L’émergence d’un statut écologique pour les herbages : la construction scientifique de paysages à valoriser
Une vision croisée Nilgiri (Inde) - Río de la Plata (Amérique du sud)
p. 289-307
Résumés
Pour deux zones d’herbages – massif montagneux des Nilgiri (Inde), campos du Río de la Plata (Amérique du Sud) – l’accès relativement tardif au statut écologique de paysages à protéger est interrogé. Prenant en compte conjointement la construction des savoirs scientifiques, l’évolution des pratiques rurales et les représentations, cet article propose une analyse croisée de ce processus complexe et tardif, qui affecte de façon similaire des herbages très différents. Indépendamment de la taille ou de la nature des formations considérées, une même dynamique mondiale semble affecter les herbages.
For two grasslands areas – Nilgiri mountains (India), campos of the Río of Plata (South America) – the relatively late access to the ecological status of landscapes to be protected is questioned. Taking into account jointly the construction of the scientific knowledge, the evolution of the rural practices and the representations, this article proposes a cross analysis of this complex and late process, which affects very different grasslands in a similar way. Independently of the size of the extension or of the type of vegetation considered, the same world dynamics seems to affect the grasslands.
Texte intégral
1Les herbages et les paysages qui leur sont associés ont accédé tardivement, à l’échelle internationale, à un statut justifiant qu’on mette en place des mesures de protection à leur égard. Perçus comme simple ressource fourragère initialement, ils sont désormais considérés comme des écosystèmes à part entière, contribuant notamment à la richesse spécifique mondiale. Ils ont cependant bénéficié de ce changement de vues avec un décalage par rapport aux forêts et aux zones humides, qui ont fait l’objet de mesures de protections spécifiques bien plus précocement : dès le XIXe s. pour les premières en Amérique du Nord ou en Europe, dans les années 1960-1970 pour les secondes. Interroger les raisons de ce décalage temporel revient à analyser les processus par lesquels des formations et des paysages végétaux accèdent au statut d’éléments à protéger. La reconnaissance pour les herbages d’un statut écologique justifiant une protection pose la question de la prise en compte des activités humaines dans les dynamiques écologiques des formations végétales. Quelle est la part de la recherche scientifique dans cette évolution, quelle est celle des perceptions sociales ? Estimer que l’accumulation de connaissances environnementales sur différentes formations est le moteur premier de leur valorisation écologique, n’est-ce pas sous-estimer le rôle essentiel de multiples autres facteurs ? Les tensions sociales, les conflits internes au monde scientifique, l’influence de perceptions internationales ne jouent-elles pas un rôle tout aussi important ? Rossi (2000), à propos de la forêt tropicale, a montré l’importance de ces facteurs dans la hiérarchisation internationale des écosystèmes et des paysages, dans leur positionnement mondial sur une échelle de valeurs, justifiant que certains doivent être protégés en priorité, au détriment des autres.
2Cet article analyse, pour deux régions des pays du « Sud », les raisons d’un accès relativement tardif des herbages (les grasslands anglo-saxons) à un statut écologique justifiant une protection. Nous utilisons le terme « d’herbage » comme un équivalent du terme anglophone « grassland », à propos de formations herbacées pâturées à divers degrés. Cela nous permet dans cet article de parler globalement de formations non ligneuses différentes par leur composition ou par leur environnement climatique, mais qui partagent un caractère ouvert, et cela nous permet également de ne pas utiliser d’emblée des termes biogéographiques prêtant à controverse (steppes, savane, prairie…) et dont aucun, nous le verrons, ne fait consensus parmi les scientifiques pour caractériser rigoureusement les formations végétales en question. Une approche croisée met en regard l’évolution des conceptions scientifiques et des mesures de protection de ces formations dans le massif des Nilgiri en Inde, et dans la région du Río de la Plata, les campos. Ces derniers occupent la région englobant l’Uruguay, les provinces d’Entre-Ríos et de Corrientes en Argentine, ainsi que l’État brésilien du Río Grande do Sul. Ce regard croisé permet d’analyser les similitudes et les divergences entre deux processus concernant des formations occupant des surfaces très différentes : moins de 100 km2 de formations herbacées réparties dans un espace rural de 1500 km2 dans les Nilgiri, plus de 350000 km2 pour les campos. La place relative par rapport aux formations ligneuses est inversée, les herbages des Nilgiri étant minoritaires dans le paysage, tandis que c’est la forêt qui n’occupe guère plus de 10 % du territoire dans les campos. Les temporalités, ensuite, divergent entre le cas indien, où une très forte rétraction des formations herbacées s’observe dès la fin du XIXe s., tandis qu’il faut attendre les années 1970 dans le cas sud-américain. Dernière grande différence enfin, le statut des territoires concernés, sous contrôle de l’administration forestière depuis le début du XXe s. pour les Nilgiri, mais politiquement indépendants depuis les années 1830 pour les campos. Malgré ces situations en apparence antagonistes, le processus de valorisation écologique y est également tardif, aucune mesure de protection n’étant envisagée pour les herbages des deux zones avant la fin des années 1990 : y a t-il une particularité des herbages vis-à-vis des politiques et des conceptions environnementales ? Ces deux cas en apparence si différents ne relèvent-ils pas d’une dynamique mondialisée de valorisation écologique ? Analysant conjointement la construction des savoirs scientifiques, l’évolution des pratiques rurales et les représentations sur ces deux zones d’herbages, cet article explore d’abord la difficulté du suivi géohistorique des formations herbacées. Il interroge ensuite les raisons pour lesquelles celles-ci ont longtemps été sous-valorisées écologiquement par rapport aux forêts spontanées ou plantées. Enfin, il ébauche une vision complexe des divers processus ayant permis aux herbages, à la fin du XXe s., d’accéder à un « statut écologique » de formation à préserver.
1. L’évolution des formations végétales à dominante herbacée dans les Nilgiri et dans le Río de la Plata : les difficultés d’un diagnostic biogéographique
3Le suivi de l’évolution des herbages est difficile à faire en raison de la rareté des données quantitatives, et de leur disparité lorsqu’elles existent. Cependant, en combinant différentes approches, il est possible de mettre en évidence, aussi bien pour les formations tropicales d’altitudes des Nilgiri que pour les vastes formations tempérées du Río de la Plata, une réduction des superficies au cours du XXe s.
1.1. Des formations résiduelles dont le suivi géohistorique est difficile : les prairies d’altitude des Nilgiri
4Les écrits des premiers britanniques (Grigg 1880) qui visitent les Nilgiri, un massif montagneux de la chaîne des Ghâts occidentaux en Inde (Fig. 1), indiquent la présence de vastes étendues de formations herbacées (Fig. 2). De ces formations qui occupaient certainement plus de la moitié du territoire au milieu du XIXe s., il ne reste de nos jours qu’environ 10000 ha soit moins de 5 % de l’espace (Institute of Remote Sensing 1995). Elles ont été, soit mises en culture (culture maraîchère, plantation de théiers), soit converties en plantations forestières. L’histoire des herbages dans les Nilgiri est difficile à retracer car les principaux documents datent de l’époque coloniale qui a négligé ces milieux. Il n’existe pas de suivi statistique ancien des superficies en herbe, seuls les recensements agricoles permettent de suivre l’évolution de l’occupation du sol (Fig. 3). Les superficies en formations herbacées sont comprises dans les catégories « terres non agricoles » et « terres agricoles non cultivées ». La place de plus en plus importante des terres agricoles et des terres forestières au cours du temps est clairement mise en évidence par ces données et la disparition des formations herbacées se lit par déduction.
