò, qui devient la référence majeure pour toute une génération de philosophes et la base d’un projet de renouvellement de la discipline.
32L’objectif central du traité d’Ardigò consiste en l’exposé d’une « méthode, qui devrait être suivie dans l’étude de la pensée humaine, afin d’en obtenir une cognition scientifique, sérieuse et positive73 ». Ardigò postule que la psychologie se limite aux faits observables, censés suffire à expliquer la cognition des êtres humains. Tout recours à une quelconque forme de métaphysique est catégoriquement exclu au nom d’une adhésion sans réserves à la physiologie. Dans la nouvelle science, « pensée et organisme » sont perçus comme deux facettes d’une réalité naturelle unique, ou bien comme des parties de la « même substance psychophysique74 ». Les similitudes entre cette conception et les Principes de psychologie de Spencer sont manifestes. Pour les deux penseurs, la psychologie positive est une science naturelle, à l’instar de la biologie et de la physiologie, dont elle est une extension. Il est révélateur que l’étude de la psychologie constitue pour les deux philosophes la première pièce d’un projet plus grand et ambitieux. Ardigò est également l’auteur d’un système abordant des sujets aussi divers que la psychologie, la morale et la sociologie, en passant par la logique et la pédagogie. Ses œuvres philosophiques, composées de onze volumes, ne comptent pas moins de cinq mille quatre cents pages75.
33La ressemblance entre les pensées d’Ardigò et de Spencer transparait également dans le deuxième écrit d’Ardigò expliquant la formation du système solaire comme le résultat d’un passage de l’état « indistinct » à un état « distinct76 ». Spencer a publié un article fort semblable sur l’hypothèse de la nébuleuse en 1858, dans lequel il s’efforçait de démontrer que l’état physique de l’univers émane d’un arrangement de matière et d’énergie suivant le principe du passage d’un état homogène et incohérent à un état hétérogène et cohérent77. Nonobstant ces affinités, Ardigò insiste sur le fait qu’au moment de la formation de ses idées positivistes il ne connaissait Spencer que de nom. Dans une lettre à Villari, il précise :
Je n’ai jamais vu ses livres. Je n’ai jamais su non plus ce qu’ils contiennent. Je l’apprends pour la première fois par vous. Mais pourquoi ne me suis-je pas intéressé à le lire ? Pour la simple raison qu’ici à Mantoue il n’y en a pas et je n’avais pas d’argent pour me les faire parvenir. C’est incroyable le tourment que me cause le besoin de consulter des livres nouveaux que je ne suis pas en mesure d’avoir. Des livres à Mantoue, il n’y en a pas78.
34Le problème de l’inaccessibilité des sources bibliographiques est également évoqué par le philosophe Cesare Ranzoli dans un article publié après la mort de Spencer. Ranzoli explique le silence initial autour des idées de Spencer par la pauvre connaissance des langues étrangères parmi les intellectuels italiens, à laquelle s’ajoute la difficulté de se procurer des journaux et livres étrangers79. Cette situation change avec la diffusion de la philosophie spencérienne dans les années 1880, provoquant chez Ardigò la nécessité de marquer les différences entre lui et le maître-penseur anglais. À l’instar de Spencer – nous faisons ici allusion à son attitude vis-à-vis de Comte et de sa philosophie80 – Ardigò écrit un article intitulé « A. Comte, H. Spencer et un positiviste italien », dans lequel il affirme que ses doctrines sont entièrement le fruit de ses propres études et méditations81. Pourtant, tandis qu’il existe des différences réelles entre Spencer et Comte concernant la théorie de l’évolution et le statut scientifique de la psychologie, les positions de Spencer et d’Ardigò sont tout à fait compatibles. Selon l’historien Saloni, Ardigò, qui quitte l’Eglise en 1871 pour embrasser pleinement ses vues non orthodoxes, est d’une certaine manière un « Spencer italien82 ». Ranzoli insiste également sur la similarité entre le positivisme italien et la philosophie de Spencer :
Ce fut donc le positivisme d’Herbert Spencer qui, mieux que celui d’Auguste Comte, aida le génie italien à se retrouver. Ceci est d’autant plus vrai, que dès que la connaissance des doctrines de Spencer se fut suffisamment étendue, celles-ci révélèrent leur analogie avec celles de nos philosophes jusqu’à adopter les couleurs de notre culture83.
