Une anthropologie téléologique : fins et origines des peuples et des hommes selon Pierre-Joseph Proudhon
p. 197-242
Texte intégral
1Les travaux de Judith Schlanger et de Claude Blanckaert ont montré comment en Europe, entre la fin du xviiie siècle et le milieu du xixe, s’est développée une certaine conception de l’organisme, dépassant l’idée d’un agrégat d’atomes, de rouages ou d’entités isolées dont la liaison est secondaire. Cette conception s’est transposée par voie d’analogie dans le domaine de la pensée sociale1. Si la considération de la totalité organisée des substances vivantes a logiquement conduit à un certain penchant pour le vitalisme, caractéristique de l’histoire intellectuelle européenne de la deuxième moitié du xixe siècle (sans parler de la première moitié du xxe), elle a également posé très vite pour les contemporains la question de la finalité dans la nature, qui souvent, pour l’esprit téléophile du xixe siècle, se confondait avec la question de l’origine de la vie en général, car nombreux étaient les contemporains qui cherchaient un rapport entre les deux. Les répercussions de ces idées pour la théorisation d’une société post-révolutionnaire sont évidentes, et les socialistes européens cherchaient à bâtir leurs différentes conceptions de la « science sociale » – souvent indissociable du « socialisme » lui-même – sur des discussions à la fois métaphysiques et scientifiques2.
2Pierre-Joseph Proudhon ne fait pas exception. Ses tentatives successives, sous la Deuxième République et le Second Empire, de théoriser une « ontologie sociale » post-chrétienne sont même assez représentatives des difficultés qu’éprouvent nombre de ses contemporains3. Dans ce chapitre, nous nous contenterons d’examiner, en nous appuyant principalement sur ses manuscrits inédits et ses livres annotés, comment Proudhon, vers la fin de sa vie, envisage le problème de la réalité de la société à nouveaux frais, lorsqu’il critique le principe des nationalités et la notion afférente d’« État-nation », comme on le nomme de nos jours. Chez Proudhon, au début des années 1860, les réflexions touchant l’ontologie des êtres collectifs font écho au contexte politique national et international du Second Empire : toute spéculation sur la genèse des peuples et des États impliquait (Proudhon confondait volontairement les origines et les fins des sociétés et de leurs gouvernements) un large ensemble de prises de position géographiques, ethnographiques, biologiques et linguistiques dans le contexte des débats intellectuels tournant autour du naturalisme et du darwinisme. Proudhon entreprend ainsi, dans les années 1860, de contrer l’argumentation naturaliste qui assoit la défense du principe des nationalités sur l’invocation de « frontières naturelles » entre les peuples, par une histoire naturelle des peuples et des États. Celle-ci suppose plusieurs opérations conceptuelles.
3D’une part, Proudhon procède à une reformulation de sa théorie des êtres collectifs sur des bases organicistes : le groupe social existe comme un organisme, c’est-à-dire comme une forme qui s’impose à toutes ses parties matérielles comme le principe immatériel de son organisation. D’autre part, l’origine naturelle de la nation se trouve circonscrite par des bornes géographiques précises et localisées, ce qui réduit à néant l’idée de frontières naturelles des États-nations, et permet de reformuler la finalité à l’œuvre au sein des organismes sociaux : la nation est elle-même un micro-organisme qui pourrait se trouver d’abord soumis à un processus de fusion au sein d’une entité directive plus grande, l’État, lequel, à son tour, se développe comme un organisme qui accomplit son processus de différenciation interne ou « organogénie », et rend progressivement leur autonomie à ses composantes que sont les différentes nations, tout en finissant lui-même par prendre la place d’un organe parmi les autres – à moins qu’un processus pathologique ne se déclenche, comme celui dont la France est l’exemple, où l’hypertrophie étatique produit en retour le développement d’une grande nation factice qui phagocyte les nations naturelles qui la composent. Enfin, il s’agit de fonder la diversité naturelle des nations dans la diversité de leurs origines, en prenant parti pour la thèse polygéniste, qui permet de refuser que l’on explique les formes de l’identité entre les hommes, qu’elle soit physique, morale ou linguistique, par la communauté d’origine : les hommes se ressemblent du fait de la similarité de leurs facultés, par-delà la diversité de leurs origines naturelles multiples. Mais tout cela amène Proudhon à affronter la thèse de la génération spontanée qui pouvait accompagner le polygénisme. Le risque de trop accorder à l’influence du « milieu » l’amène finalement à une réappropriation simultanée des travaux de Félix-Archimède Pouchet et de Charles Darwin en vue de maintenir une certaine forme de fixité des espèces au-delà d’un certain nombre de variations. Conséquemment, la conception que Proudhon se fait en outre de l’apparition de la vie, des facultés humaines et de la liberté au sein de la vie lui permet de dessiner les contours d’une finalité omniprésente. Ainsi on verra comment la mobilisation d’un certain nationalisme antinationaliste, ou pluralisme racialiste si l’on préfère, bâti au nom de la nécessité organique du dépérissement des gouvernements excessivement centralisés (dont celui de la France impériale en particulier) n’arrivera jamais à séparer d’une manière très nette la question de la fin des sociétés de leurs origines géographiques et ethnographiques, ces origines sociales elles-mêmes se confondant, avec une grande facilité pour Proudhon, avec les origines de la vie tout court.
1. La Pologne et la reformulation organiciste de la théorie des êtres collectifs au début des années 1860
4Les dernières réflexions systématiques de Proudhon sur l’ontologie des sociétés ont pour point de départ la réaction hostile de l’écrasante majorité des lecteurs à l’une des thèses centrales de La Guerre et la Paix (1861) : la légitimité de l’exercice du « droit de la force » dans la détermination de toute forme de droit international viable4. Suivant l’anthropologie juridique de La Guerre et la Paix, le droit de la force produisait le droit de la guerre, lui-même engendrant le droit des gens, le fait primant toujours le droit dans tout jus gentium, nécessairement basé sur l’équilibre des puissances. Cette thèse est compatible avec la position de Proudhon vis-à-vis du principe des nationalités, qu’il voue aux gémonies, à l’inverse d’une position largement défendue parmi ses contemporains, au nom de l’autonomie hongroise et polonaise, et de l’unification italienne. Cette critique du principe des nationalités – qui justifie les différentes partitions de la Pologne – a suscité une polémique dans le quotidien La Presse, en septembre 1861, qui a fourni à Proudhon l’occasion de s’expliquer en détail5. Selon Proudhon, il n’y a pas d’obligation de respecter les nationalités en tant que groupes ou formations politiques, car les différences de langue, religion et ethnicité, comme la diversité des personnes et des propriétés (et les droits civiques et politiques qui les protègent), peuvent très bien être garanties sous l’hégémonie politique d’une puissance étrangère. Par ailleurs, « c’est une loi de l’histoire, je dirais presque une nécessité de la civilisation, qu’une nation qui tombe soit aussitôt absorbée par ses voisines : l’histoire de l’humanité ne se compose que de pareils faits »6. Les partitions de la Pologne à la fin du xviiie siècle par la Prusse, la Russie et l’Autriche n’étaient donc point un « crime » ; au contraire, les partitions avaient eu lieu à cause du « suicide » des élites aristocratiques incompétentes qui gouvernaient le pays7.
5Ces assertions étaient essentiellement une reformulation des arguments déjà exprimés dans La Guerre et la Paix, livre dans lequel Proudhon insiste sur le fait que la destruction d’une personne collective comme un « État » ou une « nation » en tant que sujet de droit public n’implique pas la destruction de ses citoyens et que parfois même « [l]e mouvement de la civilisation, le perfectionnement des états est à ce prix »8. Ceci est d’autant plus vrai que, selon Proudhon :
Toute nation, en effet, incapable de s’organiser politiquement, et dans laquelle le pouvoir est instable, est une nation destinée à la consommation de ses voisins. Comme celle qui ne saurait ou ne voudrait faire la guerre, ou qui serait trop faible pour se défendre, elle n’a pas le droit d’occuper une place sur la carte des États ; elle gêne, il faut qu’elle subisse une suzeraineté. […] Droit de la force, droit de la guerre, droit des gens, droit politique deviennent synonymes : là où manque la force, le gouvernement ne tient pas, et la nationalité encore moins9.
6Et, sachant que « la mort de l’État n’entraîne pas celle des citoyens » et « qu’il n’y a pas de pire condition pour ceux-ci que celle d’un État décrépit et déchiré par les factions », Proudhon tire la conclusion suivante :
Quand la patrie est réfractaire à la liberté, quand la souveraineté publique est en contradiction avec celle du citoyen, la nationalité devient un opprobre, et la régénération par la force étrangère une nécessité10.
7Sous-jacente à cette critique du principe des nationalités, on trouve une croyance plus profonde dans la nécessité quasi-providentielle du métissage des différents peuples au niveau planétaire, métissage qui aidera à réaliser l’unité du genre humain. Dans un chapitre inédit d’une version manuscrite de La Guerre et la Paix, Proudhon affirme sa vision des tendances de l’histoire post-révolutionnaire :
S’il est un fait qui s’accuse nettement dans l’histoire, ce n’est pas la formation des nationalités en États adéquats, ce serait plutôt la dénationalisation. L’unité sociale du genre humain, voilà le grand but de l’histoire. Au point de vue de la politique, de la religion, des langues, du sang, cette unité n’existe qu’aux dépens de la nationalité11.
8Si les traités de 1814-1815 ont consolidé un système de rapports interétatiques dominé par de grands États hégémoniques maintenus en équilibre les uns vis-à-vis des autres, c’est dans un but bien supérieur à celui qu’envisagent les adeptes du principe des nationalités et de la thèse des « frontières naturelles » devant circonscrire et délimiter la géographie des États (à la péninsule italique ; la rive gauche du Rhin, etc.) : « Plus que jamais, malgré les cris de Nationalité et de Frontières naturelles, la tendance des peuples est dans le sens de grands États réciproquement garantis dans le sens de la dénationalisation »12.
9Dans une série antérieure de notes de lecture sur le Congrès de Vienne (vraisemblablement datant de 1859-1860), Proudhon est encore plus clair :
Plus on y réfléchit, plus on trouve que le principe fusionniste, le contraire de celui des nationalités, posé, en fait, par la manière dont le Congrès de Vienne a délimité les États, est supérieur, plus humain, plus moral, plus progressif, plus civilisateur, plus efficace. […] Que la Suède civilise ses Lapons, le Danemark ses Esquimaux, la France ses Arabes, l’Angleterre ses Hindous. Que l’Ecossais, l’Irlandais, et l’Anglo-Saxon, ne fassent plus qu’un, comme le Bourguignon et l’Alsacien, le Breton, le Provençal ; que les petites nations de l’Autriche se civilisent sous une loi commune, etc. ; voilà la vraie loi.
Sans doute, il ne faut pas qu’un des deux principes détruise l’autre : la nationalité est donnée par la nature ; elle doit être en ce sens respectée ; mais la fusion des races est le fait de la Liberté humaine, plus respectable mille fois que la fatalité de la nature, et c’est le libre arbitre qui, par l’organe du Congrès de Vienne, a posé la première pierre de l’union des races, en les engrenant les unes dans les autres13.
10Proudhon n’évoque pas cette nécessité de métissage lors de sa polémique dans La Presse autour de la Pologne, se contentant de faire une analogie entre les partisans de la restauration de la Pologne et ceux, en France, qui prétendraient ressusciter l’autonomie politique des Normands, Bretons, Bourguignons, Gascons, Normands ou Provençaux14. Mais il décide d’écrire un livre au sujet de la cause polonaise, utilisant celui-ci pour terrasser une fois pour toutes les partisans du principe des nationalités. L’important manuscrit inachevé issu de cette tentative, La Pologne, étude d’histoire et de politique, est particulièrement intéressant à cet égard car c’est la dernière fois que Proudhon revient d’une manière systématique à ses réflexions alambiquées sur l’ontologie des êtres collectifs15.
11La première moitié du manuscrit La Pologne est entièrement consacrée au développement d’une théorie anthropologique des origines et des fins des gouvernements vis-à-vis des peuples qu’ils sont censés servir. L’État, comme la nation, prend le rôle anciennement accordé au « Peuple » et à la « société » dans ses écrits antérieurs. Proudhon utilise ici ses thèses ontologiques au service de la déconstruction de l’assimilation de « l’État » à la « nation » faite par ses contemporains lorsqu’ils revendiquent le droit aux « nationalités » d’exister. Ceci mène Proudhon à des subtilités nouvelles. On découvre notamment le fait suivant :
L’État, considéré comme être collectif et réel, n’est pas la même chose que la nation, pas plus que la statue n’est le marbre dont elle est faite, pas plus que l’animal n’est la somme des éléments qui le composent. La nation, ou le groupe humain, est la matière dont se forme le Corps politique ; l’État en est la forme. Les deux réunis constituent ce que l’on appelle le Corps politique, la réalité la plus grande, la plus positive, la plus réalisée, qui existe dans l’Univers16.
12On découvre aussi que si l’État est « la nation organisée politiquement » qui existe à travers le rapport réciproque entre la nation, en tant que matière ou substance matérielle, et l’État, en tant forme de la première, ou substance spirituelle, il est vrai aussi que la matière et la forme sont identiques et adéquates l’une à l’autre, se résolvant dans leur réunion17.