5L’étude du vocabulaire d’une des langues locales des Nilgiri permet par ailleurs de confirmer l’importance passée des herbages. L’analyse de la place de ceux-ci dans le discours est un moyen d’appréhender les préoccupations des habitants de la région. Communauté la plus importante en nombre dans les Nilgiri avant l’époque coloniale, les Badagas s’identifient d’abord comme étant des agriculteurs ; dans le système traditionnel des échanges ils étaient chargés de fournir des grains aux autres communautés. Bien qu’étant des agriculteurs, les Badagas disposent d’un vocabulaire varié pour parler des formations herbacées (Hinnewinkel, 2002). Cette richesse linguistique est indicatrice non seulement, de l’importance de ces milieux herbacés pour les habitants des Nilgiri avant l’arrivée des Occidentaux, mais aussi de la diversité des fonctions et valeurs associées à ces milieux. L’importance de cet espace pour cette communauté de nos jours est, en revanche, plus délicate à saisir ; il semble que la classification des terres utilisée par l’administration ait contribué à modifier au cours du XXe s. la fonction des formations herbacées et la manière de les considérer.
1.2. Des évolutions rioplatéennes contrastées selon les pays, mais marquées par une réduction des herbages spontanés
6L’histoire récente des herbages situés au nord du Río de la Plata, nommés régionalement « campos », est également très mal connue. Contrairement à certaines théories aujourd’hui en cours d’abandon, ces herbages ne se sont pas étendus au détriment d’hypothétiques forêts suite à l’arrivée des colons ibériques à partir du XVIe s. Le rapport entre des herbages dominants et des forêts marginales, galeries ou îlots boisés d’interfluve, aurait très peu évolué sur les 300 dernières années (Gautreau 2006). Le principal mouvement de transformation des formations végétales résiderait surtout dans les conséquences, sur les herbages seuls, d’une intensification des usages qui prend racine dans les dernières décennies du XIXe s. Diverses lois portant obligation d’enclore les champs dans les années 1870, la tendance à l’amélioration génétique des races bovines, la diffusion très importante de l’ovin dans les années 1880, modifient radicalement l’usage des surfaces en herbe. À cette intensification par le biais de l’élevage s’ajoute, à la même période, l’intensification agricole : la « Mésopotamie » argentine (provinces d’Entre-Ríos et Corrientes), le sud-ouest uruguayen, le nord et le centre de l’État du Rio Grande do Sul sont voués de façon croissante à la céréaliculture.
7Les dernières décennies du XXe s. se caractérisent par une accélération du phénomène d’intensification usagère (Fig. 4). Celle-ci se traduit d’abord par une transformation des surfaces en herbe, avec le développement marqué des prairies artificielles, supposées augmenter notablement les rendements en viande. La substitution des herbages prend elle aussi un essor nouveau avec l’apparition de nouvelles cultures : la sylviculture à base d’espèces exotiques d’eucalyptus et de pins s’étend, notamment sur les sols jusqu’alors délaissés par l’agriculture et la prairie plantée, sols rocailleux, peu fertiles ou superficiels. Des cultures commerciales nouvelles (riz ou soja) s’imposent et font par endroits reculer la frontière agricole, sur des zones jamais labourées auparavant. Globalement, cette seconde période d’intensification a été plus précoce dans la partie brésilienne et argentine de la région (Pébayle 1977).
8La difficulté à quantifier les conséquences de cette intensification pour les herbages tient à divers problèmes. Les disparités des méthodes de recensements entre les trois États posent un problème classique d’appréhension d’un phénomène transfrontalier. Mais surtout, les critères manquent pour définir et chiffrer le changement : quelles dimensions de la végétation prendre en compte pour l’analyser ? Il n’y a pas de consensus sur le type de végétation que représentent les campos. On ne peut donner dans ces conditions que quelques évaluations grossières de leur évolution. Le tableau de la figure 5 résume la réduction des surfaces d’herbages entre 1990 et 2000. Problème biogéographique majeur, les campos sont assimilés à la Pampa de Buenos-Aires, dont ils sont pourtant différents (comme nous le verrons plus bas), et les chiffres agrègent les données sur ces deux formations. Le faible recul des herbages des « pampas argentines » entre 1990 et 2000 est dû au fait que ceux-ci avaient déjà été très fortement réduits dès le XVIIIe s., les pertes récentes concernant des espaces marginaux. Le fort recul des herbages du Rio Grande do Sul (- 11.9 %) doit se lire en continuité avec le recul des années antérieures (- 25.2 % sur la période 1970-2000). Entre ses deux voisins, l’Uruguay apparaît comme le moins touché par le phénomène de réduction des herbages, conservant 71 % de sa surface agricole utilisée occupée par des herbages spontanés. Le tableau de la figure 6 permet d’affiner la lecture des changements pour trois des départements uruguayens ayant connu les plus fortes modifications : situés à l’ouest, ils concentrent l’essentiel du changement avec ceux du nord-est, le centre, le sud-est et le nord restant largement dominés par les herbages spontanés. On note ainsi la forte progression de la prairie plantée dans les départements de Soriano et Río Negro, ou encore de la sylviculture dans ce dernier et celui de Paysandú : en 2000, c’est 7.2 % de la surface agricole nationale utilisée qui est occupée par de la prairie plantée. Le Rio Grande do Sul (Fig. 7) connaît quant à lui une réduction de ses herbages au profit de l’agriculture temporaire, des herbages plantés et des plantations forestières.
2. Des formations végétales longtemps négligées par les institutions scientifiques et les organismes publics
9Alors que la réduction des herbages au cours du XXe s. peut s’expliquer dans les Nilgiri en partie par le processus de mise en valeur économique coloniale, c’est l’intensification agro-pastorale des années 1970-1980 qui est fondamentale dans les campos du Río de la Plata. Bien que ce processus de rétraction des superficies soit donc vieux au minimum de trente ans, pourquoi ne s’est-il pas traduit par la prise de conscience d’un problème écologique, alors que les forêts ou les zones humides étaient alors déjà largement prises en compte ? Une première hypothèse permettrait d’imputer ce retard paradoxal à la difficulté qu’ont longtemps eu les scientifiques travaillant sur ces régions, à en donner une définition précise, qui fasse consensus et autorise la mise en place de mesures de protection.
2.1. Les blocages scientifiques à la définition des formations et des paysages d’herbages : un facteur de sous-valorisation ?
10La question de l’origine de ces formations a longtemps constitué un blocage scientifique à leur protection : le débat, mené dans le cadre aujourd’hui dépassé du « climax », opposait une végétation originelle à des formations « modifiées ». Dans ce contexte, a dominé la position selon laquelle ces formations, ayant une origine en partie due aux actions agro-pastorales – feux, pâturage, labours – étaient « dégradées ». Cette vision de l’action anthropique comme néfaste pour l’environnement a été le fait, tant des colons anglais dans les Nilgiri, qui reprochent aux éleveurs et agriculteurs d’avoir détruit la forêt, que celui des scientifiques du Río de la Plata, qui assimilent les exploitants ruraux à des « destructeurs » d’une nature vierge. Dans ce contexte, puisque n’étant plus représentatifs de quelque formation « originelle » que ce soit, les herbages ne méritaient pas qu’on les protège particulièrement.
2.1.1. La délicate question de l’origine des formations herbacées des Nilgiri
11La controverse sur leur origine a rendu plus difficile la construction d’une définition des formations herbacées précise et mobilisable par les gestionnaires. Ce débat entre botanistes et forestiers est né au milieu du XXe s. à partir d’un document rédigé par un forestier. C.R. Ranganathan dans le plan de gestion des forêts réservées des Nilgiri de 1938-1948, envisage le cas d’un double climax pour le haut pays des Nilgiri : (1) une formation arborescente : les sholas qui peuvent se développer dans les secteurs humides bien drainés où il ne gèle pas et les sholas présentes dans les secteurs où le gel sévirait si elles n’étaient pas là, en quelque sorte des formations végétales « fossiles », vestige d’une époque où les conditions climatiques étaient différentes ; (2) et des savanes qui peuvent progresser dans les secteurs où il gèle fréquemment.