35Le philosophe Giacomo Barzellotti, auteur d’un ouvrage intitulé La morale nella filosofia positiva, publié en 1871, souligne lui aussi la confusion autour du terme « positivisme » en Italie à l’époque84. À l’occasion de la parution de la traduction anglaise de son ouvrage, Barzellotti précise :
Quand j’ai écrit dans la version originale les pages suivantes, les doctrines du Positivisme n’étaient presque pas connues ici ; tout ce qui était entendu d’elles l’étant par les rapports des discussions qu’elles avaient provoquées en France. Il n’y avait pas alors, dans ce pays, une école à proprement parler, qui les professait avec une unité de principes et de convictions, ou avec la pleine compréhension de sa méthode. Sous le nom de Positivisme étaient confondues, comme c’est encore le cas pour beaucoup, des directions philosophiques différentes, voire opposées, pourvu qu’elles excluaient des vieilles notions métaphysiques ; aucune distinction n’étant faite entre le Matérialisme et l’Empirisme des physiologistes avec lesquels Comte était en accord, et les doctrines de l’école expérimentale anglaise qui avait refusé, et continue de refuser, la désignation de Positive85.
36Aux yeux de Barzelloti, parmi les publications ayant surmonté ces difficultés se trouve l’ouvrage d’Ardigò sur la psychologie positive, qu’il considère comme « la première tentative en Italie pour donner une forme définie aux principes et aux conséquences du positivisme86 ». Quant à Spencer, Barzellotti est entièrement convaincu par sa méthode au point de déclarer que Spencer « donne ce que nous pouvons appeler une preuve mathématique de sa doctrine87 ». Cherchant à concilier sa propre philosophie d’inspiration kantienne avec la pensée de Spencer, Barzellotti souligne que le chemin intermédiaire entre empirisme et spéculations a priori, suivi par Spencer, respecte les limites du matérialisme. La position de Spencer le persuade et le conduit à accepter son schéma évolutionniste88.
37Barzellotti appuie également les critiques spencériennes de la doctrine de Comte, notamment au sujet des conséquences politiques de la morale positiviste. Il propose l’hypothèse suivant laquelle le positivisme comtien, en promettant une reconstruction civile d’après les principes de Saint Simon et de Fourier, se trouvait à la base de la « Commune de Paris ». Le terrible échec de cette tentative constitue à ses yeux la preuve évidente qu’il est impossible de contrôler les mouvements sociaux. Barzellotti conclut son ouvrage en affirmant que l’objectif de la science consiste à découvrir le fonctionnement de la loi universelle de l’évolution. Cette connaissance permettrait de laisser la nature suivre son cours sans l’irruption de révolutions dangereuses89.
38Spencer est tellement satisfait des analyses de Barzellotti qu’il y fait allusion dans la troisième édition de L’introduction à la science sociale90. Il désapprouve tout de même l’usage de l’adjectif « positif », à la place de « scientifique », dans le titre de la traduction anglaise de l’ouvrage. Selon Spencer, Barzellotti perpétue ainsi une confusion entre école anglaise et école française, bien que ce dernier la regrette au plus haut point. Barzellotti défend son choix en expliquant qu’il préférait maintenir le même titre dans les deux versions de son ouvrage afin de rester fidèle aux conditions intellectuelles du milieu italien auquel le livre était originellement destiné91. Il faudra attendre encore quelques années pour que ces conditions se transforment et que la philosophie scientifique acquiert une place d’honneur en Italie. Entre-temps, des premières réactions prometteuses accueillent les idées évolutionnistes de Spencer, notamment à travers les comptes-rendus de certains de ses ouvrages, mais surtout grâce au succès de son livre portant sur l’éducation.
