Chapitre 12. Peut-on connaître la vie quotidienne des soldats ?
p. 183-199
Texte intégral
1À première vue, les archives sont avares de renseignements sur la vie de tel ou tel soldat. Rien n’est plus difficile que d’essayer de reconstituer un parcours, une carrière, pour la période qui nous intéresse ici. Certes, Gérard Louis nous a déjà donné, dans sa grande thèse, une multitude d’informations sur la vie des soldats durant la guerre de Trente Ans. Pour le siècle antérieur, l’exercice est encore plus délicat car les archives sont beaucoup moins riches.
2Pour illustrer toutes ces difficultés de la recherche, mais en ayant pour ambition de donner envie de les surmonter, nous retiendrons ici trois approches différentes. D’abord, un cas particulier, exceptionnel, celui de Fery de Guyon. Ensuite, à l’opposé, le problème des soldats inconnus. Enfin, un aspect de la vie quotidienne des soldats, et non des moindres : leur alimentation.
1. Au service de Charles Quint et de Philippe II : Fery de Guyon
3Fery de Guyon attend son biographe1. Certes, ce personnage n’a rien fait d’exceptionnel qui mérite que l’on s’y intéresse, à l’exception d’une œuvre ultime et posthume qui prend toute son importance : il a écrit (ou dicté ?) ses Mémoires ! Nous n’allons pas, ici, nous substituer à ce futur biographe, mais simplement lui faciliter le travail, du moins l’espère-t-on, en essayant de rassembler les principales sources susceptibles d’être utilisées et de soulever, chemin faisant, les problèmes que pose l’étude d’un soldat banal au destin ordinaire.
4Les Mémoires de Fery de Guyon ont d’abord été publiés, un siècle après sa mort, à Tournai, par son petit-fils :
Les memoires non encor veues du sieur Fery de Guyon, escuyer, bailly general d’Anchin, Pesquencour, etc. Contenantes les batailles, sieges de Villes, rencontres, escarmouces, où il s’est trouvé, tant en Affrique, qu’en Europe, pour l’Empereur Charles V, et Philippe II, Roy d’Espaigne, son fils de glorieuse memoire. Par P. de Cambry, prestre, licentié és droicts, Chanoine de Renay, son petit fils. A Tournay, de l’imprimerie de la veuve Adrien Quinque, à l’enseigne de S. Pierre et Saint Paul, 1664.
5Nous avons-là une première piste à suivre. Elle réclame toutefois une solide analyse critique qui n’a pas encore été menée. La descendance de Fery de Guyon a donc publié ses Mémoires ; on doit s’intéresser à ce chanoine de Renaix. Pourquoi s’appelle-t-il P. de Cambry2 ? Les papiers de la famille existent-ils encore ?
6Une seconde édition de ses Mémoires a été publiée au milieu du XIXe siècle :
Mémoires de Fery de Guyon, écuyer, bailly général d’Anchin et de Pesquencourt, publiés par A.LP. de Robaulx de Soumoy, auditeur militaire de Brabant, Bruxelles, Heussner, Société de l’histoire de la Belgique, 1858, 192 pages.
7La première étape consisterait d’abord à juxtaposer les deux éditions et à vérifier la présence éventuelle de différences, de variantes, pour aboutir à une approche critique indispensable avant d’aller plus loin.
Un page devenu seigneur
8Résumons d’abord la vie de ce personnage, telle qu’il la raconte lui-même3. Ecoutons-le : « L’an mil cinq cens et vingt trois, Fery de Guyon, natif du Comté de Bourgoigne, âgé de seize ans, partit avec le seigneur de l’Estoille, que lors il servoit de page, prenant leur chemin vers la cité de Besançon… »
9Cette première phrase de ses Mémoires permet de penser qu’il est né en 1507 (nous n’avons plus les registres paroissiaux, ce qui aurait permis une vérification) ; on le dit natif de Bletterans, mais il serait peut-être originaire de L’Etoile4.
10Au passage, on notera toutefois que Guyon ou Guion est un nom assez fréquent à l’époque dans la région de Pesmes5.
11Sur Bletterans, voir la gravure de Claude Luc et ce qu’en dit Gilbert Cousin dans sa Description de la haute Bourgogne, publiée en 1552 et en 15626.
12En septembre 1523, le seigneur de L’Etoile — Simon du Vernois — et son page rejoignent le connétable de Bourbon, qui a trahi le roi de France en passant au service de Charles Quint. C’est un lien familial qui incite le sire de l’Etoile à se rallier au félon. En effet, Simon du Vernois est le beau-frère de Gauthiot d’Ancier, un des co-gouverneurs de Besançon, qui vient de recevoir chez lui, le connétable Charles de Bourbon lequel lève une armée comtoise7.
13Fery de Guyon narre rapidement les étapes de sa vie militaire et d’abord les guerres d’Italie. À la bataille de la Sesia, en Lombardie, il est témoin de la mort de Bayard (1524). Il participe à l’expédition de Provence contre les villes de Marseille et d’Aix, puis au siège de Milan, à la bataille de Pavie (1525) célèbre pour la capture de François Ier par les Bourguignons (c’est-à-dire les Comtois) notamment Jean d’Andelot et Jean de Montmartin (il ne cite pas Louis Merey). Il assiste à la prise de Rome (le fameux « sac » de 1527), au siège de Naples en 1528, puis au siège de Florence en 1529-1530. C’est près de cette ville, à Gavinana, que meurt le plus grand seigneur comtois, Philibert de Chalon, prince d’Orange, le 3 août 15308. La même année, sa compagnie est chargée de réprimer les actions des brigands de Calabre et, trois années durant, il sillonne Sicile et Calabre.
14L’épisode suivant est celui de la lutte « contre le Turc ». Étant dans le Milanais, Fery de Guyon doit franchir les Alpes, passe à Innsbruck et s’embarque sur l’Inn afin de rejoindre le Danube pour atteindre Vienne. Plus tard, les Barbaresques menacent les places chrétiennes en Méditerranée. Une nouvelle expédition mène Fery de Guyon en Barbarie, à Tunis, en 1535. En 1536, son tercio gagne Rome, puis le Milanais pour participer à une nouvelle campagne en Provence. En 1537-1538, il est de nouveau en garnison dans le Milanais et, en 1538, il intègre un corps de chevau-légers bourguignons sous les ordres d’un Comtois, le capitaine Belot.