Fig. 7. Rio Grande do Sul : variation des utilisations du sol entre 1970 et 1995 (en % de la surface de l’État)
1970 | 1980 | 1995 | |
Agriculture permanente | 0.8 | 0.7 | 1 |
Agriculture temporaire | 20.2 | 27 | 24.9 |
Herbages naturels | 59.1 | 50.9 | 48.3 |
Herbages plantés | 2.3 | 4.4 | 5.3 |
Forêts naturelles | 7.2 | 6.7 | 8.6 |
Plantations forestières | 1 | 1.9 | 2.9 |
Terres non utilisées | 5 | 1.3 | 1 |
Source : ECOQUA 2006
12Contrairement à C.R. Ranganathan, H.G. Champion (1936) affirme que les savanes ne sont pas une formation végétale climatique dans les Nilgiri. Pour lui, l’utilisation périodique des feux par les pasteurs explique la présence actuelle de ces vastes étendus de savanes. Elles seraient des formations secondaires mises en place suite à un défrichement pour les cultures ou le pâturage. Les travaux plus récents de P. Legris (1963) associent les deux théories en expliquant le maintien de cette formation secondaire au détriment des sholas par l’action combinée des vents violents, des gelées et du passage régulier des feux. Actuellement, des études palynologiques réalisées à partir d’échantillons prélevés dans la région des Wenlock Downs, conforteraient cette interprétation en confirmant que la mosaïque forêt-savane était déjà présente dès 30000 ans BP, « bien avant que l’homme n’intervienne sur la forêt » (Sutra et al. 1997).
13L’hypothèse de la double origine est donc probablement la plus pertinente. L’introduction de la pratique des pâturages et de l’utilisation des feux dans cet écosystème a sans doute contribué à augmenter la superficie des formations herbacées mais toutes ces formations ne seraient pas secondaires.
14Il est certain que les activités pastorales ont considérablement modelé le paysage des Nilgiri découvert par les Britanniques au XIXe s. Les formations herbacées ont occupé une place importante dans le paysage de cette région au moins dès le début du XVIIe s. (Finicio In Rivers 1906). Les trois communautés autochtones (Toda, Kota, Badaga) qui vivent dans la région la plus élevée du massif pratiquaient le pastoralisme et cela jusque dans les années 1960. Traditionnellement les éleveurs de buffle incendiaient chaque année des herbages à la fois pour fournir des pâturages à leurs troupeaux et pour faciliter les parcours. L’élevage pratiqué était transhumant et demandait beaucoup d’herbages (Noble 1977).
15Les travaux en archéologie confirment le rôle des éleveurs dans cette région ; depuis au moins le second millénaire de notre ère leur présence est avérée. L’origine des formations herbacées dans les Nilgiri est liée à l’utilisation du feu mais l’origine exclusivement anthropique de ces savanes n’est pas prouvée ; dans l’extrême sud-ouest du plateau, la présence des formations herbacées est la résultante de facteurs biophysiques et d’héritages liés aux activités de pastoralisme.
2.1.2. La lente construction d’une vision scientifique cohérente des herbages du Río de la Plata : « l’invention » des campos
16La difficulté à définir biogéographiquement et écologiquement les herbages des campos explique en grande partie leur accès tardif au statut d’écosystème à part entière (Fig. 8). La question de leur genèse, comme pour les Nilgiri, pose tout d’abord problème : comment expliquer ces vastes étendues en herbe, sous un climat permettant théoriquement l’installation de la forêt ? Du fait de l’ancienneté de l’élevage dans la région (Royo Pallarés et al. 2005), il est impossible de connaître avec exactitude la végétation potentielle des campos (Altesor 2002), et cela semble avoir limité les conceptualisations globales du paysage. Ces dernières se développent actuellement, grâce à des visions sur le temps long portées par des palynologues et des historiens de l’environnement : les campos seraient au moins âgés de 20000 ans, la sécheresse ayant été un trait dominant des climats passés, tant de l’est argentin que du Rio Grande do Sul (Behling et al. 2005, 2004 ; Roth et Lorscheiter 1990). L’amélioration climatique continue que connaît la région depuis le XIXe s. favorisant l’expansion ligneuse (Deschamps et al. 2003, Politis 1984), ferait alors de ces herbages des paysages hérités (Klein 1975, Rambo 1956).
17Mais c’est également du fait de leur caractère de région biogéographique de transition que les campos ont longtemps échappé à une conceptualisation scientifique. Rares sont les travaux qui ont insisté sur ce caractère de méga-écotone (Walter 1973), à l’instar de Pébayle, dont une partie de la thèse souligne la difficulté qu’il y a, à définir avec précision des paysages, où les formations passent insensiblement de la forêt (au nord du Rio Grande do Sul) aux herbages (au sud). La diversité des classifications phytogéographiques est d’abord le produit de ce caractère transitionnel. En effet, les disciplines naturalistes, cherchant généralement à définir des milieux homogènes, sont mal outillées pour définir des zones floues (Simon 2002) : la recherche de limites spatiales nettes conduit alors à des choix tranchés de classification, qui peuvent différer fortement selon les auteurs. Mais cette diversité classificatrice se comprend également en fonction des modes de construction historique des savoirs scientifiques régionaux. Les travaux menés depuis l’Argentine ont longtemps classé l’ensemble de la région nord-platéenne dans le « biome pampa » (Cabrera et Willink 1973), assimilant abusivement cette région collinéenne, dont le substrat peut être cristallin ou basaltique, à la vaste plaine sédimentaire à l’ouest du Rio Paraná. On pouvait noter là, une continuité avec les travaux de Grisebach (1872). Côté brésilien, les classifications à l’échelle de ce pays-continent ont d’abord assimilé les herbages de l’extrême sud à ceux qu’on trouve plus au nord, inclus dans les cerrados ou la forêt subtropicale et équatoriale. Des travaux plus récents (IBGE 1986) ont ensuite préféré appliquer la nomenclature internationale développée pour les régions africaines ou intertropicales américaines, distinguant alors des savanes et des steppes dans le Rio Grande do Sul. Chaque grand type de végétation, défini par un rythme bioclimatique particulier, se subdivise en différents faciès, en fonction de la part des ligneux dans le paysage (faciès « sans ligneux », « graminéo-ligneux », « avec galerie forestière »).
18La mise en avant de la particularité de la région nord-platéenne, et de sa distinction tant des formations brésiliennes plus septentrionales que de la pampa argentine, est survenue par divers canaux. Le géographe uruguayen Chebataroff, à partir d’arguments géomorphologiques (1959), signale la profonde différence entre pampa argentine et herbages nord-platéens, rattachant ces derniers aux formations subtropicales du Sud-Brésil. Dans les travaux scientifiques ultérieurs, le terme de « prairie » n’est suite à ces travaux jamais employé. Ce sont les agronomes qui ont le plus précocement fait des « campos » une région caractérisée par une végétation spécifique, où devaient être mises en pratique des méthodes agronomiques particulières. Dès la fin des années 1960, est fondé sous l’égide de la FAO le « Groupe Campos », un de ces regroupements de chercheurs associés à partir de l’identification de problématiques communes à une région « naturelle » considérée comme homogène. Le troisième canal, le plus récent, est celui des écologues, qui font officiellement entrer le terme de campos dans une vision régionale de la diversité des formations herbacées : les travaux de Soriano et al. (1992), repris par Bilenca et Miñarro (2004) introduisent officiellement la distinction entre pampa et campos dans une même étude des « herbages rioplatéens » : les campos se subdivisent eux-mêmes en un faciès « sud », à affinités floristiques et phénologiques plus tempérées, tandis que les « campos du nord » ont des affinités plus subtropicales (Fig. 8). Un ouvrage très récent (Grasslands of the world) consacre un chapitre entier aux campos, rédigé conjointement par un argentin, un brésilien et un uruguayen (Royo Pallarés et al. 2005).
2.2. Des herbages longtemps négligés au profit de la forêt
19Dès le XIXe s., tant dans le Río de la Plata que dans les Nilgiri, les pouvoirs publics développent un discours en faveur de la protection des arbres. En Inde, héritée des Britanniques, cette politique utilisant les arguments de la protection des sols, de la valeur économique puis du rôle des forêts dans l’évolution des climats est suivie par l’administration indienne jusque dans les années 1990. Dans le Río de la Plata, un discours selon lequel les forêts de la région sont en crise depuis l’époque coloniale, sous-tend les positions de ceux qui défendent une politique de boisement massif des herbages : l’argument climatique, là aussi, est mobilisé.