DES PREMIÈRES RÉACTIONS PRUDENTES
39La première recension italienne d’un livre de Spencer est publiée en 1875 d’après la version française des Principes de psychologie92. L’auteur est le philosophe Terenzo Mamiani, ancien professeur de Barzellotti et fondateur en 1850 de l’« Accademia della filosofia italiana ». Mamiani tente d’imposer dans ce nouvel institut sa propre position platonicienne, mais les tensions et débats à l’intérieur de l’Accademia sont tels qu’ils mènent à sa dissolution dès 1855. Mamiani ne renonce pourtant pas à son projet de concilier son penchant idéaliste avec les tendances modernes et fonde en 1870, à Rome, la revue La Filosofia delle Scuole italiane, conçue comme organe de la « Società per la promozione degli studi filosofici e letterari ». La revue de Mamiani devient rapidement la publication périodique la plus importante du monde philosophique italien. Lorsque la psychologie positiviste italienne fait son entrée grâce au livre d’Ardigò, La psicologia come scienza positiva, Mamiani réagit immédiatement pour combattre cette menace potentielle. Dans un compte-rendu du livre d’Ardigò, il présente le philosophe italien comme un adepte d’Auguste Comte et s’efforce d’exposer son positivisme comme « incertain et ambigu93 ».
40La polémique avec Ardigò, dès lors un des principaux rivaux de Mamiani, ainsi que l’attaque contre le positivisme sont répétées dans la recension des Principes de psychologie de Spencer. Selon Mamiani, la philosophie exposée dans cet ouvrage constitue une version « grossière et incohérente » de l’empirisme94. D’après lui, la philosophie spencérienne s’accorde davantage avec les postulats kantiens, selon lesquels certaines notions sont immanentes à l’esprit humain, qu’aux prémisses de l’école empirique. Mamiani termine sa recension de manière opposée à la conclusion de Ribot à propos des Principes de psychologie de Spencer : la psychologie spencérienne est « la moins positive qui existe ». Il exprime alors sa confiance dans les générations futures qui, à l’aide de « vraies méthodes expérimentales », reconnaîtront l’existence de facteurs psychologiques « certains et réels » au-delà des sens et des instincts95.
41Plus qu’une critique de la théorie psychologique de Spencer, l’écrit de Mamiani représente une attaque générale contre le positivisme et l’école empirique. Mamiani poursuit cette offensive deux ans plus tard à travers le compte-rendu de la version française du premier volume des Principes de biologie. Il interprète le traité biologique de Spencer comme un effort de propager le darwinisme. D’après lui, cette tentative échoue et finit par affaiblir ce qu’elle cherchait à promouvoir. En réalité, Mamiani ne critique pas Spencer dans le but de protéger Darwin. Il s’oppose également à la doctrine darwinienne, défendant le créationnisme et une vision téléologique de la nature. Pour lui, ni Darwin ni Spencer ne sont prêts à admettre que les mutations infinitésimales, bien qu’incessantes dans la nature, ne peuvent avoir qu’un effet quantitatif, non qualitatif. Elles ne sont pas capables d’altérer les qualités essentielles des êtres vivants96.
42Si l’on excepte les comptes-rendus de Mamiani, les Principes de psychologie et les Principes de biologie ne reçoivent que peu d’attention. Aucune de ces deux publications ne sera traduite en italien. Sans doute, une des causes du peu d’intérêt suscité par la psychologie spencérienne en Italie tient-elle à la similitude entre ses Principes de psychologie et l’ouvrage d’Ardigò. Quant à sa biologie, les raisons du silence autour des théories de Spencer dans ce domaine peuvent s’éclairer à la lumière de l’histoire de la réception du darwinisme en Italie.
