Genèse du Bœuf-Nabu
p. 35-48
Texte intégral
1En 1992, les éditions Lettres Vives font paraître deux textes de Claude Louis-Combet : Le Don de Langue et Le Bœuf-Nabu ou Les Métamorphoses du Roi des rois1. « Aphorismes ou poèmes, les dix-neuf textes qui composent [Le Don de Langue] éclairent le rapport de l’écrivain avec la matrice de son art. Si l’homme entretient un rapport charnel avec l’organe et maternel avec le langage, c’est que la langue est à la fois le creuset de toute création et l’outil fécondateur du créateur. »2 Hasard de publication ou décision concertée d’auteur, les deux textes, l’un essai, l’autre fiction, entrent en résonance. La langue, organe de la parole, est en effet ce qui vient à manquer au roi Nabuchodonosor transformé en bœuf par la volonté de Yahvé, dans un épisode de l’Ancien Testament que Claude Louis-Combet a choisi de réécrire.
2Dans le Livre de Daniel, qui date environ du iie siècle avant Jésus-Christ, les prophéties de Jérémie tentent de faire comprendre aux rois et aux peuples impies que Babylone est l’instrument de la colère de Dieu. Dieu punit alors Nabuchodonosor qui, sourd aux mises en garde de Jérémie, ne cesse de défier l’Éternel et de s’enorgueillir de la puissance de son royaume temporel. Maudit par Dieu, il sombre dans la folie et se prend pour un bœuf, dont il adopte les inclinations et les manières, pendant sept années qui forment une parenthèse dans son règne, jusqu’à ce que Dieu mette fin à son égarement. Dès la rédaction du Livre de Daniel, Nabuchodonosor devient un « mythe », dans le sens où le récit emprunte à des traditions anciennes certaines caractéristiques du roi des rois (il se nourrit d’un vieux fonds littéraire babylonien), et où les récits ultérieurs confondent ses caractéristiques avec celles de ses ascendants et descendants, pour finalement en faire le symbole de l’ennemi historique de Jérusalem, et bien sûr de l’homme victime de sa démesure. Mais ce n’est ni sur l’aspect historique, ni sur les conséquences théologiques, ni sur la dimension édifiante du mythe que Claude Louis-Combet s’est penché : prêtant parole, prêtant langue, à l’animal muet, l’écrivain concentre son récit sur le personnage de Nabuchodonosor dans l’amont et l’aval de sa métamorphose. En amont, il nous livre l’intimité du roi tout-puissant, à l’intelligence remarquable et à la virilité cosmique, mais secrètement travaillé par la lassitude et le doute. En aval, il invente le personnage du « bœuf Nabu », avatar bovin du roi babylonien, et développe l’épisode inédit de ces sept années d’impuissance, de solitude et de mélancolie.
3Le dossier de genèse du Bœuf-Nabu, déposé au centre Jacques-Petit, est composé de deux versions manuscrites et d’un mince recueil de marginalia, rassemblés par les soins de l’auteur. L’avant-texte ordonné et classé permet un travail d’élucidation concernant la production du texte, selon la diachronie qui lui a donné naissance, en quatre étapes « visibles »3 : « Marginalia », « Première version », « Version définitive »4 et version publiée. Notre propos est d’étudier les métamorphoses des Métamorphoses, l’objet de la critique génétique étant, selon Pierre-Marc de Biasi, la « dimension temporelle du devenir-texte, en posant comme hypothèse que l’œuvre, dans sa perfection finale, reste l’effet de ses métamorphoses et contient la mémoire de sa propre genèse »5 – un peu comme le Bœuf-Nabu, après métamorphose, conserve la mémoire diffuse de ce qu’il fut, nostalgie poignante malgré son animale absence de pensée et de désir. Nous commencerons par l’étude critique de l’avant-texte, grâce aux approches suivantes : observation « matérielle » des manuscrits, analyse de la structure du récit dans les différentes campagnes de rédaction, typologie des corrections et insertion des marginalia dans le texte. Nous évoquerons ensuite la dimension métapoétique de l’œuvre, qui, comme tous les textes de Claude Louis-Combet, parle d’elle-même, de l’origine de la parole et de l’écrit, dans sa profusion comme dans ses éclipses.