13Si Proudhon insiste, comme dans ses écrits antérieurs, sur le fait que « l’Être, c’est le groupe », ce qui est nouveau dans La Pologne, c’est le style biologisant avec lequel Proudhon décrit les êtres, en termes bien plus explicitement organicistes18. Le point de départ de Proudhon est la description de l’histoire d’un organisme en particulier, en l’occurrence l’histoire de la nation polonaise, au prétexte que les nationalités sont libres dans leur développement, susceptibles de progrès comme de décadence. L’organisation politique est le produit de ce que Proudhon appelle « la spontanéité sociale », qui n’est rien moins qu’une faculté immanente et positive du sujet collectif19. Le but de l’organisation politique est de manifester la pensée collective et d’assurer sa prépondérance, tout en l’exprimant aussi fidèlement que possible. Si donc l’État émane organiquement de la société, il est évident pour Proudhon que la théorie du contrat social – selon laquelle l’organisation gouvernementale doit être conçue comme un accord purement formel et contractualiste, établi par les membres d’une société quelconque – est loin de la vérité. Face au postulat d’un contrat mythique, que Proudhon associe à la « théorie idéaliste de l’État », il juxtapose une théorie « réaliste » de l’État, selon laquelle celui-ci possède une existence positive, organisée, vivante et physique en tant que forme du corps politique. L’approche « réaliste » nécessite également une re-conceptualisation ontologique de la société :
La collectivité sociale est un organisme […]. Donc cette collectivité est plus qu’une abstraction, plus qu’une somme : c’est un groupe individualisé d’ordre supérieur, en qui la vie, la pensée, la liberté résultent, sous une forme spéciale, du jeu des organes, et qui a ses attributions, ses évolutions, sa destinée. Exposer l’organisation de l’État, c’est donc en démontrer le réalisme, absolument comme on démontre, en physique, la réalité de la matière par ses phénomènes, comme on prouve, en psychologie, la réalité de l’esprit par ses opérations. Dans l’un comme dans l’autre cas, la connaissance n’arrive pas jusqu’à l’être en soi ; la substance matérielle nous est aussi inaccessible que la substance spirituelle, et nous n’avons de certitude à leur égard que celle de leurs manifestations, témoignage qui, rigoureusement, ne prouve rien20.
14Dans cette manière « réaliste » de voir les choses (que Proudhon visiblement préférait à celle des « idéalistes »), « la politique » devient « une branche de l’histoire naturelle » et « un développement organique du droit »21, de même que l’étude de l’histoire devient identique dans sa vraie pratique à l’étude de la « physiologie des nations » et de la « biographie de l’humanité »22. Il n’est donc pas surprenant que, dans La Pologne, l’évolution des êtres soit décrite comme plus ou moins identique à leur propre émergence. Pourtant, contrairement à ce que l’on pourrait attendre de cette tendance à éclairer l’évolution des êtres par leur origine, il s’avère que ce développement configure le rapport entre composants et composés de telle manière que le composé devient et possède une réalité indépendante de ses composants. Il pourrait donc exister une composition ou un groupe qui existe en tant qu’entité pour nous insaisissable, mais qui n’en reste pas moins une réalité. Ainsi les entités, concepts, ou idées de « collectivité » ou de « société » ne sont pas seulement des abstractions mais des choses aussi réelles que des objets qui sont immédiatement perceptibles. Selon Proudhon, la réalité n’étant jamais absente de l’idée, ni l’abstraction de la chose matérielle, les idées abstraites résultent des comparaisons des faits généraux, ou des groupes de faits, et prennent, elles aussi, une réalité en fonction de leur capacité de décrire les rapports constitutifs de leur objet.
2. Les origines ethno-géographiques des peuples et leurs implications pour la vie organique des États
15De manière originale, Proudhon, au cours de son exploration des rapports entre nations et États, est conduit à réfléchir sur l’importance de la géographie en rapport avec l’ethnographie, et les implications de cette relation pour l’histoire naturelle des peuples et de leurs États23. Selon Proudhon, la nationalité, dans son sens authentiquement organique, doit être comprise comme circonscrite au domaine géographique où elle est née. Sa généalogie doit être retracée à partir d’une source géographique précise, lieu primitif de cette collectivité d’où est sorti spontanément l’État à ses débuts, dans ses formes les plus pures. La plupart du temps, cette source originelle n’est qu’un simple hameau situé dans une vallée, habité par un petit millier de personnes, guère plus, et dont les vestiges pourraient se voir, au xixe siècle, en Suisse, dans le canton de Zug par exemple, ou, au Moyen Âge, dans la péninsule italique, avec ses nombreuses cités-États. En faisant ce constat, Proudhon vise délibérément à délimiter d’une manière considérable la notion de « frontières naturelles », qu’il définit comme « la circonscription assignée par la nature à un groupe de familles, habitants d’une même vallée, formée ordinairement par un cours d’eau et deux lignes parallèles de hauteurs »24. De cette manière, Proudhon réduit ainsi la notion de « nation » à quelque chose de beaucoup plus petit, pluriel et localisé, que ce qui a été envisagé et revendiqué par les partisans du principe des nationalités au xixe siècle – la nation, dans la pureté de ses origines, n’étant déterminée que par la topographie assez restreinte des vallées, bassins et crêtes. Ainsi, le « siège primitif naturel de la collectivité », la vallée, à l’état de nature, devient une « nation » à elle-même ; organisée politiquement, elle devient un « État »25.
16Les raisons pour lesquelles Proudhon veut ainsi circonscrire la topographie des nations sont certes liées à son désir de réfuter les partisans des frontières naturelles qui revendiquaient l’appropriation par la France de la rive gauche du Rhin, sujet d’un autre ouvrage que Proudhon prévoyait à l’époque, France et Rhin – car, selon la théorie de la « géographie politique » de Proudhon, les nations, au moment de leur origine authentique, étant ancrées dans des vallées, existent des deux côtés d’une rivière26. Mais ces assertions rendaient problématiques le rapport entre « nation » et « État », car les États contemporains étaient évidemment beaucoup plus grands que ces communautés primitives, plus circonscrites à leurs origines, qui les constituaient. Ainsi, la « dénationalisation », traitée comme quelque chose de providentiellement inéluctable lorsque Proudhon composait La Guerre et la Paix, semble être presque un développement néfaste dans La Pologne.
17De cette manière, Proudhon cherchait à détourner les arguments des partisans contemporains du principe des nationalités. Ces derniers insistaient beaucoup sur « l’autonomie » dont devrait bénéficier les peuples car, selon leur logique, pour que ces peuples puissent réellement affirmer leurs droits à l’échelle internationale et rester libres comme êtres collectifs distincts, il fallait qu’ils se distinguent nettement – à la fois politiquement et territorialement – les uns des autres. Mais d’après les thèses géographiques de Proudhon, les peuples qu’on voulait voir rendre autonomes étaient en général très composites dans leur formation, et leurs parties composantes se distinguaient principalement par leurs origines topographiques relativement circonscrites : contrairement aux lieux communs véhiculés par les nationalistes, on pourrait dire que « la nation est à son maximum de pureté et d’énergie dans l’état embryonnaire ; qu’elle s’altère au contraire, devient inconsistante, vague, et se dénature, dès que l’État, s’élançant hors du groupe primitif, s’augmente par l’incorporation »27. Ce qui mène Proudhon à conclure que « la nationalité, dans un État, est non point proportionnelle aux annexions, comme le suppose le vulgaire, mais en raison inverse des annexions »28. Chose que les partisans contemporains de l’unification italienne – sujet d’actualité brûlante depuis la campagne italienne de 1859 – réfutent, malgré l’immense diversité politique de la péninsule italique, depuis la chute de l’empire romain jusqu’au règne de Charles V. Les entités politiques considérées comme des États-nations légitimes étant construites historiquement aux dépens de la pluralité des cités, communes, bourgades, cantons, et provinces qui, eux-aussi, sont à vrai dire des mini-États-nations, l’unification nationale par la construction des grands États était souvent une cause de dénaturation des communautés organiquement authentiques et de leurs autonomies si locales. D’une certaine manière, ces micro-nations (les seules, en effet, qui soient réellement l’expression des vraies nationalités dans la pureté de leurs origines ethnographiques) ont choisi historiquement de se regrouper avec d’autres micro-nations dans des États beaucoup plus larges, et ce dans l’attente d’une indépendance future, projetée à un âge plus mature de leur vie et qu’une fusion temporaire dans une entité communautaire plus large était censée faciliter, un peu « comme des frères, que la faiblesse de l’âge et les exigences de l’éducation forcent de vivre pendant quelque temps dans la communion du père »29. À cause de la précarité inhérente aux grandes agglomérations, souvent constituées de parties très dissemblables, et l’impossible fusion de tant d’intérêts locaux et régionaux, l’État est, ou sera conduit (ce point n’est pas très clair) à prendre un caractère plus fédéraliste et à accorder plus d’autonomie administrative aux municipalités, s’il ne veut pas sombrer dans l’autocratie ou la dictature. Et Proudhon prévoit qu’« un jour viendra où, par le progrès même de la civilisation, par la généralisation du droit, la pratique universelle de la liberté et la simultanéité du progrès, le lien politique, qui servit à constituer les grands États, se relâchant, le despotisme aboli, la décentralisation opérée, ses groupes primitifs reviendront à leur indépendance naturelle »30. On est certes loin du constat de l’inéluctable « fusion des races » dans un métissage généralisé et dénationalisant, fait au nom de « l’unité du genre humain » que Proudhon avait émis avant la composition de la version finale de La Guerre et la Paix31.
18Pourtant, Proudhon insiste ailleurs dans son manuscrit sur le fait que ce développement ultime menant vers la résurgence des petites nations ne se manifestera pas avant que la vie organique des États s’épanouisse en fonction de la vitalité relative de chacune, assertion qui permettait à son auteur de rester cohérent avec son insistance sur le rôle providentiel de l’équilibre des puissances dans la marche de la civilisation. Proudhon semble surmonter sa nostalgie pour les petites patries disparues en réinterprétant le sens accordé à leur absorption historique dans des entités étatiques plus larges, grâce à une philosophie de l’histoire faisant allusion à la résurrection possible de ces mêmes patries perdues. Reprenant des arguments déjà présents dans La Guerre et la Paix à l’égard de l’équilibre des puissances compris comme résultat du droit vitaliste de la force, Proudhon ajoute un brin de biologisme, ayant recours souvent aux images de l’embryologie :
Comme tous les êtres soumis à la loi de développement, l’État, à l’origine, est un simple embryon, doué d’une puissance d’expansion indéfinie. À ce point de vue de leur expansibilité, on ne saurait dire que les États reconnaissent entr’eux des limites ou frontières naturelles. Chacun grandit, s’étend, en population et en territoire, jusqu’à ce qu’il rencontre un autre État qui l’arrête ; pendant quelque temps ils se font équilibre ; puis le plus fort, celui dont la vitalité politique est la plus énergique, dont la civilisation est la plus avancée, fait fléchir le plus faible et l’absorbe. C’est ainsi que les choses se passent pendant des milliers d’années. Il faut une longue élaboration historique pour que les chefs d’État en viennent à concevoir l’idée d’un équilibre politique, et à se garantir les uns les autres ; il faut, le dirai-je, qu’une immense consommation d’états et de nationalités ait été faite, et que l’innombrable multitude des états primitifs ait été réduite à un petit nombre de grands corps, à qui la paix soit devenue de beaucoup préférable à la guerre et à la conquête32.
19Ces remarques sont essentiellement des reprises plus explicitement biologisantes des arguments d’ordre géopolitiques émis dans La Guerre et la Paix, où Proudhon souligne l’atténuation paradoxale du droit de la force par l’équilibre des puissances. Pourtant, Proudhon insiste, avec les mêmes arguments vitalistes, et contre les partisans du principe des nationalités, sur le fait que malgré la double importance de la géographie et de l’ethnographie dans le développement des sociétés, on ne peut en déduire que chaque nation, comprise ethniquement, devait être indépendante et en possession de son propre État territorial, car on voit difficilement comment les États, en tant que reflets des sociétés qu’ils représentent, pourraient être déterminés de façon pérenne en tant qu’entités géographiques distinctes. L’existence planétaire de la diversité ethnoculturelle n’est pas en soi un argument suffisant pour la création d’un État territorial pour chaque peuple. Au contraire, Proudhon pose une limite providentielle à la fragmentation qu’il semble par ailleurs souhaiter, suggérant même dans La Pologne, comme dans La Guerre et la Paix, que les grands États pourraient dans un premier temps faciliter la généralisation de la « civilisation », le métissage des groupes ethniques, et la promotion des principes juridiques soutenant les valeurs de liberté et d’autonomie individuelle :
Sans doute l’Être social, soumis à la loi de tout organisme, est en évolution continue ; du commencement à la fin, son existence semble une perpétuelle métamorphose. Rappelons-nous cependant qu’au-dessus de ces interminables successions d’États dont l’histoire nous présente l’épopée, plane une pensée supérieure, la généralisation du droit, la discipline et le croisement des races, en autres termes, la fraternité des peuples. De sorte qu’en réalité ces formations, agglomérations et séparations ne constituent pas la vie propre des États ; c’est un mouvement général qui les embrasse tous, qui ne les anéantit point, mais qui seulement, par des substitutions, et des éliminations répétées, les conduit à une destinée commune. Nous sommes donc ici dans un ordre de phénomènes à part, pour l’intelligence desquels les à priori deviennent insuffisants. Il faut revenir à l’observation directe33.