43Les études consacrées à ce sujet soulignent que le débat sur la théorie de l’évolution en Italie, même dans ses phases premières, n’a que peu de rapport avec les propositions biologiques avancées par Darwin. Il porte dès le départ sur les problématiques philosophiques, théologiques, sociales et politiques dépassent la seule question de l’évolution biologique. Le thème principal de ces diverses controverses fait l’objet de la première conférence publique sur le darwinisme : un discours donné par le zoologiste Filippo De Filippi rejetant les vues d’Huxley sur la place de l’homme dans la nature97. Les historiens Pietro Corsi, Giovanni Pancaldi et Giovanni Landucci ont tous noté que le manque de connaissance scientifique du milieu italien constitue un élément explicatif essentiel de cette situation98. Ils insistent également sur l’importance du contexte historique et des tensions politiques opposant la papauté à la nouvelle monarchie italienne dans l’intérêt intellectuel pour les implications philosophiques de la théorie de l’évolution. Ces tensions atteignent leur paroxysme en 1870 à l’occasion de la proclamation par le conseil du Vatican du dogme de l’« infaillibilité papale ». Selon Landucci et Pancaldi, c’est à ce moment que le débat sur l’évolution entre dans une phase nouvelle, au cours de laquelle les approches philosophiques sont particulièrement mises en avant99.
44Il n’est guère surprenant dans ce contexte que les théories biologiques de Spencer suscitent si peu d’intérêt. Toutefois, un élément joue en sa faveur. À la différence de Darwin, Spencer centre ses recherches sur l’évolution sociale et se présente en qualité de philosophe plutôt que de naturaliste. Ses intérêts concordent avec la prédominance en Italie de la philosophie sur les sciences naturelles et rendent la diffusion de ses idées plus aisée. Avant même la parution de la traduction en italien de ses ouvrages, Spencer est élu à la prestigieuse Accademia dei Lincei à Rome en tant que « correspondant étranger » pour la « classe des sciences morales, historiques et philosophiques » dont Mamiani est alors le président. À la nouvelle de son élection, il écrit une lettre au conseil de l’Accademia dans laquelle il exprime sa satisfaction quant à la reconnaissance que les « compatriotes de Galilée » ont choisi de lui conférer100. L’année suivante, Spencer contacte à nouveau l’Accademia mais cette fois-ci le ton et le contenu de ses propos sont bien différents. Assurant qu’on lui a porté préjudice en ne lui attribuant pas le plus haut titre, celui de « membre étranger », il demande au secrétaire de rayer son nom de la liste des correspondants étrangers. Quinto Sella, le président de l’Accademia, s’empresse de clarifier le malentendu en précisant que la distinction entre « membres étrangers » et « correspondants étrangers » n’indique aucunement un jugement sur le mérite scientifique, et que la candidature de Spencer a obtenu « un vote extraordinairement élevé » : dix-sept voix sur vingt-et-un101. Spencer n’est apaisé que lorsqu’on lui promet de le nommer « membre étranger », ce qui se produit deux ans plus tard, en juillet 1878.
45La modification du statut officiel de Spencer coïncide avec un changement favorable à ses idées, grâce au succès de son livre sur l’éducation. Il s’agit du premier écrit de Spencer traduit en italien, et deux versions différentes paraissent la même année, dont une est rééditée six fois jusqu’en 1894102. Deux nouvelles traductions sont entreprises quelques années plus tard103. Le succès n’est pas seulement éditorial. La municipalité de Crémone décide, en 1883, de distribuer gratuitement des copies du traité à tous les enseignants de la ville104. Cette initiative et l’intérêt pour l’éducation et la pédagogie spencériennes trouvent leurs origines dans les besoins concrets du milieu italien. Au début des années 1870, le taux d’analphabétisme en Italie atteint presque soixante-dix pour cent. Conscients de la position désavantageuse de leur nouveau pays, les intellectuels italiens cherchent à y remédier. Ranzoli note à ce propos :
… il était naturel qu’un livre comme celui de Spencer, inspiré de critères scientifiques et qui se présentait à nous sous une forme inhabituellement simple, parlant le langage de tous et sachant poser les questions de manière si séduisante et persuasive, dut trouver l’accueil le plus enthousiaste des ardents adeptes […] Et comme si tout cela n’était pas suffisant, il se trouva que le livre de Spencer nous était arrivé au moment où nous devions former des milliers de maîtres, pour les envoyer répandre un peu de lumière intellectuelle à nos misérables populations analphabètes, et que s’imposait impérieusement la nécessité de réformer avec des critères expérimentaux et scientifiques nos écoles, encore complètement façonnées sur les méthodes antiques de la pédagogie orthodoxe105.
