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Biographies fictionnelles, biographies intertextuelles dans Les Rougon-Macquart

p. 215-236


Texte intégral

1Il n'est pas question ici de faire le tour des théories portant sur le personnage, mais simplement à partir des contraintes régissant le personnage en régime réaliste-naturaliste, il s'agit de définir une forme d'intertextualité opérant clandestinement dans Les Rougon-Macquart.

2Le personnage naturaliste est avant tout un personnage lisible : il se situe au cœur du dispositif de transparence généralisé, instauré par la fiction naturaliste. "Tout dire" c'est bel et bien le mot d'ordre de cette esthétique, réactualisant, selon Philippe Hamon, le mythe "voyeuriste" d’Asmodée, qui dans les romans de Zola se traduit par une population nombreuse d'espions et de voyeurs1 Soumis à ce traitement, le personnage naturaliste ne demeure jamais bien longtemps inconnu ou indéterminé. Son entrée dans la fiction correspond généralement à une déclaration d'identité en bonne et due forme. À cette occasion, le narrateur, ou un personnage délégué à cet effet, ou le personnage lui-même, décline sa fiche biographique avec force renseignements : origines sociales et géographiques, âge, métier, employeur, situation de famille, domicile... toutes les informations sur le personnage nouvel arrivant sont rapidement consignées. Le personnage est fiché dans le texte naturaliste comme dans un dossier de police. À preuve cette scène du Ventre de Paris, dans laquelle Zola démontre la parenté du romancier et de l'enquêteur de police2 : Florent, le héros du roman, qui prépare un coup contre le régime impérial, est dénoncé à la police par sa belle sœur ; arrivée à la préfecture, celle-ci découvre avec stupeur que Florent fait, depuis son arrivée en France, c'est-à-dire depuis le début du roman, l'objet d'une filature ininterrompue :

Il [le commissaire] mit devant elle un énorme paquet de papiers, dans une chemise bleue. Elle feuilleta les pièces. C’était comme les chapitres détachés de l'histoire qu'elle venait de conter. Les commissaires de police du Havre, de Rouen, de Vernon, annonçaient l'arrivée de Florent. Ensuite venait un rapport qui constatait son installation chez les Quenu-Gradelle. Puis son entrée aux Halles, sa vie, ses soirées chez Lebigre, pas un détail n'était passé. Lisa, abasourdie, remarqua que les rapports étaient doubles, qu'ils avaient dû avoir deux sources différentes3.

3Le dossier ouvert par le commissaire de police n'est rien d’autre que le double, la copie du propre texte de Zola ; l'effet de mise en abyme est d'ailleurs signalé par la comparaison "comme les chapitres". La fiction naturaliste se mire, non sans complaisance, dans un rapport de police.

4Il va de soi cependant que le narrateur ne peut jamais tout dire d'un personnage. La loi de la fiction est par force celle de l'incomplétude, et de ce point de vue le personnage naturaliste ne fait pas exception, même s'il s'efforce tant qu'il peut d'y remédier4. L'incomplétude peut être implicite ; par exemple, le narrateur ne précise pas à propos d'un personnage "normal" qu’il a deux bras et deux jambes : ce type d'incomplétude est indispensable à la bonne marche du récit car s'il fallait tout dire, à proprement parler, on n'en finirait plus. L'incomplétude peut aussi être explicite : dans ce cas l'absence d'information est signalée, explicitement notée, il s’agit de ce que Wolfgang Iser appelle des "blancs". Si les personnages naturalistes n’échappent pas à la règle de l'incomplétude implicite, en revanche ils sont dans l'ensemble, exempts de "blancs", conformément au principe du tout dire5. Cette manie du tout dire, de la complétude à tout prix, est illustrée magistralement par les travaux du Docteur Pascal, qui n'est autre que le double du romancier. Ce personnage de scientifique consacre en effet son temps à collecter et à réunir, dans des dossiers soigneusement tenus à jour, des informations sur les membres de sa famille, qui sont en fait les personnages des Rougon-Macquart. Chaque parent est donc pourvu d'un dossier où se trouve consignée sa biographie. Inlassablement, le docteur Pascal répète ce même mot d'ordre, cette même directive : "pas de trous", "pas de lacune". S'efforçant de centraliser tous les renseignements qui lui parviennent, il passe son temps à enquêter, à correspondre pour ne rien manquer de la vie de ses parents. Mais, malgré tous ses efforts, quelques fiches demeurent incomplètes, comportent des blancs regrettables : la fiche d'Etienne Lantier par exemple, le héros de Germinal qui a été exilé en Nouvelle Calédonie après la Commune, ou encore celle du fils naturel de Saccard, Victor, enfant monstrueux, errant sans feu ni lieu. En butte au manque d'informations, Pascal doit également faire face à l'hostilité grandissante de sa propre mère, Félicité, qui menace de faire disparaître ces documents bien trop compromettants. Rêvant de bâtir pour sa famille une histoire légendaire, elle ne peut décemment tolérer l'existence de dossiers qui font état de son histoire véritable, "naturelle et sociale". L'histoire officielle s'édifie généralement au détriment des documents ; Félicité ne s’y trompe pas lorsqu'à la fin du Docteur Pascal, elle brûle les dossiers de son fils, liquidant ainsi le lourd passif de la famille Rougon-Macquart6.

5La lutte contre l'incomplétude se solde au total par un échec cinglant. Le Docteur Pascal, dernier roman de la série, liquide cruellement l'entreprise zolienne du tout dire. A l'arrivée, au lieu de biographies solidement établies, du grand système sans faille, ne demeurent que des restes, des lambeaux de textes incohérents :

Quand elle eut sorti les débris un à un, elle constata ce dont elle était à peu près certaine, que pas une page entière du manuscrit ne restait, pas une note complète ayant un sens. Il n'existait que des fragments, des bouts de papiers à demi brûlés et noircis, sans lien, sans suite7.

6Les blancs désormais l'emportent, fragmentant, émiettant l'histoire de chaque personnage, voué désormais à une incomplétude radicale, comme si Zola avouait au terme de son œuvre le caractère illusoire de l'ambition naturaliste. La fin de la série semble en tout état de cause remettre en question ses principes fondateurs.