20Cette insistance sur la révélation a posteriori des mutations des êtres collectifs, dont les actions sont identiques aux jugements, et dont les principes le sont à leurs fins, est au cœur de la théorie de la « raison collective » que Proudhon essayait de développer depuis la veille de la Révolution de 1848. C’est au nom de la même « raison » que Proudhon affirme au début de La Pologne que l’histoire est une « instruction judiciaire, perpétuelle, des nations et de l’Humanité » et que l’historien doit s’occuper de la « physiologie des nations » et de la « biographie de l’humanité » dans lesquelles « tout a sa raison d’être »34. Selon la téléologie de Proudhon, recalibrée cette fois-ci, dès que les États les plus robustes ont absorbé, autant qu’ils peuvent, les peuples plus faibles et ont contenu, par l’équilibre géopolitique, des puissances aussi robustes, ces mêmes États sont condamnés à se dissoudre autant que possible dans leurs parties constituantes. Dans ce récit téléologique, les États deviennent grands pour que leurs nations constitutives puissent ensuite regagner leur autonomie. L’histoire naturelle des États se réduit à ce processus d’intégration et de dévolution, par lequel l’entité qui a agrégé une multitude de nations finit par leur restituer leur liberté primitive. Et Proudhon n’hésite pas à décrire une nouvelle fois l’histoire des gouvernements de manière organiciste, revenant à la métaphore de l’embryon. Ainsi, la première phase de cette histoire est « autocratique » et correspond à la phase fœtale du développement embryogénique, « où l’embryon est réduit à sa forme la plus simple, celle d’un corps allongé, tubulaire, à une formation unique, l’assimilation ; où, par conséquent, n’ayant pas distingué et produit ses organes, il ne s’appartient pas encore ; ou par conséquent son intelligence et sa liberté étant au plus bas degré, il ne peut être considéré qu’au point de vue de l’avenir, comme une personne »35. Mais au fur et à mesure que les gouvernements se développent, ils individualisent leurs facultés, trouvant, par là, un équilibre fonctionnel dans la spécialisation de leurs différentes composantes. Ce processus est analogue au processus de l’« organogénie » des êtres vivants, selon lequel la formation de tout être organique exige, lorsqu’on passe, dans les règnes végétal et animal, du simple au composé, le développement des fonctions qu’accomplissent des organes spécialisés36. Et parce que « c’est le plus ou le moins de séparation organique qui fait la supériorité ou l’infériorité des existences », le genre humain reprend sa place au sommet de la grande chaîne des êtres pour Proudhon, car « l’homme est de tous les animaux celui dont les facultés sont le mieux différenciées, et qui jouit de la plus grande liberté d’action, résultat de la puissance, de la finesse et de l’harmonie de ses organes »37. Par conséquent, l’expression de l’humanité dans des formes institutionnelles et sociales doit être le reflet de cette supériorité anthropocentrique de l’espèce humaine. La séparation des pouvoirs gouvernementaux sert donc une double fin téléologique : « affranchir l’État de toute influence personnelle, et […] faire de lui l’expression collective, authentique, de la nation », et « améliorer la condition des citoyens en créant dans le cercle de l’action gouvernementale, et par cette action même, la liberté, le droit, et l’ordre »38. De cette manière, « [l]a pratique du régime de pondération dans l’État deviendra ainsi la meilleure école des générations : c’est par là que les sociétés en décadence pourront toujours se relever ; c’est là, en définitive, qu’est la garantie de l’indéfectibilité humaine »39.
21Par un processus de séparation et d’individuation fonctionnelle dans laquelle l’État ne devient finalement qu’un organe parmi d’autres, avec un rôle particulier et circonscrit (essentiellement régalien) dans la société, Proudhon espère voir émerger l’émancipation économique des peuples et le triomphe des principes du mutuellisme et de la justice commutative. Et soucieux de promouvoir une certaine libéralisation des sociétés, Proudhon termine la première partie de son manuscrit en essayant de montrer que même la propriété privée pourrait servir de contrepoids pour faciliter le processus de désagrégation salutaire de pondération40. Mais ce processus de désagrégation politique ne peut pas s’accomplir si l’on insiste trop sur le principe des nationalités, car il faut d’abord voir se généraliser, grâce aux effets de l’équilibre des grandes puissances, un certain type de développement constitutionnel et libéral avant que la pluralité des groupes sociaux multiples constituant les États existants puissent enfin se libérer. En attendant cette émancipation, il ne faut pas écouter les revendications des partisans des nationalités perdues. Proudhon se demande ainsi au sujet de la Pologne : « Où en serait la civilisation, où en serait l’Europe, si elle devait accueillir la demande de toutes les nations qui ont péri, et dont les territoires ainsi que les hommes ont été absorbés dans des états plus forts ? »41
22Un peu comme dans la théorie vitaliste du droit de la force de La Guerre et la Paix, le remède (ici, décentralisation, là, pacification économique) est dans la révélation successive du mal (ici, pouvoir d’État indivisible, là, la guerre). Pourtant, il reste une certaine ambiguïté du rapport entre « nation » et « État » tels que Proudhon les définit, susceptible d’enrayer le développement naturel précédemment décrit. Car que dire de l’État français en particulier, en tant qu’organisation politique censée exprimer la nation, lorsqu’une telle organisation est en contradiction avec la nation elle-même, dans la mesure où cette nation est le fruit, topographiquement, de plusieurs micro-nations ? S’agissant de la France, la tension, déjà signalée, entre la définition circonscrite des nations multiples et plurielles et la vie organique des États est la plus apparente.
23On pourrait dire que le problème en France est que l’État a pris trop d’autonomie par rapport à la société (ou aux multiples petites nations, sociétés ou communautés plurielles) dont il est le produit. Sa raison n’est plus la même que la société française, composite et diverse, qui l’a produit, et sa fonction initiale est même devenue dysfonctionnelle. En même temps, Proudhon sous-entend que cette autonomisation du politique, salutaire du point de vue de la philosophie de l’histoire biologisante, est dans le cas français plutôt le reflet de la décadence, ou de la mauvaise santé, de l’organisme social national (d’ailleurs, la théorie de l’immanence de l’État de Proudhon stipule que toute société a l’État qu’elle mérite). Juxtaposer – comme Proudhon le fait dans certains de ces derniers écrits publiés comme Théorie de l’Impôt ou Du Principe fédératif – la liberté (des individus) et l’autorité (de l’État) pour insister sur leur équilibre est une manière d’esquiver le problème qui consiste à revendiquer la soumission de l’État à la nation plurielle qu’il représente, quitte à être absorbé par une puissance voisine plus robuste, alors que les mœurs des membres de cette même nation composite sont en grande partie responsables de l’émergence organique de l’État en question. Il est beaucoup plus facile pour Proudhon de justifier l’effacement de l’État-nation polonais, à cause des erreurs historiques de son aristocratie et de son clergé. Cependant la Pologne apparaît dans son manuscrit comme un substitut évident de la France. En effet, la critique de l’histoire polonaise et la justification concomitante des fameuses partitions du xviiie siècle est non seulement une manière de critiquer la « polonophilie » de ses contemporains, mais surtout de condamner la misère de la culture politique en France et, plus particulièrement, les désarrois des engagements européens de la gauche républicaine depuis la débâcle de l’expérience de 1848. Certes, cette substitution est loin d’aller de soi, car le problème historique de la Pologne, tel que Proudhon le décrit dans la deuxième partie de son manuscrit, est le contraire de celui de la France – la non-émergence d’un État fort et robuste. Pour cette raison, la Pologne se distinguait nettement de son rival géopolitique historique, la Russie, qui, selon Proudhon, par sa capacité de développer un État fort, méritait sa part dans les partitions du xviiie siècle, à la différence de l’« anarchie » qui caractérisait la vie politique polonaise du même siècle42. Dans la téléologie anthropologique des gouvernements retracée par Proudhon dans La Pologne, comme on l’a vu, il fallait passer d’abord par l’équilibre des grandes puissances hégémoniques issues du Congrès de Vienne avant de voir émerger la décomposition libérale et constitutionnelle de ces mêmes États à travers la pondération de leurs parties fonctionnelles. Et pour Proudhon, au début des années 1860, il semble, suite à l’émancipation des serfs en Russie et certaines réformes constitutionnelles en Autriche, que la France impériale est la plus rétrograde des grandes puissances du point de vue de la nécessité de cette décomposition. Dans la mesure où le développement de l’État est excessif en France (à la différence du cas polonais), l’histoire de la destruction de la Pologne n’est décidément qu’un prétexte pour suggérer comment « la pratique du régime de pondération dans l’État » pourrait devenir, comme on l’a vu, « la meilleure école » pour la relève des « sociétés en décadence » comme la France.
24Proudhon admet beaucoup plus librement ses préoccupations au sujet de la France dans sa correspondance de l’époque. Dans une lettre manuscrite, non-envoyée, à son ami Jérôme-Amédée Langlois du 12 avril 1862 (donc au moment même où Proudhon rédige La Pologne), Proudhon confesse qu’il ne s’inquiétait point de la possibilité d’une invasion de la France suite à la politique irresponsable de Napoléon III qui « pourrait ajourner la révolution sociale à cinquante ans » :
[V]ous avez l’air de croire celle-ci [ « la révolution sociale »] fort prochaine, bien plus, qu’elle sera opérée par la France. J’ai perdu toute foi et toute espérance pareille. J’ai été, comme vous, ébloui du rôle qui me semblait être celui de la France, et plus j’étais ébloui, plus je croyais à notre vertu, à notre faculté de réalisation. Qui pouvait nous disputer ce rôle ?… Mais, en ruminant notre histoire et en étudiant depuis 14 ans la marche du pays, je suis revenu de mon infatuation gauloise. […] Vous ne suivez pas, je le vois, vous n’enregistrez pas, au jour le jour, les manifestations de la force collective française ; vous la croyez toujours telle qu’en 89, et vous vous dites : la France est là ! Détrompez-vous : il n’y a plus de France ; c’est fini, – fini, – fini. Bourgeoisie et plèbe ne valent rien ni l’un ni l’autre ; la bascule se fait entr’elles d’eux, non pour les principes, les libertés et les droits auxquels on ne pense plus, mais pour la pâtée et le privilège, la seule chose à laquelle tiennent le prolétaire et le bourgeois.
La décadence française a fait depuis dix ans des progrès effroyables : j’en recueille les pièces. La multitude n’y voit rien : est-ce qu’elle voit quelque chose ? […] Nous descendons au pas accéléré ; l’Angleterre monte d’autant ; que l’Allemagne, l’Autriche et la Prusse parviennent à s’organiser, que la Russie surmonte les difficultés de son émancipation, et je vois, avant dix ans, les races latines définitivement dépassées, et tôt ou tard subalternisées par les races germaniques43.
25Puis, Proudhon poursuit, bien que Langlois ait intégralement censuré ce passage de la Correspondance de Proudhon lorsqu’il a reproduit cette lettre, la publiant en 1875, donc après la défaite de Sedan :
Vous frissonnez à l’idée d’une invasion ; j’en suis venu à y voir, comme en 1814, un moyen de salut. Je voudrais seulement que l’Étranger revenant en France, au lieu d’une royauté constitutionnelle, il nous donnât une république fédérale, formée de 12 petits États. Je ne vois plus pour nous d’autre chance de salut. Ne me parlez pas de la mort de Napoléon III, de la possibilité d’un retour de la république – je ne crois pas aux républicains, je ne crois pas à la nation, je ne crois pas à la France44.
26Et, après avoir justifié la méfiance des Allemands vis-à-vis de la France (qui semble s’opposer à l’unification allemande sous l’hégémonie prussienne à laquelle Proudhon, lui, ne s’oppose point), Proudhon ajoute : « quant à séparer le peuple français de son gouvernement, on n’en a pas le courage, et vraiment ce serait ridicule »45.
27Ce refus de séparer la nation de son gouvernement lorsqu’on juge ce dernier est l’un des points de départ de l’anthropologie de l’État contenu dans La Pologne, comme on l’a vu. Mais, en filigrane, on trouve l’argument selon lequel la centralisation politique et administrative sous le Second Empire (conduisant à l’autonomisation du gouvernement vis-à-vis de la société française) a tellement fait de ravages que l’organisme national de son pays natal semble atteint par une maladie fatale de dégénérescence accélérée, rendant caduques les « facultés de réalisation » en tant qu’organisme, mentionnées dans la lettre à Langlois citée ci-dessus. La dimension biologisante de l’ontologie sociale remaniée par Proudhon au début des années 1860 n’est pas pour rien dans ce revers. On a l’impression que sa position ambiguë sur les petites patries perdues par la centralisation (oscillant entre la justification de leur effacement et une certaine nostalgie pour leur existence avant ce même effacement), est due autant à la modification de son ontologie qu’à son désir de critiquer le principe des nationalités (et par là, la politique étrangère impériale et les républicains qui la soutenaient naïvement). Son sentiment d’appartenance à la France s’est atténué depuis son exil en Belgique, comme en atteste ce passage assez coloré de La Pologne dans lequel l’authenticité de la nation française contemporaine est mise explicitement en question :
En France, où la division par départements a été si meurtrière à l’ancien esprit provincial, où tout est si parfaitement unifié, centralisé, commandé, la nationalité est de pure tradition, et n’existe, pour ainsi dire, qu’à l’état de cocarde, donnée par le gouvernement. […] L’administration municipale n’étant plus qu’une succursale de la préfecture, le pays est devenu une abstraction parlementaire, synonyme des quatre-vingt-neuf départements. Au patriotisme s’est substitué le chauvinisme. Pour le vulgaire, l’État semble avoir gagné en solidité autant qu’en étendue […] Pour moi je n’hésite point à rapporter à l’abolition des institutions provinciales et municipales la cause principale de ce marasme qui épuise la société, et qui, par le dégoût du pouvoir, dégénère en haine de la patrie elle-même. On trouve encore chez nous, à l’état natif, des Bretons, des Normands, des Provençaux, des Gascons, des Auvergnats, des Franc-Comtois, parce que le sol et les climatures, parce que la terre, avec ses bassins, ses montagnes et ses races, est indestructible. Mais tous ces types s’effacent derrière un Français factice, de création gouvernementale, qui n’a plus de pays, qui se classe par sectes, coteries, parties et livrées ; masque sans originalité, sans dignité, sans idée, dont nous nous laissons sottement affublés, et d’après lequel nous jugent les étrangers. Nous parlons de nationalité : je voudrais que l’on me dît en quoi consiste la nôtre. Il est clair qu’on n’est pas de la France comme on est du Puy de Dôme ou du mont Pilat, de la vallée du Doubs ou de celle de l’Yonne. Sur une surface de 30000 lieues carrées, l’individu s’évanouit, et de la nationalité il ne reste que le mot. On est français aujourd’hui, comme on est catholique ou juif, royaliste ou démocrate, rentier de l’État ou associé de M. Mirès, soldat ou capucin. C’est une affaire de matricule. À de telles conditions, je ne pense pas faire acte d’incivisme, en déclarant que je me sens aussi peu français que bédouin ou Kozak46.