15En 1539, il passe en Espagne avec Louis de Flandre, seigneur de Praet : ce dernier, très proche de Charles Quint (voir ci-dessous), l’aide à gravir les échelons de la hiérarchie militaire et sociale. À Madrid, Fery de Guyon est présenté à Charles Quint qui en fait aussitôt un de ses archers de corps. Les Comtois sont alors nombreux dans l’entourage de l’empereur. Fery fréquente ainsi, par exemple, Joachim de Rye, premier sommelier de Charles Quint. Désormais, les déplacements de Fery de Guyon correspondent à ceux de l’empereur, cet incessant voyageur.
16En 1539, Fery prend la route de Gand à la suite de Charles Quint, lequel a obtenu la permission de François Ier de traverser la France — une paix fragile règne alors entre France et Espagne. Le cortège passe par les châteaux de la Loire, puis Paris et Cambrai — c’est là que se produit un événement anecdotique sans aucune importance mais qui, cinq siècles plus tard, prend une autre dimension : « là où nous fumes fort bien traitez, sauf que l’on nous apporta à table de la cervoise, dont nous fumes bien esbahis, et moy des premiers, en goustant une si piteuse liqueur. » Comme chacun sait, Bletterans (patrie de Fery de Guyon, si ce n’est L’Etoile) est aujourd’hui un des rares lieux de Franche-Comté qui produisent de la bière… Nous verrons que Fery, né au pays des meilleurs vins du comté de Bourgogne (L’Etoile, Arlay, etc.) va se convertir à la bière — avant d’atteindre Bruxelles. Malheureusement pour nous, notre conteur n’est guère prolixe sur ce voyage. En 1541, il accompagne l’empereur en Allemagne ; il passe le Rhin gelé, séjourne à Heidelberg, puis à Nuremberg et à Ratisbonne où se tient alors la diète d’empire. La même année, Charles Quint gagne Milan et Gênes où il embarque pour un raid contre les pirates algérois. L’expédition n’est pas un succès. Fery revient en Espagne et visite celle-ci. Dans la péninsule, il achète des chevaux9 en Andalousie et des épées à Tolède ; en 1542, il se rend en pèlerinage à Saint-Jacques, à pied depuis Valladolid. Parmi les amis et serviteurs qui l’accompagnent, se trouve un Comtois, natif de Vauvillers.
17En 1543, Fery s’embarque pour Savone, puis traverse l’Allemagne — le Tyrol, la Bavière, le Wurtemberg, Spire, Mayence — pour aller combattre dans le pays de Juliers. Puis, le 24 janvier 1544 (1545 n.st.), notre Comtois s’installe à Pecquencourt, lieu où il s’est marié dix jours auparavant : « furent faites les solemnitez des nopces en la ville de Pesquencour lez Douay, en la maison des marians, si avait il grosse compaignie des deux costez ». Il épouse Jeanne de Saint-Raagon, une veuve chargée d’un fils, Pierre Daubenoy. Le couple aura 9 enfants. Fery Guyon effectue ensuite deux voyages en Franche-Comté — ce sont les deux seules fois où il revient dans sa comté natale — en suivant cet itinéraire : Vauvillers, Beaume-les-Nonnains (quel dommage qu’il n’ait pas donné le nom d’une étape entre ces deux localités car nous sommes-là sur la route des Flandres, souvent empruntée, sans qu’on sache exactement par quels lieux), Besançon, Arbois, Poligny, L’Etoile, Bletterans : « là où je séjournay environ deux mois, visitant mes sieurs et amys ». Il rejoint ensuite l’Empereur à Spire et, au printemps suivant, débute une nouvelle guerre contre le roi de France. Il suit donc Charles Quint au combat en Lorraine et en Champagne.
18Les vingt dernières années de sa vie se déroulent entièrement aux Pays-Bas méridionaux et dans les provinces du nord de la France où il guerroie, à Châlons-en-Champagne et ailleurs.
19Fery de Guyon est anobli en 1546 et Charles Quint l’autorise à porter l’aigle impériale dans ses armoiries.
20Il participe au siège de Thérouanne (la ville est ensuite entièrement rasée, au sens propre !) en 1553, puis au siège de Saint-Quentin en 1557. En 1558, à la bataille de Gravelines (près de Dunkerque), son cheval est tué sous lui ; Fery de Guyon est sauvé par un simple soldat nommé Honoré Le Febvre.
21Entre temps, il rentre à Pecquencourt : « m’en vins en ma maison et parachevay mon esté à la chasse et semblablement l’hyver en suivant avec Blanche et Comtesse ».
22Il devient bailli d’Anchin. L’abbaye d’Anchin domine alors la seigneurie de Pecquencourt. Le bailli est donc nommé par l’abbé. Il exerce la justice dans toute la seigneurie.
23En 1566, les protestants iconoclastes saccagent les églises, s’en prenant aux « ymaiges ». Fery de Guyon rassemble une troupe constituée par les paysans de la seigneurie, organise la garde, fait sonner les cloches. À la tête de 700 hommes, il attaque Marchiennes et met en déroute les Huguenots. De retour à Anchin, on fête la victoire : « on nous tira force tonneaux de cervoise, donna du pain et bon fromage et puis chacun se retira en sa maison ». Le 26 août 1566, une nouvelle troupe de protestants s’approche, venant « parachever la ruine des églises », mais essuie une nouvelle déroute. La gouvernante des Pays-Bas, Marguerite de Parme, félicite alors Fery de Guyon et lui donne 50 écus et un cheval venant de ses écuries et « un ronsin de son écurie ».
24À plusieurs reprises, on lui propose une charge de lieutenant ou de capitaine, qu’il refuse, mais en 1567 nous le retrouvons « capitaine de justice », c’est-à-dire chargé de la justice civile et militaire, pour le gouverneur et grand bailli de Tournai et Tournaisis. Après des séjours à Anvers et à Bruxelles, il devient maréchal-des-logis dans le corps de cavalerie envoyé par le roi d’Espagne au secours du roi de France Charles IX assiégé dans Meaux par les huguenots. En remerciement, le roi de France lui fait cadeau de pièces d’argenterie. Fery de Guyon occupe alors un poste très important : il est commissaire de l’armée, chargé accompagner les troupes espagnoles en mouvement et de préparer leurs étapes. En 1568, Philippe II le nomme gouverneur et capitaine du château de Bouchain et il se prépare à prendre possession de sa nouvelle charge, lorsqu’il est frappé d’apoplexie en faisant sa toilette — il a sans doute 63 ans — et meurt à Pecquencourt.