7Saturé, ceinturé, le personnage naturaliste exclut les possibilités d'intrigues proprement romanesques présentées habituellement par les personnages lacunaires, c'est-à-dire faisant l’objet d’un blanc biographique. On connaît par exemple les ressorts dramatiques inhérents au personnage de l'enfant trouvé, au personnage de l'inconnu masqué ou encore du personnage opérant sous un faux nom. Tous ces personnages à secrets produisent une tension dramatique, ils autorisent des péripéties, des rebondissements illimités, autant d'effets proscrits par la doxa naturaliste. Les textes critiques ou théoriques de Zola tirent, on le sait, à boulets rouges sur les intrigues du roman-feuilleton, genre plein de ressources quand il s'agit d'égarer le lecteur dans les méandres de combinaisons dramatiques interminables. L'objectif du roman naturaliste est de supprimer l'intrigue et conjointement d’en finir avec le héros qui lui est attaché. Or, dédramatisation et déshéroïsation passent immanquablement par la transparence du personnage : plus il est transparent, complet, moins il se prête à la dramatisation. Lisible, il empêche la confection d'une intrigue jouant indéfiniment sur le retardement du sens. Il n’y a pas de Vautrin dans Les Rougon-Macquart, pas plus que de Ferragus. Saccard est bien un faux nom, mais c'est à vrai dire un secret de Polichinelle, ne donnant lieu à aucune péripétie : tout le monde sait – le lecteur et les personnages du roman – que celui qui se fait appeler Saccard n'est autre que le frère du ministre Eugène Rougon.

8Cette exigence de lisibilité posée, mon propos est évidemment de repérer les infractions au code de la transparence, autrement dit les personnages présentant des "lacunes". Le Docteur Pascal, on l'a vu, fait l'expérience de tels personnages, le romancier naturaliste également. Car il a beau faire, ils sont inévitables, et cela en raison même de la mimésis naturaliste : "dans la vie", les personnages lacunaires abondent et sont même plus nombreux que les personnages complets. La mimésis exige donc un quota de personnages lacunaires qui, paradoxalement, constituent autant d'entorses au code de lisibilité naturaliste. Quel traitement le narrateur naturaliste réserve-t-il à ces personnages non réglementaires ? Globalement trois types de procédures sont à l'œuvre : 1) l'absence d’information donne lieu à une procédure d'enquête débouchant sur un récit réparateur : Angélique, jeune orpheline abandonnée, est parfaitement inconnue lorsqu'elle entre dans Le Rêve, mais une rapide enquête de son père adoptif permet de l'identifier et de reconstituer son histoire. 2) L'absence d'information est entérinée, le narrateur n'engage aucune procédure à son encontre : Les Rougon-Macquart présente ainsi une série de personnages dont l'existence demeure définitivement mystérieuse. Comme cette Mme Maloir, dame de compagnie de Nana qui "arrivait le matin de l'inconnu avec ses chapeaux extravagants et retournai le soir, dans ce mystère de sa vie, dont personne ne s'inquiétait d'ailleurs"8. 3) L'absence d’information déclenche un traitement herméneutique. C'est cette procédure qui nous occupera exclusivement. Sur les personnages lacunaires viennent se greffer des histoires, des récits composés, reconstituées à partir de données, d'indices parcellaires. Incomplets et donc de ce fait illisibles, ils font l'objet d'interprétations destinées à mettre du sens là où il y en a peu ou pas. C’est d'ailleurs le travail auquel se livre Clotilde, l’héritière du Docteur Pascal, après l'incendie des dossiers : à partir des vestiges calcinés, elle s'efforce de reconstituer le texte d'origine. Autour de ces personnages qu'on peut qualifier d'"herméneutiques" se développent des hypothèses biographiques qui dans la plupart des cas s'apparentent à de véritables fictions. En effet, entre les indices tangibles du réel (une cicatrice, un voile de deuil...) et les constructions herméneutiques élaborées à partir de ces données, il n'y a jamais de garantie. Le risque est rendu manifeste dans les cas de surinterprétation, comme la paranoïa, qui consiste à élaborer de véritables fictions à partir d'indices réels9. La procédure herméneutique tend de ce fait à multiplier les biographies fictionnelles, s'opposant aux autres biographies certifiées, parfaitement authentifiées du texte naturaliste. Ainsi, dans l'ancien cimetière de l'aire Saint-Mittre, lieu privilégié du manque et de l'absence, Miette s'amuse à des jeux herméneutiques :

Ils se questionnaient souvent sur les ossements qu'ils découvraient. Miette, avec son instinct de femme, adorait les sujets lugubres. A chaque nouvelle trouvaille, c’étaient des suppositions sans fin. Si l'os était petit, elle parlait d’une belle jeune fille poitrinaire, ou emportée par la fièvre la veille de son mariage ; si l'os était gros, elle rêvait quelque grand vieillard, un soldat, un juge, quelque homme terrible10.

9Miette a affaire ici à des personnages plus que lacunaires puisque les seules données dont elle dispose en sont les ossements épars. A partir de ces indices paléontologiques, à la manière d'un Cuvier avec ses squelettes, elle "rêve" des biographies imaginaires. Le jeu herméneutique de Miette se fonde certes sur des données concrètes mais il mobilise au-delà tout un matériau d'origine littéraire. En effet, les personnages qu'elle reconstitue sont hors du commun et n'ont pas grand chose à voir avec les personnages "premiers venus" théoriquement privilégiés en régime naturaliste. Cette jeune fille poitrinaire, qu'elle imagine morte la veille de ses noces, est assurément, avec son destin tragique de Virginie, un personnage de roman. Le narrateur ne manque pas d'ailleurs de préciser que seule Miette se livre à ces jeux herméneutiques, en vertu de ce vieux principe qui veut que les femmes aient l'âme, ou plutôt "l'instinct" selon Zola, plus romanesque que les hommes. Le roman est d'abord affaire de femmes, c'est une chose entendue au dix-neuvième siècle. Les fictions suppléantes élaborées par la jeune fille sont de ce fait soumises à un fort investissement intertextuel : les vies imaginaires sont sur le fond composées à partir de vies littéraires. C’est cette dimension intertextuelle du traitement herméneutique que nous nous proposons de traiter dans les pages qui suivent.

10Pour ce faire, nous distinguerons trois cas de figure, correspondant à trois états du personnage herméneutique : 1) le personnage opaque, 2) le personnage trouvé, 3) le personnage absent, chacun de ces trois états représentant un mode d'infraction particulier au code de lisibilité du personnage naturaliste.