3. La génération spontanée des peuples : le débat entre monogénistes et polygénistes
28On retrouve les mêmes boutades anti-françaises – elles-mêmes produits de la critique ambivalente, sinon contradictoire, que Proudhon faisait des nationalités – dans de nombreux autres manuscrits de l’époque. Notamment, dans ses notes pour son ouvrage sur le rôle géostratégique du Rhin dans l’histoire européenne depuis la chute de l’empire romain, France et Rhin. On y trouve l’argument selon lequel la France de son époque se compose, à la base et d’un point de vue ethnique, de 20 nations distinctes, dont des Flamands, Allemands, Allobroges, Liguriens, Corses, Basques, Celtes, Normands, Scandinaves, plus celles qui parlent la langue d’oc – Languedociens et Provençaux – et celles qui parlent la langue d’oïl – dont des Lorrains, Bourguignons, Picards, Franc-Comtois, Dauphinois, Auvergnats, Limousins, Tourangeaux, plus celles du Forez, des Landes et de la Bresse. Face aux vestiges de cette diversité primitive persistante, Proudhon conclut à propos de ses compatriotes contemporains : « Le Français est un être de convention, il n’existe pas. Celui qu’on se plaît à représenter dans les romans, les drames, les caricatures, tantôt troupier, tantôt cuisinier, coiffeur ou commis voyageur, est une charge. »47 Sans la force policière de l’armée, la France, emportée par des « attractions locales », retombera même dans le fédéralisme gaulois qui caractérise son histoire préromaine48.
29Mais les enjeux dépassent la simple question de l’authenticité des indigènes de la France actuelle. Le problème de savoir comment réconcilier le multiple dans l’un au sein d’une société, et vice versa, est évidemment au cœur de la critique par Proudhon du principe des nationalités, surtout dans la mesure où les partisans du principe des nationalités aspirent eux-mêmes à la création d’États unitaires et indivisibles. Ainsi, entre sa discussion de la « géographie politique » et de l’« organogenèse » des États et le « métamorphisme » de leurs sociétés49, Proudhon consacre un chapitre entier, intitulé « Ethnographie politique », à la question des différentes manières de représenter les origines des peuples50. Pour Proudhon, la question des origines est aussi essentielle que la question des frontières. Sur le plan scientifique, il fait écho au débat brûlant entre les monogénistes et les polygénistes qui se battent alors pour déterminer si les peuples sont issus d’une souche commune ou s’ils sont nés spontanément sur des territoires différents. Dans La Pologne, Proudhon se montre favorable à la deuxième théorie, exprimant un mépris évident pour les soucis religieux des monogénistes lorsqu’il observe :
[…] si l’homme a été créé, soit de la main de Dieu, soit par l’énergie de la nature, sur un point quelconque de la terre habitable, il a pu l’être également sur tous les autres ; […] l’initiation ou l’initiative, comme on voudra, a pu être indifféremment universelle ou spéciale, […] dans un cas comme dans l’autre, il n’en coûtait pas davantage, ni à Dieu, ni à la nature, ni à l’esprit humain51.
30Pour sa part, Proudhon revendique un certain pluralisme ethnique qu’il voit renforcé par la thèse polygéniste :
[E]n l’absence d’une généalogie authentique, devant les difficultés insurmontables de ces prétendues migrations, en présence des faits qui attestent avec une égale évidence et l’unité de l’espèce, et l’originalité, la localisation, tranchons le mot, l’autochthonie des races, le bon sens prescrit, hors le cas de preuve contraire, de s’en tenir à cette hypothèse si simple, que chaque nation est de son pays, indigène au sol qu’elle habite ; que ses mœurs, ses lois, ses arts, son culte, sa langue, sont le produit de sa spontanéité, comme elle est elle-même le produit des énergies de sa terre, de cette terre que nous appelons tous si amoureusement terre natale52.
31Et Proudhon de conclure de cette théorie de l’« autochtonie » que :
Chaque nation est soi, comme elle est chez soi ; l’habitation qu’elle s’est choisie l’a faite ce qu’elle est, à telles enseignes, qu’après avoir admis, comme préface de l’histoire universelle, une migration générale des peuples, on est forcé de raisonner ensuite de chacun d’eux comme s’ils étaient sortis du sol qu’il laboure [sic], en un mot, comme si, selon l’expression grecque, ils étaient vraiment autochtones. À quoi bon marchander à l’homme et à la nature cette spontanéité sans laquelle, après tout, ils ne seraient l’un et l’autre qu’une masse inerte, un corps sans âme ?53
32Les enjeux contemporains de cet argument sont révélés dans le même passage lorsque Proudhon ensuite insiste sur le fait qu’il ne veut point entamer « une discussion de zoologie » car « pareille recherche » n’est pas de sa « compétence »54 . S’il ne se sent pas qualifié pour déterminer si l’unité de l’espèce humaine est contredite ou non par la thèse selon laquelle les variétés de l’espèce ont pu être créées séparément et sporadiquement, il n’en admet pas moins que ce dernier argument lui semble « aussi digne de la majesté du créateur, aussi aisé à la nature, aussi honorable, pour nous, que la génération adamique et le partage fait à Babylone », et il s’en remet « de grand cœur » aux travaux de Pouchet sur la génération spontanée55. Par contre, il rejette, par cette affirmation, à la fois les conclusions qu’il trouve « forcées » de l’anthropologue Jean-Louis-Armand de Quatrefages de Bréau, et la thèse d’une « filiation des peuples et des langues », issue d’« une souche commune », soutenue par son ami philologue de jeunesse et correspondant, Frédéric-Guillaume Bergmann56. Et Proudhon affirme qu’il préfère de loin l’idée d’une production spontanée au cours du temps de la vie, de la parole, et des institutions sociales dans des localités diverses.
33Les références aux trois auteurs contemporains nommés ci-dessus témoignent du fait que les préoccupations intellectuelles de Proudhon allaient bien au-delà de la simple réfutation de la cause nationaliste polonaise. Quant à Pouchet, si Proudhon ne l’a pas encore lu (il ne l’étudiera pas avant 1864, comme on va voir ci-dessous), il a croisé son nom à plusieurs reprises dans un ouvrage écrit par un ami médecin franc-comtois, le Docteur Adolphe Clavel, Les Races humaines et leur part dans la civilisation (1860), livre visant à établir une analogie entre la diversité ethnique et la diversité environnementale.57 D’après ce qu’on a pu déterminer par l’étude des manuscrits et livres annotés de la main de Proudhon, la lecture de Clavel lui a surtout inspiré un retour à ses vieilles obsessions : notamment l’atténuation des inégalités naturelles dans les fonctions sociales58. Ainsi, de la même manière qu’il insiste, de longue date, dans ses écrits économiques, sur la manière dont l’inégalité naturelle se réconcilie dans la partition des fonctions de la division du travail, de même on le retrouve tirant de Clavel l’idée que la variété des peuples pourrait se résoudre dans l’équilibre de leurs aptitudes. Pour Proudhon, le processus de civilisation fait en sorte que les différents groupes ethniques ou raciaux les plus primitifs se mélangent et se croisent peu à peu, non point par des invasions, qui ne font que détruire des sociétés déjà existantes, mais par l’extension progressive des liens de sociabilité entre différentes communautés.
34Plus important encore que la lecture de Clavel était celle du monogéniste Quatrefages auteur d’une Unité de l’espèce humaine (1861)59. C’est vraisemblablement suite à cette lecture que Proudhon a commencé à réfléchir sérieusement au débat anthropologique entre la monogenèse et la polygenèse des peuples60. Dans quelques notes inédites destinées à l’ouvrage projeté, France et Rhin61, on trouve le schéma suivant. Il y a deux manières de représenter la multiplication de l’espèce humaine sur le globe et d’expliquer son unité, ses variétés, et les affinités de langues et de mœurs. Selon la première théorie, tous les peuples sont issus physiologiquement d’une même souche par une même génération primitive. Les différences physionomiques, de même que les différences linguistiques que l’on peut constater dans le monde entier sont exclusivement dues, soit aux milieux environnementaux dans lesquels les divers humains se sont installés et reproduits, soit à leurs migrations successives. Dans la deuxième théorie, si l’on peut parler d’une « unité » de l’espèce humaine, cette « unité » est uniquement épistémologique. À la fois rationnelle et morale, elle n’est « nullement un effet de génération et du sang » mais existe « dans la similitude des facultés, et l’unité des lois de l’esprit et de la conscience, qui sont partout et nécessairement les mêmes » pour tous62. La même thèse s’applique aux êtres humains aussi bien dans leur diversité ethnique que dans leur diversité linguistique, car si l’on peut parler d’une unité des langages, cette unité existe exclusivement « dans la loi de l’esprit qui veut que chaque mot soit originairement en rapport avec l’idée ou l’objet qu’il représente », exigeant par-là que « la phrase soit conforme à la logique de l’entendement »63. Pour Proudhon, le principe de l’« hétérogénie », impliquant la possibilité de la procréation d’une espèce par une autre, compatible avec la deuxième théorie mentionnée ci-dessus, triomphait, ce qui corroborait sa propre opinion suivant laquelle l’homme, indigène et autochtone sur tous les points du globe et dans chaque pays, s’est disséminé par plusieurs couches successives, paraissant sur la terre à des dates différentes64. Et bien que Pouchet ne soit mentionné directement ailleurs dans La Pologne que la seule fois citée ci-dessus, les implications anthropologiques de la thèse de la génération spontanée sont à cet égard évidentes :
La faculté de produire des germes, disent les hétérogénistes, à certaines conditions données, est immanente dans la nature, comme la faculté de cristallisation, comme l’attraction. De là toutes ces créations successives, gigantesques et microscopiques, anté-diluviennes et post-diluviennes, dont la géologie nous montre les débris ; de là, la production des moisissures et de certains infusoires que nous produisons à volonté, artificiellement. Au fond, la génération sexuelle, par laquelle se reproduisent, une fois nés, les animaux et les plantes, n’est-elle même qu’une génération spontanée. Eu égard au mystère qui l’enveloppe, nous pourrions à bon droit continuer de l’appeler divine, si toutes les analogies ne nous disaient pas qu’elle est naturelle.
Il y a toute une révolution philosophique dans cette nouvelle, et selon moi irréfutable doctrine. L’idée de Dieu n’y est point intéressée ; la religion n’est pas radicalement atteinte ; la science seulement a reculé la borne de son empire. Dieu, l’être absolu, ne semble plus être autant en contact avec nous : qui sait si ce n’est pas une raison pour que nous l’en honorions davantage ?65
35Dans ce passage, Proudhon cherche évidemment à dédouaner le camp hétérogéniste de toute accusation d’impiété. Au-delà des questions scientifiques plus spécifiques d’origines de la vie et d’histoire naturelle, Proudhon était convaincu du caractère rétrograde des arguments monogénistes. Dans des notes manuscrites sur Quatrefages, Proudhon parle d’un premier droit de « l’indigénat », celui permettant l’appropriation du sol et l’établissement d’une propriété territoriale collective par les peuples primitifs mais aussi, de nos jours, fournissant « un argument a priori contre la politique de la centralisation unitaire, communiste, et catholique »66. Car, par ses implications, la thèse monogéniste pousse non seulement au métissage et aux croisements, en les légitimant mais remplace aussi le respect réciproque des peuples, les uns vis-à-vis les autres, par une « fausse idée de fraternité » capable de justifier la colonisation des non-européens.67 Pareillement, les arguments monogénistes poussent à la concentration des pouvoirs gouvernementaux (forme de colonisation intérieure), au nom de l’absorption du multiple socio-ethnique dans un tout étatique. Toujours convaincu de la décadence française, les conséquences des arguments monogénistes encouragent des développements fâcheux déjà signalés : la fin des traits particuliers.
36Proudhon préférait à l’explication monogéniste la thèse scientifique d’une « puissance créatrice »« une », tout en étant « universelle, perpétuelle, ubiquitaire »68. Elle « agit d’une manière permanente, dans tous les lieux, en raison des éléments qui lui sont donnés, ou qu’elle s’est donnée à elle-même, et des milieux où elle les a placés », suivant « une marche ascendante, du règne organique au règne organisé ; du végétal à l’animal, et de l’animal à l’homme »69. Vu sous cet angle, l’ascension des espèces par la complexification des organismes pourrait être décrite comme une « pyramide polyédrique aboutissant par la variété des races, à l’unité d’espèce »70. Pour Proudhon, cette structuration de la vie organique est d’autant plus évidente que les variétés des espèces sont probablement aussi primitives que les espèces elles-mêmes, et que celles-ci paraissent comme des abstractions dont la définition précise reste toujours difficile. L’unité de l’espèce n’est qu’un horizon, la limite d’une évolution fondée sur la flexibilité de germes soumis à la variation en leur origine primitive.
37Quand Proudhon décrit de nouveau l’évolution humaine en fonction de la progression des races variables et multiples vers une espèce unitaire, il décrit essentiellement le même processus téléologique de l’évolution des êtres simples en êtres compliqués à l’œuvre dans l’histoire naturelle des États que l’on trouve dans La Pologne. Cette trame, dans laquelle la fixité des types advient uniquement après un long processus, sans faire disparaître la diversité à laquelle ils se prêtent, n’était pas conforme aux thèses monogénistes, qui insistaient sur l’existence d’un type primitif. À l’équivoque du mot « espèce », Proudhon préférait le mot « création », ou « génération », évoquant, dans les marges de son exemplaire du livre de Quatrefages, l’image géométrique d’une grande chaîne des êtres anthropocentrique :
En effet, le but évident de la nature a été partout, on le voit aujourd’hui, d’arriver, d’échelon à échelon, à l’homme, sommet organique et psychique de la création. – C’est une pyramide polyédrique avec gradins dont cette nature a fait l’ascension. Chaque polyèdre représente la contrée, bassin, latitude, climat, etc. Les gradins représentent les genres et espèces : arrivée au sommet, bien que par diverses routes, on trouve une espèce unique, l’homme, mais produite par des développements très divers71.