25Les étapes de sa vie militaire peuvent ainsi être retracées :
- page (1523)
- gens de pied
- arquebusier (1536)
- chevau-léger (1539)
- archer de corps de l’empereur (1539-1546)
- chef de guet c’est-à-dire officier ayant pour mission d’éclairer la marche de l’armée, de superviser les gardes et les sentinelles (vers 1552)
- lieutenant du maréchal de camp (vers 1556)
- lieutenant d’une compagnie de chevau-légers (12 novembre 1556)
- capitaine de justice (1567)
- maréchal de logis (1567)
- capitaine et gouverneur de Bouchain.
La bibliographie indispensable
26Le témoignage de Fery de Guyon, écrit bien des années après les faits, n’est pas toujours fiable, y compris pour la chronologie. Une étude critique est indispensable. Pour replacer les informations dans leur contexte, vérifier les dates et les événements mentionnés, le plus simple est d’utiliser quelques ouvrages commodes, comme celui de Joël Cornette, Le livre et le glaive. Chronique de la France au XVIe siècle, Paris, Armand Colin et Sedes, 1999. Bien sûr, notre Fery de Guyon n’est pas un sujet du roi de France, mais il participe à une multitude d’événements qui sont communs à la France et aux possessions des Habsbourg.
Sur l’histoire politique de la 1re moitié du XVIe siècle
27Fery Guyon traverse tout le premier XVIe siècle en participant à tous les grands événements historiques de la période ; pour mieux resituer le personnage dans son contexte, on consultera pour l’Espagne : François Pernot, Sources espagnoles pour une histoire de la Franche-Comté aux XVIe-XVIIe siècles, Besançon, Presses Universitaires Franc-Comtoises, 2000 ; Bartolomé Bennassar, L’Homme espagnol : attitudes et mentalités XVIe-XVIIe siècles, Paris, Hachette, 1975 ; Bartolomé Bennassar et Bernard Vincent, Le temps de l’Espagne, XVIe-XVIIe siècles, Paris, Hachette, 1999 ; Jean-Paul Le Flem, Joseph Pérez, Jean-Marc Pelorson, José-Maria Lopez-Pinero, Janine Fayard, La Frustración de un imperio (1476-1714), in Historia de España (dirigida por Manuel Tuñon de Lara), (tome V), Barcelone, Labor, 1984 ; Joseph Pérez, Histoire de l’Espagne, Paris, Fayard, 1996 ; Manuel Fernandez Alvarez, Política mundial de Carlos V y Felipe II, Madrid, 1966 ; J.-A. Fernandez Santamaria, El Estado, la Guerra y la Paz. El pensamiento politico español en el Renacimiento 1516-1559, Madrid, 1988.
28On n’oubliera pas évidemment de consulter aussi le toujours classique Jean Jacquart, François Ier, Paris, Fayard, 1981. Sur Charles Quint, la bibliographie est abondante : Pierre Chaunu et Michèle Escamilla, Charles Quint, Paris, Fayard, 2000 ; Karl Brandi, Charles Quint et son temps, Paris, 1951 ; Miguel Fernandez Alvarez, Carlos V, el César y el Hombre, Madrid, Espasa Forum, 4e éd. 2000 (1re éd. 1999) ; José María Jover, Carlos V y los españoles, Madrid, 1963 ; Joseph Pérez, Charles Quint, empereur des deux mondes, Paris, 1994 ; Pierre Chaunu, L’Espagne de Charles-Quint, 2 tomes, Paris, SEDES, 1973 ; Antonio Dominguez Ortiz, El Antiguo Régimen : Los Reyes Católicos y los Austrias, in Historia de España (dirigida por Miguel Artola) (tome 3), Madrid, Alianza Editorial, 1988.
29Sur Fery de Guyon et le début du règne de Philippe II, on verra Ivan Cloulas, Philippe II, Paris, Fayard, 1992 ; Joseph Pérez, L’Espagne de Philippe II, Paris, Fayard, 1999 ; Manuel Fernandez Alvarez, Felipe II y su Tiempo, Madrid, Espasa Forum, 10e éd. 2000 (1re éd. 1998), Manuel Lacarta Salvador, Felipe II. La idea de Europa, Madrid, 1986 ; Annie Molinié et Jean-Paul Fuviols (sous la direction de), Philippe II et l’Espagne, Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, « Iberica Collection », 1999 ; Geoffrey Parker, Philip II, Boston, Mass., Little, Brown & Co, 1978 ; rééd. Londres, Hutchinson, 1979 ; Ludwig Pfandl, Philippe II. 1527-1598. Une époque, un homme, un roi, trad. fr., Paris, Tallandier, 1980 ; Geoffrey Parker, España y los Payses-Bajos 1559-1659 Diez estudios, Madrid, Ediciones Rialp, 1986 ; et José María Rodriguez Salgado, The Changing Face of empire. Charles V, Philip II and Habsburg Authority (1551-1559), Cambridge, Cambridge University Press, 1988 ; traduction espagnole : Un imperio en transición, Carlos V, Felipe II y su mundo, 1551-1559, Barcelone, éditions Crítica, 1992.
Guerre, armée et vie des soldats
30Pour l’étude des armées espagnoles — Guyon est un soldat du roi d’Espagne —, on peut se reporter à plusieurs ouvrages devenus des classiques de l’histoire militaire de l’époque : tout d’abord Geoffrey Parker, notamment The Army of Flanders and the Spanish Road. 1567-1659, Cambridge, Cambridge University Press, 1972 ; El ejército de Flandes y el Camino Español 1567-1659, Madrid, Alianza Editorial, 1985 ; mais aussi René Quatrefages, L’organisation militaire de l’Espagne, 1492-1592, thèse d’État de l’Université de Paris-Sorbonne, 1989 ; Los Tercios Españoles (1567-1577), Madrid, FUE, 1979 (1re édition) et Madrid, Servicio de Publicaciones del EME, 1986 ; et La Revolución militar moderna. El Crisol español, Madrid, 1996 ; ainsi que Jean Chagniot, Guerre et société à l’époque moderne, PUF Nlle Clio, 2001. On utilisera également avec profit : L’homme de guerre au XVIe siècle, Colloque de l’Association Renaissance Humanisme Réforme (1989), Publications de l’Université de Saint-Etienne, 1992. Pour les événements militaires, notamment les batailles, l’ouvrage commode est celui de Thomas F. Arnold, Atlas des guerres de la Renaissance, Paris, Editions Autrement, 2002.
