Dialectique générale et dialectique restreinte : le Marxisme avec la nature1
p. 307-339
Texte intégral
1La correspondance entre Marx et Engels témoigne de leur vif intérêt pour les sciences de la nature et les mathématiques, un engouement qui s’affermit au fil des ans : à partir des années 1850, l’actualité de la physique, de la chimie, de la cosmologie, de la géologie ou de la physiologie est un des sujets récurrents de leurs échanges ; ils s’informent des cours des sciences qu’ils suivent, discutent les livres qu’ils se procurent et s’échangent2. On y voit aussi très clairement apparaître l’ambition, partagée là encore, qu’une même « dialectique » unit réellement l’ensemble des choses, des formations géologiques jusqu’aux développements de la société des hommes. Pourtant, les textes où Marx et Engels ont affirmé publiquement la thèse de l’unité dialectique de l’histoire et de la nature, par exemple dans Le Capital ou l’Anti-Dühring, n’ont pas toujours été considérés comme des éléments centraux de leur pensée. Ces textes ont même fait l’objet d’un déni ou de formes explicites de rejet : ceux d’Engels ont même subi le discrédit d’être identifiés au nombre des sources théoriques du stalinisme et des dérives de ce dernier sur le terrain des sciences. Avant le dernier quart du XXe siècle, la thèse largement partagée d’une dialectique restreinte au seul champ pratique et historique permettait encore de faire du marxisme un exemple supplémentaire du fait que la pensée allemande, sinon la pensée contemporaine en général, avait majoritairement respecté un strict partage, hérité de Kant et Hegel, entre sciences de la nature et sciences de l’homme et de l’histoire.
2 C’est d’abord par le truchement de l’observation des civilisations non modernes que cette unité a refait surface, grâce aux anthropologues qui trouvèrent à juste titre dans la pensée socialiste ou marxiste une inspiration adéquate pour élargir le cadre théorique des sciences sociales, afin d’y faire droit à une perspective qui inscrit les sociétés humaines au sein d’une histoire de la nature où elles s’affirment, parmi les autres sociétés animales, comme celles qui manifestent au plus haut point la capacité de transformer la nature3. Les études marxiennes ont à leur tour entrepris de restituer, au début du XXIe siècle, une place plus favorable à l’unité de l’histoire et de la nature dans l’étude de la pensée marxiste4. Rendre au marxisme ce moment de son histoire en prenant de nouveau en compte la dimension naturelle de la dialectique, c’est à la fois poursuivre un but historique et contemporain : il s’agit d’une part de rendre plus complexe la représentation qui fait de l’opposition entre sciences de la nature et sciences de l’esprit un lieu commun de la pensée allemande au XIXe siècle, en contribuant à montrer que cette représentation est à la fois excessive et rétrospective5 ; il s’agit d’autre part de suggérer que le marxisme peut trouver dans sa propre histoire des dispositifs théoriques permettant d’articuler le naturel et le social d’une manière qui en respecte davantage les spécificités que ne le permettent les importations d’ontologies de types atomiste ou spinoziste6 ; que la critique contemporaine du capitalisme comme forme d’exploitation conjointe du travail et des ressources naturelles7 peut trouver au sein même d’une histoire du marxisme une attention précoce à la convergence de ces formes d’exploitation. Enfin, nous verrons que la restitution à la dialectique de sa place dans le corpus théorique d’un « matérialisme écologique »8 ouvre aussi la voie à une discussion renouvelée de celle-ci, y compris à la possibilité d’une altération de sa forme logique.
3Nous suivrons une méthode duale, combinant retour aux textes originaux et reconstruction critique des arguments qui font obstacle à leur réception. Dans un premier temps, on commencera par mettre à l’épreuve le scénario historique dénonçant la rechute « ontologique » de la dialectique dont Engels se serait rendu coupable, par l’extension d’une dialectique restreinte à l’histoire, propre à Marx, à une dialectique générale réunissant histoire et nature : si l’examen de la deuxième et de la troisième loi de la dialectique de Engels permet de vérifier que ce dernier a bien placé la dialectique dans les choses à la faveur d’une ontologie générale du mouvement universel, l’examen de la première loi sur laquelle les deux autres se fondent amène à constater que Marx non plus ne s’en est pas tenu à une dialectique restreinte. Dans un second temps, on se demandera si la détermination ontologique de la dialectique a bien pour conséquence l’interventionnisme dont on l’accuse sur le terrain des sciences : on commencera par constater que dans les textes de Marx et d’Engels où la dialectique est rendue aux choses-mêmes, cette démarche s’accompagne au contraire de l’affirmation de la spécificité et de l’autonomie de chaque science au sein du mouvement universel ; on retournera ensuite la question de l’interventionnisme à la dialectique restreinte, qui ne semble pas craindre de nuire aux sciences historiques en affirmant l’objectivité de la dialectique dans ce domaine. Cela permettra de faire apparaître les présupposés métaphysiques qui accompagnent l’usage asymétrique de la dialectique et de défendre l’idée que la dialectique générale propose de meilleures garanties de respect du travail serein des sciences sociales aussi bien que naturelles, sans exclure que de nouvelles interrogations ne se fassent jour sur la forme même que pourrait prendre aujourd’hui une dialectique renouvelée.
1. Le tournant « ontologique » du marxisme et les lois de la dialectique
L’ontologie de Engels à Staline ?
4un des points problématiques dans l’histoire de la réception des textes de Marx et d’Engels relatifs à la nature tient certainement au fait qu’à partir de la fin des années 30, la lutte entre plusieurs tendances philosophiques au sein du marxisme se soit cristallisée autour de la question de savoir si le marxisme pouvait aussi être une philosophie de la nature. Le conseil central du parti communiste de l’U.R.S.S avait approuvé en 1938 la thèse selon laquelle « le matérialisme dialectique est la théorie générale du parti marxiste-léniniste », et qu’il est « ainsi nommé parce que la façon de considérer les phénomènes de la nature, sa méthode d’investigation et de connaissance est dialectique, et son interprétation, sa conception des phénomènes de la nature, sa théorie est matérialiste » ; le matérialisme « historique » consistait simplement à étendre « les principes du matérialisme dialectique à l’étude de la vie sociale »9. une réaction, au sein du marxisme international, à l’encontre de ce marxisme dit « dogmatique », commença à s’en prendre à cette façon d’assigner au marxisme une « ontologie simplifiée de la nature matérielle »10. L’« affaire Lyssenko », en 1948, semblait confirmer le risque que l’affirmation de la pertinence du matérialisme dialectique accompagne des tentatives d’imposer au sein des sciences de la nature des points de vue conformes à l’idéologie politique, ainsi de contrer une génétique fondée sur l’hérédité par une génétique plus sensible aux modifications de l’environnement11. Le double écueil d’un interventionnisme politique dans les sciences et d’une réduction de la philosophie à un empirisme est dénoncé par ceux qui s’en prennent à la version stalinienne du matérialisme dialectique. Le diagnostic est que Staline fait de la dialectique « une loi de l’univers lui-même, inscrivant dans l’être le présupposé (philosophique) de sa connaissance »12, et qu’il opère ainsi une tournant « ontologique » du marxisme13.
5La stratégie de défense a été celle du repli, de digue en digue. Staline faisait un coupable idéal, en accréditant en outre l’idée séduisante que la dérive autoritaire accompagnait la faute ontologique et la signalait. Lénine ou Engels, eux, auraient seulement paru tenir des propos ontologiques, mais le feraient en réalité toujours dans le cadre d’un débat où cela a un but critique, et, au fond, parleraient davantage d’un présupposé pour la connaissance de l’univers, sans prétendre véritablement tenir un propos ontologique sur l’univers lui-même, directement14. Si l’on considère le chapitre précédemment cité dans le volume publié sous l’autorité de Staline, on ne trouvera pourtant rien de plus qu’un honnête résumé des thèses que l’on trouve dans l’Anti-Dühring et dans la Dialectique de la nature, dont on peine à croire que, simplement transportées dans un autre contexte, elles deviennent « ontologiques », et cessent d’être constructivistes ou réfléchissantes sur les conditions de la connaissance. Il fallait en réalité sacrifier Engels aussi, coupable d’une dérive « ontologique », coupable d’avoir « figé » la « réalité extérieure » en « purs faits »15, geste qui serait responsable de l’interventionnisme sur le terrain des savoirs positifs et de la tentation de modifier la cartographie des disciplines. Engels aurait subi comme une rechute, retombant dans les travers que Marx et lui-même avaient pourtant si bien analysés dans leur jeunesse, ceux des matérialistes du XVIIIe siècle, à savoir « instaurer comme absolu face à l’homme la nature au lieu du dieu chrétien »16, en en venant lui-même à des « affirmations concernant la nature [...] isolées de la praxis humaine vivante »17. Au fond, il s’agit aussi d’une rechute du côté de Feuerbach, et on peut dès lors invoquer contre le dernier Engels la critique de l’Idéologie Allemande à l’encontre du matérialisme naïf qui croit à la naturalité du cerisier dans nos contrées, lorsque le sensible que nous observons est bien souvent déjà transformé par l’homme18. Sont ainsi en cause les propositions sur l’unité du monde, qu’Engels trouve en effet dans sa matérialité, et sur le mouvement, qu’Engels définit comme mode d’existence de la matière19. Il ne reste plus dès lors qu’un dernier rempart : Marx lui-même, qui serait le seul à être resté indemne du tournant ontologique, pour la simple raison qu’il ne se poserait pas la question d’une « nature » indépendamment de la transformation que la pratique humaine en fait. Comme le disent Horkheimer et Adorno : « l’être est » toujours déjà « appréhendé sous l’aspect de la manipulation et de l’administration »20. Pour Marx, la nature ne pourrait être appréhendée que comme « source première de tous les moyens et matériaux de travail »21 et une « dialectique de la nature indépendante des mouvements sociaux "serait" proprement impensable »22. Marx n’échapperait donc à la dérive « ontologique » du marxisme qu’à la faveur d’une philosophie de l’être comme production et d’une restriction de la pertinence de la dialectique à l’histoire : on opposera la dialectique générale de Engels, devenue « science des lois générales du mouvement et du développement de la nature, de la société humaine et de la pensée » à la dialectique « essentiellement historique » du jeune Marx23. Ce diagnostic provient en réalité de Lukács, qui avait « déjà » fait à Engels le reproche d’avoir étendu la dialectique à la nature24.
6Ce scénario soulève de nombreuses questions, tant de nature historique (Marx a-t-il vraiment dit autre chose qu’Engels sur ce point ?) que philosophique (une philosophie de l’être comme production est-elle moins « ontologique » qu’une dialectique de la nature et de l’histoire ?). Nous commencerons par traiter la première question.
L’ontologie du mouvement infini : mode d’être d’un système de corps en interaction
7Voici pour commencer, une pièce à conviction parmi d’autres dans les textes d’Engels :
C’est donc de l’histoire de la nature comme de celle de la société humaine que les lois de la dialectique sont abstraites (Es ist also die Geschichte der Natur wie der menschlichen Gesellschaft, aus der die Gesetze der Dialektik abstrahiert werden). Elles ne sont précisément rien d’autre que les lois les plus générales de ces deux phases du développement historique (eben nichts andres als die allgemeinsten Gesetze dieser beiden Phasen der geschichtlichen Entwicklung) ainsi que de la pensée elle-même (sowie des Denkens selbst) »25.