38Dans la lettre non-envoyée à Langlois du 12 avril 1862 déjà citée, Proudhon expose très clairement la différence entre les idées monogénistes et une théorie qui affirme à la fois la profusion polycentrique de la puissance génératrice de la nature et l’unité exclusivement épistémologique de l’humanité malgré cette polygenèse :
Puisque vous me parlez de races humaines, question sur laquelle je travaille aussi de mon côté, je vous dirai ce que je pense du livre de Quatrefages, que j’ai annoté sur toutes les marges. Je suis parfaitement d’accord de l’unité spécifique de l’humanité ; mais je ne conclue pas avec Quatrefages de cette unité spécifique à une origine identique pour toutes les races ; je crois qu’en cela il a fait violence à la science par amour pour la Genèse. Maintenant qu’on commence à découvrir partout des fossiles humains, il faut bien s’accoutumer, pour l’homme comme pour l’ensemble des deux règnes organisés, à l’idée d’une création ubiquitaire. Or, n’est-il pas tout aussi simple d’admettre que les énergies de la nature, fonctionnant sous les influences climatériques, ont produit partout identiquement le même être, sauf les nuances de tempérament, que d’aller soutenir, sur la foi de vieilles traditions, mais sans preuves, que chaque race a été façonnée dans le pays qu’elle habite, après que la graine, – une graine exotique, – y eût été apportée de plus loin ? Je dis que la première de ces propositions vaut la seconde ; et comme au point de vue de la politique, de l’histoire, des nationalités, etc., celle-là est la plus commode, la plus naturelle, à tel point qu’on est forcé d’en faire l’hypothèse, je vous avoue que je m’y attache avec la conviction d’un jugement longuement motivé et mûrement réfléchi72.
39Pourtant, Proudhon ne croit pas que les idées monogénistes sont la seule et vraie cause des inégalités (bien qu’elles les exacerbent). Le problème de l’inégalité est en effet lié également à la condition même de l’homme en société, comme il l’explique à Langlois, évoquant en passant les « facultés de réalisation » que, comme on l’a vu, la France impériale n’avait plus :
Quant aux inégalités de races, […] je n’en cherche pas l’explication ailleurs que dans les influences locales. […] L’homme, en principe, serait, à tous les points de vue et partout, identique et adéquat à lui-même ; il ne varierait que sous l’action de certaines influences extérieures, qui d’abord l’atteindraient dans sa vie végétative, et de là s’étendraient jusqu’à la vie animale. J’ai une page ou deux à ce sujet dans ma Pologne, où je distingue les facultés constitutives de l’homme, les mêmes pour tous, de ce que j’appelle les facultés de production ou facultés de réalisation. C’est par ces dernières seulement qu’il y a inégalité entre les races et les individus73.
40En effet, dans son manuscrit, La Pologne, Proudhon affirme que ce qui distingue les individus et les races et ce qui est la cause de l’inégalité, ce ne sont pas « les FORMES générales et constitutives de l’être humain » ; ce sont les « facultés » de ce même être, où le terme « faculté » est défini par Proudhon comme « toute puissance d’action, de production, de compréhension, d’inspiration ou d’invention, d’expression, de réalisation »74. Ainsi, l’inégalité entre les hommes – une conséquence de la nature contingente de l’organisation des sociétés humaines – n’est point un fait de droit, car l’homme est, de sa nature constitutive, perfectible et progressif. De cette manière, Proudhon conclut qu’il n’y a rien de providentiel dans les inégalités sociales :
L’inégalité entre les hommes, on ne saurait le nier, est bien réellement du fait de la nature, mais elle n’est pas dans ses fins : je veux dire par là que si la nature ne produit pas toujours les êtres qu’elle crée comme elle tend manifestement à les faire, comme on peut dire qu’elle voudrait les faire, c’est que, par l’antagonisme de ses propres éléments, elle manque, sur certains points, de puissance, c’est qu’elle n’est pas omnipotente. En d’autres termes, je dis que l’inégalité des facultés entre les hommes témoigne, non d’un dessein ou d’une préméditation de la nature, mais d’un ralentissement de la vitalité chez l’un, d’une accélération chez l’autre, d’une déviation chez celui-ci, d’une suspension chez celui-là ; en un mot qu’elle est un phénomène de tardiveté, précocité, déformation ou arrêt, causé par des influences, étrangères75.
41C’est un argument qui permet à Proudhon de conclure également que si la nature a créé des citoyens inégaux, quant à leurs « facultés de réalisation », c’est à l’État de restreindre les effets de cette inégalité en donnant à tous les mêmes garanties. Mais pour que cela puisse avoir lieu, on doit voir un certain développement dans la relation État-nation, notamment le passage de « l’organogénie politique » au « métamorphisme social » des États tendanciellement voués à être contrebalancés de l’intérieur par la propriété privée, de même qu’ils sont bridés à l’extérieur par l’existence d’autres États.
42Déjà, dans la septième étude sur « Les Idées » dans De la Justice dans la Révolution et dans l’Église (1858 et encore plus dans sa réédition de 1860), Proudhon avait avancé certains de ces arguments. Refusant de rentrer dans des spéculations hasardeuses sur la création, il n’admettait comme vrais en ce qui concerne l’ordre naturel que trois faits : que les espèces sont actuellement inconvertibles ; que, dans leurs générations, ces espèces n’admettent pas de promiscuité ; et que dans chaque fécondation les germes sont innombrables. Il tire de ces trois faits deux conclusions : que, premièrement, « dès le commencement comme plus tard, la nature, tout en distinguant les genres et les espèces, a semé par toute la terre les germes en abondance » ; et que, deuxièmement, « l’homme, comme la plante, et sauf les variétés de tempérament qu’impose le climat, est de tous les pays »76. Si les conditions du sol, de race, de température, d’alimentation et d’industrie étaient constantes et identiques, l’homme, malgré la diversité de son origine, serait identique et invariable sur toute la face du globe. Ceci n’étant point le cas, « [l]’unité du genre humain résulte de l’identité de sa constitution, beaucoup plus que de l’unité de son arbre généalogique »77.
4. L’identité de l’espèce, la génération spontanée et la finalité de la vie
43Bien que la composition du manuscrit fût largement achevée, Proudhon n’a jamais publié La Pologne en 1862. Il a été interrompu dans sa rédaction par la réaction hostile de la population bruxelloise, suite à la publication d’une série d’articles polémiques parus dans la presse belge contre l’unification italienne. Dans ces articles, Proudhon se moquait des frontières naturelles et priait facétieusement Napoléon III de profiter du moment géopolitique propice afin d’envahir la Belgique et d’annexer tout le territoire du Rhin allant de Bâle à Rotterdam, car, assurait-il, les Belges étaient devenus trop complaisants pour s’y opposer78. Des manifestations devant son appartement et de nombreuses menaces le convainquent de rentrer en France. De retour à Paris, Proudhon publie en 1863 le texte qui deviendra canonique bien après sa mort, Du Principe fédératif et de la nécessité de reconstituer le parti de la Révolution. Cet ouvrage était à maints égards beaucoup moins ambitieux que La Pologne. À part un court chapitre sur la constitution « fédérale » de la Gaule pré-romaine, prétexte pour critiquer le refus de la tradition jacobine d’accorder plus d’autonomie aux provinces, Du principe fédératif ne prétendait point développer une théorie de la formation des États européens à la lumière d’une anthropologie finaliste79. Au beau milieu de l’écrasement de la révolte polonaise de 1863, Proudhon publie un résumé de sa critique de l’histoire polonaise dans son pamphlet de la même année, Si les Traités de 1815 ont cessé d’exister ? Actes du Futur Congrès80. Mais Proudhon ne cherche pas à présenter en détail dans cet ouvrage de circonstance sa critique de la notion post-révolutionnaire d’État-nation. D’autres arguments contemporains de l’époque de la rédaction de La Pologne – notamment à l’égard d’une ancienne constitution ethnographique de la péninsule italique – ont été repris en filigrane dans un recueil d’articles publié juste après sa mort81. Si, pour Proudhon, la publication de La Pologne n’était plus une priorité à cette période, il est possible qu’il comptait en publier certains extraits, choisis dans la première moitié du manuscrit, dans une revue qu’il espérait lancer dès la deuxième moitié de 1863, La Mnémosyne. Et lorsque, dans les derniers mois de sa vie, Proudhon rédige De la Capacité politique des classes ouvrières, il compte revenir bientôt sur ses réflexions sur la géographie française. Reprenant son dossier de notes inédites sur la Gaule ancienne, Proudhon rêve d’une France redivisée en 30 à 36 provinces, avec chacune un million d’habitants82. Cette réforme territoriale, il en est convaincu, impliquerait une nouvelle étape dans l’histoire de la France, anciennement connue comme la Gaule. Par la déconcentration et la décentralisation de l’État, elle signaleit la fin du pacte établi depuis Hugues Capet entre le pouvoir et une bourgeoisie indigène traîtresse (qui a successivement trahi la Gaule pour les Romains à l’époque de Jules César, puis les Gaulois romanisés pour les Francs à l’époque de Clovis). Comme Proudhon l’écrit sur un feuillet manuscrit sur l’histoire gauloise, mettant en évidence tout le paradoxe de son nationalisme antinationaliste :
Je suis pour les nationalités, plus que ceux qui en parlent, car je demande le rétablissement de toutes ; car je proteste contre les grands États unitaires ; car je demande la fédération française, italienne, espagnole, germanique, et slave ; car je ne confonds pas la nationalité avec la race ou la langue, pas plus qu’avec l’aristocratie ou le sacerdoce83.
44Visiblement, pendant l’été 1864, Proudhon était encore préoccupé par son intuition, intimement liée à ses théories géographiques, intuition selon laquelle les espèces auraient dû être créées, ou auraient dû émerger, en plusieurs localités, dans des vallées tempérées, et non point dans un lieu unique. Écrivant à son ami Bergmann le 6 juillet à propos du livre de ce dernier, L’Unité de l’espèce humaine et la pluralité des langues primitives (1864), Proudhon réitère ses idées sur la polygenèse des peuples84. Rencontrant la thèse de Bergmann suivant laquelle l’unité de composition grammaticale et syntaxique, par delà les différentes familles de langues humaines, atteste de l’unité originaire de l’espèce, Proudhon remarque que partout les faits suggèrent autre chose :
Une des objections qu’on te fera, c’est relativement à la transformation de la figure humaine. Je suis de ceux qui croient que, dans notre espèce, la figure ne varie que dans des limites assez étroites ; que certaine latitude donnée à l’influence des mœurs, des idées et du climat, les races demeurent fixes, ce qui me retient toujours à l’opinion de la pluralité des lieux de formation de notre espèce85.
45Proudhon félicite son ami philologue, par contre, pour son argument qu’il y a eu forcément « un assez long temps entre la naissance de l’homme et ses premières migrations et la production des premiers éléments du langage », ce qui pourrait à son tour expliquer la pluralité des langues-mères, si l’on affirme l’unité des races, ou, par l’accent mis sur la spontanéité du langage, servir à confirmer tout simplement la pluralité des races86. Selon Proudhon, l’influence de l’environnement spécifique aux divers humains les plus primitifs étant cruciale à cet égard, la variété des éléments les plus rudimentaires des langues s’explique forcément par les lieux primitifs d’habitation des tribus, groupes et races dont les langues se différenciaient de vallée en vallée, de plateau en plateau, de chaîne de montagnes en chaîne de montagnes.
46Cette théorie de la polygenèse de l’humanité est exprimée une nouvelle fois dans quelques feuillets manuscrits portant sur les publications récentes de Bergmann, intitulés « Géographie politique »87. Dans ses notes, Proudhon affirme que l’espèce humaine a été créée en plusieurs localités, et n’a pas émergé en un seul lieu avant de faire des migrations. Ces localités primitives étaient forcément des « vallées délicieuses, si tempérées, si bien arbitrées, formées par les innombrables détours que forment les cours d’eau, vallées fécondes, plantureuses, salubres, où les excès de la chaleur et du froid sont inconnus, du moins peu à craindre », bref des lieux qu’on trouve aussi bien en Arménie, Grèce, Italie, Espagne, Gaule et Germanie que dans le Nil, Ganges ou Indus. Cependant, malgré la pluralité des origines géographiques de l’humanité et l’impact que cette pluralité aurait pu avoir sur l’évolution ethnolinguistique des différentes races humaines par la suite, Proudhon rejette toujours la notion de « la transmutation universelle, chose fausse, en logique, en chimie, en morale, en art : comment pourrait-on le soutenir en zoologie et botanique88 » ? Selon lui, le changement de milieu environnemental n’est pas suffisant pour changer la race de l’espèce transportée :
Ce que le climat A forme de toutes pièces, conçu de lui-même ; conformément à sa nature, le climat B pourra le modifier, il ne l’anéantira jamais. Les essences sont indestructibles. Les individualités résistent à toute métamorphose ; elles ne sont individualité que parce que, hors de limites, elles ne changent pas. […] Caton ne se fera jamais César ; Napoléon est inconvertible en Washington, quoi qu’en dise M. Taine ; de même, les descendants de Voltaire, Rabelais, Molière, Lafontaine, Montaigne et Beaumarchais, transportés sur que point que l’on voudra du globe, ne deviendront pas des hottentots, des iolofs, des aztèques, ou des mongols89.
47Cette diatribe contre la transmutation est aussi révélatrice des lectures littéraires et scientifiques récentes de Proudhon, qui continuaient à être forgées par ses préoccupations ethnographiques de l’époque de La Pologne. D’une part, en s’insurgeant contre la transmutation, Proudhon cherchait à se positionner contre des écrivains à la mode parmi la jeunesse, comme Hippolyte Taine, qui accordait une importance naturaliste au « milieu » dans lequel les personnes sont nées90. D’autre part, Proudhon visait à fusionner les idées de Pouchet sur la génération spontanée avec les arguments de Darwin sur la sélection naturelle qu’il venait de découvrir, afin de donner un nouveau gage scientifique à son anthropologie du dépérissement de l’État. Dans les deux cas, on verra bien comment les enjeux dépassaient vite la question des nationalités, ou des « races », pour Proudhon. Confronté à la double question des origines et de la création de la vie, il n’hésitait même point à soumettre les idées scientifiques neuves et controversées aux problèmes qui l’avaient hanté dès ses premiers écrits philologiques : à savoir établir une source épistémologique de la morale qui n’aurait plus besoin de recourir à la théologie chrétienne classique.