Sur les guerres d’Italie
31Fery Guyon est un fantastique témoin des guerres d’Italie. On lira sur ce sujet : Philippe de Commynes, Mémoires, 1524 ; Jean-Louis Fournel et Jean-Claude Zancarini, Les Guerres d’Italie, des batailles pour l’Europe, Paris, Gallimard, 2003 ; Jean-Louis Fournel, « La « brutalisation » de la guerre. Des guerres d’Italie aux guerres de Religion », Astérion, Numéro 2, juillet 2004, http://asterion.revues.org/document100.html ; J.R. Hale, War and Society in Renaissance Europe, The John Hopkins University Press, 1985 ; et Jean Jacquart, Bayard, Paris, Fayard, 1987.
32Fery Guyon participe par ailleurs à un épisode très fort dans l’histoire de la chrétienté et qui laissera des traces dans les esprits, le sac de Rome. Sur ce sujet, on peut se reporter à J. Hook, The Sack of Rome, Londres, 1972 ; L. Guicciardini, Il sacco di Roma, in Il sacco di Roma del MDXXVII. Narrazioni di contemporanei, Carlo Milanesi (éd.), Florence, 1867 ; V. C. y Vincent, El saco de Roma de 1527, Madrid, 1974 ; André Chastel, Le sac de Rome, Paris, Gallimard, 1984 ; M. Bardini, Borbone occiso. Studi sulla tradizione storiografica del sacco di Roma del 1527, Pise, TEP, 1991 ; Les discours sur le sac de Rome, études réunies par A. Redondo, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 1998.
Une ascension sociale
33Nous avons souligné, ci-dessus, le rôle de Louis de Flandre, seigneur de Praet, un proche de Charles Quint (voir ci-dessous), qui a favorisé l’ascension sociale de Fery de Guyon. Chevalier de la Toison d’Or, il est mort en 1555. Il conviendrait de s’intéresser fortement à ce puissant protecteur. Cf. les travaux de : Hans Cools, Mannen met Macht, Zutphen, Walburg Pers, 2001 ; Martin Lunitz, Diplomatie und Diplomaten im 16. Jahrhundert, Konstanz, Hartung Gorre Verlag, 1988.
Sur les voyages et expéditions militaires au XVIe siècle
34Fery Guyon est un très grand voyageur, sillonnant toute l’Europe et même l’Afrique à la suite de Charles Quint puis de Philippe II. Même s’ils sont souvent peu détaillés, ses récits de voyage sont des sources majeures pour comprendre l’Europe de la première moitié du XVIe siècle et on pourra éclairer les pages de Guyon en utilisant : Jean de VANDENESSE, Journal des voyages de Charles Quint (1514-25 mai 1560) et de Philippe II (25 mai 1551-22 juillet 1560). Résumé : Journal du voyage de Charles Quint : de 1514 au 25 mai 1560. Journal du voyage de Philippe II : 25 mai 1551 au 22 juillet 1560. Paris, Bibliothèque nationale de France, mss Fr 22981 ; Ulysse Robert, « Voyage de Henri et de René de Nassau en Franche-Comté, en France et en Espagne. 8 août 1533-9 janvier 1534 », dans M.S.E.J. (Mémoires de la Société d’Emulation du Jura), 1898, p. 217-246 ; Bartolomé et Lucile Bennassar, Le voyage en Espagne. Anthologie des voyageurs français et francophones du XVIe au XIXe siècle, Paris, Laffont « Bouquins », 1998 ; et, pour mieux apprécier la description que fait Fery Guyon de l’Espagne, François Pernot, « Fery de Guyon, ou le ‘Capitaine Alatriste’ comtois », communication présentée au colloque international ¿Verdades cansadas ? Coloquio internacional : “Fabricación y empleo de estereotipos sobre el mundo hispánico in Europa”, Cergy-Pontoise/Paris, 1er-3 décembre 2005, GREE (Universidad de Cergy-Pontoise) et IH (Consejo Superior de Investigaciones Científicas)-Instituto Cervantes de París.
De la Comté aux Pays-Bas
35Le plus notable, dans la vie militaire de Fery de Guyon, c’est son installation et la dernière partie de sa vie aux Pays-Bas, en Flandre wallonne, dans la région de Douai, à Pecquencourt. Aujourd’hui, le « géant » traditionnel de Pecquencourt porte le nom de Fery de Guyon, bel hommage posthume à un homme venu de la lointaine Comté. Les traces locales, fort rares semble-t-il, ont été rassemblées par Serge Lange, Fery de Guyon, « escuyer, bailly général de Pesquencour, sauveur de l’abbaye d’Anchin », 1507-1570, G.A.S.P.P., 1991.
36Pour le cadre, Pecquencourt et Anchin, cf. les Albums de Croÿ, publiés par le Crédit communal de Belgique, sous la direction de Jean-Marie Duvosquel : Pecquencourt : tome V planches 48 et 71, et tome VII planche 94 ; Abbaye d’Anchin : tome IV planches 9 et 24 ; tome XVII planches 6 et 14, tome XXV planche 80. Dans ces volumes, on trouvera aussi de belles planches sur Marchiennes, Bouchain et autres lieux.
37Sur sa participation à la lutte contre les protestants iconoclastes, cf. Solange Deyon et Alain Lottin, Les « casseurs » de l’été 1566. L’iconoclasme dans le Nord, Paris, Hachette, 1981.
38Pour finir avec cette approche rapide qui tente de cerner un homme, quel terme utiliser pour le définir ? Fery de Guyon est un soldat mais on emploie peu le mot à l’époque. On peut le qualifier de mercenaire, ce qui suppose un service uniquement pour de l’argent. On ne peut pas dire qu’il s’agisse du type même du noble de métier, qui verse l’impôt du sang, puisqu’il est né roturier. Il doit sa noblesse, bien méritée au combat sur les champs de bataille, au service du souverain. Disons finalement que Fery de Guyon eut le destin d’un « homme de guerre » puis d’un « officier de fortune ».
2. A la recherche des soldats inconnus
39Le cas de Fery de Guyon est exceptionnel. L’exercice biographique est beaucoup plus difficile pour un soldat qui n’a pas laissé de Mémoires ! Toutefois, on peut songer à effectuer des recherches dans divers fonds d’archives. Il arrive qu’on y déniche un document tel que celui que nous publions ci-dessous et qui retrace les malheurs que connaît Jean Poussot, un mousquetaire. Lors de l’incendie de Clerval, en 1615, ce soldat perd tous ses biens. Voici le texte de sa requête adressée aux Archiducs Albert et Isabelle, à Bruxelles10. Les mots suivis d’un astérisque (*) sont définis ci-dessous.