2.2.1. Un environnement pensé par rapport au manque d’arbre : quand le récit de crise forestière interdisait de penser les paysages d’herbages du Río de la Plata
20En Uruguay, les herbages constituent dès l’installation des Européens la source principale de richesses, en favorisant l’expansion d’un élevage florissant. Support quotidien de cette activité ubiquiste qu’est l’élevage extensif, les formations herbacées ne sont cependant que très peu prises en compte par les scientifiques avant les dernières décennies du XXe s. On peut en partie expliquer ce paradoxal silence scientifique par la prégnance culturelle de la référence à la forêt. Dans le pays, et dans les premiers vecteurs d’une information scientifique, les revues agronomiques, on peut lire, dès la fin du XIXe s. une préoccupation relative à un « manque d’arbres ». Ce manque d’arbre est imputé pour partie à l’incurie des hommes, et est censé être la cause des divers désavantages du climat régional. Entre autres, l’irrégularité climatique, cause de sécheresses, les invasions de sauterelles, seraient dues à ce manque de forêts. On voit donc comment, dès les premières théorisations globalisantes de l’environnement uruguayen, le manque d’arbres – et donc l’abondance des herbages – sont interprétés par certains comme signe d’une anormalité fondamentale. Cet argumentaire porte en germe la justification de la plantation massive d’espèces ligneuses exotiques, qui se traduira dans les années 1990- 2000 par la plantation de plus d’un million d’hectares, soit 1/14e de la surface agricole utilisée. Plus largement, l’existence de récits de crise forestière en Uruguay, sur la période 1750-2000 (Gautreau 2006), a accaparé l’attention des chercheurs et de l’opinion publique, au détriment d’interrogations sur l’état des herbages et leurs évolutions.
21Ces récits de crise ont aussi existé dans les deux pays voisins, qui se partagent chacun une portion des campos. Dans l’ensemble de la région, un des signes de l’importance donnée à des forêts marginales par rapport à des herbages dominants est la surreprésentation des premières dans les aires protégées. 14 des 36 aires uruguayennes possèdent de la forêt, tandis que seules 7 sont consacrées en partie aux herbages. Dans la province d’Entre-Ríos, la principale réserve écologique concerne avant tout des formations ligneuses : le parc national El Palmar protège une palmeraie à Butia Yatay. Seules 9 des 17 réserves de l’État du Rio Grande do Sul possèdent une partie d’herbages, tandis que 15 de ces mêmes aires possèdent de la forêt. Jusqu’à maintenant, peu de réflexions et d’actions ont été mises en œuvre pour maintenir les rares herbages de ces réserves en l’état : l’éviction des activités pastorales, notamment du feu, cause en effet une lignification rapide et généralisée des aires. La faible préoccupation de la communauté scientifique à propos de ce phénomène prouve qu’encore aujourd’hui, c’est la forêt et l’arbre qui concentrent l’intérêt pour la protection des milieux1.
2.2.2. Les herbages des Nilgiri, des terres disponibles pour une mise en valeur agricole et sylvicole
22En Inde, les premiers espaces protégés créés sont les Réserves Forestières (RF). En créant ces RF en 1887, l’objectif des Britanniques est de protéger les forêts et de constituer une réserve de terres disponibles pour créer des plantations forestières. Dans les Nilgiri, l’argumentaire en faveur de la création des RF est d’emblée écologique (préservation des sholas et de la ressource en eau) mais aussi économique. Les plantations forestières fournissent du bois de chauffe et par comparaison le revenu apporté par les formations herbacées est négligeable. Ces dernières sont considérées comme des « wastelands » en raison, non seulement, de leur faible valeur économique, mais aussi de leur origine anthropique. Parce qu’elles ne sont pas considérées comme étant « naturelles », les formations herbacées n’attirent que peu l’attention des scientifiques ; dans un premier temps, leur écologie et particulièrement leur rôle dans le cycle de l’eau sont moins étudiés que l’écologie des sholas, considérées comme la formation végétale « originelle ».
23Dans les Nilgiri, le regard des Britanniques a joué un rôle considérable dans l’évolution de l’occupation du sol. Les premiers recensements britanniques ont sous-estimé l’importance des herbages dans l’économie locale. Pour eux la majorité des herbages étaient des « wastelands » disponibles pour une mise en valeur agricole et sylvicole. Le recensement réalisé en 1847 par le capitaine Ouchterlony (Baikie 1857) estime que les terres cultivées occupaient moins de 6 % de l’espace du haut pays (Fig. 9). Les 2/3 des terres étaient « des terres non occupées recouvertes de forêts ou en herbe non utilisée comme pâturage » selon la définition de ce recensement qui, par ailleurs, considère que les pâturages occupaient moins de 5 % de l’espace. Cette sous-estimation des pâturages et surestimation des « terres non occupées » est peut-être due à la méconnaissance du système d’élevage transhumant pratiqué dans cette montagne. La vision britannique de cette montagne est affirmée à travers ce recensement : terres non occupées (ce qui sous-entend terres disponibles) et établissement d’altitude pour les occidentaux. Depuis ce premier recensement, la superficie des terres agricoles n’a pas cessé d’augmenter (Fig. 3).
24Au cours du XXe s., l’agriculture a pris de plus en plus d’importance au détriment de l’élevage. Parallèlement au développement agricole, des conditions de plus en plus contraignantes pour le système d’élevage transhumant ont été mises en place. La politique de préservation des forêts du pouvoir colonial a aussi contribué à la disparition des formations herbacées. Le classement en Réserves Forestières (RF) de certaines terres et la création de plantations forestières ont conduit à la limitation de l’activité pastorale.
25Sur les terres classées en RF, l’administration forestière autorise le pâturage moyennant le paiement d’une taxe. Avec le développement des plantations d’essences exotiques à croissance rapide (eucalyptus et acacias), ces parcelles en régénération occuperont de plus en plus d’espace.
26De plus, les autorités britanniques, considérant que les feux sont responsables de la destruction des forêts et de l’accélération de l’érosion des sols, interdisent la pratique des feux dès 1893. Cependant, elles reconnaissent aux Toda le droit ancestral d’incendier les herbages au nom du maintien d’une société pastorale. Le feu a donc continué de courir régulièrement dans les prairies des Nilgiri et ce n’est qu’en 1905 que la pratique des feux pour entretenir les pâturages a été officiellement interdite pour tous. Mais elle ne semble pas avoir disparu pour autant ; il faudra attendre 50 ans pour que cette mesure soit effective.
27À l’arrivée des Britanniques, les formations herbacées occupent probablement près de la moitié de l’espace. Leur superficie a ensuite considérablement diminué avec la mise en valeur agricole et sylvicole. Aujourd’hui, elles n’occupent plus que 4.75%de la superficie totale du haut pays selon l’étude de l’Institut of Remote Sensing (IRS 1996) et les pâturages ne représentent que 2.32 % de la superficie totale selon les statistiques de l’administration. Les estimations de la taille du cheptel bovin du district indiquent une réduction du nombre de vaches et buffles depuis les années 1960 et les témoignages des personnes âgées lors des enquêtes confirment ce constat à l’échelle des villages étudiés. Les hommes les plus âgés se souviennent avoir gardé des vaches lorsqu’ils étaient enfants et disent ne pas avoir maintenu cette activité en raison du coût élevé que représente l’emploi d’une personne comme berger. De façon surprenante, l’absence de pâturage n’est jamais invoquée pour expliquer la diminution de cette activité.
2.2.3. Persistance des pratiques héritées des Britanniques par l’administration indienne
28Les plantations forestières en eucalyptus et acacia ont été créées dans un premier temps pour répondre à la demande en bois de chauffe des occidentaux venus s’installer dans les Nilgiri à partir du milieu du XIXe s. Puis, elles ont été également considérées comme un moyen de lutte contre l’érosion des sols. À partir des années 1970, elles fournissent aussi la matière première pour quatre entreprises installées en plaine : South India Viscose, Tan India Wattle Extracts Companies, Gwalior Rayon et Seshasayee Paper & Boards.