48Ces soucis sont très présents dans un manuscrit, vraisemblablement un projet d’article, que Proudhon rédige à la même époque, inspiré par sa lecture de deux articles d’Emile Deschanel publié dans les numéros de mai et juin 1863 de la Revue Germanique, intitulé « De la Physiologie appliquée à la Critique, ou Essai de critique naturelle »91. Critique littéraire disciple de Taine vivant à Bruxelles, Deschanel (que Proudhon connaissait déjà de son exil en Belgique) cherchait à identifier dans quelle mesure on pourrait dire que les écrivains célèbres (Montaigne, Corneille, etc.) représentent des types nationaux, forgés par leur milieu d’origine. Proudhon associait ce genre de questionnement naturaliste à un épiphénomène perfide du zeitgeist intellectuel du Second Empire, la critique littéraire contemporaine étant contaminée par l’esprit d’une coterie que Proudhon appelait « les Normaliens » (groupe dont Taine, Deschanel, Edmond About et d’autres faisaient partie)92. Ces critiques naturalistes « tendent à expliquer tout l’homme, et sa pensée, institutions, et œuvres, par l’influence du milieu », ce qui pour Proudhon est « du pur matérialisme », réduisant l’explication de toute production organique à son dehors, c’est-à-dire à son environnement, alors que cette explication naturaliste n’est qu’à moitié vraie. Ainsi, un peu comme les monogénistes que Proudhon critiquait ailleurs, ces critiques naturalistes accordent une importance exagérée aux impulsions ou influences venant du climat et du sol où les hommes naissent. Mais, chose nouvelle chez Proudhon, ces mêmes critiques « normaliens » sont accusés de négliger régulièrement toute forme de faculté subjective du fors intérieur, faculté nécessairement « surnaturelle », ou, au moins, supérieure aux influences extérieures que les hommes subissent, faculté à l’œuvre dans la stimulation chez eux d’une conscience religieuse, juridique ou esthétique. En d’autres termes, il n’y a plus de place dans le naturalisme des « Normaliens » pour l’instrumentalisation du monde naturel à des fins dépassant les besoins les plus élémentaires, instrumentalisation que Proudhon identifiait à « la liberté ». Ces mêmes critiques refusent de reconnaître qu’« il y a en nous quelque chose au-dessus de la nature et de l’égoïsme ; quelque chose qui domine de haut notre vie ; et qu’aucune influence externe, aucun principe visible ne peut expliquer : […] le dévouement à une Idée transcendante ; […] l’exercice d’une faculté supérieure »93.
49Ces critiques de la pensée « normalienne » dans leur dimension psychologique et morale, vont au-delà de la critique faite par Proudhon du rôle attribué à l’influence du milieu environnemental par les monogénistes : elles s’intègrent dans une réflexion plus large sur la nature de la conscience et de la sanction morale qui le préoccupaient dans les derniers mois de sa vie. Comme Pierre Haubtmann l’a déjà souligné, certaines des dernières lectures de Proudhon, celles de Marc-Lucien Boutteville ou Ludwig Feuerbach, semblent suggérer que Proudhon, dans la dernière année de sa vie, était préoccupé par l’importance de la conscience en tant que faculté intelligente et supérieure permettant à l’homme de s’élever au-dessus de l’égoïsme naturel des êtres vivants94. Cette préoccupation l’a conduit même à établir un parallélisme entre une morale laïque du devoir et une morale superstitieuse des croyants95. Si les croyants insistent sur la réalité insurmontable de Dieu, alors que les moralistes non-croyants insistent plutôt sur celle de la justice, les deux devraient faire front commun contre les égoïstes qui proliféraient sous le Second Empire. Le problème auquel les croyants et les moralistes non-croyants sont tous deux confrontés, est le fait, d’apparence insurmontable, qu’il n’existe point de preuves nécessaires pour sortir de l’égoïsme primitif de l’homme, gouverné par la loi de la nature et la liberté naturelle (car à l’origine de toute forme de société humaine, l’homme primitif n’avait point de morale, ni de vertu ; être anthropophage, il était incapable de faire la moindre distinction entre le bien et le mal). Dans la mesure où les idées sont dépendantes de la volonté qui les façonne, un peu comme en grammaire, les attributs sont dépendants de leur sujet, il semblerait presque que Proudhon a été conduit à un certain fidéisme, ou volontarisme moral, à la fin de sa vie.
50Pour les croyants, il était de tradition d’accepter l’existence d’une conscience antérieure et supérieure à l’examen et à la délibération. Dès les premiers Pères de l’Église, et d’après le dogme, la volonté humaine a besoin, pour obéir et se soumettre spontanément aux règles morales, d’une autorité supérieure, car toute seule, la volonté humaine est insuffisante à engendrer une quelconque conscience morale. Sans cette intervention extérieure, il est difficile de démontrer, et faire sentir, que l’homme possède un sens moral capable de dompter sa volonté naturelle et ses bas instincts. Pour les moralistes non-croyants, il est nécessaire de sanctifier la volonté humaine, d’établir que l’homme, lui-même, est « la personnification progressive de la loi »96. Pourtant, « il faut faire voir que la sanction divine écartée, la société est perdue, si l’homme ne devient aussi obéissant à sa conscience, que le croyant l’était, jadis à Dieu »97. Ceci est d’autant plus impératif que le péché et l’égoïsme sont inhérents à l’homme et coexistent avec et en lui depuis ses débuts. Mais l’origine du mal n’est point biblique, elle découle de l’écart entre, d’une part, la capacité de l’homme à reconnaître en tant qu’animal intelligent et sensible la perfection, l’ordre et l’harmonie dans les tendances de la nature, et, d’autre part, de l’inhabilité de la nature à réaliser matériellement sa pleine perfection. Cet écart correspond, ou est analogue, à d’autres écarts encore, d’ordre épistémologique : celui centre l’idéal et le réel ; entre l’esprit et la matière ; et entre l’idée et la substance. De cet écart, ou ces écarts, l’idée incontournable de Dieu semble paraître spontanément dans la conscience humaine chrétienne, inspirée par l’incontournable sentiment de « finalité » à l’œuvre dans l’univers, sentiment que possédaient également les Anciens, des Grecs à Cicéron, qui ont pu croire qu’il existait une loi morale présente dans la nature en dehors de la sanction divine et de la religion98.
51Dans d’autres fragments manuscrits de la même époque, Proudhon revient sur la notion de « causes finales ». Dans ces fragments, Proudhon définit la « finalité » comme « un but poursuivi par une volonté intelligente, qui a tout préparé et prévu pour cette fin particulière »99. Dans l’ordre des rapports et des séries que l’on pourrait observer dans le monde naturel paraît l’idée – intrinsèquement finaliste – que « [d]e toute éternité les choses sont faites les unes par les autres, se meuvent les unes vers les autres, se grandissent les unes par les autres » et qu’elles « se servent réciproquement de condition, de moteur et de but »100. Mais la génération même de cette idée de finalité dans les rapports de sériation nécessite la présence d’une certaine intelligence pour être reçue et comprise, intelligence qui doit exister en dehors même des conditions extérieures et environnementales du milieu dans lequel gravitent les êtres. Ainsi, Proudhon suggère qu’il existe, malgré l’abondante diversité humaine, une unique capacité humaine d’intellectualiser la matière qui est aussi une preuve quasi-biologique de l’unité de l’espèce humaine. La faculté de concevoir et d’exprimer les idées morales et métaphysiques étant immanente à l’humanité, l’homme a partout, depuis sa naissance, la double faculté d’intuition et de réflexion. La constitution morale et intellectuelle est identique pour tous les hommes, malgré les écarts indéniables d’éducation et les inégalités naturelles. Preuve aussi que nous ne devons rien qu’à notre spontanéité et son histoire.
52Ces réflexions sur la finalité des causes étaient non seulement inspirées par les soucis du moraliste qui tourmentaient Proudhon mais aussi par ceux de l’anthropologue, intéressé par les discussions scientifiques de son époque. Sa double fascination dans les derniers mois de sa vie pour la question de la sanction morale de la conscience humaine et de la finalité des causes était même alimentée par ses réflexions sur la polygenèse des organismes, la génération spontanée de la vie, et, chose nouvelle, sa rencontre avec la pensée de Darwin. Sa correspondance en offre la confirmation. Dans une lettre du 16 août 1864 à son cousin rouennais, Eugène Noël, partisan de la génération spontanée, Proudhon exprime sa sympathie pour Pouchet, à l’époque cible des critiques très vives de Jean-Victor Coste, Pierre Flourens et Pasteur. Proudhon voit certaines analogies entre les affirmations scientifiques de Pouchet et celles faites dans d’autres domaines par ceux qui ont voulu réfuter des théories de la création divine101. Jadis on attribuait à une révélation immédiate du ciel la connaissance de Dieu et de la religion, qui ne pouvait donc pas être acquise par la raison. Depuis, les philosophes comme Kant, Hegel ou Feuerbach, ont montré que l’idée de Dieu et le contenu des dogmes religieux sont le pur produit de la conscience humaine. Selon Proudhon, on voit le même processus de sécularisation à l’œuvre dans l’évolution constitutionnelle des États. Les législateurs des sociétés primitives servaient d’intermédiaires aux divinités : Orphée, Amphion, Moïse, Abraham, Noé, Mahomet, etc. Désormais, on comprend que l’origine des institutions sociales se trouve dans l’action de la liberté humaine et la raison. Idem pour la théorie de la justice : avant on croyait que sans l’intervention divine de l’Esprit-Saint, il n’y aurait jamais eu le moindre sentiment du juste et de l’injuste et nous serions tous des sauvages anthropophages, incapables de vivre en société. Idem encore pour l’origine du langage, dont on n’arrivait pas à résoudre le paradoxe de la parole signalé par Rousseau :
J[ean]-J[acques] se croyait malin, et pourtant il ne faisait que reproduire en autre termes cette vieille question : Si la poule est née au commencement de l’œuf, ou si c’est l’œuf qui est né de la poule ? – Qu’en pense M. Pouchet ? Cette pauvreté ne le fait-elle pas rire102 ?
53Certes, dans la mesure où Proudhon persiste à trouver la thèse polygéniste plus convaincante, il n’est pas surprenant de lui voir favoriser la thèse de la génération spontanée. Il envisageait même l’idée d’écrire un article sur ce sujet, que l’on trouve esquissée sur un feuillet manuscrit, rédigé à la même époque, quelques mois avant sa mort. Selon lui, dans ce fragment manuscrit, les partisans de la thèse de la génération spontanée maintiennent que les germes se forment spontanément et perpétuellement là où les conditions favorables se manifestent : ils sont donc susceptibles d’évolution, de modification et de variation jusqu’à ce qu’ils s’incarnent dans quelque chose d’autre. Les adversaires de cette thèse soutiennent que les germes préexistent de toute éternité et sont donc inconvertibles, n’attendant que la manifestation des conditions favorables pour leur réalisation. La génération, selon ces monogénistes, n’est qu’une simple impulsion donnée aux germes, sorte de réservoirs de la vie et réceptacles passifs des âmes, (alors que pour les partisans de la génération spontanée, la vie dans les germes est intrinsèque à leur matière car nécessairement le produit des formations complexes et continuellement agissantes). La préférence de Proudhon va évidemment au camp polygéniste.
54Pourtant, lorsqu’il s’agissait de la question de la transmutation des espèces, Proudhon gardait néanmoins des réserves. Suite à sa rencontre avec l’œuvre de Darwin, par le biais de la vulgarisation de Flourens, Proudhon est arrivé à la conclusion que la convertibilité des espèces était désormais limitée, sinon fixée. La même lettre à Noël du 16 août en témoigne :
J’ai lu ces derniers jours un opuscule de M. Flourens, sur l’origine des espèces. Il critique fort M. Darwin. Je vous avoue que j’aime assez la manière de M. Flourens, ses éloges, sa lucidité, etc., bien que je ne marche pas à sa suite dans la question qui nous occupe aujourd’hui. Plus d’une de ses critiques, à l’endroit de M. Darwin, m’a paru fondée. […] Mais s’il y a à redire au livre de Darwin, je n’accepte pas davantage les conclusions de ses critiques. Je suis disposé à croire que les espèces sont actuellement fixées, partant non transmutables, si ce n’est dans d’étroites limites ; – mais j’incline à penser en même temps que comme il y a eu de grandes époques de création, de même il y en a eu des transformations ; je pense même que création et transformation sont dans ce cas synonymes, et si cette proposition était une fois admise, ou seulement rendue plausible, nous aurions de quoi accorder Cuvier et Geoffroy Saint-Hilaire, le principe de la fixité des espèces avec celui de leur convertibilité ; nous comprendrions pourquoi la nature, qui ne se permet que le nécessaire, s’en tient aujourd’hui, dans le plus grand nombre de cas, à la production génératrice, et n’a plus recours aux métamorphoses103.