8L’histoire devient ici significativement un concept qui se situe par delà la frontière entre nature et « société humaine », qui deviennent deux phases, deux moments du devenir historique. C’est un geste de rupture avec la manière dont Hegel refusait de méconnaître un caractère historique à la dialectique dans la nature26. Dès lors, l’histoire manifeste la même extension que celle du mouvement, qui est le mode d’existence de la matière, que celle-ci soit inerte ou pensante.
Le mouvement, au sens le plus général, conçu comme mode d’existence de la matière, comme attribut inhérent à celle-ci (in dem allgemeinsten Sinn, in dem sie als Daseinsweise, als inhärentes Attribut der Materie gefaßt wird), embrasse tous les changements et tous les processus qui se produisent dans l’univers, du simple changement de lieu jusqu’à la pensée (begreift alle im Universum vorgehenden Veränderungen und Prozesse in sich, von der bloßen Ortsveränderung bis zum Denken)27.
9L’ontologie qui nous est ici proposée réduit la substance à la corporéité et l’attribut de la substance à l’action : le mode d’existence de la matière, c’est le mouvement, est celui-ci consiste dans l’action réciproque des corps qui composent la nature.
Toute la nature qui nous est accessible constitue un système, un ensemble cohérent de corps (ein System, einen Gesamtzusammenhang von Körpern) », étant admis que nous entendons par corps toutes les réalités matérielles comme l’astre, l’atome ou la particule d’éther, dans la mesure où l’on admet qu’elle existe. Le fait que ces corps sont en relation réciproque (daß diese Körper in einem Zusammenhang stehn) implique déjà qu’ils agissent les uns sur les autres (daß sie aufeinander einwirken), et cette action réciproque est précisément le mouvement (ihre gegenseitige Einwirkung is eben die Bewegung) »28.
10Le mouvement est la co-affection des corps, le fait qu’ils agissent les uns sur les autres. On n’entendra pas l’idée d’accessibilité énoncée au début de cet extrait comme la reconnaissance d’une différence entre une nature pour nous et une nature en soi. Il s’agit plutôt d’intégrer notre mode de connaissance à l’ensemble de ce qui est : nous connaissons nous-mêmes ce qui est capable d’agir sur nos sens et nos appareils de mesure, nous appartenons à l’ensemble de corps auquel nous accédons de proche en proche. Nous reviendrons sur ce point, mais il suffit pour l’instant à poser que matière et mouvement, parce qu’ils forment un système – celui des corps en interaction – sont donnés comme co-originaires, sans commencement ni fin. Dans la mesure où la matière « se tient devant nous comme quelque chose de donné, tout aussi impossible à créer qu’à détruire », le mouvement qui est donné en même temps, est aussi donné comme tout aussi impossible à produire qu’à détruire – conclusion « inéluctable, dès que l’on a reconnu dans l’univers un système, un ensemble cohérent de corps »29. Il y a une évidence du mouvement et de la matière, qui s’accompagne de la position de leur absence de commencement et de fin, un principe dont Engels rappelle souvent, à juste titre, qu’il était déjà la prémisse du matérialisme des anciens30, et qu’il retrouve sous une forme contemporaine dans la loi de la conservation de l’énergie. Le mouvement, mode d’être d’une multiplicité infinie de réalités matérielles, a une structure, que l’on peut décrire selon trois lois, qu’Engels tire de la Logique de Hegel : la première de la doctrine de l’être (loi du passage de la quantité à la qualité et inversement, das Gesetz des Umschlagens von Quantität in Qualität und umgekehrt) ; la seconde de la doctrine de l’essence (loi de l’interpénétration des contraires, das Gesetz von der Durchdringung des Gegensätze) ; la troisième dont il affirme qu’elle est la loi fondamentale pour l’édification du système tout entier, la loi de la négation de la négation (das Gesetz von der Negation der Negation)31.
11Commençons par les deux dernières, les plus générales, relatives à deux modes de l’opposition, la contrariété et la contradiction. La deuxième loi n’est que l’explicitation des conditions de l’action réciproque. L’unité des contraires se décline à deux échelles : le mouvement individuel et l’univers. Chaque mouvement local est toujours à la fois un éloignement et rapprochement : quelque chose entre et sort d’un même lieu, se rapproche d’un lieu et s’éloigne d’un autre, s’éloigne d’un autre corps pour se rapprocher d’un autre. De deux corps on peut dès lors dire qu’ils s’attirent ou qu’ils se repoussent. C’est le vieux couple attraction/répulsion, précise Engels, tel par exemple qu’on le trouve chez Kant, qui définit la matière comme unité de l’attraction et de la répulsion. À l’échelle de l’univers, la permanence du mouvement suppose la compensation réciproque de tous les éloignements et de tous les rapprochements.
Par suite, la loi exprimant l’impossibilité de détruire et de créer le mouvement s’énonce de la façon suivante : tout mouvement d’attraction dans l’univers doit être complété par un mouvement de répulsion équivalent, et inversement ; ou bien, ainsi que l’exprimait, – bien avant que la science ait établi la loi de la conservation de la force, ou de l’énergie, – la philosophie antique : la somme de toutes les attractions dans l’univers est égale à la somme de toutes les répulsions32.
12La conception dialectique exclut aussi bien l’asymétrie (plus d’attractions que de répulsions) que la séparation (une partie de la matière en répulsion et l’autre en attraction), précisément parce que « toutes les polarités de contraires (alle polaren Gegensätze) en général sont déterminées par l’action réciproque de deux pôles opposés (durch das wechselnde Spiel der beiden entgegengesetzten Pole aufeinander) ». Inséparables de l’action réciproque de deux corps, les contraires sont donc toujours dans l’interpénétration, puisque leur « séparation » et leur « union » ne résident que dans leur « connexion réciproque »33. L’attraction et la répulsion sont les formes simples dont il existe de multiples formes subordonnées, comme nous le verrons en abordant la première loi.
13La troisième loi, celle de la négation de la négation, révèle que le mouvement lui-même peut être conçu comme contradiction, et pas seulement comme contrariété. Comme Engels l’écrit dans l’Anti-Dühring,
Le mouvement lui-même est une contradiction ; déjà, le simple changement mécanique de lieu lui-même ne peut s’accomplir que parce qu’à un seul moment, un corps est à la fois dans un lieu et dans un autre lieu, en un seul et même lieu et non en lui. Et c’est dans la façon que cette contradiction a de se poser continuellement et de se résoudre en même temps, que réside précisément le mouvement34.
14Ce que l’on pouvait décrire comme une contrariété (s’approcher/ s’éloigner, entrer/sortir dans un lieu), peut également être décrit comme contradiction : se mouvoir c’est en quelque façon être dans un lieu A et être déjà dans un autre lieu non-A, vivre c’est à « à chaque instant être le même et pourtant un autre »35. Comme la loi concernant la contrariété, la loi de la négation de la négation n’a d’intérêt véritable que si elle peut être déclinée, au-delà de ces considérations plus générales, à travers toutes les autres formes de mouvement. Le chapitre XIII de l’Anti-Dühring accomplit cette déclinaison en passant par la botanique, la zoologie, la géologie, les mathématiques et l’histoire : la graine devient plante (A devient non-A), la plante se supprime dans la graine (non-A produit A), l’œuf devient papillon qui à son tour pond des œufs, les couches minérales anciennes sont détruites au profit de sédimentations nouvelles, le calcul différentiel multiplie -a par -a pour produire a2, la propriété privée pré-capitaliste se supprime dans la propriété sociale capitaliste qui se supprime dans la propriété collective communiste, etc36.
15C’est à propos de cette troisième loi que Düring s’en était pris à Hegel, comme le rappelle Engels au début du XII de l’Anti-Dühring : « Le contradictoire est une catégorie qui ne peut appartenir qu’à la combinaison de pensées, mais non à une réalité », écrit Dühring. A et non-A constituent une opposition logique, mais non pas une chose que l’on puisse attribuer aux choses elles-mêmes. Dühring accuse Hegel d’avoir voulu placer la contradiction dans les choses, alors qu’Engels estime qu’Hegel l’a laissée dans la pensée, et assume de faire des lois de la dialectique une loi à l’œuvre dans les choses mêmes. À propos des deux premiers exemples précédemment évoqués, Engels précise en effet :
Que chez d’autres plantes et d’autres animaux le processus ne se déroule pas avec cette simplicité, qu’ils ne produisent pas une seule fois, mais plusieurs fois, des semences, des œufs ou des petits avant de dépérir, cela ne nous importe pas pour l’instant ; nous voulons seulement démontrer ici que la négation de la négation se présente réellement (wirklich vorkommt) dans les deux règnes du monde organique37.
16On note que l’affirmation de la dimension objective de cette troisième loi est accompagnée par l’avertissement qu’elle est indépendante de la question de savoir effectivement comment et combien de fois une négation succède à une autre dans un processus. C’est un point important pour l’articulation entre les sciences et la dialectique, sur lequel nous reviendrons. L’essentiel est pour l’instant que la possibilité de décliner les lois relevant de la contrariété et de la contradiction à travers toutes les formes de mouvement suppose la validité de la première loi, qui est le véritable fondement de la dialectique de la nature. Or elle est celle qui permet aussi de mieux faire paraître la proximité entre Engels et Marx.
La loi du passage de la quantité à la qualité
17On s’est interrogé sur le fait de savoir si Engels, en la reprenant, avait quelque peu modifié la loi tirée de la doctrine de l’être de Hegel, notamment sur le fait qu’il ne retient pas l’innovation hegelienne de proposer l’inversion du passage de la quantité en qualité en passage de la qualité en quantité38, et ne retient pas non plus le rôle que la mesure joue chez Hegel pour « sursumer » qualité et quantité39 . Il faut en réalité nuancer ces différences : Engels fait opérer le passage entre qualité et quantité dans les deux sens et la mesure joue chez lui le rôle cardinal de détermination du point de conversion entre quantité et qualité. Commençons par revenir à un point déterminant de la structure du mouvement, explicité dès le début du chapitre sur les formes fondamentales du mouvement :
Tout mouvement est lié à quelque changement de lieu, que ce soit changement de lieu de corps célestes, de masses terrestres, de molécules, d’atomes ou de particules d’éther40.
18Autrement dit, s’il y a des formes différentes du mouvement, elles n’ont jamais lieu sans un changement de lieu, sans la phora ou translation. Plus précisément, il y a ce que l’on pourrait appeler une indexation de tous les mouvements sur le mouvement local, loi qui dans sa généralité est déjà bien connue de Platon et Aristote41. La première loi dialectique consiste dans le fait qu’il existe toujours une mesure exacte du point limite où une quantité de mouvement local engendre un mouvement d’un autre type : cette loi du passage ou de la conversion du mouvement est donc indissociable de la reconnaissance de la diversité des formes du mouvements, du mouvement local à ceux de la société et de la pensée. La loi de la conversion de la quantité en qualité doit permettre d’identifier de tels seuils dans toutes les formes de mouvement.