46Beaucoup d’auteurs participent à l’effort de modernisation et de développement du système éducatif italien, et nombre d’entre eux s’inspirent des idées de Spencer106. Les progrès de l’éducation restent pourtant lents car l’instruction et la recherche scientifique tiennent une place restreinte dans le système italien en comparaison avec les études classiques et littéraires. La philosophie scientifique, en revanche, réussit à gagner du terrain grâce à l’intérêt croissant pour l’étude scientifique du social. Spencer, ayant publié peu avant The Study of Sociology, s’affirme alors comme un penseur d’avant-garde et le symbole de la nouvelle philosophie scientifique. Ce changement de statut, survenu au milieu des années 1870, est manifeste dans le premier compte-rendu italien de l’ouvrage The Study of Sociology. Son auteur, le professeur de droit Antonio Salandra, observe que les livres de Spencer ayant déjà obtenu une certaine reconnaissance « n’ont plus besoin d’être recommandés à ceux qui s’intéressent aux disciplines philosophiques et morales107 ». Salandra critique cependant les conclusions politiques de Spencer, en avertissant que le laisser faire est une « doctrine typiquement anglaise » risquant d’avoir des « conséquences extrêmes » en Italie108. Malgré ces divergences, Salandra termine son examen sur un ton approbateur. À ses yeux, le travail de Spencer pose la base d’un système scientifique général.
47Fidèle à cette déclaration, Salandra fait paraître en 1878 une série d’articles correspondant à la quatrième partie du deuxième volume des Principes de sociologie109. Ces articles sont publiés dans le Giornale napoletano di filosofia e lettere, scienze morali e politiche, dirigé par le philosophe néo-kantien Francesco Fiorentino. Parrallèlement, d’autres supports sont créés qui assurent une diffusion plus large de la philosophie spencérienne. Il s’agit notamment de la « Biblioteca scientifica internazionale », fondée en 1874 à la suite de la signature d’un accord entre Edward L. Youmans et l’éditeur milanais frères Dumolard. Parallèlement aux publications proprement scientifiques, la « Biblioteca scientifica internazionale » offre à ses lecteurs une collection d’ouvrages dans les disciplines sociales et humaines les plus récentes. Ce caractère interdisciplinaire constitue un phénomène unique dans le paysage intellectuel italien de l’époque110. Durant les quinze ans de son existence – jusqu’à la banqueroute de Dumolard en 1891 – la « Biblioteca scientifica internazionale » s’impose comme l’organe le plus important de la diffusion scientifique en Italie. Dumolard devient l’éditeur principal de Spencer grâce à la publication, dans les années 1880, des traductions italiennes de plusieurs de ses ouvrages : Introduction à la science sociale, Les bases de la morale évolutionniste et Les premiers principes111.
48Bien que les réactions aux écrits de Spencer dans les années 1870 demeurent relativement limitées, les efforts pour introduire la philosophie scientifique anglaise en Italie portent leurs fruits. À la fin de cette décennie, Barzellotti publie un article pour le journal britannique Mind, dans lequel il témoigne d’une nette amélioration112. Selon Barzellotti, la « confusion italienne » face aux doctrines positivistes est à attribuer en premier lieu à une faible culture en matière de philosophie scientifique. Ce déficit culturel a considérablement diminué grâce à l’accroissement des connaissances en psychologie et philosophie morale anglaises. Avant 1870, le nombre de lecteurs italiens de Spencer, de Bain et ou de Lewes était très limité, mais :
L’extension de la culture nationale et la nouvelle impulsion donnée aux études philosophiques par l’avancement des sciences historiques et physiques ont énormément contribué à changer cet état de choses. L’influence des doctrines de Comte, dans un premier temps presque absolue, a été remplacée dans notre École positiviste par celle de la philosophie anglaise. Et maintenant on peut dire que cette dernière est plus connue et étudiée parmi nous, spécialement par la majeure partie du public éclairé, que la philosophie allemande. Ses adeptes se trouvent principalement dans les universités, tandis que Mill, Spencer et Bain sont les noms les plus réputés parmi nos classes les plus cultivées et les étudiants des sciences historiques et sociales113.