55Proudhon fait référence dans sa lettre à Noël au livre de Flourens, Examen du livre de M. Darwin sur l’origine des espèces (1864). Comme ses annotations dans les marges de l’exégèse critique de Flourens en témoignent abondamment, la lecture de cet ouvrage confirme le jugement transmis à Noël104. Elle est également associée à ses réflexions sur les « causes finales ». Dans la mesure où les buts des tendances des êtres semblent être déterminés par une « élection naturelle » (la traduction de Flourens), Darwin, pour Proudhon, semble soutenir la finalité naturelle des causes à l’œuvre dans l’univers. Si Proudhon tire de cette thèse qu’« il n’y a rien de fixe dans l’univers » car il y a de l’évolution partout, Proudhon était aussi convaincu que Darwin confirmait la réalité de la variabilité des espèces, ce qu’il interprétait comme une preuve que les espèces sont actuellement « fixées », mais non point « fixes » (bien que toutes les espèces, contrairement à ce que Darwin semblait suggérer à ses yeux, ne sont pas réciproquement transmutables). Dans ses annotations, Proudhon affirme même qu’« à mesure qu’une espèce, un genre se définit mieux, s’individualise, elle ne transmute plus », et que si transmutation il y a, elle ne se produit que dans le croisement des variétés, et non point dans le croisement des espèces. À maints égards, Proudhon ne faisait que reproduire certaines de ses réflexions antérieures sur Quatrefages, et on trouve parmi ses annotations d’un autre ouvrage de Flourens, Ontologie naturelle, ou Étude philosophique des êtres, l’assertion selon laquelle « [l]’immutabilité des espèces en zoologie est un argument contre la transmutation des États et par conséquent contre le principe de nationalité »105. Ainsi Proudhon interprétait Darwin à la lumière de ses préoccupations ontologiques datant de la rédaction de La Pologne. Il reste obnubilé par les mêmes préoccupations, celles de soutenir de plus en plus la diversité humaine (au lieu de défendre l’unification de l’humanité par le métissage généralisé comme il faisait antérieurement à l’époque de la rédaction de son manuscrit, La Pologne)106. Et sa lecture de Darwin ne faisait que confirmer son souhait de voir définir la nationalité en partie en dehors du milieu environnemental dans laquelle elle naît (car une définition purement naturaliste, basée entièrement sur la notion du « milieu », pourrait être employée pour justifier la délimitation des frontières, etc., alors que la finalité de l’homme n’était pas dans l’érection des frontières des États-nations)107.
56Dans sa correspondance avec son cousin Noël, mais aussi dans une lettre adressée à Pouchet lui-même, Proudhon suggère aussi une autre réconciliation scientifique, peut-être plus surprenante encore que celle entre la fixité et la convertibilité des espèces : entre la présence de Dieu et la génération spontanée. Proudhon critique un article sur les générations spontanées que Noël venait de lui envoyer dans une autre lettre du 24 juillet 1864108. Noël, selon Proudhon, n’a pas suffisamment montré que la génération ne se produit pas spontanément dans un milieu quelconque mais exige la présence de certaines matières organiques comme condition première de formation et d’alimentation. Bref, la génération spontanée, contrairement à la caricature que ses adversaires en font, ne peut pas se faire partout et avec n’importe quoi. Selon lui, Pouchet reconnaît que le moment le plus primitif de la formation des germes est « insaisissable » : dans le passage du néant à la vie, la force qui produit au départ la vie est inconnue, et l’on pourrait même la décrire comme « extra-naturelle » ou « surnaturelle »109. De là Proudhon conclut que Pouchet nous conduit donc plus près de Dieu que ses adversaires, qui croient que Dieu a construit de toutes pièces un homme et une femme adultes, lesquels n’avaient plus qu’à s’accoupler pour ensuite produire toutes les races humaines. Dieu pourrait être compris comme partout agissant dans la nature (s’il n’est pas lui-même identique à la force créatrice de la nature), et sa présence ineffable et mystérieuse pourrait se voir et se sentir dans la génération spontanée constante (et non point dans le récit biblique de la genèse de la vie au moment le plus reculé des temps).
57Proudhon ne dit pas moins dans sa lettre du 20 août 1864 adressée à Pouchet lui-même :
Vous m’avez fait assister à la création de nihilo. Car vous avez beau dire que rien ne se fait de rien ; que la génération des animalcules inférieurs ne se produit spontanément qu’à la condition d’une matière préalable, à demi organisée, et entourée de certaines conditions ; il n’en existe pas moins un abîme entre vos macérations et vos fourmilières d’infusoires. Je ne m’attendais pas, je vous le confesse, à un pareil saut. Je croyais à une série de transitions ; vous, au contraire, vous nous faites voir la vie, l’animalité, naissant à même la matière ; c’est votre expression. La préexistence des germes était une hypothèse bien séduisante ; par elle la génération spontanée devait, selon moi, s’expliquer un jour ; vous niez et détruisez cette hypothèse. […] Sans doute, il y a progrès d’une espèce à l’autre ; l’échelle animale est infinie. Mais le pied de cette échelle n’en repose pas moins sur le néant, ou si vous aimez mieux, sur l’action immédiate d’une force inconnue, qu’il ne nous reste plus qu’à appeler le Créateur ou Dieu. Voilà, je vous le répète, ce qui me foudroie ; je vous aurais vu ressusciter un mort, que mon étonnement ne serait pas moindre »110.
58Puis Proudhon conclut :
Ah ! monsieur, ceux qui vous traitent de matérialiste et d’impie sont bien sots. Quel parti je tirerais de vos expériences si j’étais appelé à défendre la cause du mysticisme ! J’ai été peu touché lorsque, dans ma jeunesse, j’ai lu les prétendues démonstrations de Fénelon, de Bossuet, etc. ; mais en vous lisant, je ne m’en cache pas, j’ai été troublé comme si j’avais assisté à un miracle111.
59On pourrait mieux comprendre ce que Proudhon voulait dire par cette remarque en examinant quelques fragments manuscrits, destinés à servir la composition d’une réfutation de la philologie religieuse d’Ernest Renan que Proudhon préparait dans les dernières années de sa vie112. Notant comment les « causes finales » sont la « contre-partie des causes premières », Proudhon affirme que ces causes se voyaient surtout dans le monde naturel, notamment dans le rapport intrinsèque qui existe entre l’organisation physiologique ou biologique des organismes et la manière dont ces organismes, ou êtres, se nourrissent et se reproduisent, phénomène qu’il avait également noté dans sa lettre du 24 juillet à Noël. Ce rapport suggère une identité entre une cause première de la vie, son développement, et sa fin, identité qui est implicite dans la notion darwinienne de l’« élection naturelle » selon laquelle les organismes se modifient en fonction des modifications de leurs milieux. Pour Proudhon, les thèses de Darwin ne font que souligner à quel point toute forme de vie est en transformation perpétuelle et progressive, manière pour Proudhon d’affirmer le rôle incontournable de « la liberté » dans toute théorie ontologique plausible. Mais ces thèses confirment aussi que « la finalité » est partout à l’œuvre, dans tous les êtres, comme dans l’homme et dans son organisation en société, comme dans l’univers. Proudhon n’ose pas expliquer exactement la nature de cette « finalité », mais il lui paraît certain que les arguments de Darwin complètent ceux de Pouchet. Et en faisant cette jonction, il suggère que les implications de leurs théories respectives vont bien au-delà des limites de la science biologique vers le monde « surnaturel » déjà évoqué :
[T]andis que rationalistes et croyants se débattent sur cette création divine de notre espèce, voici que l’école matérialiste affirme et prouve les générations spontanées. Mais, qu’est-ce qu’une génération spontanée ? Une création divine. Qu’importe l’état plus ou moins avancé de l’Être créé ? Est-ce que la formation spontanée du germe, sans générateur, sans père, n’est pas tout aussi merveilleuse, incompréhensible, qu’a pu l’être celle d’Adam ?113
60Ce propos semble contredire en partie celui déjà émis dans La Pologne concernant les implications religieuses des thèses hétérogénistes, notamment l’éloignement de la figure de Dieu de toute création de la vie, éloignement qui serait implicitement au cœur des arguments scientifiques favorables à la génération spontanée. Sauf que, cette fois-ci, en éloignant Dieu de la création tout en rendant la création ubiquitaire, constante et successive, Proudhon n’hésite plus à rapprocher le divin et le naturel. Visiblement, ce rapprochement lui permet, à la fin de sa vie, de réconcilier la pensée religieuse traditionnelle avec la pensée humaniste, anthropocentrique et postreligieuse (pourvu, bien entendu, que cette alliance se fasse sur la base de la sanction ultime de la morale). Elle lui permet aussi de réconcilier les débats scientifiques du début des années 1860 avec ses premières préoccupations épistémologiques et linguistiques de la fin des années 1830.114 Au départ de sa carrière d’écrivain, Proudhon a voulu, grâce à « une analyse patiente et minutieuse des racines des langues et des procédés de la grammaire et de l’élocution », effrayer si fort ses lecteurs de la présence de Dieu, qu’ils croiraient le voir partout115. Au crépuscule de sa vie, et alors qu’il a depuis longtemps choisi le camp polygéniste, Proudhon se croyait sur le point d’accomplir ce qu’il annonçait aux membres de l’Académie de Besançon plus de 25 ans auparavant par le biais de la monogenèse linguistique. Les germes ont pris la place des signes, à la théorie de la polygenèse des langues a succédé la théorie de la polygenèse des nationalités. Ses réflexions ethnographiques sur le principe des nationalités l’ont mené dans des voies surprenantes, car il est incontestable, bien que non avoué explicitement par Proudhon, que la réfutation des thèses monogénistes fait courir des risques considérables à un moraliste qui refuse le matérialisme, comme l’athéisme. Si Proudhon, à la fin de sa vie, embrasse les thèses de la génération spontanée, afin de mieux détourner le principe des nationalités, il est également conduit, presque malgré lui, à embrasser un certain mysticisme religieux à l’égard du même monde naturel auquel il a cherché si désespéramment à donner une dimension anthropocentrique tout au long de sa vie. On est tenté même de dire que Pouchet a réussi, par d’autres voies, à faire ce que Proudhon projetait d’accomplir dès le départ de sa carrière de publiciste-penseur.
61Pourtant, dans ses grandes lignes, le passage d’une réflexion épistémologique sur la nature sémiotique de la pensée humaine à une autre sur la finalité de l’histoire du genre humain (donnant un sens en passant à ses origines anthropologiques) a toujours été latent dans la pensée de Proudhon. Ainsi, au printemps 1844, Proudhon a brièvement envisagé de se lancer dans la composition d’une « psychologie » ou « Histoire naturelle de la France, au point de vue psychologique et intellectuel »116. Son « tableau psychologique » national, conçu comme une sorte de cadastre truffé de statistiques diverses et dont l’ensemble aurait été voué à l’étude des différentes « races » et provinces de la nation française, prétendait montrer « la physiologie de l’âme humaine, enseignée dans la géographie », et Proudhon se donnait comme mission : « Enseigner la psychologie dans la géographie ; comme la métaphysique dans l’Économie politique »117. On sait qu’ensuite, jusqu’à la fin des années 1850, la première moitié de cet impératif pédagogique est restée en suspens, mais Proudhon y revient avec une urgence aigue au moment de son exil belge, faisant resurgir de nouveau dans ses écrits ses anciennes problématiques. En accordant une certaine logique inattendue à l’évolution ultime de la pensée de Proudhon, la continuité des problématiques et la manière dont il les aborde explique probablement pourquoi, au grand plaisir des exégètes catholiques de la pensée de Proudhon comme Pierre Haubtmann, Proudhon est amené à vouloir, au soir de sa vie, réconcilier les plus austères défenseurs post-chrétiens d’une justice morale et les croyants traditionalistes afin qu’ils fassent front commun contre l’égoïsme dans toutes ses formes. Dans le sillage de son œuvre, d’autres penseurs socialistes français, qui ne cachaient pas leur intérêt pour Proudhon, ont tenté la même réconciliation – on pense notamment à Georges Sorel et Édouard Berth au début du XXe siècle. Mais le chemin sinueux qu’a pris l’évolution de la pensée de Proudhon depuis ses premières réflexions philologiques sur la linguistique comparée jusqu’à ses dernières réflexions fragmentaires sur la finalité des causes et la sanction morale – évolution faite en passant par une critique anthropologique du principe des nationalités et des États-nations – est tout-à-fait sui generis.
62Certes, il existe une certaine tradition de pensée depuis Proudhon liant explicitement les réflexions sur la géographie et l’ethnographie à un engagement militant anarchiste. Cette tradition intellectuelle, qui se construit à partir des travaux d’Élisée et Élie Reclus, Kropotkine, et Léon Metchnikoff (on est tenté de rajouter le nom de Bakounine aussi, dont les réflexions géopolitiques successives sur la condition politique des peuples slaves l’ont conduit à devenir anarchiste), se poursuit plus récemment avec les écrits de Pierre Clastres, James C. Scott et David Graeber118. Mais, beaucoup plus prudents, sinon téléophobes, les anthropologues anarchistes de nos jours, sans parler de ceux du passé, nous semblent étrangers aux vastes ambitions théoriques que Proudhon exprimait dans les dernières années de sa vie. Il est donc peu probable qu’ils oseraient arriver, un jour, aux mêmes conclusions que lui, passant directement, sans hésitation, d’une théorie scientifique de l’évolution humaine réticulée, polycentrique et multirégionale, à un argument favorisant non seulement le dépérissement de l’État et la fragmentation des nations, mais aussi à un autre, insistant sur un rapport nécessaire entre la finalité des causes de la vie et la conscience morale universelle.
Notes de bas de page
1 Judith Schlanger, Les Métaphores de l’organisme, Paris, Vrin, 1971 ; Claude Blanckaert, La Nature de la société. Organicisme et sciences sociales au XIXe siècle, Paris, L’Harmattan, 2004. Voir aussi, pour le même contexte, Dominique Guillo, Les Figures de l’organisation, Sciences de la vie et sciences sociales au XIXe siècle, Paris, Presses Universitaires de France, 2003.
2 Sur ce sujet, à l’égard des socialistes francophones, voir Loïc Rignol, Les Hiéroglyphes de la Nature : Le socialisme scientifique en France dans le premier XIXe siècle, Dijon, Les Presses du Réel, 2014.
3 Sur Proudhon sous la Deuxième République et son « ontologie sociale », voir mon article, « Aux origines de l’ontologie sociale proudhonienne : l’apport des manuscrits inédits », in Jean-Christophe Angaut (dir.), Philosophie de l’anarchie : théories libertaires, pratiques quotidiennes et ontologie, Lyon, Atelier de Création libertaire, 2012, p. 103-130.
4 Proudhon, La Guerre et la Paix, Recherches sur le principe et la constitution du droit des gens, Bruxelles, Hetzel, 1861. Sur cet ouvrage, voir mon article, « Pierre-Joseph Proudhon’s War and Peace : the right of force revisited » in Bela Kapposy, Issac Nakhimovsky et Richard Whatmore (dir.), Commerce and Peace in the Enlightenment, Cambridge, Cambridge University Press, 2017, p. 272-299.