Le personnage opaque

11Dans L'Argent, le narrateur retrace la biographie d'une riche aristocrate, la Princesse d'Orviédo, avec qui Saccard se trouve être en affaires. Or cette biographie s'avère lacunaire : la mort du mari a en effet déclenché chez la princesse une série de changements restés inexpliqués. Sans raison apparente, elle est passée d’une vie fastueuse et mondaine11 à vie austère et recluse.

Quand elle avait reparu, elle était vêtue d'une simple robe de laine noire, les cheveux cachés sous un fichu de dentelle, petite et grasse toujours, avec son front étroit, son joli visage rond aux dents de perles, entre les lèvres serrées, mais ayant déjà le teint jaune, le visage muet, enfoncé dans une volonté unique, d'une religieuse cloîtrée depuis longtemps. Elle venait d'avoir trente ans, elle n'avait plus vécu depuis lors que pour les œuvres immenses de charité12.

12Ce nouveau portrait, saturé par des termes dénotant ou connotant l'opacité, constitue le personnage en énigme. Il intrigue, et de ce fait embraie sur des intrigues imaginaires ; il donne lieu à des histoires, des hypothèses qui se proposent de résoudre le mystère de cette métamorphose.

Dans Paris, la surprise était grande, et il circula toutes sortes d'histoires extraordinaires. La Princesse avait hérité de la fortune totale, les fameux trois cent millions dont la chronique des journaux eux-mêmes s'occupait. Et la légende qui finit par s'établir fut romantique. Un homme, un inconnu vêtu de noir, racontait-on, comme la princesse allait se mettre au lit, était un soir apparu dans sa chambre, sans qu'elle eût jamais compris par quelle porte secrète il avait pu entrer ; et ce que cet nomme lui avait dit, personne au monde ne le savait ; mais il devait lui avoir révélé l'abominable origine des trois cent millions, en exigeant peut-être d'elle le serment de réparer tant d'iniquités, si elle voulait éviter d'affreuses catastrophes. Ensuite, l'homme avait disparu13.

13Il faut bien tout ce détour herméneutique pour sauver de l'incohérence un personnage devenu brusquement problématique. Mais il y a un prix à la lisibilité, c'est celui de l’intertexte, qualifié de "romantique" par le narrateur. Ici une remarque, valant pour le reste de cette étude, s'impose. Les fictions suppléantes mettent en œuvre moins des textes que des modèles de textes, moins des œuvres que des codes, que Laurent Jenny appelle des "archétextes"14. Lorsqu'il se sclérose, qu'il perd son caractère infiniment ouvert et qu'il n'autorise plus aucun renouvellement, le code se réduit à un texte, toujours le même. Les épisodes herméneutiques importent prioritairement ces codes fossilisés, modèles jugés d'ordinaire hors d'usage par l’esthétique naturaliste. Dans ces conditions, le fait intertextuel doit être entendu comme l'actualisation d'un code sous la forme d'exemplaires. Procédant par imitation, les fictions suppléantes s'apparentent à des mimotextes15. Quels codes font l'objet de cette pratique ? Globalement, ils se résument à un seul : le code romanesque, entendons par là un code impliquant l'héroïsation des personnages et la dramatisation de l'action. Ce code régit évidemment toute une série de genres – roman-feuilleton, roman noir, roman d'aventures... – le plus souvent confondus dans la lutte anti-romanesque des naturalistes. Ainsi les hypothèses biographiques concernant la princesse d'Orviédo procèdent du roman noir, genre florissant à l'époque romantique. Tous les ingrédients, toutes les prescriptions du code "romantisme noir" sont actualisés dans cette biographie imaginaire : qu'il s'agisse du personnage (l'inconnu vêtu de noir), de l'espace (l'inévitable passage secret) ou du temps (atmosphère nocturne). Cet essai herméneutique est en définitive un bref pastiche, un échantillon de roman noir dans un contexte naturaliste. Le pastiche est, selon la terminologie de Genette, le régime ludique du mimotexte. Il se distingue du régime sérieux (appelé forgerie) essentiellement par le fait que l'imitation est rendue visible. Le pastiche procède effectivement d'une saturation thématique ou stylistique : l'auteur de pastiche accumule anormalement les traits caractéristiques du texte pastiché. Il en fait trop, comme dans cet épisode où toutes les données relèvent du roman noir. Reste à savoir si, à ce propos, on ne peut pas parler carrément de "charge", c'est-à-dire de régime satirique. La distinction, de l'aveu même de Genette, est aléatoire, davantage "affaire de situation que de performance"16. Un lecteur peu au fait du discours critique zolien peut y voir un simple jeu avec un genre romanesque ; un lecteur un peu plus averti, connaissant les attaques du romancier contre cette littérature, peut y voir une visée satirique. Mais rien n'assure que cette option soit la bonne. Nous aurons l’occasion de revenir sur cette question avec d’autres éléments d'analyse.

14Quoi qu'il en soit, la princesse d'Orviédo, par le biais du mimotexte, fait une incursion remarquée dans un autre univers fictionnel, en devenant l'héroïne d'un roman noir. Cette incursion est d'autant plus remarquable que le début de la biographie éliminait explicitement le registre romanesque pour privilégier le registre réaliste : "Toute une vie de vols effroyables, non plus au coin d'un bois, à main armée, comme les nobles aventuriers de jadis, mais en correct bandit moderne, au clair soleil de la Bourse"17. Le narrateur inscrit, en creux de la biographie du Prince, une carrière proprement romanesque, une histoire de brigands valeureux du temps jadis. Mais ce roman d'aventures ne vaut plus, remplacé par un nouveau genre, résolument moderne, le roman de la Bourse. Le romanesque fait ainsi d'abord l'objet d'une procédure d'éviction avant de revenir en force sous la forme de l'épisode herméneutique. Toute cette histoire d’argent volé hésite en définitive entre une version naturaliste d'une part et une version romanesque d'autre part. L'alternative proposée en guise de conclusion exprime assez bien l'enjeu représenté par le mimotexte : "Depuis cinq ans qu'elle se trouvait veuve, était-ce en effet pour obéir à un ordre venu de l'au-delà, était-ce plutôt dans une simple révolte d'honnêteté, lorsqu'elle avait eu en main le dossier de sa fortune ?"18. Le narrateur met en concurrence deux scénarios possibles : celui de l'au-delà, d'ordre surnaturel et celui du "dossier", d'ordre proprement naturaliste – le terme de "dossier" provenant directement de la méthode zolienne et de la pratique du "Dossier préparatoire". Deux codes sont donc mis en concurrence, deux versions de l'événement. Le narrateur semble évidemment pencher pour la seconde version, l'option du dossier, qui bénéficie d'un "plutôt" préférentiel. Mais cet engagement ne va pas plus loin dans la mesure où le scénario naturaliste n'est en aucune manière certifié et le scénario romanesque invalidé. D'un bout à l'autre de L'Argent, la princesse d'Orviédo traîne avec elle une aura de roman noir jamais véritablement dissipée. Ce personnage demeure en tout état de cause déterminé par l'intertexte romantique.