« Remonstre en toutte humilité Jehan Poussot de Clereval sur le Doubtz en vostre conté de Bourgongne que pour le desir qu’il a heu de rendre services à V.V.A.A. [= Vos Altesses] ilz s’est faict soldat mousquataire en la garnison de vostre ville de Dole ou il a rendu service actuel sont passé douze ans au contentement des sieur gouverneur et des officiers de ladditte garnison auquel il desire autant de continuer le reste de ces jours, qu’auqung aultre des serviteur et suject de V.V.A.A. mais sa bonne volonté ne peult reussir aux effectz pource que les grandz travaux et veilles qu’ilz y a enployé par cy devant endurant touttes les injures du temps luy ont causé tant d’incommodité de maladies qu’ilz en est demeuré percluz de la veue [vue] et aveuglez sans que les medecins qu’ilz à enployé y ayent peu treuver aucung remede,
ceste infortune à esté accompagné d’ung autre accident autant digne de commiseration* parce qu’ilz advint le treizieme jour du mois de septembre dernier passé que par orvale* de feug le bourg dudit Clereval fut ars* et bruslé jusques au nombre d’environ deux centz mesnages* entre lesquelz tous les meubles qu’il avoit laissé pour l’usage de sa femme et de ses enfans qui y residoient et exercoient quelques petit trafic* furent entierement consommez et reduictz en cendres de sorte qu’ilz ne luy est rien du tout resté de biens mondains* pource que tous ces moyens consistoyent esdits meubles et quelques denrees que servoient au trafic de sa femme et de ses enfans qui leur à esté levé par cest accident cela contraint ledit pauvre suppliant se voyant reduict en tel estat que d’avoir perdu avec tous ses moyens ce qu’il avoit de plus cher en ce monde appres la vie scavoir la veue, chargé de bon nombre d’enfans, de recourir à V.V. A.A. et les supplier de luy accroistre par charité et en ausmosne ses gages ordinaires et luy accorder une morte paye* en ladite garnison de Dole ou en quelques aultres de celles de vostredit pays et conté de Bourgongne en recompenses des bons et fidelz services qu’ilz à rendu en ladite garnison à ce qu’il ayent moyens de soulager son infortune et de nourrir ses pauvres enfans qui tous ensembles prieront Dieu pour la longue vie et sancté de V.V.A.A. et continueront de leur rendre services. »
40Pour bien comprendre cette lettre, il n’est pas inutile de préciser le sens de quelques mots :
41ars : brûlé
42biens mondains : biens de ce monde, par opposition aux biens spirituels dans l’Au-delà
43commisération : action de prendre en miséricorde
44menasges : ménages, feu, famille
45morte-paye : pension ; à ne pas confondre avec la « morte-paye » de l’armée française11.
46orvale de feug : incendie
47trafic : commerce
48À l’appui de sa requête, notre Jehan Poussot présente une attestation écrite par le curé et les échevins de Clerval :
« Nous curé et eschevins juré de la ville de Clereval sur le Doubtz en la Franche conté de Bourgongne attestons et certifions à tous qu’environ le midy du treizieme jour du mois de septembre de l’an dernier mil six cent et quinze ledit Clereval qui enfermoit dans soy environ deux cent feug fut enterement arsé et bruslé en deux pettitte heures sans qu’ilz y ayent resté aulcung edifices fors l’eglises ung fourg la maison ou se tenoit l’escole de la jeunesse et une partie du chasteau d’ilec ou entre aultre Jehan Poussot nostre bourgeois demeurant à Dole soldat pour leurs Altesses Serenissime en la garnison qu’elle y entretiennent tenoit feu et mesnage du moins sa femme et quelq’ung de ses enfans au moyen de quoy et de son absence dudit Clereval lors dudit accident ilz à peu ressentir de notable perte heu esgard que la pluspart du peu de moyens qu’il possedoit consistoit en meubles de quoy ledit Poussot nous à quis la presente certification que luy avons ouctroyer pour s’en servir par tant que de raison et espray tesmoygnage de ce muni de noz noms et seings manuel accoustumez donné audit Clereval le premier jours du mois de mars mil six centz et seize12. »
49À partir de ce document, la recherche peut débuter de deux côtés, d’une part à Clerval et d’autre part à Dole. Il faut toutefois rappeler que le fonds municipal des archives de Clerval a été détruit ; mais la localité relevait du comté de Montbéliard ; le fonds de Montbéliard, du moins dans sa partie conservée aux Archives départementales du Doubs, offre bien des richesses à exploiter. Pour replacer le soldat dans le milieu local, face à l’incendie de la petite ville, voir : Ch. DUVERNOY, Notice historique sur la ville de Clerval, s.l., 1837 ; voir aussi le Dictionnaire des communes du département du Doubs, tome 2, pp. 824-837. En ce qui concerne la garnison de Dole, on se reportera aux répertoires des archives de la série B aux Archives départementales du Doubs : les cotes B 1877 à B 2005 rassemblent les comptes des fortifications, de guerre, des garnisons et des arsenaux ; on dépouillera aussi les dossiers 2 B 711 à 2 B 1201 pour les affaires militaires traitées au parlement. Dans ce fonds du parlement de Dole, les documents concernant les soldats abondent. Au moment de l’entrée en guerre (1634), la tension est sans doute encore plus vive qu’auparavant parmi les troupes. Le document ci-dessous raconte l’agression d’un canonnier par un caporal, Jean de Montrichard, à Dole.
« Intendit des faitz pretenduz par le sieur procureur général de ce pays et comté de Bourgougne en la cause qu’il a pendante en la Cour comme impétrant et demandeur contre Jean de Montrichard caporal en la garnison de Dole deffendeur.
Premier pour le dix septième jour de mars de l’an présent mil six cens trente quatre environ les trois heures apres midy estre ledit deffendeur sorty de sa garde où il estoit à la porte de Besançon pour aller quereller comm[e] il auroit faict Claude Goillet, Jean Roy le Jeusne et Pierre Paraure canoniers en ladite garnison, à l’instant qu’il auroit apperceu qu’ils sortoient de la prison en laquelle ilz avoient esté envoyés par le sieur de Jousseau sur le rapport à luy faict par ledit deffendeur qu’ils ne s’estoient retreuvé sur la muraille en leur debvoir le matin dudit jour.
Item pour fasché qu’il estoit de ce que lesdits canoniers avoient esté si tost licentiés et eslargis de ladite prison avoit dit audit Goillet avec blasphèmes de ventre-Dieu que c’estoit un sot, et qu’il avoit menty d’avoir déclaré qu’il n’avoit pas rapporté la vérité audit sieur de Jousseau de ne les avoir trouvé luy et l’aultre en leur rendez-vous usant pour ce de grandes menaces envers lesdits canoniers.