29Le bois de chauffe étant un combustible encore très utilisé dans les foyers partout en Inde comme dans les Nilgiri, le gouvernement indien a alors cherché (dans les années 1970) à augmenter la superficie boisée non seulement pour compenser la déforestation mais aussi pour répondre aux besoins d’une population croissante. Pour cela le gouvernement finance divers programmes d’afforestation avec le soutien financier de la Banque Mondiale. Ainsi, entre 1981 et 1990, période de boisement intensif, 14.4 millions d’hectares de plantations forestières ont été créés en Inde en grande partie avec des eucalyptus. Dans les Nilgiri, Eucalyptus globulus est la variété la plus plantée.
30Les plantations forestières dans le district occupent 23 % de la superficie totale classée en RF. Jusque dans les années 1990, de nouvelles plantations ont été créées et cela surtout aux plus hautes altitudes. Au milieu des années 1990, elles occupaient un peu plus de 8 % de la superficie du district. Pour justifier ces nombreuses plantations, l’administration cite souvent dans ces rapports d’activité l’argument de la disparition de la couverture forestière et de ses conséquences sur le régime pluviométrique dans la région. Le rapport d’évaluation du programme de développement de cette région (Hill Area Developement Programme) met, par exemple, en avant une citation d’un scientifique indien qui a consacré de nombreuses études à la question des relations entre la superficie boisée et les précipitations : « Le changement de la distribution des précipitations normales est en relation avec la réduction de la superficie plantée. La superficie boisée est passée d’environ 65 % en 1944 à 50 % en 1950 et 43 % aujourd’hui. En relation avec ces changements, les précipitations annuelles normales ont décliné de 47 % à l’époque précédente à 36 % à l’époque actuelle » (Meher Homji 1985). À cette crainte de voir réduire les précipitations sont également associés les risques de perte de biodiversité ; l’ouverture des formations végétales favorisant l’installation des espèces pandémiques au détriment des endémiques.
31Dans le cadre de l’application du National Forest Policy de 1952 dont le principal objectif était la croissance de la production sylvicole, les forestiers indiens avaient pour mission de convertir 90 % des formations herbacées existantes en plantations forestières. Cette politique de conversion des herbages qui étaient considérés comme des lieux inutiles, « wasteland », a été appliquée jusqu’à récemment : entre 1983 et 1993, 385 ha de formations herbacées ont été plantés en espèces exotiques dans les Nilgiri. Mais aujourd’hui la politique d’afforestation est remise en question. Depuis 1997, suite au National Forest Policy de 1988 qui affiche comme principal objectif la protection de l’environnement, le département forestier du Tamil Nadu a décidé d’abandonner la politique d’afforestation et de ne plus augmenter la superficie plantée en espèces exotiques dans les Nilgiri ; il s’est même fixé comme objectif de protéger les formations herbacées résiduelles.
32Dans les Nilgiri, la présence des formations herbacées est donc le fruit d’un double héritage, celui des éleveurs et celui de l’administration forestière. La rencontre de ces deux manières antagonistes de considérer les formations herbacées (des pâturages pour les buffles et des terres disponibles pour des boisements) a finalement abouti à la situation actuelle où leur très grande majorité persiste à l’intérieur des Réserves Forestières (Fig. 10). Après de nombreuses années au service de la protection et de la plantation des arbres, les forestiers indiens, sous l’influence du discours sur la biodiversité et à la recherche de financements internationaux pour leurs programmes, sont aujourd’hui garants de la préservation des formations herbacées.
33En conclusion de cette seconde partie, on voit bien comment, dans les deux cas qui nous occupent, deux éléments ont convergé pour limiter l’intérêt des pouvoirs publics, des scientifiques et des organisations environnementales pour les herbages. Ceux-ci ont jusqu’à la fin du XXe s. été mal connus scientifiquement, et pensés comme une ressource profondément modifiée par l’homme, ne méritant donc pas d’être protégés. Ensuite, c’est la focalisation des actions de gestion de l’environnement sur les éléments ligneux qui explique cet état de fait. Que s’est-il donc passé, à la fin de cette période, pour que change la position de ces acteurs vis-à-vis des herbages ?
3. L’émergence d’un statut écologique pour les herbages : un processus complexe et non linéaire
34Ce « statut écologique », auquel nous affirmons que les herbages accèdent à la fin du XXe s., peut se caractériser par divers traits. Tout d’abord, les formations végétales concernées ne sont plus uniquement valorisées en tant que ressource économique ; des dimensions telles que la biodiversité constituent désormais une valeur en soi, qui doit être protégée, en partie, certes pour assurer l’adaptabilité future des anthroposystèmes, mais pas uniquement. Les notions de préservation et de protection deviennent essentielles. Ensuite, la formation végétale est définie scientifiquement, c’est-à-dire, connue dans l’espace (limites), dans le temps (fonctionnalité), et dans sa composition (différents niveaux de diversité), selon des protocoles d’acquisition et de transmission des connaissances standardisés. Enfin, les formations et les paysages qui leur sont associés sont inscrits dans divers niveaux de valorisation : à l’échelle locale, on valorise leur caractère de ressources génétique ou alimentaire pour les populations « traditionnelles » ; à l’échelle régionale et mondiale, la présence d’endémismes, la particularité physionomique deviennent des qualités essentielles. Ainsi, une formation végétale donnée ne prend plus sa valeur de sa seule position locale par rapport à des besoins (élevage par exemple), mais par rapport à son niveau de spécificité, de rareté à l’échelle mondiale.
35Ainsi, dire qu’une formation végétale accède à un statut écologique, c’est montrer qu’elle est progressivement socialement et spatialement située. Socialement, elle est positionnée dans une échelle de valeurs qui justifie son plus ou moins grand niveau de protection ; sa situation spatiale détermine son niveau de particularité mondiale, qui est explicitement pris en compte pour justifier l’importance de sa protection. L’accès d’une formation végétale à un statut écologique serait alors indissociable de la dynamique de la connaissance scientifique. Mais est-ce là le seul facteur ? Dans le cas des herbages, cela semble évident, puisque la reconnaissance de leur valeur a été rendue possible suite à l’évolution des conceptions en écologie : les perturbations étant maintenant considérées comme un élément de la dynamique des écosystèmes, les milieux anthropisés ne sont plus analysés uniquement en terme de dégradation. Il s’opère depuis quelques années, une distinction parmi les pratiques humaines selon leur rôle dans le maintien de la biodiversité.
36C’est dans ce contexte scientifique, que les formations herbacées ont petit à petit acquis un « statut écologique », aussi bien dans la sphère des scientifiques que dans celle des gestionnaires. Nous verrons cependant, qu’on ne peut expliquer correctement ce processus par le simple approfondissement de la connaissance scientifique : de nombreux autres facteurs interviennent, qu’il convient d’analyser.
3.1. Une meilleure connaissance scientifique des formations ouvertes : le facteur décisif ?
37En première analyse, le « progrès » des connaissances scientifiques semble effectivement le vecteur essentiel de ce processus de valorisation des herbages, puisque c’est à partir d’arguments typiquement écologiques, appuyés sur une meilleure connaissance des milieux, que l’on justifie un changement de politique ou de point de vue : la préservation de la biodiversité des formations herbacées est ainsi devenue le cadre de référence actuel de nombre d’acteurs. Il faut cependant signaler d’emblée les limites d’une telle interprétation, puisqu’on peut affirmer que cette valorisation a lieu alors que d’importantes lacunes dans les connaissances environnementales subsistent : manque de cartographie à grande échelle, de relevés floristiques systématiques à l’échelle régionale, de quantification précise de la diversité spécifique de ces formations et de leurs sous-unités, du rôle des pratiques rurales dans la dynamique de cette biodiversité.