4Notre incursion dans l’espace intime de l’écriture s’ouvre par une description matérielle la plus objective possible. Claude Louis-Combet a lui-même intitulé le premier jet de l’œuvre « Première version ». Ce dossier comprend 93 folios, incluant la page de garde autographe de la chemise. L’auteur utilise la plupart du temps le verso de feuilles ayant déjà servi, dont le recto est déjà couvert de texte tantôt manuscrit tantôt dactylographié ; tous les folios sont rédigés sur ce verso, sauf un seul, qui selon nous aurait pu être joint aux marginalia, car il s’agit d’une carte format carte de visite, comprenant au recto comme au verso des notes à valeur prospective. À l’exception de cette carte, les folios sont tantôt des feuilles de format A4, tantôt d’un format légèrement inférieur qui peut faire penser au bloc de papier à lettres ou aux pages arrachées d’un cahier (ce dont témoigne le bord déchiré). On observe le collage d’une bande de papier sur une feuille A4, unique occurrence d’un stratagème destiné à autoriser le déploiement d’une nouvelle campagne d’écriture, devenue impossible dans le brouillon surchargé. La mise au net de cette « Première version », intitulée « Version définitive » par l’auteur, comprend 63 folios recto. La réduction du nombre de folios est due à l’élimination de certaines ratures, à l’usage exclusif de format A4, et à une écriture plus régulière et plus serrée. C’est un des rares manuscrits de Louis-Combet qui comprenne deux états.
5L’auteur écrit exclusivement au stylo à encre noire, le crayon à papier étant réservé à la numérotation des feuillets et parfois à quelques corrections. Les feuillets ne sont d’ailleurs pas exempts des émouvants « accidents » de la scription que sont les taches d’encre, qui nous rendent palpable le geste de l’écrivant… La graphie est entièrement lisible, sauf lorsqu’un mot (rarement) est caviardé par une rature ; les lignes sont parallèles, suivant parfois un léger mouvement ascendant, toujours parfaitement justifiées à gauche. On peut observer, dans la « Première version », que les seize premiers folios ont été déchirés en deux, tantôt horizontalement, tantôt verticalement, puis resolidarisés avec du scotch, dont la colle a entraîné une altération de l’encre. Deux hypothèses à cette déchirure : soit l’auteur, que son incipit ne satisfaisait pas, a voulu l’abandonner en l’éliminant, avant de revenir sur sa condamnation ; soit il a déchiré ces feuilles après les avoir recopiées dans la version définitive, avant de décider d’en garder la trace pour mémoire6.
6Toujours dans la « Première version », il existe deux phases de numérotation des feuillets, qui dévoilent une logique particulière à l’auteur. Dans un premier temps, à l’encre noire en haut de la page et au centre, il numérote chaque séquence d’écriture, pouvant correspondre chez lui à une séquence de récit (de quelques paragraphes à une partie, formant un ensemble défini) ou bien à une séquence de rédaction (tant de pages, écrites tel jour). Il existe ainsi dix départs de séquences, dont certaines font deux pages (numérotées 1 et 2) et d’autres jusqu’à vingt et une pages (numérotées de 1 à 21). La seconde phase de numérotation intervient, semble-t-il, à la fin de la rédaction de l’ensemble des feuillets, au crayon à papier en haut à droite, et récapitule une pagination globale (de 1 à 89). Cette pagination ultérieure est destinée à préserver l’ordre du récit avant la mise au net, et permet de lutter contre la confusion de la numérotation initiale comprenant dix séquences différentes. Ces différentes campagnes d’écriture sont, pour la plupart, datées, signalant tantôt le début de la rédaction, tantôt sa clôture. La première campagne d’écriture court du 4 au 18 mai 1991 (ce que nous supposons, en l’absence de date de fin de rédaction). La seconde campagne s’étend du 8 au 25 novembre. Nous noterons l’interruption d’environ six mois entre le début et la fin de la rédaction, ainsi que la rapidité de la mise au net (dans la « Version définitive »), effectuée d’une traite le 25 novembre immédiatement après avoir achevé la première version le 24 novembre7.