49Qui sont ces « étudiants des sciences historiques et sociales » ? Et comment s’approprient-ils les idées de Spencer ? Voilà les questions que nous allons à présent aborder.
Notes de bas de page
1 Becquemont 2003a, p. 58, 64-65, 70-71 ; Clauzade 2003.
2 Huxley T. 1887. Lay Sermons, cité dans Becquemont 2003b, p. 330.
3 Becquemont et Mucchielli 1998, p. 243-249.
4 Littré 1863.
5 Ibid., p. 289
6 Laugel 1860.
7 Laugel 1864, p. 930.
8 Ibid., p. 931-933.
9 Ibid., p. 934.
10 Ibid., p. 935
11 Laugel 1864, p. 956-957.
12 Spencer 1904, II : 127.
13 Spencer 1864. Voir nos remarques au premier chapitre p. 25-26.
14 Lenoir (éd.) 1957, p. 2.
15 Ibid., p. 4.
16 Spencer 1874b.
17 Ribot 1870a, p. 162, 167-168.
18 Ibid., p. 161.
19 Brooks 1998, p. 75.
20 Lenoir (éd.) 1957, p. 7.
21 En 1878 Cazelles est nommé préfet de la Creuse, puis en 1879, préfet de l’Hérault. La même année il est nommé directeur du service pénitentiaire au Ministère de l’Intérieur. En 1880, il passe à la direction de la sûreté générale et en 1881 il est nommé directeur du cabinet du ministre de la Sûreté Générale. Pour plus de détails voir Vaperau 1893 et Becquemont et Mucchielli 1998, p. 260-261.
22 Cazelles a traduit de Mill : La philosophie d’Hamilton (Paris : Germer-Baillière, 1869), L’assujettissement des femmes (Paris : Guillaumin, 1869). Dans les années 1870 il traduit également son Essai sur la religion (Paris : Germer-Baillière, 1875) et ses Mémoires (Paris : Germer-Baillière, 1874), ainsi que l’ouvrage d’Alexandre Bain, Les sens et l’intelligence (Paris : Germer-Baillière, 1874).
23 Cazelles 1871, p. xxi.
24 Ibid., p. civ.
25 Ibid., p. lxii-ciii.
26 Ibid., p. xcvi-xcvii.
27 Duncan 1908, I : 203, trad. NB.
28 Spencer 1904, II : 264, trad. NB. L’introduction de Cazelles fut traduite par le pasteur O.B. Frothingham et publiée en 1875 sous le titre Outline of the evolution-philosophy avec une annexe écrite par E.L. Youmans chez l’éditeur D. Appleton & Co. à New-York.
29 Lenoir (éd.) 1957, p. 7.
30 Duncan 1908, II : 267.
31 Mollier 1988, p. 295-297.
32 Lux 1912, p. 12-15.
33 Becquemont et Mucchielli 1998, p. 259.
34 Alglave 1873, p. 933-934.
35 Becquemont et Mucchielli 1998, p. 259.
36 Ottavi 2011, p. 14.
37 Spencer 1871, p. 611.
38 Ribot 1873.
39 Ibid., p. 397-398.
40 Muni de son diplôme, Ribot espère obtenir un poste dans l’enseignement supérieur, mais l’administration considère son positivisme trop controversé et le lui refuse pour le moment. Ribot devra attendre 1885 pour se voir offrir la mission de faire un « cours complémentaire » à la Sorbonne, qui constituera le premier enseignement de psychologie expérimentale à l’université. Trois ans plus tard, il sera nommé à la chaire de psychologie expérimentale et comparative au Collège de France.