Le personnage absent

15On entend par personnage absent une disparition d'ordre narratif. Le personnage fait dans ce cas l'objet d'une mise en quarantaine de la part du narrateur qui n'assure plus le suivi. D'autres narrateurs prennent alors le relais, narrateurs intradiégétiques qui s'efforcent de pallier l'absence d'informations en déclenchant la procédure herméneutique. Disparaissant de la circulation diégétique, le personnage absent est soumis aux récits de la rumeur, et du même coup projeté dans une "dimension" intertextuelle.

16Ainsi lorsque Nana disparaît au dernier chapitre du roman, elle devient brusquement une héroïne de roman d'aventures.

Nana, brusquement disparut ; un nouveau plongeon, une fugue, une envolée dans des pays baroques. [...] D'ailleurs c'était sa toquade : depuis longtemps elle rêvait d'aller chez les Turcs. Des mois passèrent. On l'oubliait. Lorsque son nom revenait, parmi ces messieurs et ces dames, les plus étranges histoires circulaient, chacun donnait des renseignements opposés et prodigieux. Elle avait fait la conquête du vice roi, elle régnait au fond d'un palais, sur deux cents esclaves dont elle coupait les têtes, pour rire un peu. Pas du tout, elle s'était ruinée avec un grand nègre, une sale passion qui la laissait sans une chemise, dans la débauche crapuleuse du Caire. Quinze jours plus tard, ce fut un étonnement, quelqu'un jurait l’avoir rencontrée en Russie. Une légende se formait, elle était la maîtresse d'un prince, on parlait de ses diamants. Toutes les femmes bientôt les connurent, sur les descriptions qui couraient, sans que personne pût citer une source exacte : des bagues, des boucles d'oreilles, des bracelets, une rivière large comme deux doigts, un diadème de reine surmonté d'un brillant central gros comme le pouce. Dans le recul de ces contrées lointaines, elle prenait le rayonnement mystérieux d'une idole chargée de pierreries. Maintenant on la nommait sérieusement avec le respect rêveur de cette fortune faite chez les barbares19.

17Dans cet épisode, le narrateur "lâche" son personnage. Il ne l'accompagne pas en Orient et ne daigne même pas confier la relation de ce voyage à un "envoyé spécial" qui, délégué sur place, aurait pu rendre compte des faits et gestes de Nana. Pour cet intermède exotique, personne ne fait le déplacement, personne ne se rend sur le terrain ; ni l'auteur, qui dans son dossier préparatoire n'a pas constitué de "fiches" sur les pays visités par Nana, ni le narrateur qui ne se détourne pas de la scène parisienne, ni même les personnages. Le récit du voyage en Orient est donc fait à distance par ces "messieurs et ces dames" restés à Paris. Or, précise le narrateur, il s'agit d'un récit "sans sources", en d'autres termes d'un récit dépourvu de garantie, de caution proprement documentaire, comme l'exigerait tout bon récit naturaliste. Il ne s'agit donc pas d'un reportage sur les faits et gestes de Nana en Orient, mais bel et bien d'une fiction. Les narrateurs parisiens composent une biographie apocryphe de Nana qui, comme celle de la princesse d'Orviédo, procède de l'imitation. C'est essentiellement la "matière d'Orient" (comme on parle de matière de Bretagne) qui se trouve mise à contribution. L'histoire de Nana en Orient mobilise un code littéraire facilement identifiable, celui du "Voyage en Orient". L'héroïne de Zola s'enfuit vers une contrée qui ressemble fort à un palimpseste : territoire d'écriture, parcouru par tant d'écrivains voyageurs depuis le début du siècle (Chateaubriand, Lamartine, Nerval, Flaubert...) territoire pictural aussi où puise le romantisme d'un Delacroix. Ce territoire exotique est donc pourvu d'un code, l'orientalisme, que les personnages de Zola se contentent de réactiver pour reconstituer les tribulations de Nana. Rien ne manque au tableau : la cruauté et l'ennui légendaire des Levantins, les esclaves, les nègres, et bien sûr la somptuosité des parures ; tout le bric à brac orientaliste est bien au rendez-vous du récit herméneutique. Notons qu'à aucun moment la lumière ne sera fait par le narrateur sur cet épisode : cette affaire orientale est entièrement éclipsée au profit de la légende, dans les mêmes conditions que la ténébreuse affaire de la princesse d'Orviédo.

18En s'absentant de la scène parisienne, Nana se métamorphose en héroïne des Mille et Une Nuits, passant du registre naturaliste au registre orientaliste. Elle réussit là à vrai dire une sortie très romanesque. Ce voyage intervient en effet au dernier chapitre du roman, à l'excipit, lieu de sortie du personnage. Mais cette disparition de Nana s'avère en fait être une fausse sortie puisque le narrateur la fait revenir in extremis pour la faire mourir dans un grand hôtel parisien, au milieu des bruits de la guerre commençante. La véritable sortie du personnage a donc lieu non pas par la fiction de l'Orient mais par les événements de l'Histoire. Avant de prendre la porte du Réel, Nana prend d’abord la porte de la Fiction pour disparaître, s'offrant un petit détour par l'intertexte oriental. Mais le narrateur naturaliste ne pouvait décemment abandonner son personnage en plein mirage littéraire ; il le rapatrie en urgence pour le faire mourir dans l'Histoire.