7 Enfin, il n’existe pas de dactylogrammes ni d’épreuves d’imprimerie dans le dossier de genèse déposé au centre Jacques-Petit, ce qui laisse trois questions en suspens : l’auteur tape-t-il lui-même ses textes à l’ordinateur ou à la machine, ou bien les donne-t-il à taper à un ou une secrétaire8 ? L’éditeur a-t-il reçu puis restitué la présente « version définitive », ou bien conservé l’éventuel tapuscrit ? L’auteur a-t-il conservé ou non les épreuves d’imprimerie ? Claude Louis-Combet ne les ayant pas jointes au dossier de genèse, on peut supposer, soit qu’elles ne contenaient aucune correction par rapport à la version publiée (« Version définitive » et version publiée étant strictement identiques), et donc ne présentaient aucun intérêt au plan archivistique ; soit que la passion de conserver l’avant-texte ne concerne chez lui que le texte manuscrit.
8Que peut-on conclure de cette observation ?
9Tout d’abord, même si le temps de création et de rédaction d’une œuvre n’est pas quantifiable, on peut malgré tout trouver extrêmement rapide la rédaction du Bœuf-Nabu, composé approximativement en deux périodes de deux semaines séparées par six mois de latence. Cette surprenante rapidité d’exécution est liée selon nous à un deuxième phénomène, qui concerne la méthode de rédaction de l’auteur. Les généticiens distinguent habituellement deux modes opératoires, le premier étant la « programmation scénarique »9, c’est-à-dire une écriture précédée d’un canevas précis orientant le développement, le second appelé « structuration rédactionnelle », « réfractaire à toute programmation initiale, ne s’appu[yant] sur aucun schéma écrit, et [avançant] en s’enrichissant de révisions à chaque nouvelle relecture du déjà rédigé »10. C’est bien ce second mode que semble privilégier Claude Louis-Combet pour Le Bœuf-Nabu en tout cas, car nous savons que d’autres dossiers de marginalia comportent des plans, certes sommaires. Rares sont les manuscrits d’écrivains aussi impeccables, témoignant d’une écriture qui va son chemin avec assurance et fluidité, orientée, comme répondant à la dictée de la pensée presque sans aléas ni solution de continuité. Le passage à l’écriture ressemble chez lui à une extension de la mémoire, et non à l’habituel laboratoire d’idées désordonné et mobile qu’est un brouillon.
10Enfin, une dernière remarque est liée à ce type de « structuration rédactionnelle » : si l’écriture de Louis-Combet se passe presque entièrement des traditionnelles phases prévisionnelles (carnets, idées non abouties, projets…) et préparatoires (fragments de rédaction, ébauches d’incipit, scénarios…), c’est que chez lui, « la phase prérédactionnelle se réduit à une élaboration psychique ne laissant […] aucune trace »11. Citons encore le généticien Pierre-Marc de Biasi : « Pour les écrivains réfractaires à l’idée de plan, […] la décision [de rédiger] est quasiment coextensive à l’entrée dans un travail de textualisation : c’est alors l’incipit qui jouera à lui seul le rôle de phase initiale et qui intègrera à la fois la décision, la programmation et le début de la rédaction. »12 L’incipit illustre ici à merveille le principe d’élan de l’écriture : le premier folio est sans aucune biffure (à une exception près, illisible) dans sa première version, et sans réécriture d’une version à l’autre. Formulation, ponctuation, syntaxe, rythme, assonances : tout est en place au premier jet.
11À de multiples reprises, Claude Louis-Combet a témoigné de ce processus d’« incubation », de « nuit matricielle antérieure au verbe »13, dans des métaphores organiques que reprennent souvent les généticiens eux-mêmes : « la pensée du texte s’élabore dans une zone très obscure de la conscience, et vient s’imposer toute constituée et prête à l’expression lorsque le moment est mûr et favorable »14 ; « Le fœtus verbal que je porte en moi continue de mener son existence d’ombre et de larve. Il mûrit – et laisse mûrir ses chances rythmiques en ce silence antérieur à toute expression et qui, si parole doit être, ne peut que la fonder. »15
12L’auteur va même, par modestie plus que par croyance en une quelconque « inspiration » extra-humaine, jusqu’à se déposséder de toute initiative sur les mots :
[…] commençant une page ou même une phrase, je ne sais jamais vers quoi je me dirige ni ce qui viendra au jour. J’ai bien, présente à l’esprit, une idée générale du récit dont j’ai retenu le thème, mais dans le cheminement de l’élaboration, c’est le happening permanent. Il n’est pas un de mes livres au cours duquel je n’ai été surpris de me voir écrire ce que j’écrivais – avec cette bizarre impression de dédoublement, comme si j’étais soumis à une parole au-dedans ou à une parole antérieure contre la volonté d’expression de laquelle je ne peux rien, mon rôle étant plutôt celui d’un transcripteur que d’un écrivain maître de ses moyens et responsable de sa plume16.