19Or le chapitre consacré à cette question dans l’Anti-Dühring (I, 12) n’est que le développement d’un passage du Capital où Marx affirmait la validité de cette loi dialectique hegelienne aussi bien en économie politique que dans les sciences de la nature :
Ici se confirme, comme dans les sciences de la nature, l’exactitude de la loi découverte et exposée par Hegel dans sa Logique, selon laquelle des changements purement quantitatifs, parvenus à un certain point, se renversent en différences qualitatives (Hier, wie in der Naturwissenschaft, bewährt sich die Richtigkeit des von Hegel in seiner "Logik" entdeckten Gesetzes, daß bloß quantitative Verändrungen auf einem gewissen Punkt in qualitative Unterschiede umschlagen)42.
20Dans les développements qui précèdent, Marx a entrepris de calculer le seuil « minimal » qui permet au détenteur d’argent ou de marchandises de se « métamorphoser » en capitaliste : il faut pour cela déterminer le prix d’une force de travail consommée pour gagner de la valeur ajoutée (ou survaleur)43, sachant que la détermination d’un tel minimum sera spécifique à chaque branche d’industrie, dans chaque période de développement, etc. Alors qu’il vient de présenter la loi découverte par Hegel « comme étant également vérifiée en histoire et dans les sciences de la nature »44, Marx entend donner consistance à la seconde partie de l’affirmation en évoquant un exemple tiré de la chimie – nous savons qu’à l’époque où il rédige cette note, il suit les cours du chimiste August Wilhelm von Hofmann45. Le voici tel qu’il est encore consigné dans l’édition de 1867 :
La théorie moléculaire employée dans la chimie moderne, initiée par Laurent et Gerhard, et développée scientifiquement pour la première fois par le professeur Wurtz à Paris, ne repose sur aucune autre loi (Die in der modernen Chemie angewandte, von Laurent und Gerhardt angebahnte, von Prof. Wurtz zu Paris zuerst wissenschaftlich entwickelte Molekulartheorie beruht auf keinem anderen Gesetze)46.
21Revenant le 22 juin 1867, peu avant la publication du manuscrit (la première édition du Capital est préfacée du 25 Juillet) sur cette note rédigée quelques années plus tôt, en réponse à une lettre du 16 dans laquelle Engels lui parle d’Hofmann, Marx justifie son choix de ne pas y parler de ce dernier, car il n’aurait rien inventé en la matière, au contraire de Laurent, Gerhard et Wurtz. Marx fait du reste grand cas de ce dernier, dont il affirme dans sa lettre qu’il est « le véritable inventeur ». Le nom de Wurtz disparaîtra dès la première traduction française du Capital ; Engels précisera dans son additif à cette même note, dans la troisième édition allemande, que Marx surestime Laurent et Gerhardt47 , et qu’il vaut mieux lire Kopp48 et Schorlemmer49 sur ces questions. Mais Engels veut avant tout alors expliciter cette note « assez obscure pour des non-chimistes », en expliquant donc ce qui revient tout de même à Gerhardt, à savoir d’avoir parlé le premier en 1843 de « séries homologues » d’hydrocarbures. La note de 1886 condense alors le développement plus long qu’Engels a déjà consacré en 1878 à la note de Marx dans l’Anti-Dühring. Reprenons donc le fil de ce chapitre. Engels, pour expliciter la référence à la chimie, a commencé, avant de se référer à la note de Marx, par prendre un exemple très simple, celui des différents états de l’eau qui ne sont eux-mêmes que des rapports résultants de passages de seuils quantitatifs.
La transformation des états d’agrégation de l’eau qui, sous pression atmosphérique normale, à 0°C, passe de l’état liquide à l’état solide et à 100°C, de l’état liquide à l’état gazeux, en sorte qu’à ces deux tournants, le changement purement quantitatif de la température entraîne un état de l’eau qualitativement changé50.
22Après avoir cité à son tour la note de Marx sur la théorie moléculaire, il entreprend un développement plus vaste et plus fondamental. Si l’on prend une série de combinaisons homogènes du carbone composées d’une chaîne CH ou CHO (carbone, hydrogène, oxygène), en faisant simplement varier le nombre d’atomes de carbones (noté n), on obtient des séries de substances diverses (les paraffines normales selon la formule CnH(2n+2), les alcools primaires selon la formule CnH(2n+2)O et les acides gras monobasiques selon la formule CnH2nO2). Engels, dans sa lettre à Marx du 29 mars 1868, s’était extasié de la « très belle découverte » de Schorlemmer : « la loi sur les points d’ébullition des carbures d’hydrogène de la série CnH(2n+2) »51, à savoir les « paraffines normales » qu’il évoque ici. Dans la note de 1886, il se contentera de donner l’exemple de ces trois types d’hydrocarbures, en mentionnant le fait que dans le cas des acides gras (série CnH2nO2) il suffirait de faire varier CH2 pour aboutir « chaque fois à former un corps qualitativement différent ». Or c’est précisément cette série des acides qu’il développe dans l’Anti-Dühring, en donnant leur nom, leur point d’ébullition et leur point de fusion, pour nous faire observer « toute une série de corps qualitativement différents formés par simple addition quantitative des éléments, et cela toujours dans le même rapport ». Il s’agit donc non seulement, certes, d’expliquer qu’un corps, porté à une certaine température, peut connaître une variation qualitative de son état (point d’ébullition, point de fusion), mais plus fondamentalement que la diversité qualitative des substances peut à son tour être indexée sur la variation quantitative des composants. Engels en conclut que l’on voit ici avec une grande clarté que la loi de Hegel selon laquelle « la quantité se convertit en qualité » se rencontre « pour ainsi dire en chair et en os dans les choses et les processus », et que Marx est « le premier qui ait attiré l’attention sur ce point »52.
23Vu du point de vue de cette première loi de la dialectique et depuis cette page du Capital, c’est cet ouvrage qui doit être remis sous une lumière différente :
Nous aurions pu tirer encore de la nature ou de la société humaine des centaines de faits semblables pour prouver cette loi. C’est ainsi que, dans Le Capital de Marx, toute la quatrième section (production de la plus-value relative dans le domaine de la coopération, de la division du travail et de la manufacture, du machinisme et de la grande industrie) traite d’innombrables cas où une transformation quantitative change la qualité des choses et de même, une transformation qualitative leur quantité (...). Citons, par exemple, le fait que la coopération de beaucoup d’individus, la fusion de beaucoup de forces en une force combinée engendre, pour parler comme Marx, « une nouvelle force potentiée » qui est essentiellement différente de la somme de ses forces composantes53.
24C’est la coopération qui donne ici l’exemple du passage inverse de la qualité en quantité : l’organisation d’un groupe d’individus en décuple les forces, et le même nombre d’individus, organisés, ont une force supérieure à la somme de leurs forces. Après le développement sur la chimie moléculaire, Engels ajoute un dernier exemple, tiré des Mémoires de Napoléon, qui illustre inversement le passage de la quantité en qualité dans le même domaine de la cohésion de groupe, en mettant en évidence les seuils quantitatifs qui permettent à des groupes qualitativement mieux organisés de triompher d’autres groupes, par la comparaison entre les forces respectives d’une cavalerie bien montée et d’une cavalerie bien disciplinée54.
25La loi du passage de la quantité en qualité est la clef de la conversion des mouvements les uns dans les autres, et c’est donc à partir de celle-ci que l’on comprend mieux la loi de l’interpénétration des contraires et celle de la négation de la négation. Engels note ainsi que ce que la physique moderne désigne sous le nom d’énergie est un autre nom de ce mouvement qu’est la répulsion : la séparation des corps isolés fait perdre de l’énergie à un système, et on peut calculer, grâce à Helmholtz, la quantité de mouvement qui s’y trouvait sous forme de répulsion55. Ainsi la contraction et la répulsion se convertissent en accumulation et perte d’énergie : les contraires donnent naissance à d’autres contraires. La chaleur, à son tour, est une forme de répulsion – un certain état cinétique d’un système de particules qui les poussent à se détacher de la masse, jusqu’à ce que s’effectue un passage à l’état liquide56. Le réchauffement est un mouvement que l’on peut déduire à partir de mouvements inférieurs, et le refroidissement est un mouvement contraire résultat de mouvements inférieurs contraires. La disparition ou le développement d’un mouvement mécanique pourra ainsi prendre plusieurs formes et plusieurs noms. Le mouvement mécanique lui-même peut se supprimer dans d’autres mouvements : l’élévation d’un poids le transforme en énergie mécanique potentielle, qui peut à tout moment se retransformer en mouvement mécanique. Il peut se convertir en chaleur, en électricité, en magnétisme.
26Notons le bien : l’existence de ces conversions est la raison pour laquelle, selon Engels, nous pouvons affirmer que tous ces phénomènes sont réellement les différentes expressions d’un même mouvement, dont la dialectique porte la reconnaissance :
Mais ce n’est aucunement notre raison seule qui rassemble ces formes multiples du phénomène sous l’expression unique du mouvement. Au contraire, elles démontrent elles-mêmes en acte qu’elles sont les formes d’un seul et même mouvement, puisque, dans certaines conditions, elles se convertissent l’une en l’autre57.
27C’est aussi parce que les mouvements se convertissent que les choses, à une échelle macroscopique, se transforment selon la loi de la négation, la graine dans la plante, la plante dans la graine ; la glace dans l’eau, l’eau dans l’air. La réalité des processus de conversion, de la chimie à l’économie politique, sont le fondement du caractère objectif de la dialectique, pour Engels, comme pour Marx. La seule différence entre les deux auteurs tient peut-être au fait que l’un n’a eu le temps de formuler explicitement l’universalité de ces lois qu’en de brefs passages auxquels l’autre a eu le loisir de donner tout le développement qu’ils méritaient. Marx a confié en 1868, alors qu’il venait de publier le premier tome du Capital, qu’il avait bien l’intention de déployer pour lui-même cette dialectique dont il avait affirmé, dans le passage de cet ouvrage que nous avons examiné, qu’elle valait pour la nature comme pour la société des hommes :
… Quand je me serai débarrassé de mon fardeau économique, j’écrirai une « Dialectique ». Les lois correctes de la dialectique sont déjà contenues dans Hegel ; sous une forme, il est vrai, mystique. Il s’agit de la dépouiller de cette forme...58
28Engels a dû accomplir seul ce programme, non sans en avoir soumis les étapes à son compagnon – les principes de la dialectique de la nature, qui sont venus à Engels dans son lit, sont énoncés dans une lettre à Marx en mai 1873 –, qui en fait grand cas59. Et Engels, lorsqu’il revient sur un passage où Marx affirme le caractère réel de la dialectique hegelienne, aussi bien en économie politique que dans la nature, n’a rien à ajouter d’autre que des mises à jour sur l’avancée des sciences.
2. Ontologie et interventionnisme
L’autonomie des formes du mouvement
29Si Marx et Engels convergent dans le geste de faire, comme Schelling avant eux, du « mouvement dialectique » l’essence même de la réalité, cela les expose-t-il nécessairement à rechercher l’interventionnisme sur le terrain des savoirs positifs et à être tentés de modifier la cartographie des disciplines60 ? Notons que deux traits de la dialectique de la nature font obstacle à une telle conséquence : sa dimension abstractive et sa dimension historique.