Le personnage trouvé

19A l'instar des autres personnages lacunaires, le personnage trouvé est bien un personnage à risques. Par principe dépourvu d'identité, il ne manque pas de provoquer la procédure herméneutique. C'est le cas de Christine au début de L'Œuvre. Tombée de nulle part, un soir d'orage, elle est soumise à l'herméneutique forcenée de Claude. Il lui fabrique ainsi successivement quatre biographies, au fur et à mesure des indices recensés. La première hypothèse est celle de la "gueuse" : aux supplications apeurées de la jeune fille réfugiée sous sa porte, Claude conclut : "Bon une farceuse [...] quelque gueuse flanquée à la rue et qui cherche un homme"20. Un peu plus tard, vient une série de trois hypothèses, démentant la première version :

Qui pouvait-elle être ? À coup sûr pas une gueuse, comme il l'avait pensé, car elle était trop fraîche. Mais pourquoi lui avait-elle conté une histoire si peu croyable ? Et il imaginait d'autres histoires : une débutante tombée à Paris avec un amant qui l'avait lâchée ; ou bien une petite bourgeoise débauchée par une amie, n'osant rentrer chez ses parents ; ou encore un drame plus compliqué, des perversions ingénues et extraordinaires, des choses effroyables qu'il ne saurait jamais21.

20Au choix donc, trois options biographiques : celle de l'actrice débutante, celle de la petite bourgeoise en goguette, celle enfin, à peine formulée, du "drame compliqué". Toutes ces hypothèses empruntent largement à l'univers du roman-feuilleton, elles travaillent notamment autour d’un de ces topoi privilégiés : la figure de la femme abandonnée. À partir de ce motif proprement feuilletonesque, Claude imagine quelques variations scénariques de la même veine. La dernière hypothèse souligne d'ailleurs explicitement sa provenance intertextuelle, puisqu'il est question de "drame compliqué" formule qui, dans le discours critique zolien, renvoie à coup sûr au genre du roman-feuilleton. Ne peut-on voir au demeurant dans cette dernière version une allusion déguisée au personnage de Fleur de Marie, effectivement sujette à "des perversions ingénues et extraordinaires" dans Les Mystères de Paris ? Le texte zolien ne cite pas, mais il donne suffisamment d'indications pour que le scénario soit attribué sans trop de peine. Toutefois le problème n’est pas là, car c’est la valeur exemplaire du scénario qui importe et non sa référence précise. Par le biais de l'herméneutique, Zola donne ici un bref échantillonnage de scénarios feuilletonesques.

21À la différence des cas de figures envisagés précédemment, une biographie réelle succède à la biographie imaginaire. Au matin, Christine raconte son histoire à Claude, levant les hypothèses précédentes. Mais, sur le fond, cette histoire n'a vraiment rien à envier aux scénarios de roman-feuilleton imaginés par Claude. C'est en effet l'histoire d'une jeune orpheline, élevée dans un couvent, venue de sa province à Paris. Il y a eu un grave accident de chemin de fer, et lorsqu'elle est enfin arrivée à la gare, il n'y avait plus personne pour l'attendre. S'ensuit une aventure avec un cocher de fiacre parisien qui manque de la violer... Cette série de mésaventures laisse Claude parfaitement incrédule, qui n'hésite pas à qualifier cette histoire d'orpheline persécutée de "conte bleu" ou encore d'"aventures qui tournent au romanesque"22. La biographie officielle finit donc par tourner aussi au roman-feuilleton. Comme si le texte naturaliste ne parvenait pas à se dépêtrer du code feuilletonesque initié dans les biographies imaginaires. On assiste en somme à la contamination du texte par l'intertexte. En tout état de cause, Christine a du mal à entrer dans la fiction naturaliste. Elle y fait une entrée difficile, assortie de ratés, passant d’abord par un intertexte avant d’entrer dans le texte. Entrée en deux temps donc, comme il y avait eu une sortie en deux temps de Nana23. En ces lieux stratégiques du récit (incipit et excipit) le narrateur naturaliste éprouve les codes du romanesque, essaie en les pastichant divers modes d’entrée et modes de sortie.

22Au travers de ces trois paradigmes – personnage opaque, personnage absent, personnage trouvé – se manifeste le statut d'échangeur du personnage herméneutique. Celui-ci fait passer en contrebande des exemplaires de genres habituellement proscrits par la doxa naturaliste. Il s'agit d'un personnage de jeu, dans les deux sens du terme : il se définit d'une part comme une marge, un intervalle à réduire (il a du jeu) et d'autre part il se prête aux jeux mimotextuels du narrateur, consistant à produire des variations à partir d'un code déterminé. Ces personnages, qui sont autant d’infractions, répétons-le, à la réglementation du personnage en régime naturaliste, instituent une pause dans le sérieux qui caractérise ordinairement cette littérature24. Dans tous ces épisodes, le personnage n'est plus pris au sérieux, il s'apparente davantage à un mannequin sur lequel on procède à des essayages biographiques.

23Ces séances d'essai reproduisent ce qui se passe dans les Ébauches des Rougon-Macquart. Dans cette section des Dossiers préparatoires, l'auteur, après avoir défini rapidement la thématique et le ton de son roman, procède à l'invention de l'histoire et des personnages. Or, dans ce lieu de programmation romanesque, le personnage, avant d'être fixé définitivement, subit des mutations parfois très importantes. De ce fait, lorsqu'il arrive en fiction, le personnage zolien a déjà derrière lui plusieurs vies, des vies d'abord imaginées puis évacuées par l'auteur. Il est donc l'aboutissement d'une série de réincarnations successives. On peut dans ces conditions s’interroger sur la relation existant entre ces tranches de vie imaginaires représentées dans le texte et ces tranches de vie essayées puis éliminées dans les Ébauches. Y a-t-il une corrélation entre les biographies fictionnelles du texte naturaliste et les biographies avortées des Ébauches ? La contrebande intertextuelle qui se joue dans les biographies imaginaires trouverait dans ce cas une explication d'ordre génétique.

24Le personnage de Christine, dont on a vu de quelles histoires il est affublé à l'incipit de L'Œuvre, connaît dans l’Ébauche du roman une gestation pour le moins difficile. Quelques extraits :

J'aurais voulu un amour double. Par exemple, cette première scène : Claude ramasse un soir une femme quelque part, grise sans doute, un carnaval. Il la ramène chez lui, la couche dans son lit (une petite fille délicieuse), se couche sur un divan ; et le matin, quand il s'éveille, il la trouve dénudant une partie de son corps. [...] Ils finissent par se mettre ensemble, elle renoue à un entreteneur riche (ne pas la faire ignoble, par roulure).