13Cette maturité de la pensée prérédactionnelle fait à la fois l’admiration et la perplexité des généticiens, en les privant de la possibilité d’observer plus amont le déploiement de l’œuvre. Nul doute cependant que le motif principal du Bœuf-Nabu, emprunté à l’Ancien Testament, mêlant le mythe, la religion et une sexualité ritualisée et sacrée au cœur d’une civilisation orientale révolue, a été porté pendant longtemps par l’écrivain avant de voir le jour.
14Les principales observations concernant la structure du récit découlent des remarques précédentes : en effet, la composition est trouvée d’emblée, dès la première version, tant au plan micro-structural (les paragraphes) que macrostructural (les diverses « parties » de la narration), – ce qui est, à notre sens, tout à fait extraordinaire. Les onze « parties » (selon le terme de l’auteur même) du récit sont donc délimitées dans le premier jet : les trois premières correspondent à la situation initiale (Nabuchodonosor règne sur Babylone) ; la quatrième constitue une charnière (renversement et métamorphose suite à la prophétie de Jérémie) ; suivent ensuite six parties (mésaventures du roi transformé en bœuf, et de son épouse transformée en fillette, durant sept ans) ; enfin, la dernière partie narre la seconde métamorphose (situation finale dans la conjonction des deux amants ayant recouvré leur forme humaine).
15Au niveau microstructural, on ne peut déceler que trois exceptions à cette structuration qui semble imposer sa nécessité, exceptions qui sont d’ailleurs des modifications assez superficielles, et n’entament en rien la physionomie générale de la diégèse. Il peut arriver tout d’abord que l’écrivain soude deux paragraphes, qui étaient distincts dans la première version. Dans une autre occurrence au contraire, il scinde en deux un paragraphe de la version initiale, qui devient donc deux paragraphes dans la version définitive. Enfin il lui arrive de modifier l’amorce ou la fin d’un paragraphe. Au niveau macrostructural, le plan ne subit aucune modification ; la rédaction se déploie de façon linéaire sans déplacement de séquence, à une exception près, dans la conclusion du récit, où l’on trouve un folio surnuméraire paginé « 7bis » par l’auteur, ajouté a posteriori comme avant-dernier paragraphe17. Globalement, on peut dire que la logique séquentielle suit un scénario intériorisé et très maîtrisé. Cette maîtrise trouve à s’illustrer dans la présence de quelques notes de régie, placées entre crochets par l’auteur en fin de paragraphes, probablement à l’issue d’une séance de rédaction, et qui jouent le rôle de « memento ». Il s’agit de mots à intégrer ou de motifs à développer dans la suite du texte, qui sont tantôt repris mot à mot, tantôt servent de simples déclencheurs à d’amples prolongements, dont nous ne fournirons qu’un seul exemple : la note de régie « [complexion mélancolique du bœuf Nabu, en raison de sa vie antérieure] » devient dans le folio suivant : « Du très enfoui souvenir de quelque chose de sa vie antérieure venait, au bœuf Nabu, cette complexion mélancolique qui le distinguait de ses frères… »
16En plus des articulations chronologiques (c’est-à-dire diégétiques) et narratives (contenus événementiels, personnages, descriptions, etc.), la structure symbolique (réseaux de symboles, structures implicites, systèmes d’échos, etc.) est également mise en place dès la première version. L’œuvre expose une structure en miroir, ou plutôt en négatif, en tressant un système d’échos inversés entre l’avant et l’après de la métamorphose, entre le roi et le bœuf, la reine et la fillette, le règne et la déchéance. Les attributs symboliques du taureau par exemple s’inversent par rapport à ceux du bœuf après métamorphose. Le roi, comparé dans un premier temps au dieu Marduk auquel Claude Louis-Combet attribue le symbole du Taureau18, dont il possède la fougue et la virilité…
Et Nabuchodonosor, à Babylone, était le même Marduk qui apportait au monde la lumière de son visage, la puissance de son corps, la sagesse de son esprit. Et la force de Marduk, son audace, sa générosité, sa fécondité se trouvaient également incarnées chez les violents aurochs qui dévalaient dans la steppe depuis les pentes du Caucase19.