41 Spencer 1885a [1874].
42 Alglave 1874, p. 120.
43 Alglave 1876, p. 217.
44 Ribot 1882.
45 Fabiani 1988, p. 64-66.
46 Ribot 1904, p. 111.
47 Janet 1874, p. 82.
48 Ibid., p. 82-83.
49 Ibid., p. 83-84, 89.
50 Ibid., p. 92-94.
51 Ibid., p. 104-105.
52 Ibid., p. 110.
53 Ibid., p. 108-110
54 Brooks 1998, p. 79-80.
55 Caro 1887 [1876].
56 Ibid., p. 151-154.
57 Bernardini 1997, p. 133.
58 Caro 1887 [1876], p. 163.
59 Becquemont et Mucchielli 1998, p. 265-266.
60 Rageot 1904, p. 808.
61 Bourdeau 2003, p. 6.
62 Ranzoli 1904, p. 102.
63 Aucun ouvrage de Comte ne sera traduit en italien avant la Seconde Guerre mondiale.
64 Donzelli 2003, p. 357-359.
65 Asor Rosa 1975 ; Lariza-Lolli 1985, p. 109-110.
66 Lariza-Lolli 1985, p. 70-108.
67 Di Giovanni 2003, p. 4.
68 Villari 1866 ; Donzelli 2003, p. 359-360.
69 Tommasi 1866.
70 Saloni 1969, p. 30, 49-50.
71 Ardigò 1870.
72 Barbano 1985, p. 170 note 7.
73 Ardigò 1882 [1870], I : 55, trad. NB.
74 Ibid., p. 184, trad. NB.
75 Ardigò 1882-1918.
76 Ardigò 1884 [1877] II : 1-345.
77 Spencer 1858. Voir l’article de G. Gohau « Spencer : le ciel et la terre » dans Becquemont et Ottavi (dir.) 2011, p. 65-80.
78 Ardigò 1871, cité dans Restaino 1985, p. 267, trad. NB.
79 Ranzoli 1904, p. 103.
80 Voir nos remarques au premier chapitre p. 22-29.
81 Ardigò 1909 [1908], p. x.
82 Saloni 1969, p. 16-17.
83 Ranzoli 1904, p. 229, trad. NB.
84 Barzellotti 1871.
85 Barzellotti 1878a, p. ix-x, trad. NB.
86 Barzellotti 1878b, p. 536, trad. NB.
87 Barzellotti 1878a, p. 199, trad. NB.
88 Ibid., p. 202-203.
89 Ibid., p. 326.
90 Spencer 1885a [1874], p. 226.
91 Barzellotti 1878a, p. xii.
92 Spencer 1874b.
93 Mamiani 1871, p. 218.
94 Mamiani 1875, p. 128, trad. NB.
95 Ibid., p. 133, trad. NB.
96 Mamiani 1877, p. 424-425.
97 De Filippi 1864 ; Huxley 1863.
98 Corsi 1985 ; Pancaldi 1977 ; Landucci 1977.
99 Landucci 1977, p. 129 ; Pancaldi 1977, p. 177-185.
100 Duncan 1908, I : 241-242.
101 Ibid., p. 243, trad. NB.
102 Spencer 1876a, 1876b. La version rééditée six fois jusqu’en 1894 est celle traduite par Sofia Fortini-Santarelli (Spencer 1876a).
103 Spencer 1884b ; Spencer 1894a.
104 Ranzoli 1904, p. 230.
105 Ibid., p. 232-233, trad. NB
106 Cambareri 1988.
107 Salandra 1875, p. 169, trad. NB.
108 Ibid., p. 171, trad. NB.
109 Spencer 1878.
110 Govoni 2002, Ch. 3.
111 Spencer 1881a ; 1881b ; 1888.
112 Barzellotti 1878b.
113 Ibid., p. 535-536, trad. NB.
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