3.1.1. La construction d’un discours surla biodiversité menacée dans les Nilgiri
38Le discours sur la biodiversité, tenu par les forestiers et les associations de protection de la nature locales, fait référence à de nombreux travaux en botanique et en écologie, qui ont cherché à mettre en évidence la richesse en espèces végétales dans cette petite région de montagne. Dans un premier temps, il s’agit essentiellement de travaux descriptifs visant à l’élaboration d’une flore. Celle-ci se caractérise par un endémisme relativement important : dans cette petite région d’environ 1000 km2, 81 espèces endémiques ont été répertoriées (Blasco 1971). Cet auteur affirme même que « le plateau des Nilgiri apparaît [donc] comme un remarquable centre de diversification des espèces, particulièrement apte à les conserver ».
39Dans les diverses formations herbacées des Nilgiri, plus de 90 espèces ont été identifiées, dont 11 sont des endémiques. Les incendies sélectionnent les espèces végétales, notamment, éliminent de nombreuses espèces forestières et favorisent les graminées. Comme les feux, le pâturage modifie le couvert végétal. Par exemple, dans les pâturages des Nilgiri, Chrysopogon zeylanicus que le bétail ne broute pas, devient dominant, et lorsque le pâturage est intensif, Pennisetum clandestinum colonise les secteurs dénudés par le piétinement des troupeaux. Pendant longtemps le pâturage et l’utilisation du feu étaient considérés comme des pratiques néfastes à la diversité spécifique.
40À partir des années 1980, les publications scientifiques mettent en avant la perte de biodiversité, en insistant plus particulièrement sur les espèces endémiques et l’influence des plantes invasives. Ainsi, une publication affirme que parmi les 224 angiospermes en danger d’extinction dans le Sud de l’Inde, 40 sont endémiques au massif des Nilgiri (Ranjits Daniel 1996). Parallèlement, les travaux sur les plantes invasives ont fait émerger la question de la fermeture des formations herbacées. Et aujourd’hui, la principale association de protection de la nature des Nilgiri milite pour la préservation des formations herbacées. Dès 1998, lors d’une réunion des membres de cette association, la question de la préservation des herbages était soulevée. Certains membres envisageaient même de mettre en place des mesures favorables à l’élevage et d’utiliser le feu pour maintenir des formations ouvertes. Ce discours s’est nourri des travaux des botanistes sur la biodiversité et a généré de nouveaux travaux plus précis sur l’influence des plantes invasives.
41L’argumentaire sur la biodiversité menacée se fonde aussi bien sur des évaluations quantitatives que qualitatives. En 2002, la principale association de protection de la nature des Nilgiri et un prestigieux institut de recherche en sciences naturelles (Bombay Natural History Society), ont financé une étude pour évaluer l’impact de deux plantes invasives qui colonisent les formations herbacées : l’ajonc (Ulex europaeus L.) et le genêt (Cytisus scoparius L.). Ces deux espèces ligneuses forment des landes et participent ainsi à la fermeture du paysage. Les fourrés de genêts et d’ajoncs semblent offrir des conditions d’abri favorables au développement des semis d’espèces ligneuses locales.
3.1.2. Dans la région nord-platéenne, un statut écologique émerge dans le cadre d’une concurrence entre disciplines scientifiques
42On peut sans aucun doute lier l’apparition d’un statut écologique des herbages rioplatéens à d’importantes campagnes régionales de recherche. La caractérisation naturaliste de ces formations et des paysages qu’elles composent a fortement avancé dans les années 1980-2000 grâce à des programmes d’envergure nationale. Au Brésil, le programme RADAMBRASIL, visant le relevé exhaustif des ressources naturelles du pays, couvre l’État du Rio Grande do Sul à la fin des années 1980. En 1986 est publiée la première carte de la végétation de l’État, à laquelle est associé un long travail de caractérisation biogéographique et écologique de celle-ci. En Argentine, le programme FONTAGRO finance à partir de 2000, des études spatialisées des écosystèmes herbagers du sud de l’Amérique. Le projet 32-012 développe alors de multiples travaux de cartographie des herbages en fonction de leur type de rythmes productifs. Couvrant également l’Uruguay, ce projet est à l’origine des premières études cartographiques de la diversité des herbages du pays (Lezama 2006 ; Baeza et al. 2006). En apparence donc, il semble y avoir un lien évident entre production locale de connaissance et apparition de préoccupations écologiques.
43Une analyse des différents acteurs de la recherche montre cependant une situation plus complexe. Si on s’intéresse effectivement aux groupes d’acteurs scientifiques, qui portent, dans la région du Río de la Plata, un discours relevant de l’écologie à propos des herbages, on peut déceler une relative opposition entre agronomes et écologues. Si les approches biogéographiques et écologiques ont mis du temps à s’imposer, c’est parce que le terrain de la recherche sur les herbages a, durant très longtemps, été l’apanage des agronomes, dans les trois pays. Cette discipline a précocement pensé la particularité écologique de la région, avec la création déjà évoquée du groupe « Campos » à la FAO dans les années 1960 ; certains de ses praticiens ont, dès les années 1970, trouvé des méthodes pour augmenter la production animale avec une faible intensification en intrants, en proposant simplement de changer les modes de déplacement du bétail dans les enclos en fonction des rythmes écologiques des herbages.
44On peut penser que cette prééminence des agronomes est à l’origine du caractère tardif de l’accès des herbages rioplatéens au statut d’écosystème à préserver. En effet, leur démarche est avant tout finalisée dans un but de production. Le manque de spatialisation de leurs travaux est, quant à lui, lié à des méthodes fondées sur la recherche en station expérimentale, dont les résultats sont difficilement extrapolables spatialement. Cette absence de vision spatialisée des herbages est compensée en partie par une vision temporalisée de la gestion pastorale de ceux-ci, mais la focalisation encore courante sur des espèces particulières de graminées ou de légumineuses, limite la vision globale de l’écosystème. C’est la raison pour laquelle l’écologue Alice Altesor, dressant un bilan des connaissances acquises sur les herbages uruguayens, a pu souligner d’importantes carences selon son point de vue. Selon elle, il restait encore en 2002 : « à caractériser régionalement l’hétérogénéité structurelle de ces herbages (composition floristique et proportion des différentes formes de vie) ; à évaluer les patrons spatiaux de fonctionnement de l’écosystème ; à quantifier les effets de l’élevage sur le fonctionnement des herbages ; à créer des aires protégées suffisamment grandes pour être représentatives de l’hétérogénéité de ces herbages ; à développer une politique régionale de recherche sur les questions d’herbages ». Ce constat remet donc en cause d’un point de vue d’écologue les acquis de la recherche agronomique, les taxant indirectement de peu utiles dans un but de préservation dorénavant valorisé avant tout.
45Ce constat est repris dans des termes proches par le compte rendu d’un atelier, mené par des écologues brésiliens en 2006 (ECOQUA 2006), qui apporte, en outre, les principaux arguments en faveur d’une recherche visant à la préservation des herbages rioplatéens : à l’échelle régionale, l’existence d’une diversité de la flore encore mal connue, notamment dans les faciès montagneux de ces formations (Planalto du Rio Grande do Sul) ; à l’échelle de l’hémisphère sud, la rareté des écosystèmes d’herbages tempérés, uniquement présents en Afrique du Sud, Nouvelle Zélande et Cône Sud américain.
46On peut donc, certes, établir une corrélation entre développement des connaissances scientifiques et émergence d’un statut écologique des herbages du Río de la Plata, toutefois sans perdre de vue que ce phénomène est également lié au développement tardif de la discipline écologique dans la région : de nombreuses connaissances avaient été produites, formalisées, diffusées avant les années 1990, mais leur caractère très agronomique n’a pas permis une valorisation sous l’angle de la préservation.