30Que signifie le fait que pour Engels les lois de la dialectique soient « abstraites » de la nature et de la société ? Comme en témoigne leur correspondance, et l’intervention d’Engels sur la note du Capital sur la chimie, Marx et Engels sont de fervents lecteurs des ouvrages permettant de s’informer de l’avancée des sciences. Lorsqu’il introduit la loi de l’interpénétration des contraires, Engels explique que celle-ci est démontrée par la dialectique en « s’appuyant sur les résultats acquis aujourd’hui de notre expérience scientifique de la nature »61. La dialectique décrit la façon dont s’imbriquent les formes du mouvement, en apprenant des sciences aussi bien les seuils quantitatifs que la qualité des conversions. Comme l’a montré l’exemple des séries homologues de combinaisons, il revient au chimiste de déterminer le nombre et la nature des formes qualitatives qui naissent à partir de la variation des éléments. Il n’y aurait donc aucun sens à intervenir en amont pour modifier la carte mouvante des savoirs, ou arbitrer des querelles scientifiques. Plus encore, la dialectique est solidaire du caractère irréductible de chaque science. Ainsi, à propos d’un article de Nature où se trouvait reprise l’idée que « la mécanique est la statique et la dynamique des masses, la physique, la statique et la dynamique des molécules, la chimie, la statique et la dynamique des atomes », Engels affirme : « il me semble que cette réduction absolue, même des phénomènes chimiques, à des phénomènes purement mécaniques, rétrécit indûment tout au moins le champ de la chimie »... et il poursuit quelques lignes plus loin en distinguant très nettement de ce type de réductionnisme des lois d’une sciences à celles d’une autre le type d’unité qu’au contraire la dialectique propose :
Si j’appelle la physique, mécanique des molécules, la chimie, physique des atomes et, plus loin, la biologie chimie des albumines, je veux exprimer par là le passage d’une de ces sciences à l’autre, donc aussi bien la connexion, la continuité que la différence, la discontinuité de l’une et de l’autre. Il me semble inadmissible d’aller plus loin, de définir la chimie comme étant pareillement une sorte de mécanique62.
31C’est même la dialectique qui fait comprendre pourquoi les sciences sont irréductibles : la mécanique ne connaît que des quantités (vitesses, masses, volumes), lorsqu’elle rencontre les qualités des corps (comme dans l’hydrostatique et l’aérostatique), sous la forme d’états moléculaires, elle devient une science accessoire, « une condition préalable de la physique ». La loi de la conversion qualitative des formes de mouvement est par conséquent une digue théorique contre toute tentative de réduire une science à une autre : elle fonde la discontinuité réelle des sciences, en assurant la spécificité de leur objet ; la continuité des formes du mouvement n’est un objet que pour la dialectique. Le partage des tâches s’articule ainsi : la multiplicité des formes de mouvement distribuées entre chaque science ; leur unité pour la dialectique, qui décrit l’unité de ce dont elle ne détermine par elle-même ni la diversité ni les seuils de conversion.
32L’historicité des sciences est une autre conséquence de leur discontinuité. En présentant les formes du mouvement, du plus simple au plus complexe, dans le chapitre sur les formes fondamentales du mouvement, Engels affirme en premier lieu que ce parcours est aussi celui du développement historique des sciences. La théorie « du simple changement de lieu » (la mécanique des corps célestes comme celle des masses terrestres) vient en premier, puis la théorie du mouvement moléculaire, la physique, suivie très vite par une science qui va de pair avec celle-ci et parfois la précède, la chimie, science du mouvement des atomes. une fois menée à un haut niveau de développement l’étude de ces formes principales du mouvement dans la « nature inanimée (die leblose Natur) », se développe alors l’explication « des phénomènes de mouvement représentant le processus de la vie (der den Lebensprozeß darstellenden Bewegungsvorgänge) ». Il y a comme une indexation du progrès de l’étude du vivant sur celui des sciences de l’inerte : « elle progressa dans la mesure où la mécanique, la physique et la chimie progressaient (Sie schritt fort im Verhältnis, wie Mechanik, Physik, Chemie fortschritten) ». Les sciences capables d’étudier une forme supérieure de conversion qualitative du mouvement (le mouvement du vivant) sont elles-mêmes des résultantes d’une accumulation quantitative de résultats dans les sciences de l’inanimé. Le mouvement dans l’histoire des sciences épouse la structure du mouvement des choses et la manifeste. Le fait que cette « conversion » des sciences de l’inanimé en sciences de la vie soit très récente amène du reste Engels à prendre acte de sa propre situation historique en annonçant que l’état des sciences le contraint à s’en tenir principalement aux formes de mouvement de la nature inanimée63. Loin de pouvoir intervenir dans la cartographie des sciences, le dialecticien doit respecter la carte que lui livre le mouvement propre à leur histoire.
33Ces deux prémisses nous amènent à conclure que l’idée selon laquelle le mouvement dialectique est bien le mouvement des choses se présente lui-même comme une garantie contre l’interventionnisme, dans la mesure où celui-ci pourrait facilement prendre la forme d’un réductionnisme, ou d’une tentative d’expliquer des configurations propres à une forme de mouvement en recourant à des motifs tirés de l’étude d’autres formes de mouvement. C’est contre les tentatives de concevoir la nature à partir de la société ou la société à partir de la nature que se concentrent les accusations les plus graves. On peut observer la façon dont Marx et Engels se comportent lorsqu’ils prennent pour objet des débats qui impliquent de tels ponts entre les sciences, tels qu’ils ne manquent pas de surgir autour de Darwin. Cette question est particulièrement importante, puisque Darwin a pu susciter chez Marx et Engels le sentiment d’une projection des mœurs de la société anglaise sur la nature64, et donc le constat qu’une théorie scientifique pouvait aussi refléter un point du vue social et historique situé : or c’est là un point de vue dans lequel on a vu l’origine de la théorie des deux sciences intervenue dans les débats autour de l’affaire Lyssenko65. Il est pourtant manifeste que les moqueries sur la façon dont Darwin projette sa société sur les animaux et les plantes n’empêche en rien Engels et Marx de s’enthousiasmer pour les résultats de Darwin. Engels lit L’Origine des espèces à sa publication66 et trouve l’ouvrage « tout à fait sensationnel », et ce pour deux raisons : Darwin achève de démolir la téléologie et il produit la tentative de la plus grande envergure jamais produite « pour démontrer qu’il y a un développement historique dans la nature », deux raisons auxquelles Marx se rallient en les diffusant à son tour67. Il y a quelques années plus tard un débat remarquable entre Marx et Engels à l’occasion de la sortie du livre de Trémaux68. Marx s’enthousiasme, car Trémaux expliquerait mieux plusieurs phénomènes, notamment le rôle de la géologie dans la différenciation des espèces69, point sur lequel il est vigoureusement repris par Engels qui juge tout cela complètement fantaisiste, et appelle Marx à la prudence70. Sur tous ces débats, nous ne trouvons pas, dans le manuscrit sur la nature ou l’Anti-Dühring, de tentative d’intervention dans les débats scientifiques. La dialectique, en affirmant qu’un seuil qualitatif ne peut être franchi que lorsque la détermination quantitative précise en a été établie par une science, invite en revanche à se méfier des tentatives fantaisistes de fonder les changements qualitatifs, ainsi la différenciation des espèces, sur des variation quantitatives relevant de la géologie.
La dialectique restreinte asymétrique
34Si l’on craint qu’une version ontologique de la dialectique n’entraîne un interventionnisme dans les sciences, n’est-il pas étonnant que cette crainte n’ait paru concerner que la version générale de la dialectique, et pas la version restreinte ? Hegel a pu ainsi paraître exempt du risque d’interventionnisme dans les sciences de la nature parce qu’il n’aurait pas réifié la dialectique dans ce domaine, sans que l’on s’inquiète du risque parallèle que son affirmation du fait que l’auto-mouvement du concept est aussi, sur le terrain historique, l’auto-mouvement du réel71, pouvait faire courir aux sciences historiques, et à l’ensemble des sciences qui ont pour objets les pratiques humaines. Cette asymétrie est le fait d’une élaboration ontologique particulière du côté des pratiques. Si Lukács s’en est pris à Engels en lui reprochant d’avoir étendu la dialectique à la nature, c’est parce que celle-ci interdirait, à ses yeux, le déploiement de plusieurs des déterminations décisives de la dialectique : « action réciproque du sujet et de l’objet, unité de la théorie et de la praxis, modification historique du substrat des catégories comme fondement de leur modification dans la pensée, etc. »72. C’est parce que la pratique humaine constituerait un objet à part, un objet pour ainsi dire réflexif, un objet en lui-même dialectique, qu’elle pourrait ainsi s’offrir à cette dernière sans risque. C’est parce que la pratique est elle-même dialectique qu’en la connaissant la dialectique ne serait pas « ontologique », c’est-à-dire n’aurait pas à sortir d’elle-même pour connaître une « chose » qui lui est extérieure, mais ne ferait au fond qu’un retour sur soi, tout aussi innocent ontologiquement que le retour sur soi du criticisme kantien. Seules de telles prémisses peuvent permettre d’imaginer qu’on ne fait pas de l’ontologie en affirmant que « l’être est » toujours déjà « appréhendé sous l’aspect de la manipulation et de l’administration »73.
35La constitution d’une telle asymétrie suppose en outre une thèse épistémologique radicale, selon laquelle la pratique est ouverte à une connaissance privilégiée pour le sujet qui l’effectue : il s’agit de penser que l’on connaît mieux l’action ou la pensée humaine que la structure des acides aminés parce que nous l’accomplissons. C’est cette idée qui est déterminante dans la constitution de la dialectique asymétrique : « Pour Marx, tout être de la nature est toujours déjà un être transformé économiquement et donc un être conçu »74. C’est parce qu’il est transformé par la pratique humaine que l’être naturel devient l’objet d’une connaissance, au moment même où il a été repris dans le cercle réflexif de la pratique. On constate ainsi que pour faire tenir Marx comme dernier rempart contre la rechute « ontologique » du matérialisme, il faut en venir à faire de lui un héritier de Descartes (l’esprit plus facile à connaître que le corps) et davantage encore de Vico, qui posait comme principe de son De antiquissima Italorum sapientia (1710) l’équivalence du vrai et de ce qui est fait (« verum et factum convertuntur »)75. L’homme connaît ses propres opérations et le produit de celles-ci. Dieu connaît l’univers qu’il produit. Si les pensées du dieu nous sont inaccessibles, ou, si, plus radicalement, il n’existe aucun dieu, alors la nature cesse d’être illuminée par le faire qui la rend transparente à son producteur, elle devient irrémédiablement une chose qui ne pourra plus être connue que de l’extérieur, inaccessible à cette véritable compréhension que donne à l’agent la causalité qu’il exerce sur son acte, à moins qu’elle ne soit reprise dans l’horizon d’une pratique.