Item pour à raison de ce que ledit Goillet luy auroit répliqué quelques paroles avoir entré en telle collère qu’ayant couru après luy (qui n’y pensait rien moins) dez ladite porte de Besançon jusques devant la maison de Dimanche Vyard, et ayant l’espée esvaginée en main luy avoit delasché un si rude coup de taille par derrière sur la teste qu’il en auroit esté griefvement blessé, et jetté abbondance de sang, et rendu comme mort sur la place de laquelle blessure il auroit demeuré longtemps malade au lict incommodé de sa personne, et en danger de sa vie.
Item pour non content de tel oultrage, luy avoir encor poussé en mesme temps un coup d’estocade dans le doz en intenz de le tuer, duquel néantmoins à la faveur de son manteau et d’un bon buffle qu’il portoit il n’auroit esté blessé, nonobstant qu’à telle résistance l’espée dudit deffendeur eust plié jusque à la garde. » (1634)13.
50Enfin, l’étude des registres paroissiaux et des actes notariés pourrait peut-être offrir aussi des informations précieuses. Toutefois, il y a fort à parier que Jean de Montrichard, Claude Goillet ou Jehan Poussot demeureront, pour nous, des soldats inconnus.
3. Le moral des troupes : l’alimentation des soldats
51Nous sommes beaucoup mieux renseignés sur l’alimentation des soldats que sur celle des paysans de la même époque ! En effet, lorsque les troupes se déplaçaient, il fallait prévoir leur approvisionnement. C’était le cas, notamment au temps de Philippe II, quand les armées remontaient du Milanais vers la Flandre14.
52On se souvient sans doute des pages, belles et discutables, que Lucien Febvre a consacrées à cette question sous le titre « la Comté exploitée et sacrifiée »15.
53L’alimentation des soldats semble monotone. En 1573, cette armée comprend 7000 fantassins et 1500 chevaux. Elle traverse la Franche-Comté en passant à Chavannes, Gigny, Lons-le-Saunier, Brainans, Germigney, Montbarrey, Rans, Fraisans, Marnay, Fretigney, Gy, Port-sur-Saône, Faverney et Saint-Loup-sur-Semouse. L’étape de Fretigney, entre Marnay et Port-sur-Saône, le 28 mai, donne un exemple de ce qui est acheté et distribué aux soldats : 20480 livres de pain, 26 bœufs, 232 moutons et agneaux, 31 veaux, 37 queues de vin, 41 bichots 9 mesures d’avoine et enfin 84 francs de foin. À chaque étape, on mange la même chose. Du moins s’agit-il d’une recherche à mener pour obtenir confirmation ou infirmation. Lorsque les troupes bivouaquent autour de Baume-les-Dames, en 1577, les habitants de la région fournissent, outre les mêmes denrées, du beurre, du fromage et des poules16.
54De toutes ces victuailles accumulées, l’ensemble n’est pas consommé sur place ; il y a des restes. Les quantités absorbées par les troupes à Fretigney sont les suivantes : 12870 livres de pain, 5942 livres de bœufs, 2580 livres de veaux et de moutons, 29 queues 2/3 de vin, 4914 picotins d’avoine et de foin17.
55On mesure bien les problèmes que posent ces données. Où sont passés les agneaux ? Quelle est la valeur d’une livre ? Et d’une queue ? Et d’un picotin ? Et d’un chauveau ? Pour les problèmes de vocabulaire, cf. notre Lexique pour l’étude de la Franche-Comté à l’époque des Habsbourg (1493-1674), Besançon, Presses universitaires de Franche-comté, 2004.
56Selon les instructions, chaque homme doit recevoir, par jour (et non par repas) : deux livres de pain blanc, une livre de bœuf, une demi-livre de mouton ou de veau et trois chauvaux de vin. Pour les chevaux : dix-huit livres de foin et trois picotins d’avoine, de 6 à la mesure de Dole. Si l’on multiplie ces rations par 7000 (ou par 1500 pour l’avoine et le foin), on obtient : 14000 livres de pain, 7000 livres de bœuf, 3500 livres de mouton ou de veau, 21000 chauvaux de vin, et pour les chevaux 27000 livres de foin et 4500 picotins d’avoine.
57On voit bien que les munitionnaires prévoient surtout du pain, en abondance. Le reste est plus difficile à prévoir, d’autant plus que la livre est variable selon les lieux, celle de Franche-Comté étant différente de celle de la Bresse et de celle de la Lorraine. Il convient aussi de comparer la commande et la consommation.
58En temps de Carême, l’alimentation est différente, y compris pour les soldats18. En 1578, des troupes « espagnoles » et « italiennes » venant de Milan font étape en Franche-Comté, au mois de mars. Or, cette année-là, Pâques tombe le 30 mars et le Carême débute donc le 12 février. Par voie de conséquence, les troupes passent pendant le Carême. Elles bivouaquent à Arinthod, Orgelet, Vevy, Poligny, Port-Lesney, Saint-Vit, Fondremand, Fleurey et Bouligney. Il y a 5000 hommes. Aussitôt, à chaque étape, il faut fournir pour chacun d’eux : deux livres de pain, deux pintes de vin, un hareng, une carpe, mais encore une livre de beurre et de fromage pour trois. Il est question aussi d’œufs19.
59Chemin faisant, 620 hommes logent à Pupillin, entre le 7 et le 13 mars 1578. La facture des frais engagés sur place permet d’aboutir à un total de 1104 pains, 700 harengs, une caque de harengs, 700 carpes, au moins six « quehues de vin a neuf muys mesure d’Arbois », des œufs (dont 859 « venuz de Pontarlie »), du beurre (au moins 26 livres) et du fromage fournis par « ung montagnon ». En outre, trois « povres soldats espaignoz » malades reçoivent à l’hôpital d’Arbois 12 pains blancs et du vin blanc20.
60À l’occasion d’un autre passage de troupes en 1584, on prévoit les rations individuelles des soldats pour les « jours maigres » : « formaige, ung quarteron ; beurre, ung quarteron ; œufz, quatre ; et a faulte desdits œufz unq aultre quarteron de formaige21. »
61Beurre, œufs, fromages, … Bien que nous n’ayons pas trouvé de traces, on peut en déduire que les troupes bénéficient certainement de dispenses, l’essentiel étant toutefois de ne pas consommer de viandes22.