17… ne peut que constater son impuissance dans le deuxième temps du récit : « Quelque chose en lui – un appétit, une violence – faisait défaut et ce manque s’inscrivait, sans réelle douleur, mais avec une consternation résignée, entre ses pattes-arrière et son bas-ventre. »20 L’impuissance du bœuf Nabu est d’ailleurs évoquée une première fois dans un effet d’annonce (le roi, perturbé par la prophétie funeste de Jérémie, se trouve un soir incapable de satisfaire son épouse). Le « phalle évagué »21 annonce alors le phalle castré. L’inventaire des échos et des symétries serait infini, tant le texte fonctionne sur l’opposition entre les deux temporalités, avant et après la métamorphose.
18Si nous avons souligné jusqu’ici qu’une très large part de la genèse de l’œuvre s’effectue dans l’esprit de l’auteur, et que les manuscrits, longtemps mûris, présentent une apparence presque impeccable, c’est que la rareté des corrections provoque l’admiration, devant une technique qui s’apparente à un art, mais qui pourrait presque représenter une forme d’honnêteté, comme si la parole ne devait se matérialiser que correcte, dans son exacte coïncidence avec la pensée. L’expression approximative, balbutiante, est bannie, au profit du mot juste. Le flux de la parole louis-combétienne s’incarne paradoxalement dans une écriture économe. Il existe cependant des indices matériels de réécriture, et cela dans les deux versions du Bœuf-Nabu : ratures de substitution et ajouts pour la plupart, dans un art de la nuance qui nous semble être la pierre de touche de ce style profus et précis à la fois. L’auteur en effet joue avec subtilité sur la variation synonymique (par substitution : « agitées / affairées », « capitale / métropole / cité », « mugissement / beuglement », « regardait / voyait », « errait / divaguait », « à la pointe du jour / aux premières lueurs de l’aube »…). Les réécritures interviennent généralement, au vu de la qualité de l’encre, au fil même de l’écriture, ou dans le contexte d’une relecture proche : nous l’avons dit, dans ce manuscrit, le geste de l’auteur laisse peu de place à ce que la critique génétique, empruntant au vocabulaire religieux dans une savoureuse polysémie, nomme « le repentir ». Claude Louis-Combet, dans le texte « Écrire par défaut », interprète humblement quant à lui cette absence de « repentir » comme une « passivité » :
Cette passivité, cette réceptivité à une parole préélaborée dans les limbes va très loin : elle me rend impossibles toute relecture et toute correction – ou si elles ne sont pas réellement impossibles, elles s’avèrent, la plupart du temps, complètement inefficaces. J’ai le sentiment très fort de subir le texte plutôt que de le créer22.