36On comprend dès lors qu’on ait tenu à radicaliser les critiques, bien présentes chez Marx et Engels, d’une conception de la nature conçue unilatéralement comme un « en soi » pour leur faire dire plus que cela, à savoir que la nature « en soi », ne pouvait être ni connue ni même pensée. Engels, dans son Ludwig Feuerbach, affirme en effet que les substances chimiques produite dans les organismes végétaux et animaux ont cessé d’être des « choses en soi » le jour où « la chimie organique se fut mise à les préparer l’une après l’autre ; par là, la « chose en soi » devient une chose pour nous, comme, par exemple, la matière colorante de la garance, l’alizarine, que nous ne faisons plus pousser dans les champs sous forme de racines de garances, mais que nous tirons bien plus simplement et à meilleur marché du goudron de houille »76. Le développement de l’expérimentation permet de soumettre la validation des hypothèses sur l’en soi à la production humaine : nous savons si une théorie concernant un phénomène est valide pour autant que nous sommes en mesure de reproduire ce même phénomène. Mais rien dans un tel texte n’implique que les invariances découvertes par l’expérimentation ne préexistent pas à celle-ci : ce que nous découvrons par l’expérimentation n’est pas le produit de notre action – si la connaissance découle de notre action, l’être qu’elle connaît n’en est pas le fruit. Chez Marx et Engels, telle ou telle matière naturelle peut bien se prêter comme matériau à la mise en forme par telle ou telle activité humaine, mais elle n’est certainement pas en elle-même dépourvue de qualités et de lois, qu’il revient aux sciences d’explorer77 : il faut faire la part entre « l’indépendance et le conditionnement social des lois naturelles »78, comme nous l’avons vu avec le darwinisme, à la fois produit de son temps et avancée révolutionnaire dans la connaissance de l’histoire naturelle. Il n’y a aucune nécessité à passer de la contestation de « la possibilité pour l’homme d’instaurer avec la nature un rapport direct, non médiatisé par la société »79, à l’idée qu’une nature comme « réalité productive indépendante, la natura naturans, n’existe pas, que ce que nous convenons de nommer ainsi a été progressivement inventé à titre de corrélat de l’activité et de ses progrès »80. La dialectique asymétrique finit donc par allier la thèse de la primauté épistémologique de la pratique à une thèse ontologique réduisant l’être à l’agir humain, afin de mieux critiquer la « réification » de tout corrélat de cette pratique.
37Lukács a certes raison d’attribuer à Marx et Engels l’idée que la nature comme en soi abstrait n’apparaît que dans une certaine configuration des rapports de production. Les conditions de domination technique et économique de la nature font paraître celle-ci comme un en-soi abstrait, extérieur aux hommes, de telle sorte que la nature n’est plus vue que comme l’autre du travail. Mais la possibilité d’une telle genèse de l’idée de nature comme « en soi », comme celle que proposent les Grundrisse, en examinant l’évolution qui mène du mode pré-bourgeois de production aux conditions bourgeoises de production, suppose chez Marx de saisir l’homme lui-même, dans son corps, parmi les « conditions d’existence naturelles (natürliche Existenz-bedingungen) » ou par les « présuppositions naturelles (Naturvoraus-setzungen) » du processus de production81. C’est alors que l’on peut comprendre comment l’homme passe d’une situation où il se vit comme prolongement de la nature, comme corps inorganique constituant la première condition objective de son travail (l’homme est « cette nature inorganique en tant que sujet »), à une situation où il voit son travail se séparer de ses conditions naturelles objectives. En poussant la critique de l’en soi jusqu’à dissoudre toute possibilité de saisir la moindre détermination naturelle non produite par l’homme, on risque de se couper de l’intelligibilité même de la pratique, qui reste pour Marx celle d’un corps naturel humain. Faire de toute nature le corrélat abstrait de la pratique, c’est au fond rester prisonnier de la lecture idéaliste qui absolutise l’être en soi naturel, et ne saisit celle-ci que comme objet82.
38On pourrait ajouter que l’interventionnisme qui s’est fait jour dans l’affaire Lyssenko n’a pas d’autre fondement que cette idée que la nature n’existe qu’en tant que l’homme la transforme. Comme le dit Aragon, on a préféré la théorie mitchourienne « qui fonde la possibilité de l’action humaine sur la nature vivante », car elle l’emporte sur la biologie classique qui « décrète l’impuissance de l’homme à modifier le cours des espèces, à diriger le cours de espèces, à diriger l’hérédité »83. Nous contemplons ici l’expression d’une attitude philosophique pour laquelle la nature doit pouvoir être produite par l’homme. L’affaire Lyssenko, moins qu’une conséquence nécessaire de la lecture par les idéologues soviétiques de la Dialectique de la Nature, ressemble davantage à une crise aiguë d’idéalisme prométhéen. La dialectique asymétrique, en raison des présupposés ontologiques et épistémologiques qu’elle doit mobiliser pour restreindre la dialectique à la pratique humaine fait planer plusieurs menaces sur le travail des sciences, aussi bien sur le champ qu’elle déserte que celui sur lequel elle se replie. Les sciences de la nature seront soit négligées en tant qu’étude empirique de la réalité extérieure inaccessible à la connaissance véritable, soit soumises à une curiosité intense lorsqu’elle permettront de mettre en évidence une nature produite par l’homme : le point de vue de l’ingénieur l’emporte sur celui du scientifique. Les sciences ayant pour objet des actes humains (psychologie, sociologie, économie, histoire) seront soumises à la supervision dialectique dans la mesure où elles touchent à un objet qui ne peut être véritablement compris que de manière dialectique, et qu’elles risquent de méconnaître en lui appliquant un point de vue extérieur approprié aux choses de la nature. La croyance au fait que l’acte est mieux connu par l’agent qui l’accomplit sera porteuse d’obstacles épistémologiques84 . On ne restreint la dialectique qu’en la rendant asymétrique, et en modifiant profondément son rapport aux sciences de chaque domaine. Il en résulte que la dialectique générale n’est pas la somme de deux dialectiques restreintes : elle se situe dans un autre rapport au réel et aux sciences que la dialectique restreinte.
Rendre l’homme et la société au mouvement universel
39La dialectique générale se situera dans son rapport aux sciences historiques de la même manière que vis à vis des sciences de la nature. Il faudra dans ce cas comme dans l’autre prendre garde à ce qui relève de la discontinuité et de la continuité des formes de mouvement. D’abord la discontinuité : la spécificité des différentes sciences, fondée sur la discontinuité des formes de mouvement qui en constituent à chaque fois l’objet, permet de penser que la dialectique n’impose pas à l’histoire, pas plus qu’à une autre forme de mouvement, d’être réduite à son tour à d’autres sciences, sous la forme d’une « naturalisation de l’histoire »85. Cela suppose seulement que les sciences historiques puissent, comme les autres, être en mesure de déterminer les seuils de conversion de mouvements qu’il leur revient d’établir, ainsi que Marx en a donné maints exemples dans Le Capital. Les sciences historiques doivent être historiques, en tant qu’elles sont des sciences. Mais du point de vue de la saisie de la continuité de l’objet des sciences historiques avec les autres formes de mouvement, s’ouvre alors la possibilité d’un discours dialectique qui ne se substitue pas aux sciences économiques, sociales et historiques, d’un discours qui saisit l’homme comme forme du mouvement, ce qui signifie l’inscrire au sein de l’action réciproque de toutes choses avec toutes choses.
40Cette corrélation paraît chez Marx dans le troisième manuscrit des Manuscrits de 44 : l’homme est un être objectif, en rapport avec les choses dont il dépend pour sa survie. Il est posé en même temps qu’autre chose, il est immédiatement un un être pour autrui, un tiers86. Saisir l’homme par sa tiercéité, c’est poser au fondement les conditions de son interaction. Ce souci ne disparaît pas dans l’Idéologie Allemande. C’est au fond le sens véritable de la critique de Feuerbach, comme on l’a bien montré : il ne s’agit pas d’interdire de penser le rapport de l’homme à la nature, mais plutôt d’empêcher qu’on le fasse de manière abstraite, en posant l’homme en général en face de la nature en général. Il faut au contraire penser comment l’individu humain est un type de chose qui est toujours déjà dans une interaction concrète avec une multitude de choses87. C’est enfin dans Le Capital que Marx développe l’idée que l’homme est, en tant que force de travail, un objet naturel, vivant, dont le travail est la manifestation externe. Cette force de travail, c’est avant tout un ensemble de substances naturelles transformées en organisme humain :
Le travail est d’abord un procès entre l’homme et la nature, un procès dans lequel l’homme règle et contrôle ses échanges avec la nature par la médiation de sa propre action (ein Prozeß, worin der Mensch seinen Stoffwechsel mit der Natur durch seine eigne Tat vermittelt, regelt und kontrolliert). Il se présente lui-même face à la matière naturelle comme puissance naturelle (Er tritt dem Naturstoff selbst als eine Naturmacht gegenüber). Il met en mouvement les forces naturelles de sa personne physique, ses bras et ses jambes, sa tête et ses mains pour s’approprier la matière naturelle sous une forme utile à sa propre vie. Mais en agissant sur la nature extérieure et en la modifiant par ce mouvement, il modifie aussi sa propre nature. Il développe les potentialités qui y sont en sommeil, et soumet à sa propre gouverne le jeu des forces qu’elle recèle88.
41La corrélation est ici saisie dans l’auto-transformation des éléments correlés : l’homme en modifiant la nature se modifie lui-même. La dialectique, si on ne perd pas le fil de l’interpénétration des contraires et de l’action réciproque, invite à ne pas séparer les deux devenirs conjoints de l’homme et de la nature à la faveur de leur interaction. Engels prolonge ce texte en explicitant ces deux dimensions dans le dernier chapitre de La Dialectique de la nature :
Et, en fait, nous apprenons chaque jour à comprendre de manière plus correcte ses lois (ihre Gesetze richtiger verstehn) et à reconnaître les effets les plus proches et les plus lointains de nos interventions dans le cours ordinaire de la nature (die näheren und entfernteren Nachwirkungen unsrer Eingriffe in den herkömmlichen Gang der Natur erkennen). Depuis les progrès considérables de la science de la nature en ce siècle, en particulier, nous sommes de plus en plus en mesure de connaître aussi les effets naturels les plus lointains, à tout le moins ceux de nos activités de productions courantes (unsrer gewöhnlichsten Produktionshandlungen), et ainsi d’apprendre à les maîtriser. Et plus ceci se produira, plus les hommes non seulement se sentiront mais se sauront aussi de nouveau unis à la nature (wieder als Eins mit der Natur nicht nur fühlen, sondern auch wissen), et plus il sera impossible de soutenir cette représentation absurde et contre-nature d’une opposition entre l’esprit et la matière, l’homme et la nature, l’âme et le corps (je unmöglicher wird jene widersinnig und widernatürliche Vorstellung von einem Gegensatz zwischen Geist und Materie, Mensch und Natur, Seele und Leib), qui s’est répandue en Europe depuis le déclin de l’antiquité classique et a atteint dans le christianisme son plus complet développement89.
42La compréhension de l’effet de l’action humaine sur la nature environnante est l’une des manières par laquelle on peut sortir de la phase d’abstraction idéaliste faisant de la nature l’autre abstrait du travail humain et réduisant la nature à un développement spatial et non historique90. L’approfondissement des connaissances scientifiques permet de saisir l’effet de l’interaction sur la structure propre des êtres et des milieux naturels. Or les effets de la domination de la nature ne seront pas saisis dans leur totalité tant que l’on n’aura pas saisi aussi les effets qui touchent cette partie de la nature qu’est le corps de l’homme :
Les faits nous rappellent à chaque pas que nous ne régnons nullement sur la nature comme un conquérant règne sur un peuple étranger, comme quelqu’un qui serait en dehors de la nature, mais que nous lui appartenons avec notre chair, notre sang, notre cerveau, que nous sommes dans son sein et que toute notre domination sur elle réside dans l’avantage que nous avons... de connaître ses lois et de pouvoir nous en servir judicieusement91.