Il faut distribuer la femme là-dedans [...]. Le type reste à trouver : Bas une vierge bien-sûr. Très jeune au début. Gentille, parfaite. Une fille de Paris qui a roulé très jeune.

Père épicier dans un quartier très populeux. Pas de mère. Prise par un garçon de chez son père. Education poussée assez bien jusqu'à seize ans. Petite et jolie. Education par le continuel défilé des bonnes. La rue de plain pied. Une école du voisinage, où elle finit par aller seule. Les devoirs faits à la maison entre deux sacs. Le père se débauche à la maison avec une bonne. Puis d’autres femmes. La maison mangée. Le père mort d'un coup de sang ; tout vendu, des dettes restent. Elle, chez une tante. Ne s'entendent pas. Second amant dans la maison. Revient, repart. Dans les bastringues, début à dix-huit ans. Mince, jolie, une de ces vraies filles du pavé de Paris. La première fois, Claude la tire d'une bagarre, jetée au pavé, battue par un amant. Et, ici, sa psychologie. Très aimante mais tête en l'air [...]. Fait la noce par dégringolade inconsciente. [...] Un produit du milieu. Et toute l'analyse est pour la montrer peu à peu passionnée pour Claude ; un amour profond [...] avec des rechutes et des foucades bien entendu25.

25On aura bien sûr reconnu dans ces ébauches du personnage les propres spéculations de Claude au chapitre I du roman : Zola rédige effectivement la biographie détaillée d'une gueuse et d'une débutante, tombée sur le pavé. Or, l'auteur analysant cette option scénarique, prend conscience du caractère foncièrement stéréotypé d'un tel personnage : "Pour éviter d'avoir l'éternelle fille, je pourrai prendre une bourgeoise, une demoiselle de seize ans, sans fortune, dont les parents viennent de mourir en province"26

26Zola comprend qu'il est en train de refaire "l'éternelle fille", personnage qui traîne dans tous les romans-feuilleton de l'époque, et dont il a déjà lui-même donné une version dans La Confession de Claude. Il retrouve donc sa fille perdue amoureuse d'un personnage par excellence mélodramatique dont la Fantine des Misérables figure l’archétype. Conscient de la provenance littéraire du personnage, le romancier choisit donc de s'en démarquer, en éliminant les données feuilletonesques, et de rédiger une deuxième biographie, la "bonne". Il s’agira d’une vierge, une petite bourgeoise désargentée, qui se place comme dame de compagnie chez une vieille dame. Dans l'Ébauche, Christine passe donc d'abord par les oripeaux d'un personnage littéraire – l'éternelle fille – avant d'enfiler ceux, moins usés, d'une jeune fille "réaliste". Sa première vie est d'ordre intertextuel, et, parce que reconnue comme telle, est désavouée par l'auteur. Zola démasque la filiation intertextuelle de son personnage, et, du même coup, l'interrompt. Une remarque cependant : si la version de l’orpheline provinciale tient parfaitement la route dans l'Ébauche, dans le texte elle est, on l'a vu, sujette à caution, dans la mesure où elle est assimilée par Claude à un "conte bleu" ou à un "roman". Comme si, au stade de la rédaction, l'auteur avait eu finalement des scrupules, jugeant cette nouvelle version du même acabit que la première, et préférant la mettre à distance.

27Dans la démarche scénarique zolienne, rien ne se perd : cette première biographie, désavouée et inavouable, est récupérée dans le texte de fiction par l'épisode herméneutique. Les fictions suppléantes réactivent le code du roman-feuilleton qui avait été mis en œuvre dans les premiers essais scénariques de l'Ebauche. Le texte fait ainsi passer en contrebande les fantaisies romanesques de l'auteur.

28Dans Nana, un personnage fait l'objet d'hypothèses biographiques analogues. Il s'agit de la comtesse Sabine. Personnage opaque, elle intrigue beaucoup les hôtes de son salon et notamment Fauchery, un journaliste mondain dont les interrogations se résument à celle-ci : "la Comtesse Sabine couche-t-elle ou ne couche-t-elle pas ?". À partir des enveloppes successives du personnage (corps, vêtement, meubles...) qui forment un système de signes, Fauchery s'emploie à résoudre ce "blanc" insupportable. Mais, parce qu'il a affaire à des indices contradictoires, les résultats de son enquête hésitent entre deux versions du personnage : d'une part, la version de la Sainte vertueuse, d'autre part, la version de l'épouse volage.

29L’austérité de la demeure ancestrale détermine la première option biographique :

C'était un vaste bâtiment carré, habité par les Muffat depuis plus de cent ans ; sur la rue, la façade dormait, haute et noire, d'une mélancolie de couvent, avec d'immenses persiennes qui restaient toujours fermées ; derrière, dans un bout de jardin humide, des arbres avaient poussé, cherchant le soleil, si longs et si grêles, qu'on en voyait les branches par dessus les ardoises [...] Le salon d'ailleurs était très grand, très haut [...] Jamais le soleil ne descendait là ; le jour une clarté verdâtre éclairait à peine la pièce : mais le soir, quand les lampes et le lustre étaient allumés, elle n'était plus que grave, avec ses meubles Empire d'acajou massif, ses tentures et ses sièges en velours jaune, à larges dessins satinés. On entrait dans une dignité froide, dans des mœurs anciennes, un âge disparu exhalant une odeur de dévotion27.

30La maison des Muffat est en somme une réédition du Cabinet des Antiques balzacien. Fauchery, s'appuyant sur ce faisceau d'indices, en conclut : "Elle ne couchait avec personne, cela sautait aux yeux. [...] Ce salon sépulcral, exhalant une odeur d'église, disait assez bien sous quelle main de fer, au fond de quelle existence rigide elle restait pliée"28. Mais un deuxième système de signes vient concurrencer le système précédent, signifiant l'austérité des mœurs. Il est composé d’un indice physique (le grain de beauté près de la bouche) et d'un indice "mobilier" (le grand fauteuil rouge) :

Cependant, en face du fauteuil où la mère du comte était morte, un fauteuil carré en bois raidi et à l'étoffe dure, de l’autre côté de la cheminée, la comtesse Sabine se tenait sur une chaise profonde, dont la soie rouge avait une mollesse d'édredon. C'était le seul meuble moderne, un coin de fantaisie introduit dans cette sévérité, et qui jurait. [...] Mais un signe qu'il aperçut à la joue gauche de la comtesse, près de la bouche, le surprit. Nana avait le même absolument. C'était drôle. Sur le signe des petits poils frisaient ; seulement les poils blonds de Nana étaient chez l'autre d'un noir de jais29.