3.2. La valorisation écologique : un processus complexe qui fait appel à des arguments très divers
47En définitive, si les herbages accèdent désormais au statut d’écosystème à protéger, et ne sont plus considérés que comme des zones dégradées ayant perdu toute caractéristique naturelle méritant valorisation, ce n’est pas uniquement grâce à l’approfondissement régional des connaissances scientifiques. Si on dresse une généalogie parallèle de l’état des connaissances écologiques sur les milieux ouverts des deux zones d’étude et des idées de protection, on se rend compte, que ce n’est pas forcément dans les régions où on a le plus précocement accumulé des connaissances, que l’idée de préservation a été mise en avant : par exemple, dans le Río de la Plata, les Argentins ont très tôt, dans les années 1940-1960, réalisé des diagnostics complets de l’état de leur végétation ouverte, sans qu’entre en compte l’idée de préservation.
48La conjonction d’influences internationales (mouvement écologiste), mais aussi, le retournement de la façon dont était perçu l’élevage, expliquent pour une bonne part cette évolution. Ces exemples nous montrent comment, à la fin du XXe s., se complexifient les lignes d’analyse écologiste : d’une ligne traditionnelle englobante – toutes les activités anthropiques sont néfastes pour l’environnement – on passe à une typologisation des activités rurales, opposant les actions tolérables ou désirables (pratiques pastorales non intensives) aux activités plus récentes supposant une substitution des herbages par autre chose (sylviculture et agriculture).
3.2.1. Une grande diversité d’acteurs et de facteurs dans le processus rioplatéen
49Les voies de la valorisation écologique des herbages sont en réalité multiples, et parmi celles-ci, le poids du discours écologiste international semble avoir été très important. L’un des signes fort de cette influence est l’insertion de la région dans un récit de crise mondiale des formations herbacées : le site du WWF indique ainsi que la situation des « savanes uruguayennes » correspondant à ce que nous appelons ici campos, est « critique », du fait de l’importance de l’élevage3. Cette insertion donne une visibilité mondiale à ces écosystèmes herbagers, mais s’appuie sur des arguments que les acteurs locaux de l’écologisme ne reprennent que de façon secondaire : le « surpâturage » serait le facteur majeur de dégradation des formations végétales.
50En Uruguay, l’émergence d’un discours de crise des herbages est tardive, et a été portée par des organisations écologistes auparavant focalisées sur des questions forestières (ONG Guayubira). Ces organisations non gouvernementales sont arrivées par des voies détournées à valoriser la richesse spécifique des herbages, en s’attaquant dans les années 1990 à l’extension de la sylviculture d’espèces exotiques. L’une des façons de critiquer ce phénomène massif dans le pays (1 million d’hectares plantés en 10 ans) a d’abord été de dénoncer ses travers sociaux : la sylviculture emploierait encore moins de mains-d’œuvre par unité de surface que l’élevage extensif, et dans des conditions de travail très mauvaises, contribuant encore plus à l’exode rural. La perte de biodiversité a rapidement rejoint l’arsenal argumentaire (Panario et al. 1991).
51Actuellement, on assiste à un repositionnement général des acteurs défendant une politique de préservation des herbages, processus dans lequel certains agronomes rejoignent les écologues. Globalement, l’attention est désormais centrée sur la substitution d’usage des herbages, plutôt que sur l’idée de leur dégradation par l’élevage : sylviculture, agriculture et prairie plantée sont trois facettes d’une même tendance régionale à l’intensification des usages, condamnée d’un point de vue écologique. En témoigne par exemple le thème du dernier colloque du groupe Campos de la FAO (24-26 octobre 2006, Pelotas, Rio Grande do Sul) : « défis et opportunités du biome Campos face à l’extension et à l’intensification agricole ». La nouveauté essentielle de ce processus est bien la relativisation, de la part des écologues, du rôle perturbateur de l’élevage extensif et son corollaire, l’incendie des herbages. En repositionnant le problème de la préservation des campos dans une problématique mondiale de lutte contre l’intensification de l’usage des ressources naturelles, l’élevage extensif est désormais valorisé comme un moindre mal. Mieux encore, il commence à être pensé comme l’un des moyens de conservation à long terme de formations végétales ouvertes face au processus observé tant internationalement que régionalement de lignification des herbages par augmentation de la part d’espèces arbustives (Oliveira et Pillar 2004). Ecologues et agronomes partagent désormais l’idée que l’élevage, par son ancienneté dans la région, forme partie intrinsèque du fonctionnement des écosystèmes, et doit être valorisé en tant que tel (ECOQUA 2006 ; Royo Pallarés et al. 2005).
3.2.2. Préservation des formations comme habitat d’une faune remarquable
52Les formations herbacées tropicales sont relativement bien représentées dans le réseau des aires protégées puisque 15 % d’entre elles sont dans un parc ou une réserve (UICN, 2003). Cette situation tient essentiellement au considérable travail réalisé depuis de nombreuses années pour protéger des espèces animales particulières. Les programmes de préservation de l’avifaune ont joué un rôle important, mais c’est évidemment aussi la volonté de protéger des herbivores, qui est à l’origine de la création de parcs naturels comprenant de vastes étendues herbeuses. Ce fut donc d’abord, en tant qu’habitat d’une faune remarquable, que ces formations ont été protégées. Les Nilgiri n’échappent pas à la règle, mais cette logique a touché également, quoique plus tardivement, les herbages tempérés du Río de la Plata. Là, la volonté de préservation est avant tout motivée par la protection d’espèces d’oiseaux. Le premier travail transnational, esquissant ce que pourrait être un réseau d’aires protégées centrées sur les herbages, identifie les zones devant prioritairement être prises en compte pour la conservation de ces écosystèmes (Bilenca et Miñarro 2004). La méthode, inspirée de protocoles établis par BirdLife International en 2000, consiste à déterminer des « Aires d’importance pour la conservation des oiseaux » (Important Bird Areas). Le statut écologique donné aux herbages représente ainsi une valorisation indirecte des formations végétales, médiatisée par l’intérêt pour la faune. Aux marges du domaine des herbages rioplatéens, à l’ouest de la Pampa argentine, le processus est similaire pour le seul projet de création d’une aire entièrement dédiée à la protection des herbages, le Parc National des Cervidés. Sa création, sur 12000 ha, a pour but de maintenir la population de « venado » (Ozotoceros bezoarticus).
53Dans les Nilgiri, c’est également l’intérêt pour la préservation d’une espèce animale emblématique en danger, le Tahr, qui est à l’origine de la création d’une aire protégée, le Mukurthi National Park. À l’initiative d’une association de protection de l’environnement des Nilgiri, Nilgiri Wildlife and Environnement Association (NWLEA), 7846 ha de formations herbacées et forêts ont été classés « Wildlife Sanctuary » en 1980 puis « National Park » en 1990, dans le but de protéger un herbivore en voie de disparition, le Nilgiri Tahr (Hemitragus hylocrius). Ces chèvres de montagne vivent uniquement dans les Ghâts Occidentaux à une altitude supérieure à 1200 m. Elles fréquentent les escarpements rocheux où elles peuvent se réfugier en cas de danger, et les formations herbacées où elles trouvent leur nourriture. Depuis 1980, les savanes, dans ce secteur, sont donc protégées de toute conversion. Actuellement 85 % des formations herbacées des Nilgiri sont situées à l’extrémité sud-ouest du plateau, sur le territoire du parc et des réserves forestières contiguës (Fig. 10).
54Cependant, si cette étendue herbeuse existe toujours, ce n’est pas grâce à la création du Mukurthi National Park, mais plutôt grâce à sa situation géographique. Ce secteur, situé à plus de 2000 m d’altitude qui reçoit de plein fouet la mousson du SO, n’a jamais vraiment pu être colonisé par l’homme, en raison des gelées fréquentes, des vents violents et des très abondantes pluies. La mise en culture des terres est impossible dans ce secteur, et les tentatives de plantation forestière se sont révélées être un échec. Seuls les pasteurs avec leurs troupeaux de buffles ont régulièrement fréquenté ces herbages mais cette pratique est tombée en désuétude avec la réduction du cheptel.