43L’homme et la nature sont liés par une capacité réciproque de pâtir des effets de leur interaction. Il s’agit ainsi aussi bien des limites de l’agriculture face à une nature soumise aux saisons que de celles au-delà desquelles la santé physique des ouvriers n’est plus garantie. La production capitaliste ne développe donc la technique et la combinaison du procès de production sociale qu’en épuisant en même temps les deux sources d’où jaillit toute richesse : la terre et le travailleur92. L’homme en tant que partie de la nature et la nature en tant qu’homogène à l’homme sont la matière dont se nourrissent les rapports de production et qu’ils affectent négativement ou positivement selon leur mode d’organisation. Les actions de l’homme ouvrent la perspective longue de la mesure de leurs effets naturels et sociaux : Engels pratique ainsi une histoire au long cours, parcourant les effets globaux à long terme de l’introduction de la pomme de terre, de l’invention de l’alcool ou de la découverte de l’Amérique93. Il ne s’agit pas d’intervenir dans la science des historiens, mais de la parcourir à grande échelle, en deuxième main. La dialectique invite alors l’analyse du capitalisme à inscrire dans son champ d’investigation les effets à long terme qu’introduisent les effets de seuils franchis dans le rapport collectif de l’humanité à son milieu.
44Or cette extension du champ de l’investigation tient aussi au fait que l’homme tire tout simplement son origine de cette interaction au long cours avec son milieu. La saisie de la corrélation nous renvoie aussi vers le passé, vers la genèse de l’homme lui-même. Cet aspect est abordé dans l’ultime chapitre du manuscrit, intitulé « Anteil der Arbeit an der Menschwerdung des Affen (le rôle du travail dans l’hominisation du singe) »94. L’homme est le résultat d’une modification du rapport du singe à son environnement, résultant d’une inflexion corrélative des deux éléments qui définissent la réalité matérielle de chaque chose : son corps et sa pratique (son action). C’est en tant qu’être naturel qu’il devient historique, et c’est dans sa corrélation avec toutes choses que les effets de sa pratique historique, sur son environnement et sur lui-même, peuvent être pensés. Il revient aux sciences économiques, historiques et sociales, comme aux sciences du vivant et de l’inerte, de déterminer les seuils empiriques qui font surgir, en chaque séquence du mouvement, de nouvelles qualités.
45La dialectique rendue à son contexte naturel prend peut-être aussi un autre visage : lorsque l’on a en tête les seuils moléculaires dont la découverte a permis d’explorer la diversité qualitative de certains composés du carbone, on comprend aussi que la question de savoir si la capitalisme ou la propriété privée sont susceptibles de se convertir en autre chose, sans que l’on sache par avance de quelle nature et en quel nombre seront ces autres formes, dépend de la découverte empirique de seuils dont on ignore l’existence, comme le chimiste les ignorait avant sa découverte. Dès lors, la possibilité que le capitalisme puisse prendre bien plus de formes que celles qu’un procès linéaire pensé en termes de contradiction immédiate pouvait laisser croire est ouverte, et on comprend qu’un Marx, inspiré par ce mode de pensée empirique, ait pu être sensible à ces possibilités, soit dès la rédaction du tome I du Capital95, soit après96.
46La dialectique de la nature est un chapitre de l’histoire de la pensée de Marx et d’Engels qui a souffert des lectures rétrospectives qui ont aligné la pensée de Marx sur le grand partage que beaucoup de penseurs du XXe siècle ont tenu à retenir de l’idéalisme allemand97. L’opposition à ce que l’on a perçu, dans le corpus marxiste, comme une régression ontologique, a conduit la construction d’une forme restreinte de la dialectique, en lieu et place de la dialectique générale effectivement envisagée par Marx et Engels. Comme on l’a justement remarqué, cette vision du marxisme a permis de lui faire accomplir la philosophie idéaliste de l’histoire et sanctionner le partage des sciences énoncé par Dilthey98, même si c’est par une autre voie, par le privilège de la connaissance directe par l’agent des produits de son action.
47Le retour au texte permet d’ouvrir la voix à une vision symétrique de la dialectique, confortée dans une position de description ontologique de la continuité des formes du mouvement, respectueuse de leurs discontinuités et des sciences qui en sont à chaque fois en charge. un équilibre est rétabli entre sciences de la nature et sciences historiques : la dialectique ne se confond ni avec les unes ni avec les autres, n’est pas plus proche des unes que des autres. Laissant aux sciences la liberté de travailler, elle ne se réduit pas pour autant à des généralités vides : elle fait paraître la continuité dans laquelle tous les êtres prennent place, et dans le cas de l’homme, elle promeut l’inscription de l’homme dans son interaction concrète avec son environnement, dont il fait tout simplement aussi partie. D’un point de vue ontologique, elle assume de ne plus considérer la pratique comme un acte réflexif, saisi comme une intériorité, mais comme un chose extérieure, tout aussi réelle que la structure des molécules et la configuration des vents, soumise comme elle au calcul sans cesse recommencé des seuils empiriques qui lui font déployer sa multiplicité qualitative. Ce dispositif théorique à l’avantage de conforter le socialisme marxiste dans son rôle historique de pensée sociale ouverte à la question des rapports collectifs à la nature99, sans avoir besoin de chercher appui sur des ontologies extérieures, telles le spinozisme, qui ne manqueront pas de re-naturaliser le social en des termes étrangers au matérialisme historique. Elle offre aussi aux études qui ont aujourd’hui réinscrit la critique du capitalisme dans l’horizon de la prédation des ressources naturelles et de ses effets en retour sur l’existence concrète de l’humanité, la profondeur d’une tradition depuis longtemps attentive à cette corrélation.
Notes de bas de page
1 Je tiens à remercier Stéphane Haber et Hervé Touboul qui, par leur relecture et leurs remarques, m’ont beaucoup fait progresser.
2 Voir K. Marx, et F. Engels, Lettres sur les sciences de la nature (et les mathématiques), trad. par J.-P. Lefebvre, Paris, Éditions sociales, 1974, et particulièrement l’introduction de J.-P. Lefebvre sur la chronologie de ces intérêts à partir des années cinquante.
3 une telle relecture du l’histoire du socialisme peut-être attribuée à K. Polanyi, voir P. Charbonnier, « Le socialisme est-il une politique de la nature ? une lecture écologique de Karl Polanyi », Incidences, no 11, 2015, p. 63-84. Voir encore M. Godelier, L’ideel et le materiel, Paris, Flammarion (Fayard 1984), 2010, p. 9-10, et, sur ce dernier, P. Charbonnier, La fin d’un grand partage. Nature et société de Durkheim à Descola, op. cit., p. 227-240.
4 Voir F. Fischbach, La production des hommes : Marx avec Spinoza, Paris, France, Presses universitaires de France, 2005, E. Renault, (éd.), Lire les « Manuscrits de 1844 », Paris, Presses universitaires de France, 2008. Les analyses de Stéphane Haber sur les limites de l’anti-naturalisme de Habermas, dont le rôle dans la lecture anti-naturaliste de Marx est déterminant, ont été pour nous séminales, voir S. Haber, Critique de l’antinaturalisme : études sur Foucault, Butler, Habermas, Paris, Presses universitaires de France, 2006.
5 Sur la dimension rétrospective, voir l’article de W. Feuerahn dans le présent volume, notamment sur le fait que les auteurs du XXe, tel Max Weber, lisent chez Dilthey ou Helmholtz une opposition bien plus stricte qu’elle n’est chez ces auteurs, voir supra p. 298-299.-
6 Pour un vaste panorama des usages politiques de Spinoza, et notamment dans la pensée critique d’inspiration marxiste, au tournant du XXIe siècle, voir C. Spector, « Le spinozisme politique aujourd’hui : Toni Negri, Étienne Balibar… », Esprit, Mai, no 5, 1 mai 2007, p. 27-45.
7 Voir dans cette direction T. Mitchell, Carbon Democracy : Le pouvoir politique à l’ère du pétrole, Paris, La Découverte, 2013 ; R. Keucheyan, La nature est un champ de bataille : essai d’écologie politique, Paris, Zones, 2014 ; A. Malm, Fossil Capital : The Rise of Steam Power and the Roots of Global Warming, London ; Brooklyn, NY, Verso, 2016 ; J. W. Moore, Capitalism in the Web of Life : Ecology and the Accumulation of Capital, New York, Verso, 2015 ; S. Feydel, et C. Bonneuil, Prédation : nature, le nouvel Eldorado de la finance, Paris, la Découverte, 2015.
8 L’expression provient du titre donné par Alfred Schmidt à la préface (p. 1-18) de la traduction française (A. Schmidt, Le concept de nature chez Marx, trad. par J. Bois, Paris, Presses universitaires de France, 1994) de son livre sur le concept de nature chez Marx (A. Schmidt, Der Begriff der Natur in der Lehre von Marx, Frankfurt am Main, Europäische Verlagsanstalt, 1962).
9 Parti communiste de l’union soviétique. Comité central, Histoire du Parti Communiste de l’URSS : prolétaires de tous les pays, unissez-vous !, Moscou, U.R.S.S., Éditions en langues étrangères, 1949, chapitre VI, 2, il s’agit des premières lignes de ce chapitre.
10 Voir par exemple la façon dont Henri Lefebvre revient en 1962 dans l’avant-propos à la cinquième édition de son ouvrage initialement sorti en 1940, H. Lefebvre, Le matérialisme dialectique, Paris, France, Presses universitaires de France, 1962.
11 On peut aborder cette épisode par la lecture de D. Lecourt, Lyssenko : histoire réelle d’une « science prolétarienne », Paris, France, F. Maspero, 1976.
12 Ibid., p. 140, nous soulignons.
13 Le terme est déjà chez A. Schmidt en 1962, voir A. Schmidt, Le concept de nature chez Marx, op. cit., p. 84. Il est utilisé aussi par D. Lecourt en 1976, qui n’en réfère l’usage qu’à une conférence donnée par Etienne Balibar en 1975, D. Lecourt, Lyssenko, op. cit., p. 139. D. Lecourt désigne ainsi une interprétation du « matérialisme dialectique » qu’il ne faut pas dire seulement « dogmatique », « au sens où elle fige la pensée sur des notions immuables et inactives, mais ontologique, au sens où elle « réalise » les déterminations de la philosophie elle-même dans « l’être ».
14 D. Lecourt essaye de sauver Lénine en lui accordant une posture « conceptuelle » – la dialectique serait un modèle conceptuel et pas nécessairement la structure même du réel, voir D. Lecourt, Lyssenko, op. cit., p. 140.
15 Les termes sont d’A. Schmidt, Le concept de nature chez Marx, op. cit. p. 82-83. Voir aussi p. 84 : « Le concept de nature chez Engels est donc tout de même en dernière instance ontologique ».