31Le fauteuil moelleux et le grain de beauté véhiculent un second système de signes, celui de la volupté, parasitant le premier réseau indiciaire. Fauchery est donc renvoyé de l’un à l'autre sans pouvoir conclure une fois pour toutes.

32Or, ces apories herméneutiques répètent les longs démêlés de l'Ébauche autour du personnage de la Comtesse Sabine. Celle-ci connaît en effet une gestation difficile, due principalement à une intertextualité trop encombrante. La Comtesse Muffat est initialement déterminée par le modèle balzacien de la Baronne Hulot, personnage de La Cousine Bette. De fait, l'intrigue imaginée par Zola dans l'Ébauche de Nana ne manque pas de rappeler celle du roman de Balzac puisqu'il s’agit de l'histoire d'un noble, le comte Muffat, qui succombe au vice et entraîne la ruine de sa famille en devenant l'entreteneur de Nana. Face au comte Muffat, l'auteur campe, sur le modèle de la baronne Hulot, le personnage de l’épouse délaissée, définissant sa comtesse comme "une femme très fière, très noble, se conduisant bien..."30. Jusque-là, Zola suit très exactement les données de La Cousine Bette. Puis, le romancier se ravise, se démarquant peu à peu de la référence balzacienne : "Il me faut éviter le caractère de mouton sublime de la femme de Hulot"31 ; il ajoute plus loin : "La situation me semble un peu trop rappeler la situation principale de La Cousine Bette. À quoi bon courir les risques d'un rapprochement... Il me faudra donc trouver autre chose"32. Dès lors, l'invention de la Comtesse Muffat repose sur une procédure de rupture. Il s'agit en effet de neutraliser l'intertexte balzacien. Pour ce faire, l'auteur fait subir à son personnage une série de transformations biographiques. Il songe d'abord en faire une "infirme", clouée sur son fauteuil, désolée des frasques de son mari, mais malgré tout douce et compréhensive33 (le modèle du "mouton sublime" reste donc encore prégnant). Puis, décidément gêné par cette figure conjugale, il pense la faire disparaître pour la remplacer par Dieu. Zola troque le ciel contre l'épouse. Mais cette solution, de l'aveu même de l'auteur, ne convient pas car au fond pas très Second Empire34. Au bout du compte, il choisit d’en faire une femme légère qui aura des amants : "une cocodette"35. À ce stade de l'Ébauche, il s'est enfin débarrassé du modèle balzacien ; La Comédie Humaine est éclipsée.

33Évacué dans l'Ébauche, l'intertexte balzacien revient dans l’épisode herméneutique, dans la mesure où les spéculations de Fauchery sur la Comtesse Sabine récupèrent les données intertextuelles qui avaient gêné la fabrication du personnage. La version de la femme honnête, sacrifiée à son mari est ainsi surdéterminée par une hérédité littéraire, celle de l'épouse balzacienne, à laquelle s’oppose la version proprement zolienne, qui a été retenue en dernière instance dans l'Ébauche, à savoir la version de la "cocodette". Il n'est pas anodin, à ce compte-là, que Fauchery emploie à deux reprises le terme de "fêlure" pour qualifier l'irruption des signes de volupté dans la maison austère des Muffat. Fauchery reprend à son compte un mot-clef de la terminologie naturaliste zolienne et, de ce fait, vraisemblabilise la seconde option biographique. Il y a en effet fort à parier que, dans une série fondée sur la "fêlure", le diagnostic de la fêlure soit le bon. En somme, dans cet épisode herméneutique, deux types d’hérédité s'affrontent : une hérédité littéraire d’une part, en provenance de La Comédie Humaine via l'Ebauche ; une hérédité naturelle et sociale d'autre part, puisque la comtesse Sabine est le rejeton d'une famille d'aristocrates en voie de dégénérescence. Deux logiques héréditaires sont mises en concurrence par le biais de l'herméneutique.

34L'inscription de biographies fictionnelles/intertextuelles fait affleurer les embarras génétiques du personnage. Dans ces épisodes, le texte recycle un certain nombre de fiches biographiques non conformes au code naturaliste. En fait, le narrateur met en cause beaucoup plus ses propres textes que ceux des autres. C'est pourquoi il est difficile d'attribuer à ces fictions suppléantes une visée exclusivement satirique, c'est-à-dire de les définir comme des "charges" dirigées contre des genres et des types de textes antinaturalistes (roman-feuilleton, mélodrame, roman d'aventures...) Zola copie dans ces épisodes ses propres errances scénariques, ses propres romans-feuilletons et ses propres mélodrames. Pour certes les mettre à distance, mais aussi pour les sauver. Aussi bien la dimension ludique, qui est celle du pastiche et qui implique un rapport au texte imité combinant à la fois l'hommage et l'impertinence, ne peut être évacuée de ces opérations de recyclage. Le pastiche est une forme de texte-mémoire, conservant et exposant les caractéristiques de telle ou telle écriture. En imitant ses "mauvais" textes, Zola les neutralise tout en les sauvegardant. Henri Mitterand fait justement remarquer que dans les Ébauches des Rougon-Macquart rien ne se perd ; Zola réussissant toujours à réemployer par un moyen ou un autre un scénario refusé – ainsi le personnage du mari jaloux et meurtrier transite un bon nombre de fois dans les différentes Ébauches de la série, avant de devenir enfin effectif dans La Bête Humaine. Le procédé des fictions suppléantes est un de ces moyens, permettant au narrateur de représenter, malgré tout, les options scénariques désavouées par l'auteur. En rejouant ainsi les démêlés scénariques de l'Ébauche, la fiction naturaliste fait aux versions censurées de l'avant-texte un sort finalement fort enviable.