55Dans un premier temps, c’est donc en tant qu’habitat d’une faune remarquable que ces espaces herbacés ont acquis le statut officiel d’aires protégées. On remarquera cependant qu’à la différence de l’Afrique, aucun tourisme de masse lié à la faune ne s’est développé dans ces deux régions : l’absence de structures d’accueil adaptées, mais également l’absence d’espèces mondialement connues explique en partie cela. Suite à cette valorisation médiatisée par l’intérêt pour la faune, divers travaux en écologie viennent compléter l’argumentaire en faveur de la protection des herbages et un véritable discours sur leur préservation est en train de se mettre en place.
3.2.3. De la question de la gestion de l’eau à la protection des formations herbacées : les mutations du processus de conceptualisation écologique dans les Nilgiri
56Le discours sur la nécessité de préserver les formations herbacées est amorcé dans les Nilgiri au cours des années 1990, mais il trouve ses racines plusieurs dizaines d’années auparavant dans le débat sur la gestion de l’eau. Comme dans de nombreuses montagnes, dans les monts Nilgiri, la question de la gestion de la ressource en eau est essentielle pour les autorités publiques. En plus des nécessités économiques primordiales, la justification des choix de mise en valeur intègre des considérations liées au fonctionnement du cycle de l’eau. Négligées pendant longtemps, les formations herbacées sont aujourd’hui reconnues comme un couvert végétal relativement favorable à la préservation de la ressource en eau.
57Après l’Indépendance, le gouvernement indien a poursuivi la politique d’afforestation avec des espèces exotiques, mais dans les années 1950 les inconvénients d’une telle pratique commencent à être dénoncés par certains scientifiques, qui seront rejoints par des militants environnementalistes. L’envasement des lacs de barrage construits au début du XXe s. et la baisse du niveau de l’eau dans les lacs de barrages hydroélectriques construits dans les années 1950 inquiètent les autorités du Tamil Nadu. Les eucalyptus sont accusés non seulement de consommer trop d’eau mais aussi de ne pas retenir le sol. Les travaux du Centre d’étude et de conservation du sol et de l’eau dans les Nilgiri (CSWCRTI) ont largement contribué à la mise en évidence de la réduction du débit dans les bassins versants plantés en eucalyptus. Le suivi, sur plus de 10 ans du débit de base de deux petits bassins versants, indique une réduction de 16 % de ce débit au cours des 10 premières années qui ont suivi la plantation d’eucalyptus, ainsi qu’une diminution de la fréquence des débits maximums et une augmentation de la fréquence des débits les plus bas (Samraj et al. 1993).
58Suite à ces travaux et à l’émergence du débat sur la biodiversité, le discours des responsables forestiers dans les Nilgiri change au cours de l’année 1998. La position officielle n’est plus de planter des eucalyptus mais uniquement de maintenir les plantations existantes. Cette évolution dans la manière de considérer les formations herbacées de la part de l’administration, semble liée à l’influence de certains scientifiques, mais aussi aux difficultés économiques que connaissent l’industrie de la viscose qui utilise la pulpe des eucalyptus, et les tanneries qui achètent l’écorce des acacias (disparition d’un débouché pour cette production forestière).
59Le nouveau regard porté sur les formations herbacées par le département forestier ne concerne pas seulement les Nilgiri. Alors que les formations herbacées et buissonneuses n’occupent que 18 % de l’espace en Inde, une réflexion sur la gestion de ces milieux prend de plus en plus d’ampleur en Inde. Signe de l’institutionnalisation de cette réflexion, la conférence de Jaipur, organisée en 2005 par le département forestier du Rajasthan, avait pour objectif de discuter de l’intérêt de protéger les formations herbacées indiennes. Ici encore c’est la nécessité de préserver l’habitat d’une espèce animal menacée de disparition qui est à l’origine de cette conférence sur les formations herbacées ; l’idée d’organiser cette conférence est celle d’un « conservationiste » indien préoccupé de la disparition d’une espèce d’oiseau (Great Indian Bustard). Les discussions qui se sont tenues ont fait émerger un argumentaire en faveur de la préservation de ces formations. Tout comme pour celui en faveur de la protection des forêts, cet argumentaire repose sur la mise en avant d’un manque de gestion, de la reconnaissance de leur valeur et des menaces qui pèsent sur elles. Les divers experts indiens et étrangers présents ont mis en avant l’absence de programmes pour gérer ces milieux de la part des agents de développement et des protecteurs de la nature. Les arguments avancés sont à la fois écologiques et économiques : ont été mis en avant, non seulement, la riche biodiversité (plus de 300 espèces d’oiseaux) et les espèces remarquables (une espèce de cerf, l’éléphant et le tigre) des divers types de formations herbacées indiennes, mais aussi le rôle de ces milieux dans de nombreuses économies rurales. Les experts ont également souligné l’action néfaste et de plus en plus importante des plantes invasives.
Conclusion
60Dans les deux régions étudiées, les herbages accèdent à un statut écologique, moins du fait des avancées des connaissances acquises sur ces formations, que du fait d’une réinterprétation de données déjà disponibles, selon un nouveau paradigme, celui de la biodiversité. La vision agronomique évolue donc, à la fin du XXe s., vers une vision écosystèmique des formations. À la différence des forêts, précocement protégées parce que considérées très tôt – et à tort – comme des éléments de nature vierge menacés par l’action anthropique, la représentation des herbages a dû évoluer. De formations dégradées, elles sont dorénavant perçues comme des formations modifiées, mais riches en espèces malgré tout et méritant donc une protection. À la différence des zones humides, protégée à partir des années 1970, après avoir été considérées comme des lieux incultes et malsains devant être mis en valeur, les herbages ont, eux, longtemps été « invisibles » à la pensée écologique parce que situés au centre des systèmes agricoles et pastoraux. Le changement de représentation a donc surtout constitué une évolution à partir d’une situation initiale d’indifférence à leur égard.
61Il est cependant important de souligner que cette construction d’un discours justifiant la préservation des herbages est encore aujourd’hui à l’œuvre, encore non aboutie. Elle ne se traduit pas toujours encore en actions concrètes comme dans les Nilgiri, mais reste souvent cantonnée aux sphères universitaires et aux organisations non gouvernementales (Río de la Plata). Une des limites de cette évolution, et qui explique peut-être la difficulté à formuler des propositions concrètes de création d’aires protégées ou de mesures de protection, tient au fait que l’on n’a pas encore clairement établi le rôle et l’importance des pratiques rurales pour l’entretien de ces herbages (de Faccio Carvalho, 2006) : dans quelles mesures ces pratiques, qui sont de toute évidence nécessaires au maintien de leur caractère ouvert, doivent-elles être intégrées, et selon quelle intensité, à la gestion environnementale ?
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Cette très faible couverture des herbages de la région par un label de protection doit se comprendre également dans un contexte de très faible développement des aires protégées : dans le Rio Grande do Sul, seuls 2.2 % du territoire relèveraient d’un label ; ce taux tombe à 0.3 % pour la pampa argentine, et à 0.21 % pour l’Uruguay.
2 « Caractérisation fonctionnelle des ressources fourragères des herbages du Río de la Plata et de la Patagonie. Développement de systèmes d’évaluation et de pronostic de la production primaire ».
3 « The savannas are critically endangered due to the fact that there are few small isolated patches of intact habitat remaining. The whole ecoregion has been severely altered by cattle ranching – one of the main pillars of the national economy in Uruguay. About 80 % of Uruguayan territory is used for cattle ranching on natural and artificial savannas. Over-grazing with unequal distribution of cattle in some areas has degraded the natural vegetation in the savannas » (source : http://www.worldwildlife.org).
Auteurs
Université des Sciences et Technologies de Lille, UFR de Géographie et Aménagement, Laboratoire Territoires, Villes, Environnement, Société. Avenue Paul-Langevin, F- 59655, Villeneuve d’Ascq cedex
Université des Sciences et Technologies de Lille, UFR de Géographie et Aménagement, Laboratoire Territoires, Villes, Environnement, Société. Avenue Paul-Langevin, F- 59655, Villeneuve d’Ascq cedex
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