16 Engels, Esquisse d’une critique de l’économie politique, Paris, Aubier/Montaigne, 1974, p. 37, cité par Ibid., p. 82.
17 Tel est le diagnostic formulé par Alfred Schmidt à l’encontre d’Engels, ibid., p. 82.
18 K. Marx et F. Engels, L’idéologie allemande éd. par G. Badia, Paris, France, Éd. Sociales, 1988, p. 56.
19 Voir ainsi F. Engels, Anti-Dühring : M.E. Dühring bouleverse la science. Traduction d’Émile Bottigelli. 3e édition revue, trad. par É. Bottigelli, Paris, Éditions sociales, 1977, p. 73 pour la première et p. 90 pour la seconde.
20 M. Horkheimer, et T. W. Adorno, La Dialectique de la raison : fragments philosophiques, Paris, Gallimard, 1974, p. 96. A. Schmidt cite ce passage au profit de sa critique d’Engels p. 86.
21 La critique du programme de Gotha, voir K. Marx, Oeuvres, éd. par M. Rubel, Paris, France, Gallimard, 1977, I, p. 1413 : A. Schmidt, Le concept de nature chez Marx, op. cit., p. 89. Notons la discussion par A. Schmidt, op. cit., note 2 p. 86, de la définition par Heidegger, dans la Lettre sur l’humanisme, de l’ontologie de Marx : « tout étant apparaît comme la matière d’un travail ».
22 J. Habermas, Théorie et pratique, trad. par G. Raulet, Paris, France, Payot, 1975, vol. 2, p. 173. Le passage est cité par S. Haber, Critique de l’antinaturalisme, op. cit., note 1, p. 135. S. Haber remarque que le « rejet précoce du matérialisme dialectique », chez Habermas, s’exprime dans des termes proches de ceux du Merleau-Ponty des Aventures de la dialectique.
23 J. Habermas, Théorie et pratique, op. cit., vol. 2 , ibid.
24 G. Lukács, Histoire et conscience de classe : essais de dialectique marxiste, trad. par J. Bois, éd. par K. Axelos, Paris, France, Éd. de Minuit, 1974, p. 21, n. 2.
25 K. Marx, et F. Engels, Werke, éd. par Institut für Marxismus-Leninismus, Berlin, RDA, Dietz, 1962, v. 20, p. 348 (édition abrégée MEW dans la suite) ; nous modifions légèrement la traduction d’E. Bottigelli, voir F. Engels, Dialectique de la nature, Paris, France, Ed. sociales, 1968, p. 69 (édition abrégée ES dans la suite).
26 Voir nos développements sur ce point, A. Macé, « L’unité dialectique de la philosophie grecque et des sciences modernes dans la dialectique de la nature de Friedrich Engels », Les Cahiers philosophiques de Strasbourg, vol. 22, éd. par M. Lequan, 2007, p. 101-124
27 ES 75 ; MEW 20, 354.
28 ES 76 ; MEW 20, 355.
29 ES 76 ; MEW 20, 355.
30 Voir, sur la façon dont Engels revient sur Hegel dans le Ludwig Feuerbach, A. Macé, art. cit., p. 110-112.
31 ES 69 ; MEW 20, 348.
32 DN ES 76-77 ; MEW p. 356.
33 DN ES 78 ; MEW 20, 357.
34 F. Engels, Anti-Dühring, op. cit., p. 150 ; MEW 20, 112.
35 AD ES 151 ; MEW 20, 112.
36 AD ES 160-171 ; MEW 20, 120-132. Voir aussi ES 313 : « le mode de production se rebelle contre le mode d’échange, les forces productives se rebellent contre le mode de production pour lequel elles sont devenues trop grandes ». Voir à la page précédente la comparaison de l’expansion du gaz et de l’expansion de l’industrie.
37 AD ES 165 ; MEW 20, 127. C’est Engels qui souligne.
38 Voir les remarques de S. E. Liedman, « La Logique de Hegel et le matérialisme d’Engels », in G. Labica et M. Delbraccio (éds.), Friedrich Engels, savant et révolution- naire, Paris, Presses universitaires de France, 1997, p. 263-271, p. 269, sur la façon dont Hegel inverse « l’ordre traditionnel des catégories aristotéliciennes », où la quantité précède la qualité, ainsi encore chez Kant : « Hegel, lui, place en premier la qualité comme plus originaire d’un point de vue ontologique : c’est là un trait de son idéalisme ».
39 Ibid., p. 269 : « Ce tiers, sous lequel les deux autres éléments se trouvent « sursumés », forme en lui-même le modèle qui revient constamment dans la Logique de Hegel (comme dans sa philosophie en général), mais ce tiers n’a aucune équivalence dans la définition des lois dialectique qu’Engels donne ici ».
40 K. Marx, et F. Engels, Werke, op. cit., p. 354, traduction E. Bottigelli, p. 75.
41 Sur la primauté de la translation sur toutes les autres formes de mouvement corporel, voir, pour Platon, Lois X 893c-896e et Aristote, De la génération et la corruption II 10. Sur le passage platonicien voir A. Macé, Platon, philosophie de l’agir et du pâtir, Sankt Augustin, Academia, 2006, p. 147-151.
42 K. Marx, et F. Engels, Werke, vol. 23, Institut für Marxismus-Leninismus, Berlin, Dietz, 1962, p. 327 ; nous reproduisons la traduction française, K. Marx, Le capital : critique de l’économie politique, éd. par J.-P. Lefebvre, Paris, Puf, 2014, p. 346. Voir F. Engels, Anti-Dühring, op. cit., p. 155 pour la citation de ce passage. Engels se réfère au développement que conclut cette déclaration tout au long des pages 154 à 156 de la traduction française.
43 Pour résumer l’analyse de ces pages du Capital (344-346), résumée par Engels (AD, p. 154-155) : si dans une branche un ouvrier travaille huit heures par jour pour dégager l’équivalent de son salaire et quatre heures pour créer la valeur ajoutée, alors, pour pouvoir vivre de son capital en gagnant autant qu’un ouvrier, il faut avoir les moyens d’en faire travailler deux en leur fournissant matière première, moyens de travail et salaire. Pour vivre deux fois mieux qu’un ouvrier et pouvoir transformer la moitié de la valeur ajoutée en capital, il faudra 8 ouvriers, et posséder quatre fois la somme d’abord envisagée, etc.
44 C’est la formule que Marx utilise lui-même lorsqu’il revient sur ce passage du manuscrit dans sa lettre à Engels du 22 juin 1867, K. Marx, et F. Engels, Lettres sur les sciences de la nature (et les mathématiques), op. cit., p. 57.
45 Marx le précise dans la lettre précédemment citée, Ibid., p. 57. Voir A. W. von Hofmann, Einleitung in die moderne Chemie, nach einer Reihe von Vorträgen, Braunschweig, F. Vieweg u. Sohn, 1867. Hofmann enseigne à Londres entre 1845 et 1864, où Marx est réfugié depuis 1849 – ce qui permet de situer la rédaction de cette note du Capital au plus tard en 1864. Marx évoque cette note en réponse à Engels, qui, dans sa lettre du 16 juin 1867, dit à Marx qu’il vient de lire Hofmann. Il loue le fait que ce dernier ne prend pas l’atome comme « une rupture ou un achèvement mais une différence qualitative » : « L’atome – autrefois présenté comme borne où s’arrêtait la divisibilité – n’est plus maintenant qu’un rapport, ce qui n’empêche pas Monsieur Hofmann en personne de retomber régulièrement dans la vieille représentation qui veut qu’il y ait de vrais atomes indivisibles », K. Marx, et F. Engels, Lettres sur les sciences de la nature (et les mathématiques), op. cit., p. 55-56.
46 MEGA II 5, p. 246.
47 Le texte allemand de la troisième édition, corrigé par Engels suite à la correction faite par Marx dans la traduction française, comporte seulement le texte suivant : « Die in der modernen Chemie angewandte, von Laurent und Gerhardt zuerst wissenschaftlich entwickelte Molekulartheorie beruht auf keinem andren Gesetze », K. Marx, et F. Engels, Werke, vol. 23, Berlin, Dietz, 1962, p. 327, note 205a, nous traduisons (c’est l’édition traduite dans K. Marx, Le capital, op. cit., p. 346, note 205a). Engels, dès le 24 juin 1867, avait répondu à Marx que selon leur ami chimiste Schorlemmer, ce sont Gehrardt et Kekulé qui ont joué le rôle principal, et que Wurtz n’aurait fait que vulgariser ce que ces deux-là avaient fait. Engels annonce à Marx que Schorlemmer doit lui envoyer « un livre où est exposé le développement historique de cette question », que Marx n’a toujours par reçu lorsqu’il répond en novembre, puis la conversation s’oriente vers la chimie agricole en 1868, voir K. Marx, et F. Engels, Lettres sur les sciences de la nature (et les mathématiques), op. cit., p. 58-59.
48 H. Kopp, Geschichte der Chemie, Braunschweig, F. Vieweg und Sohn, 1843.
49 C. Schorlemmer, The Rise and Development of Organic Chemistry, Londres 1879, voir C. Schorlemmer, Origine et développement de la chimie organique, Paris, C. Reinwald, 1885.
50 F. Engels, Anti-Dühring, op. cit., I, XII, p. 156.
51 K. Marx, et F. Engels, Lettres sur les sciences de la nature (et les mathématiques), op. cit., p. 63.
52 Voir la description complète par Engels, AD, ES 156-157.
53 AD ES 156 ; MEW 20, 118.
54 « Deux Mameluks étaient absolument supérieurs à trois Français ; 100 Mameluks et 100 Français se valaient ; 300 Français étaient habituellement supérieurs à 300 Mameluks ; 1000 Français culbutaient toujours 1 500 Mameluks ». Il y a donc une valeur minimum pour que la discipline commence à primer sur la qualité d’une cavalerie dotée de meilleurs cavaliers et de meilleurs chevaux. L’augmentation de la quantité, même dans le cas d’une égalité de nombre, finit par donner la victoire à la troupe dotée d’une organisation.
55 DN ES 79.
56 DN ES 81.
57 DN ES 83.
58 Lettre à Joseph Dietzgen, 9 mai 1868, K. Marx, et F. Engels, Lettres sur les sciences de la nature (et les mathématiques), op. cit., p. 64.
59 Ainsi, lorsqu’Engels est détourné de ces travaux sur la dialectique de la nature par « son travail sur Dühring », Marx écrit à Liebknecht le 7 octobre 1876 : « Cela représente un gros sacrifice de sa part, car il est obligé, pour ce faire, d’interrompre un travail incomparablement plus important », ibid., p. 88-89.
60 Voir sur ce point l’argumentation d’E. Renault, Hegel, la naturalisation de la dialectique, Paris, Vrin, 2001, p. 94. Schelling et Engels proposent une « métaphysique de la dialectique » dans la mesure où ils font du « mouvement dialectique » l’essence du réel : il en découlerait, chez ces deux auteurs, un interventionnisme dans les sciences. La position hegelienne, selon l’auteur, serait plus subtile : la dialectique serait un déploiement du concept – dans lequel le réel est amené à se dire. Les concepts ne pouvant prétendre dire l’être de manière définitive : voir l’argumentation de l’auteur dans les p. 94 à 96.
61 DN ES 78 ; MEW 20, 357.
62 Notes et fragments, [les formes du mouvement de la matière], « sur la conception ’mécaniste’ de la nature », traduction Bottigelli, p. 257], MEW 516-517.