Et l’alimentation des chevaux ?
62L’alimentation des chevaux pose un problème constant. Un cheval consomme 40 à 50 kg d’herbe, ou 25 kg d’avoine ou d’orge, sans oublier 50 litres d’eau, par jour. Ce sont-là des estimations actuelles. Celles de l’époque sont plus difficiles à cerner précisément.
63Au château de Courlaoux, près de Lons-le-Saunier, les chevaux mangent de l’avoine, en 1625-1635, ou « tant orge qu’avoine » en 1652. Nous connaissons leur consommation entre le dimanche 29 août et le vendredi 10 septembre 1632. On leur donne deux repas par jour, le premier le matin (déjeuner) et le second le soir (souper). Les archives nous permettent de déduire le relevé suivant des quantités distribuées : « dimanche 29 août, souper, 35 chevaux : 7 rez d’aveyne. Lundi 30 août, déjeuner et souper, 35 chevaux : 14 rez. » Etc. Si nous totalisons nous-même, nous obtenons 136 rez et 20 picotins, équivalant aux 11 quartaux 5 rez 4 picotins. Cela nous permet de déduire les équivalences de ces mesures de capacité pour l’avoine destinée à ces chevaux :
1 quartal (ou quartaux) = 12 rez ; et 1 rez = 16 picotins.
64Ce picotin est le nom de la ration utilisée dans la région et ailleurs. Sa valeur n’est pas connue précisément (entre un demi-litre et cinq litres) mais nous sommes probablement aux alentours de deux litres en Franche-Comté, hypothèse de départ. Pour nourrir les 1500 chevaux de l’armée qui traverse la province en 1573, les intendants prévoient la ration quotidienne de chaque cheval pour une étape aux abords de Marnay : dix-huit livres de foin et trois picotins d’avoine à la mesure de Dole23. En 1603, à Dole, la ration quotidienne d’un cheval comprend 25 livres de foin et 4 picotins d’avoine»24. A Présilly, en 1612, on distribue « 18 rez d’avesne a raison de chacun [cheval] trois picotins d’avesne par jour pour chacque cheval»25. Enfin, en 1668, à Gray, chaque cheval (de l’armée du roi de France Louis XIV) reçoit quotidiennement « 20 livres de foin, 10 livres de paille, 3 picotins d’avoine»26.
65Si nous résumons ces différentes données, nous obtenons la ration habituelle et quotidienne d’un cheval, qui varie du simple au double : dix-huit à trente livres de foin et/ou de paille (soit entre neuf et quinze kg) et deux ou trois (parfois quatre) picotins (soit entre quatre et huit litres) d’avoine.
Ce que révèle la cartographie
66Puisque nous possédons la liste des denrées, établie village par village, il convient de cartographier, afin de mieux saisir l’ampleur du bassin d’alimentation des troupes de passage. En effet, si nous reprenons l’exemple de Fretigney en 1573, nous observons que toutes les denrées, à quelques exceptions près, viennent de villages situés dans le demi-cercle situé à l’ouest de Fretigney, dans un rayon de quinze kilomètres et parfois même plus de vingt. Le passage des troupes concerne donc des dizaines de villages, mobilisant les hommes, le bétail, les victuailles et les chariots.
67La réalisation de cette cartographie, pour l’ensemble de la Franche-Comté, permettrait de mieux connaître l’économie locale. L’exemple qui suit en donne une magnifique illustration.
Du jus de pomme et du vachelin !
68En effet, des dossiers conservés aux Archives départementales du Doubs, dans la série B, fournissent une multitude d’informations sur les denrées délivrées aux soldats, vers 1590-1591, dans la région de Vesoul27.
- Le bétail. Il est indispensable de relever tous les détails car le poids du bétail est précisé : « Jussey, 2 bœufs pesant 700 livres ». On s’aperçoit rapidement que les animaux d’élevage sont relativement chétifs. En réalité, il y a deux poids : le poids réel et le poids accepté par le munitionnaire véreux qui a profité des paysans et de l’armée ! On le voit bien avec ces six moutons fournis par les habitants de « Vy lez Foulain » (Vy-lès-Filain) payés pour un poids supposé de dix livres pièce ; or, « chacun fut de pesanteur de vingt huict a trente livres oultre les cuyrs et despouilles ». Toutefois, une disparité considérable apparaît puisque le poids des bœufs (sans les dépouilles, cuirs, etc.) varie entre 50 et 400 kg !
- Le pommel, sorte de jus de pomme : « du pommel (…) afin de le meslanger avec du vin » ; « partie de pommel et le reste de petit vin ». Ailleurs, ce pommel est appelé poumal. Il vient de Mésandans et de Gouhelans, près de Rougemont.
- Le vachelin. Rappelons d’abord que le vachelin ou vacherin de cette époque correspond à ce que nous appelons aujourd’hui le comté, et ne doit donc pas être confondu avec un autre fromage célèbre de la région, le vachelin du Mont-d’Or. Il est ici très intéressant de noter que le vachelin est fourni aux troupes qui passent à Port-sur-Saône ; or, nous sommes très loin du bassin habituel de production du comté. Etait-il importé du haut Doubs ? Un relevé systématique des mentions permettrait d’y voir plus clair. En attendant, nous formulons l’hypothèse qu’il était alors fabriqué dans l’ensemble du bailliage d’Amont.
69Pour conclure, il nous semble que cette question des troupes, de l’approvisionnement et de l’alimentation des hommes et des chevaux est à revisiter entièrement. Lucien Febvre voulait démontrer que la Comté avait été « exploitée et sacrifiée » sous Philippe II, idéalisant en contrepartie le temps de Charles Quint. A dire vrai, ce qui est surprenant, ce sont les ressources et l’incroyable capacité de cette modeste province pour nourrir, au pied levé, des milliers de soldats, grâce à des réserves considérables. C’est une hypothèse.
70Qu’il s’agisse de Fery de Guyon, « homme de guerre » puis « officier de fortune » ou des autres soldats, restés anonymes, l’histoire des militaires comtois d’avant la guerre de Trente Ans reste à écrire.
Notes de bas de page
1 Marie-France Romand recherche actuellement toutes les traces de ce personnage dans les archives de Franche-Comté. Nous la remercions d’avoir complété ici nos informations. Faute de place, nous n’avons pas pu inclure tous les ouvrages consultés.