35Une intertextualité de forme clandestine opère donc dans Les Rougon-Macquart. Elle emprunte non pas les chemins officiels de la citation d'œuvres, forme évidemment représentée dans la série36, mais les chemins plus tortueux de l'herméneutique. L'intertextualité entre dans la "composition" de tout personnage lacunaire, suppléant de ce fait un manque-à-savoir. Elle correspond à une anomalie du texte naturaliste, dont elle est en somme la contrepartie. L'infraction fonctionnelle que constitue le personnage lacunaire en régime naturaliste se double alors d'une infraction générique : le personnage insuffisamment déterminé (opaque, trouvé, absent) étant investi par des données intertextuelles anti-naturalistes. Il apparaît qu'en régime naturaliste la baisse du rendement informatif se traduit par une hausse du rendement intertextuel. Les "blancs" du texte naturaliste fonctionnent comme de véritables foyers intertextuels où se développe, en toute impunité, une écriture du pastiche.

Notes de bas de page

1 Voir Ph. Hamon, Le Personnel du roman, Genève, Droz, 1983, p. 36.

2 Parenté fameuse, signalée dans Le Roman expérimental.

3 E. Zola, Le Ventre de Paris, Les Rougon-Macquart, éd. Henri Mitterand, t.I, Paris, Gallimard, "La Pléiade", 1960, p. 862-863. Toutes les références aux Rougon-Macquart produites dans cet article renvoient à cette édition. Nous contenterons désormais d'indiquer la tomaison et la pagination.

4 Sur ce point voir Thomas Pavel, Univers de la fiction, Paris, Seuil, "Poétique", 1986. Thomas Pavel voit en effet dans l'écriture réaliste une tentative pour réduire le caractère inévitablement fragmentaire de tout texte fictionnel : "Ayant à affronter l’incomplétude des mondes fictionnels, les auteurs et les cultures sont toujours libres d'en minimiser ou d'en exagérer les effets. Pendant les périodes qui goûtent en paix une vision stable du monde, l’incomplétude sera, bien entendu, réduite au minimum. Par des pratiques "extensives" d'abord, on fera correspondre à un univers immense, bien déterminé et connaissable dans tous ses détails, des textes de plus en plus grands, de plus en plus détaillés, comme si la référence du monde au texte n'était que de quantité et que les limites des œuvres de fiction ne tenaient qu'à des raisons de circonstances. Les vastes constructions réalistes et les romans-fleuves, de Balzac à Zola, de Galsworthy à Martin du Gard, sont fondées sur l'idée que l'incomplétude peut-être vaincue en principe et minimisée en fait." (p. 136).

5 A l'inverse, selon Thomas Pavel, les textes ancrés dans une période de transition ou de conflit ont tendance à multiplier les "blancs", à se "développer autour du manque d'information" qui devient ainsi le thème central d'une certaine littérature dite moderne et post-moderne (op. cit., p. 136 et suiv.).

6 "J'ai combattu, j'ai veillé toute ma vie, je n'ai vécu si longtemps que pour écarter les vilaines histoires et laisser de nous une légende glorieuse [...] Maintenant c'est fini, notre gloire est sauve, ces abominables papiers ne nous accuseront plus..." (Le Docteur Pascal, t. V, p. 1202).

7 Ibid., p. 1215.

8 Nana, t. II, p. 1471.

9 Dans un article consacré à La Conquête de Plassans, Naomi Schor, à qui nous empruntons l’essentiel de ces analyses, a montré les dérapages paranoïaques qui guettent tout processus d'interprétation : "Le délire d'interprétation : La Conquête de Plassans", in Le Naturalisme, Actes du Colloque international de Cerisy, Paris, U.G.E., 10/18, 1978, p. 237-255. Voir également par le même auteur, sur la question de l'interprétation comme fiction : "Fiction as interpretation/interpretation as fiction", in The Reader in the Text, Princeton University Press, 1980.

10 La Fortune des Rougon, t. I, p. 207.

11 "...on avait vu la princesse se jeter dans un luxe inouï, aveugler Paris de l'éclat de ces fêtes, mener un train fastueux, que les Tuileries, disait-on jalousaient" (L’Argent, t. V, p. 52).

12 Ibid.

13 Ibid.

14 Laurent Jenny, "La stratégie de la forme", Poétique, no 27,1976, p. 257-281.

15 Voir G. Genette, Palimpsestes, Paris, Seuil, "Points", p. 106.

16 Ibid., p. 116.

17 L'Argent, t. V, p. 51.

18 Ibid., p. 52.

19 Nana, t. II, p. 1471.

20 L'Œuvre, t. IV, p. 12.

21 Ibid., p. 20.

22 Ibid., p. 27.

23 Voir supra.

24 C'est le trait retenu par E. Auerbach dans Mimesis pour définir les textes de la mouvance réaliste.

25 BN, NAF, Ms. 10.316, folios 267-268, 283, 303-304-305.

26 Ibid.

27 Nana, t. II, p. 1144.

28 Ibid., p. 1150.

29 Op. cit., p. 1144 et 1150.

30 BN, NAF, Ms. 10. 313. f° 213.

31 f° 216.

32 f° 225.

33 "J’aimerai à la faire infirme. Beaucoup de peine pour marcher, une paraplégie se déclarant ; elle serait bientôt clouée sur son fauteuil...” (f° 217).

34 "Je voudrais même qu'il n'ait pas de femme ; je le ferais volontiers veuf, en lui donnant seulement une fille. Maintenant, j'ai souvent exprimé cette pensée que les deux plus grands leviers des passions humaines, c'étaient l'amour et la religion, le cul et le ciel [...] Nana c'est la perdition, c'est le diable ; pourquoi n'attirerait-elle pas un catholique tout frémissant de la crainte de Dieu ? [...] Le seul côté fâcheux que je trouve à cela c'est que cela n'est pas général et que cela n'est pas très empire" (f° 226).

35 "Le point sur lequel j'insisterai, c'est que dès que son mari se met avec Nana, elle s'émancipe davantage et accepte franchement le rôle de cocodette" (f° 232).

36 Ne serait-ce que par les livres lus par les personnages de la série. On pourrait en effet recenser sans trop de difficulté la bibliothèque des Rougon-Macquart. Il s'agit dans ce cas d'une intertextualité "ouverte", officielle, contribuant largement à la "lisibilité" du personnage, qui se trouve défini, entre autres, par les livres qu'il lit. (Voir sur ce point Ph. Hamon, Le Personnel du roman, op. cit.)

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