63 DN, ES 75 ; MEW 20, 354.
64 Lettre à Engels du 18 juin 1862, K. Marx, et F. Engels, Lettres sur les sciences de la nature (et les mathématiques), op. cit., p. 21-21.
65 Ainsi D. Lecourt s’en prendra-t-il par exemple à l’explication du sens de la lutte des classes dans l’histoire des sciences par J. T. Desanti (dans l’article « La Science, Idéologie historiquement relative ») en y voyant « la justification la plus systématique de la base philosophique du lyssenkisme », D. Lecourt, Lyssenko, op. cit., p. 32- 33, note 7. Desanti y explique que l’histoire des sciences est aussi le fruit du travail humain et reflète aussi l’activité sociale des hommes : la science peut à la fois avoir un contenu objectif et refléter le point de vue de la classe ascendante ou dominante. Le propos de Desanti ne justifie pas l’interventionnisme dans les sciences : il invite bien au contraire à se méfier des effets de validations de l’idéologie dominante qui ont lieu dans les sciences, à côté de et aussi grâce au travail objectif qu’elles font aussi.
66 L’ouvrage est mis en vente le 22 novembre 1859, et Engels dit son enthousiasme à Marx dans une lettre du 11 ou 12 décembre 1859, voir K. Marx, et F. Engels, Lettres sur les sciences de la nature (et les mathématiques), op. cit., p. 19.
67 Marx répondra un an plus tard que dans le livre de Darwin « se trouve le fondement historico-naturel de notre conception » (Lettre à Engels du 19 décembre 1860, ibid., p. 20), ou encore une « base de la lutte historique des classes » (Lettre à Ferdinand Lassalle, 16 janvier 1861, ibid., p. 20-21).
68 P. Trémaux, Origine et transformations de l’homme et des autres êtres : première partie indiquant la transformation des êtres organisés, la formation des espèces, les conditions qui produisent les types, l’instinct et les facultés intellectuelles, la base des sciences naturelles, historiques, politiques, etc, Paris, L. Hachette et cie, 1865.
69 Lettre à Engels, 7 août 1866, K. Marx, et F. Engels, Lettres sur les sciences de la nature (et les mathématiques), op. cit., p. 47-48.
70 Voir les échanges d’octobre 1866, Ibid., 50-54.
71 Voir E. Renault : « la démarche spéculative épouse l’auto-mouvement du contenu, mais il s’agit de l’auto-mouvement d’un contenu de pensée, non de l’auto-mouvement du réel lui-même (sauf en de rares exceptions, comme la philosophie de l’histoire) », E. Renault, Hegel, la naturalisation de la dialectique, op. cit., p. 96.
72 G. Lukács, Histoire et conscience de classe, op. cit., p. 21, n. 2. L’argument est repris aussi chez A. Schmidt, Le concept de nature chez Marx, op. cit., p. 88.
73 M. Horkheimer, et T. W. Adorno, La Dialectique de la raison : fragments philosophiques, Paris, Gallimard, 1974, p. 96. A. Schmidt cite ce passage au profit de sa critique d’Engels, p. 86.
74 A. Schmidt, Le concept de nature chez Marx, op. cit., p. 89. L’auteur entend étayer cette affirmation sur la lecture de la deuxième thèse sur Feuerbach. Nous lui laissons la responsabilité de sa lecture.
75 A. Schmidt affirme et revendique cette parenté entre Vico et Marx : ce qui n’était compris que de façon abstraite dans l’idéalisme – cartésien et allemand –, est enfin compris de manière historique « chez Vico et Marx », à savoir « le principe selon lequel n’est connaissable au sens rigoureux que ce qui est « fait » par les sujets » : dès lors « la question de savoir si le monde est connaissable n’a de sens pour Marx que dans la mesure où c’est un « produit » humain », ibid., p. 166. Cette identification de Marx et Vico est déjà faite par K. Löwith en 1953, voir le texte intitulé « le sens de l’histoire » (texte publié en annexe à Weltgeschichte und Heilgeschehen. Die theologischen Voraussetzungen der Geschichts philosophie, Stuttgart, Kohljammer, 1953 = Histoire et salut. Les présupposés théologiques de la philosophie de l’histoire, trad. Marie-Christine Challiol-Gillet et Jean-François Kervégan, Paris, Gallimard, 2002, p. 281).
76 F. Engels, Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, trad. par G. Badia, Paris, France, Éd. Sociales, 1970, p. 36-37, voyez la discussion de ce passage dans A. Schmidt, Le concept de nature chez Marx, op. cit., p. 167.
77 Ceci est bien relevé par A. Schmidt, Le concept de nature chez Marx, op. cit., p. 91 : « la nature en tant que matériau auquel les hommes sont confrontés n’est un matériau informe que par rapport aux buts que se fixe l’activité humaine. En soi, le matériau de la nature, que Marx identifie à la matière, est déjà formé, c’est-à-dire qu’il est soumis à des lois physiques et chimiques que les sciences de la nature découvrent dans un contact permanent avec la production matérielle ».
78 Ibid., p. 136. Alfred Schmidt cite en outre cette phrase de Marx tirée d’une lettre à Kugelmann : « les lois naturelles ne peuvent jamais être abolies en général. Ce qui peut se modifier, dans des situations historiquement différentes, c’est seulement la forme sous laquelle ces lois se manifestent ».
79 G. Lukács, Dialectique et spontanéité : en défense de « Histoire et conscience de classe », trad. par P. Rusch, Paris, les Éd. de la Passion, 2001, p. 88.
80 S. Haber, Critique de l’antinaturalisme, op. cit., p. 131. On se reportera aux pages 129- 34 consacrées à l’anti-naturalisme qui s’exprime dans ce manuscrit de Lukács de 1925 (Chvostismus und Dialektik) dont nous venons de citer la traduction française. S. Haber y trouve les racines de l’anti-naturalisme de Habermas et de la lecture asymétrique de Marx dont il est solidaire.
81 MEW. IV Manuskriptheft, 4.
82 La palinodie d’Alfred Schmidt est de ce point de vue d’une grande importance. Revenant, dans la préface à l’édition française de son livre, en 1993, sur le livre de 1971, il reconnaît que le contexte de rédaction du livre, une thèse de doctorat « fidèle à l’esprit de l’ancienne école de Francfort », qui « visait à mettre en valeur dans son intégrité l’héritage de l’idéalisme allemand chez Marx », avait nourri « la tendance de l’ouvrage à expliquer le rapport de l’homme à la nature et à l’univers presque entièrement dans la perspective du schéma sujet-objet du travail et de la théorie de la connaissance » (p. 13). C’est l’auteur qui utilise le terme d’« asymétrie » pour caractériser la partialité de sa première approche. Sur le fait que la dialectique hegelienne de la nature exige l’asymétrie entre nature et histoire, voir A. Macé, « L’unité dialectique de la philosophie grecque et des sciences modernes dans la dialectique de la nature de Friedrich Engels », op. cit.
83 Il s’agit du texte publié en tête du numéro d’octobre 1948 de la revue Europe, voir D. Lecourt, Lyssenko, op. cit., p. 31-32.
84 « Nous pensons trop aisément que nous avons un accès possible à nos compétences cognitives. Nous estimons trop vite que nous pouvons décrire tout ce que nous faisons, et nous négligeons l’éventualité qu’il existe toute une classe d’actions humaines que nous pouvons effectuer mais non conceptualiser (…). En règle générale, nous sommes prêts à reconnaître que notre vie ne nous est pas entièrement transparente, et qu’il existe de nombreuses actions que nous effectuons sans les avoir vraiment souhaitées, ou sans savoir quelles sont les raisons qui les ont effectivement déclenchées. En revanche, nous sommes beaucoup plus réticents lorsqu’il s’agit de généraliser ce principe d’incompréhension à des processus intellectuels, vis-à-vis desquels nous pensons non seulement que nous sommes plus transparents, mais auxquels nous attachons de surcroît une valeur morale » (D. Lestel, Les Origines animales de la culture, Paris, 2001, p. 206). Cette croyance fait obstacle à l’étude des compétences cognitives animales : considérant les événements mentaux comme un type de réalité qui ne peut se saisir que « de l’intérieur », nous avons du mal à en développer l’étude pour d’autres vivants.
85 Selon les termes employés par E. Renault, on pourrait parler de « naturalisation de l’histoire » à partir du moment où, chez le Marx de 1843, le lieu du politique se déplace de la sphère étatique (la politique) et ses institutions abstraites vers « les luttes sociales, passionnelles, pour l’émancipation » : « par là même, la critique marxienne de la politique est solidaire d’une extension du politique : la naturalisation de l’histoire élève les passions et les besoins au politique » (E. Renault, Marx et l’idée de critique, Paris, Puf, p. 47). La dialectique explicitée par Engels prémunit l’histoire d’une telle naturalisation.
86 M 44, GF 169-172.
87 Voir H. Touboul, Marx, Engels et la question de l’individu, Paris, Presses universitaires de France, 2004, p. 75-81.
88 K. Marx, Le Capital, op. cit., p. 199-200 ; MEW 23, 192.
89 DN ES 181 ; MEW 20, 453, nous traduisons.
90 L’opposition abstraite de l’homme et de la nature, de l’esprit et de la matière peut être rendue à sa durée d’existence historique : entre le déclin de l’antiquité classique et l’avènement de la science moderne, qui permet de revenir à la « conception matérialiste de la nature » des Anciens, qui « ne signifie rien d’autre qu’une simple intelligence de la nature telle qu’elle se présente, sans adjonction étrangère » (DN ES 198 (Fragment retranché du Feuerbach)), voir sur ce point A. Macé, « L’unité dialectique… », op.cit.
91 DN ES 180-181 ; MEW 20, 452-453.
92 Sur ces sujets, voir A. Schmidt, Le concept de nature chez Marx, op. cit., p. 8-9 ; Voir p. 127-129 aussi la question des limites du corps de l’homme face au progrès technique.
93 DN 181-182 ; MEW 20, 453-454.
94 Le chapitre se trouve p. 444-455 dans la MEW et p. 171-183 de l’édition Bottigelli, traduit par la « transformation du singe en homme ».
95 Voir la relecture proposée par S. Haber, « Diversité et historicité du capitalisme d’après le Livre I du Capital : origines, évolutions, transformations, différenciations », Les Études philosophiques, N° 154, no 4, 18 novembre 2015, p. 539-554.
96 Voir l’article de G. Stedman Jones, dans le présent volume, sur l’idée que Marx aurait en quelque sorte renoncé à trouver le seuil de conversion du capitalisme par le haut, et commencé à explorer une sortie par les seuils inférieurs, par le communisme primitif, ouvrant dès lors un autre possible que la négation du capital.
97 Pour un exemple d’alignement de Marx avec Kant, voir Catherine et Raphaël Larrère dans Du bon usage de la nature. Pour une philosophie de l’environnement, Champs/Flammarion, 2009 (1997, Aubier), p. 94, passage cité supra par V. Bourdeau, p. 68.
98 F. Fischbach, La production des hommes, op. cit., p. 49-50.
99 Pour un constat convergent à partir de la lecture de K. Polanyi, voir P. Charbonnier, « Le socialisme est-il une politique de la nature ? une lecture écologique de Karl Polanyi », op. cit.
Auteur
(université Bourgogne-Franche-Comté, EA 2274 Logiques de l’Agir)
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