2 Il est le fils de Michel de Cambry, seigneur de Moranghes, et de Louise de Guyon.
3 Un résumé en a été donné par plusieurs historiens ; cf. par exemple Lucien FEBVRE, Philippe II et la Franche-Comté. Étude d’histoire politique, religieuse et sociale, Paris, Champion, 1912, p. 171 et suivantes ; Jean-François SOLNON, Quand la Franche-Comté était espagnole, Paris, Fayard, 1983, p. 53-60 ; Marie-Claire WAILLE, « Fery de Guyon (1507-1567), soldat comtois au service de l’empereur », Besançon et la Franche-Comté au XVIe siècle, L’ époque de Charles Quint, Les cahiers de la Renaissance du Vieux Besançon, 2001, p. 54-55 ; François PERNOT, La Franche-Comté espagnole. À travers les archives de Simancas, une autre histoire des Franc-Comtois et de leurs relations avec l’Espagne de 1493 à 1678, Besançon, Presses Universitaires Franc-Comtoises, décembre 2003, 457 pages, p. 54 et suivantes et p. 363. Nous mentionnerons ici pour mémoire les quelques lignes que Francisco Elias de Tejada — un polémiste plus qu’un historien — consacre à Fery de Guyon : Francisco ELIAS DE TEJADA, La Franche-Comté hispanique, Vaux-sur-Poligny, 1977, p. 32.
4 D’après ROUSSET (Dictionnaire du Jura), il serait le descendant de Pierre Guyon allié à Marguerite de Bernaud.
5 Lucien FEBVRE, Notes et documents sur la Réforme et l’Inquisition en Franche-Comté. Extraits des archives du parlement de Dole, Paris, Champion, 1912, p. 65, 109, 313.
6 Rééditée et traduite par Emile Monnot en 1907 sous le titre La Franche-Comté au milieu du XVIe siècle ; réédition Lons-le-Saunier, Arts et littérature, 2000, p. 168-170.
7 Voir l’ouvrage de Denis CROUZET, Charles de Bourbon, connétable de France, Paris, Fayard, 2003, p. 461-462 et 601.
8 Vivre et mourir à la Renaissance, la destinée européenne de Philibert de Chalon, prince d’Orange, 1502- 1530, Lons-le-Saunier, Centre jurassien du patrimoine, 2002.
9 Fery de Guyon a la passion des chevaux ; cf. ses Mémoires, op. cit., édition de 1858, p. 98 ; et Lucien FEBVRE, Philippe II, op. cit., p. 163, note 4 ; p. 171.
10 La petite ville de Clerval a subi plusieurs incendies au cours des siècles, notamment en 1615. La localité compte alors environ 200 feux ou ménages, selon les deux documents ci-dessous publiés, soit sans doute un bon millier d’habitants. Le 13 septembre, vers midi, toute la localité brûle. Deux heures plus tard, il ne subsiste que l’église, un four banal, l’école et une partie du château.
11 Cf. le paragraphe sur « Les mortes-payes », dans : André CORVISIER, dir., Histoire militaire de la France, Paris, PUF, 1992, tome 1, des origines à 1715, p. 219.
12 Archives générales du royaume de Belgique : Conseil des finances, n° 429.
13 Archives départementales du Doubs : 2 B 3472 ; ce document a été transcrit par Clément Roblin, que nous remercions.
14 Voir le témoignage d’Alonso de CONTRERAS, qui est passé en Franche-Comté en décembre 1595 et janvier 1596, dans l’armée de l’archiduc Albert ; il a traversé Orgelet, Champagnole, Nozeroy, Besançon, Baume-les-Dames ; il ne donne malheureusement aucun détail de cette traversée ; cf. Mémoires du capitan Alonso de Contreras (1582-1633), Paris, Viviane Hamy, 1989, p. 26-27.
15 Philippe II et la Franche-Comté, étude d’histoire politique, religieuse et sociale, Paris, Champion, 1912, p. 744-775 ; on y trouvera de très nombreux détails.
16 Archives municipales de Baume-les-Dames : EE 5 ; cf. Paul DELSALLE, Boire et manger en Franche-Comté : une histoire de l’alimentation, Saint-Cyr, Sutton, 2002, p. 132-133.
17 Archives départementales du Doubs : Chambre des Comptes, B 1955.
18 Cf. Paul DELSALLE, « L’alimentation pendant le Carême en Franche-Comté aux XVe, XVIe et XVIIe siècles », Mémoires de la Société d’Emulation du Doubs, 2004, p. 107-138.
19 Bibliothèque d’étude et de conservation, Besançon : collection Chifflet, Ms 63, f° 400, compte rendu par B. Charreton de la dépense des troupes ; Archives départementales du Doubs : B 1742, B 1801, C Etats 264 ; Lucien FEBVRE, Philippe II et la Franche-Comté, op. cit., pp. 748-749.
20 Archives départementales du Doubs : B 1742.
21 Archives départementales du Doubs : C Etats 264.
22 Les troupes suivent-elles les usages de leur diocèse ? Un peu plus tard, les synodes de Malines (1609) et d’Anvers (1610) autorisent le lait et le beurre, sauf le Mercredi des Cendres et durant la semaine sainte ; cf. E. VACANDARD, « Carême (jeûne du) », Dictionnaire de théologie catholique, tome II, col. 1724 à 1750.
23 Archives départementales du Doubs : B 1955 ; 23 mai 1573 ; cf. Lucien FEBVRE, Philippe II et la Franche-Comté, op. cit., p. 745, note 4.
24 Archives municipales de Dole : BB 22, f° 128.
25 Bibliothèque de l’Arsenal, Paris : Ms 7231.
26 Service historique de l’armée de terre, Vincennes : A 1. 222-338 ; cité par Maurice GRESSET dans : Mémoires et documents pour servir à l’histoire de la Franche-Comté, tome 15, p. 9.
27 Archives départementales du Doubs : 2 B 2453 (très nombreuses informations à relever systématiquement) ; sur cet épisode, cf. Lucien FEBVRE, Philippe II et la Franche-Comté, op. cit., p. 753 ; cf. aussi Paul DELSALLE, Boire et manger en Franche-Comté. Une histoire de l’alimentation, Saint-Cyr, Sutton, 2002, p. 132.
Auteurs
Maître de conférences en histoire moderne à l’Université de Franche-Comté.
Auteur des chapitres 11 et 12 sur la vie quotidienne des soldats.
Maître de conférences en histoire moderne à l’Université de Cergy-Pontoise. Auteur d’ouvrages sur la Franche-Comté et de ses liens avec l’Espagne.
Co-auteur du chapitre 12.
Professeur.
Co-auteur du chapitre 12, notamment la partie sur Fery de Guyon.
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