19Pour illustrer plus précisément le phénomène de la réécriture, nous nous pencherons sur l’exemple signifiant du titre, dont on observe l’évolution en trois étapes. Il est absent d’abord de la première version. Le titre indiqué sur les chemises des dossiers est sans doute ajouté après coup, en vue d’un archivage. Il n’est cependant pas le titre définitif : « Le bœuf Nabu », avec la minuscule au nom « bœuf », l’absence de tiret et de sous-titre. Ce premier titre, plus court et plus concret, insiste davantage sur l’animalité du héros (qui n’est qu’un « bœuf », avec sa minuscule, bien qu’il porte un nom). Claude Louis-Combet s’est peut-être inspiré des diverses transcriptions du nom babylonien de Nabuchodonosor, dans lesquelles on distingue trois segments : Nebou-kadnet-sar, ou Nabû-kudurri-usur. Le nom est formé à partir de « Nabû », qui désigne le dieu mésopotamien du savoir et de l’écriture. La dénomination est donc à lire de façon ironique quand on sait que le bœuf n’a plus rien de divin, et n’est plus doué de pensée ni d’intellection… « Nabu » est bien le diminutif du nom, et correspond très exactement à la version « raccourcie », c’est-à-dire « émasculée » du roi dans la figure du bœuf impuissant23. Dans la version définitive, l’auteur instaure par ailleurs les majuscules et un tiret qui, solidarisant les deux termes, confère davantage de majesté et de mystère au personnage et le rapproche de son identité mythique. Enfin, un premier sous-titre, « Supplément au Livre de Daniel », apparaît. Il relie directement le récit au texte des prophètes, et l’intertexte biblique confère, de prime abord bien sûr, un aspect de vraisemblance et d’austérité à l’ouvrage (ce que confirme le choix de l’extrait du Livre de Daniel en exergue), tout en faisant un clin d’œil à tous les « suppléments » fictifs de la littérature, dans la lignée du Supplément au Voyage de Bougainville. Le sous-titre qui lui a été préféré en dernier ressort, « Les métamorphoses du Roi des rois », oriente l’œuvre vers la fable et le fabuleux, en imitant le style emphatique et profus de la littérature encomiastique. Claude Louis-Combet nous a appris que c’était l’éditeur, Michel Camus, qui avait imposé ce dernier sous-titre, trouvant le premier trop peu « explicatif »…
20Pour compléter ces quelques remarques concernant la genèse du Bœuf-Nabu, nous évoquerons le petit dossier de « marginalia », ou notes documentaires, ajouté à l’avant-texte par l’auteur. Ces notes composent une part importante de l’élaboration du livre, car elles en commandent, en partie, le contenu et parfois même le style. Ce dossier est composé de vingt folios, qu’on peut classer en deux catégories qui vont aboutir à deux processus génétiques : en premier lieu se trouvent les notes documentaires à partir de textes extérieurs à l’œuvre (tels des ouvrages historiques), qui entraînent une « exogenèse », c’est-à-dire « la sélection et l’appropriation des sources »24 par l’écrivain ; en second lieu on identifie les ébauches de phrases, listes de mots, idées projetées par l’auteur, qui conduisent à un phénomène dit d’« endogenèse », c’est-à-dire la transformation d’états rédactionnels. Il s’agit là de deux dispositifs différents d’appropriation du déjà-écrit. Un exemple d’exogenèse se situe dans les notes prises au sujet de « Littérature et cosmologie sumériennes » à partir d’un ouvrage de l’assyriologue Samuel Noah Kramer. Claude Louis-Combet en retient surtout une idée phare pour son récit, à savoir la sacralité de la sexualité, que nous avons déjà évoquée :
Mais ce dont l’Homme et les animaux, mortels et transitoires qu’ils étaient, avaient le plus besoin, pour assurer leur permanence ici-bas, par leur propagation et leur prolifération, c’était, de toute évidence, le Désir et l’Amour, qui menaient à l’union sexuelle, et pouvaient de la sorte assurer la fécondation des « matrices » par « l’eau-du-cœur », comme l’on appelait poétiquement le sperme.
21Si l’expression « eau-du-cœur » a été abandonnée dans Le Bœuf-Nabu, le récit insiste en revanche à plusieurs reprises sur la symbiose des divers règnes (humain, animal, végétal), et sur l’importance vitale du désir et de l’amour, jusque dans les paragraphes de clôture :
Et la transe amoureuse de Marduk et d’Ishtar se propagea à travers tout le pays. Les animaux et les plantes en étaient saisis. Il n’était mâle qui ne couvrît sa femelle, il n’était grain de semence qui ne trouvât son organe de vie. La terre, gonflée de toutes ses puissances, crevait son écorce. Le désert lui-même fleurissait25.
22Le même phénomène est observable avec les notes concernant l’Histoire des croyances et des idées religieuses de Mircea Eliade, ou encore le Livre de Daniel. On remarquera que parfois ces notes « abolissent leur extériorité »26 en devenant matière même du texte fictionnel, comme dans cet extrait de Daniel 3,1 : « Et le roi Nabuchodonosor fit convoquer les satrapes, les intendants, les gouverneurs, les conseillers, les trésoriers, les légistes, les juges et tous les autres magistrats des provinces », qui devient dans Le Bœuf-Nabu : « Il avait reçu des ambassadeurs et présidé nécessairement aux assemblées des satrapes, des intendants, des gouverneurs, des trésoriers et des conseillers. »27 Les notes prérédactionnelles qui conduisent à une endogenèse sont quant à elles dominées par la parataxe et la « concaténation des phrases »28. On trouve des recherches musicales (« vaches – vulves »), des listes hétérogènes d’éléments-clefs du récit (« lit rond », « scribes », « chambre d’amour », « petite fille », « fente violette », « jardins suspendus »), des auto-injonctions (« introduire les termes célébration liturgique hiérogamie », « insister »), ou encore des notes prospectives abandonnées (notamment un excipit légèrement différent).
23Nous voudrions évoquer encore la dimension métapoétique du Bœuf-Nabu. En plus de l’intertexte biblique avec le Livre de Daniel ou le Cantique des cantiques, le récit regorge de mises en abyme et d’allusions à la littérature et à l’écriture, qui indiquent qu’au-delà d’un jeu de références, cette œuvre entend s’insérer dans une réflexion plus globale de l’auteur, qui affirme d’ailleurs : « Mon travail d’écriture est, depuis le commencement, dans sa direction théorique, une mise en œuvre d’expression et un effort soutenu d’interrogation sur l’origine et le sens de l’entreprise de création. »29
24La figure des scribes semble essentielle : cachés dans l’ombre de la chambre royale, invisibles, ils sont commis au service de rendre compte, de façon poétique, des joutes amoureuses du roi, en gravant au stylet des tablettes d’argile. Ces doubles du poète expriment la dualité déchirante du travail de l’écrivain. D’un côté, les scribes expérimentés sont entièrement dévoués à leur tâche et ne vivent que pour elle, conscients d’accomplir une mission sacrée qui traversera les siècles, de l’autre, le jeune scribe, qui n’est pas encore eunuque, ne parvient pas à se détacher de la fascination du spectacle de l’amour, et ressent une immense frustration à n’être que spectateur. Ainsi l’écrivain, écartelé entre les deux postures, l’écriture et la vie (ce dont Claude Louis-Combet lui-même a témoigné à de nombreuses reprises). De plus, à la fin du récit, ils finissent par s’amalgamer à leur propre récit : « les scribes se tenaient là – inscrits eux-mêmes dans la brique plutôt que l’inscrivant »30, de la même façon que Louis-Combet, « s’efforce […] de déchiffrer [sa vie] dans les miroirs des songes collectifs ou individuels »31, élaborant avec patience à travers toute son œuvre ce qu’il a appelé une « mythobiographie ».
25En effet le Bœuf-Nabu ne parle pas seulement de son auteur et de son travail, il tente plus largement de cerner ce qu’est l’essence de « l’humanité ». La métamorphose de l’homme en bœuf entraîne une blessure fondamentale, une vacuité, une absence, dont Claude Louis-Combet a magnifiquement exposé la douleur dans les parties consacrées à la « complexion mélancolique » du roi-bœuf : ainsi l’homme se caractérise-t-il en tout premier lieu par le désir, la volonté, la mémoire, mais aussi par la sensibilité à la beauté, intimement liée à la possibilité de jouissance physique. En privant Nabuchodonosor du « don de langue » mais aussi de sa virilité, Dieu, dont le Verbe possède, certes, une valeur performatrice, mais qui est sans corps physique, entend prouver à l’homme sa supériorité. Pour autant, la fin du récit évacue totalement toute intention d’édification, ce qui est un choix délibéré de l’auteur : à peine redevenu humain, le roi, loin de faire acte de contrition après sept années de punition, se jette aussitôt éperdument dans l’amour avec sa reine, aussi narcissique et jouisseur qu’avant la métamorphose :
Ensemble Nabuchodonosor et Amytis ouvrirent les yeux. Et leurs mains, aussitôt, se pressèrent. Ensemble ils avaient vu, d’un seul coup d’œil, tout ce qu’ils devaient voir : la bête et l’enfant, la matière et l’esprit, le désir et l’au-delà du désir, le poids de l’homme et le poids de la femme, la beauté du sexe et l’horreur du sexe. […] ils naissaient. […] L’amour assurément avait eu raison de tous les exils32.
26Cette clôture rend à l’humanité sa toute-puissance face au Dieu vengeur dont l’action finalement est réduite à néant.
27Claude Louis-Combet dit avoir écrit Le Bœuf-Nabu dans la plus grande jubilation. Les manuscrits eux-mêmes, tant au plan de la structure que de la réécriture, témoignent, nous l’avons vu, de sa maîtrise et de la fluidité de la rédaction. La fin du récit quant à elle nous propose une vision critique du « Dieu vengeur » couvrant les hommes d’imprécations par le biais de ses prophètes, dont la parole est désormais sans conséquence. Elle nous initie enfin à une conception de l’amour humain, pour ne pas dire physique, comme spiritualisation de la chair, principe de fécondation et d’unification de l’existence, au-delà des mots.
Notes de bas de page
1 Le Don de Langue et Le Bœuf-Nabu (désormais indiqué BN), Paris, Lettres Vives, coll. « Entre 4 yeux », 1992.
2 Thierry Guichard, Le Matricule des Anges, n° 2, janvier-février 1993, nos italiques.
3 La phase prérédactionnelle d’« incubation », mentale, demeure inaccessible au critique.
4 Les titres de dossiers entre guillemets sont de l’auteur.
5 Pierre-Marc de Biasi, La génétique des textes, Paris, Armand Colin, coll. « 128 », 2005, p. 9.
6 Consulté à ce sujet, Claude Louis-Combet dit ne pas se souvenir d’un tel épisode. À notre connaissance, c’est le seul cas de brouillons déchirés et recomposés dans l’ensemble des manuscrits de Claude Louis-Combet (plus de 15 000 folios).
7 L’auteur peut aussi avoir commencé la « Version définitive » le 24 novembre, les notes sont ambiguës à ce sujet.
8 Claude Louis-Combet répond aussitôt qu’il « n’a jamais touché à un clavier », et qu’il donne tous ses textes à dactylographier à un(e) secrétaire.
9 P.-M. de Biasi, op. cit., p. 32.
10 Ibid., p. 33.
11 Ibid., p. 35.
12 Ibid., p. 37.
13 « Le nécessaire échec », Quai Voltaire, n° 1, 1991.
14 « Littérature et spiritualité : la collection Atopia », Claude Louis-Combet, mythe, sainteté, écriture, sous la direction de Jacques Houriez, Corti, coll. « Les Essais », 2000, p. 147.
15 Claude Margat, « L’idéal de sainteté dans l’œuvre de Claude Louis-Combet. Analyse du Bœuf-Nabu », Claude Louis-Combet, mythe, sainteté, écriture, op. cit., p. 178.
16 « Écrire par défaut », Claude Louis-Combet, mythe, sainteté, écriture, op. cit., p. 161.
17 Cette dixième et dernière séquence de rédaction, qui représente la fin du récit, lieu stratégique sur le plan du sens, est particulièrement travaillée par l’auteur. Contrairement aux autres séquences, elle témoigne de deux campagnes d’écriture : un premier jet, puis une deuxième campagne d’écriture qui a consisté à rajouter du texte.
18 Par confusion avec le dieu Enlil, que Marduk a fini par supplanter et dont il a absorbé les attributs (la tiare à cornes), alors que le symbole de Marduk est le dragon-serpent.
19 Le Bœuf-Nabu, p. 19.
20 Ibid., p. 51.
21 Ibid., p. 24.
22 « Écrire par défaut », op. cit., p. 161-162.
23 Giuseppe Verdi avait déjà opéré une interprétation de ce nom dans l’opéra Nabucco. Le titre initial du livret de Témistocle Solera est en effet Nabuchodonosor (1836), tiré d’un drame de Auguste Anicet-Bourgeois et de Francis Cornu.
24 P.-M. de Biasi, op. cit., p. 90.
25 BN, p. 75.
26 P.-M. de Biasi, op. cit., p. 43.
27 BN, p. 15.
28 P.-M. de Biasi, op. cit., p. 32.
29 « Écrire par défaut », op. cit., p. 159.
30 BN, p. 72.
31 Entretien avec Alain Poirson, France-Nouvelle, 1980.
32 BN, p. 73-74, nos italiques.
Auteur
MCF, Université de Franche-Comté Archives, Textes et Sciences des textes (centre Jacques-Petit), EA 3187
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