5 Notamment dans deux articles publiés dans La Presse du 12 et du 23 septembre, en réponse aux critiques du publiciste, Elias Regnault. On a reproduit l’intégralité de cette polémique dans « Regnault et Peyrat, à propos de la Pologne », Archives proudhoniennes, 2013, pp. 63-113.
6 La Presse, 12 septembre 1861, ou « Regnault et Peyrat », p. 75.
7 Affirmation sur laquelle Proudhon a beaucoup insisté dans ses deux articles dans La Presse du 12 septembre et du 23 septembre 1861. Voir, pour les références, « Regnault et Peyrat », p. 74, p. 75, p. 79 et p. 87.
8 La Guerre et la Paix, t. 1, p. 250.
9 Ibid., t. 1, p. 300.
10 Ibid., t. 1, p. 301.
11 Bibliothèque d’Étude et de Conservation, Besançon, MS. 2860, f. 41. Tous manuscrits cités dans ce chapitre sont conservés dans cette même bibliothèque.
12 MS. 2841, f. 37.
13 MS. 2876, f. 85.
14 La Presse du 12 septembre 1861, ou « Regnault et Peyrat », p. 77.
15 Ce manuscrit et les nombreuses notes qui l’accompagnent sont conservés sous les côtes MS. 2832-2837 et MS. 2846-47.
16 MS. 2834, ff. 15-16.
17 Ibid. f. 16.
18 L’importance ontologique du groupe, ou de l’« être collectif », doué de sa propre « raison collective » est l’un des principaux thèmes du livre de Proudhon, Philosophie du progrès, Bruxelles, Lebègue, 1853. Mais cette question, comme le titre de l’ouvrage le laisse entendre, est traitée principalement en termes de philosophie de l’histoire.
19 L’expression « spontanéité sociale » revient à plusieurs reprises dans son manuscrit. Voir, par exemple, MS. 2832, f. 2, f. 12 et f. 32.
20 MS. 2834, ff. 117-118.
21 Ibid., f. 14.
22 Ibid., f. 23.
23 Sujet du troisième chapitre de la première moitié de La Pologne, intitulé « Géographie politique », MS. 2834, ff. 34-65.
24 MS. 2834, ff. 62-63.
25 Ibid. f. 72.
26 France et Rhin a été publié d’une manière posthume à la mort de Proudhon (Paris, Lacroix, 1867), à partir des notes conserves aujourd’hui à la Bibliothèque d’Étude et de Conservation à Besançon, MS. 2809-2810.
27 MS. 2834, f. 81.
28 Ibid.
29 Ibid.
30 Ibid., f. 64.
31 Dans ses notes pour son ouvrage, France et Rhin, faisant écho à son assertion dans La Pologne qui veut que la nationalité dans un État est en raison inverse des annexions, Proudhon suggère que les gouvernements eux-mêmes courent le risque de disparaître à force de dénaturer les divers sentiments territoriaux qui les constituent : « Le sentiment national est en raison inverse de l’extension de l’État. À mesure que celui-ci s’incorpore de nouveaux territoires, il y a dénaturation progressive. Là sera une des causes de la dissolution de l’État. » France et Rhin, p. 103. Cet argument diffère également de la « dénationalisation » inéluctable faite au nom de « l’unité sociale du genre humain » que les traités de Vienne servaient à imposer providentiellement, dans les manuscrits préparatoires à La Guerre et la Paix.
32 MS. 2834, ff. 43-44. Dans ses notes sur l’importance historique du Rhin comme lieu topographique de litige géopolitique européen depuis l’effondrement de l’empire romain, Proudhon notait, de même, qu’il n’y avait jamais réellement de « frontières naturelles », uniquement des « points stratégiques ». France et Rhin, p. 65.
33 Ibid., f. 161.
34 MS. 2832, f. 4 et MS. 2834, f. 23.
35 MS. 2834, ff. 119-120.
36 « Organogénie » fut un terme à l’époque lié aux recherches d’embryologie, notamment la thèse anticipant celle associée aux travaux de Haeckel, suivant laquelle l’ontologie récapitule la phylogénie. Voir l’entrée d’Étienne Serres, « Organogénie », dans l’Encyclopédie nouvelle, tome 7 (Orga-Phio), Paris, Gosselin, p. 1-63. « Organogénie politique » est le titre du cinquième chapitre de La Pologne, MS. 2834, ff. 116-159.
37 MS. 2834, ff. 124-125.
38 Ibid., f. 123.
39 Ibid., f. 143.
40 Le septième chapitre du manuscrit La Pologne, intitulé « Garantisme. – Théorie de la propriété » et conservé dans le MS. 2846, ff. 3-106, a été publié d’une manière posthume, avec de nombreuses modifications et rajouts, en tant que Théorie de la Propriété (Paris : Lacroix, 1866).
41 MS. 2834, f. 159.
42 À noter qu’en préparant La Pologne, Proudhon a lu attentivement l’ouvrage célèbre de Claude-Carloman de Rulhière, Histoire de l’anarchie de Pologne, et du démembrement de cette république (1807), comme en attestent ses notes manuscrites, MS. 2835, ff. 89-124 recto-verso. Sur l’association courante entre « l’anarchie » et la Pologne au XVIIIe siècle, voir l’introduction de Marc Belissa, « La république polonaise dans le débat politique des Lumières », dans son édition critique de Gabriel Bonnot de Mably, Du Gouvernement et des Lois de la Pologne, Paris, Kimé, 2008, p. 7-129 passim.
43 MS. 2938, f. 107 recto-verso. Cette lettre a été reproduite dans la Correspondance, tome 12, Paris, Lacroix, 1875, p. 43-49. On sait que la lettre n’a jamais été envoyée à Langlois grâce à une précision de la fille de Proudhon, Catherine Proudhon-Henneguy, conservée dans MS. 2938, f. 109. Sur les rapports entre Proudhon et Langlois, voir la notice de Chantal Gaillard sur Langlois dans Nicolas Devigne (dir.), Proudhon par l’image : dans l’intimité de l’homme public, Besançon, Éditions du Sekoya, 2015, p. 337-348.
44 MS. 2938, f. 107 verso.
45 Ibid.
46 MS. 2834, ff. 83-84.
47 France et Rhin, p. 104-105.
48 Ibid., p. 105.
49 « Métamorphisme social » est le titre du sixième chapitre de la première partie du manuscrit La Pologne, MS. 2834, ff. 159-201.
50 MS. 2834, ff. 65-96 et f. 116.
51 Ibid. f. 73.
52 Ibid. ff. 73-74.
53 Ibid. f. 76.
54 Ibid. f. 74.
55 Ibid. Sur Pouchet, Maryline Cantor, Pouchet, savant et vulgarisateur : Musée et fécondité, Nice, Z’éditions, 1987 ; et Bruno Latour, « Pasteur et Pouchet : hétérogenèse de l’histoire des sciences » dans Michel Serres (ed.) Éléments d’histoire des sciences, Paris, Bordas, 1989, p. 423-445.
56 MS. 2834, f. 74. Sur Quatrefages, voir l’article récent de Claude Blanckaert, « Pour une théorie évolutive humaine. Armand de Quatrefages, la formation des races et le darwinisme au Muséum national d’histoire naturelle », Revue d’histoire des sciences humaines, 27, 2015, p. 189-230. Sur Bergmann et ses rapports avec Proudhon, voir la notice de Gaillard sur Bergmann dans Devigne (dir.), Proudhon par l’image, p. 199-230. Nous réservons pour une étude à venir l’analyse détaillée de la question des langues primitives et de son rôle dans la correspondance de Proudhon avec Bergmann et d’autres philologues contemporains.
57 Pour les références à Pouchet, voir, par exemple, dans Les Races humaines (Paris, Poulet-Malassis et de Broise, 1860), p. 92-93. À signaler aussi que la mobilisation des théories biologiques de Pouchet au service des réflexions ethno-racialistes, loin d’être exceptionnelle, a été faite par le propre fils de Pouchet, lui-même biologiste, Georges Pouchet, partisan, comme Proudhon, du polygénisme.
58 Voir notamment MS. 2834, f. 104, les nombreuses annotations de Proudhon dans son propre exemplaire des Races humaines, conservé à la Bibliothèque d’Étude et de Conservation à Besançon, et un feuillet volant qui se trouve dans le même exemplaire. La lecture de Clavel se faisait au moment où Proudhon composait son pamphlet antiféministe inachevé, De la Pornocratie.
59 Surtout, comme on va voir ci-dessus, d’après ce que l’on a pu déterminé par les nombreuses annotations de l’exemplaire personnel de Proudhon de son Unité (Paris, Hachette, 1861), conservé à la Bibliothèque d’Étude et de Conservation à Besançon.
60 Sur ce sujet, voir Claude Blanckaert, « Monogénisme et polygénisme », dans Patrick Tort (ed.), Dictionnaire du darwinisme et de l’évolution, vol. 2, Paris, PUF, 1996, p. 3021- 3037.
61 MS. 2809, ff. 125-28 recto-verso. Ces notes n’ont pas été reproduites dans l’édition posthume de France et Rhin.
62 Ibid., f. 126 verso.
63 Ibid., f. 127 recto-verso. Ainsi, les variations linguistiques sont probablement liées à de simples préférences contingentes pour certains radicaux, spécifiques à chaque peuple-nation primitif.
64 Ibid. f. 119.
65 MS. 2832, ff. 10-11.
66 Pour ces notes sur Quatrefages, MS. 2882, ff. 65-68, et f. 65 et f. 66 pour les citations.
67 Ibid., f. 66.
68 Ibid., f. 68.
69 Ibid.
70 Ibid.
71 Note dans les marges de la page 173 de son exemplaire d’Unité de l’espèce humaine.
72 Correspondance, t. 12, p. 41-42, ou MS. 2938, f. 106 verso.
73 Correspondance, t. 12, p. 45-46.
74 MS. 2834, f. 190.
75 Ibid., f. 191.
76 Proudhon, De la Justice dans la Révolution et dans l’Église, tome 3, Paris, Marcel Rivière, 1932 [1860], p. 205-206.
77 Ibid., t. 3, p. 218.
78 Ces articles ont été publiés dans une version considérablement allongée, intitulée La Fédération et l’unité en Italie, Paris, Dentu, 1862.
79 Dans le premier chapitre, « Tradition jacobine : Gaule fédéraliste, France monarchique », de la deuxième partie du Principe fédératif, Paris, Dentu, 1863, p. 117-124.
80 Dans le chapitre 6, « Question polonaise » de Si les Traités de 1815 ont cessé d’exister ?, Paris, Dentu, 1863, p. 64-102.
81 Notamment dans les chapitres 2 (« Ethnographie) et 3 (« Considérations historiques »), de Nouvelles observations sur l’Unité italienne, Paris, Dentu, 1865, p. 31-49.
82 Comme en témoignent les MS. 2874, ff. 78-80 et f. 81.
83 MS. 2874, f. 62. Cette réflexion est faite dans une série de notes critiques destinées à fournir la matière d’une critique future des travaux historiques d’Amédée Thierry. Voir Ibid., ff. 56-57 et ff. 60-62.
84 On note la similarité entre ce titre et l’ouvrage de Quatrefages déjà mentionné.
85 Correspondance, t. 13, p. 310-11, ou MS. 2934, f. 123 verso. L’exemplaire personnel d’un extrait du Bulletin de la Société littéraire de Strasbourg daté de septembre 1863, L’Unité de l’espèce humaine (Strasbourg, veuve Berger-Levrault), est actuellement conservé à la Bibliothèque d’Étude et de Conservation, Besançon.
86 Ibid., t. 13, p. 311, ou ibid.
87 MS. 2874, ff. 58-59. Il s’agit des réflexions stimulées par la lecture de deux écrits de Bergmann : son Unité de l’espèce humaine déjà mentionné, et sa publication, De l’Unité de composition grammaticale et syntactique dans les différentes familles de langues, Paris, Imprimerie impériale, 1864, extraite du Recueil des Mémoires lus aux délégués des Sociétés savantes d’avril 1863.
88 Ibid., f. 59 recto.
89 Ibid.
90 Dans ses manuscrits inédits (notamment dans MS. 2812, f. 39 recto-verso, et MS. 2882, ff. 32-38 et f. 115), Proudhon comptait même examiner la vie de Wellington en juxtaposition à celle de Napoléon pour réfuter le « système » naturaliste de Taine.
91 MS. 2882, ff. 32-38 et f. 115. En tout, l’essai de Deschanel fut publié en dix parties entre mai 1863 et février 1864, Proudhon n’ayant probablement pas lu plus que les deux premiers articles.
92 MS. 2882, f. 32.
93 Ibid., f. 115.
94 Voir, par exemple, Haubtmann P. -J. Proudhon, genèse d’un antithéiste, [Paris], Mame, 1969, p. 233-257, et Haubtmann, Proudhon, 1855-1865, tome 2, Paris, Desclée de Brouwer, 1988, p. 318-322 et p. 393-402. Sur les rapports entre Boutteville et Proudhon, voir la notice de Gaillard dans Devigne (dir.), Proudhon par l’image, p. 241-257.
95 On trouve ce parallélisme dans une série de notes manuscrites que Haubtmann appelle le « feuillet Boutteville » et qu’il a reproduit en partie dans P. -J. Proudhon, genèse d’un antithéiste, p. 235-245. Ces notes sont conservées dans le MS. 2842, ff. 39-49, et auxquelles il faut rajouter quelques feuillets manuscrits que Haubtmann n’avait pas signalés : le MS. 2803, ff. 145-148.
96 MS. 2803, f. 145.
97 Ibid., f. 148.
98 MS. 2849, f. 45, ou Haubtmann, P. -J. Proudhon, genèse, p. 241.
99 MS. 2877, f. 95.
100 MS. 2877, f. 95 et f. 94.
101 Lettre reproduite dans la Correspondance, tome 14, Paris, Lacroix, 1875, p. 26-30.
102 Correspondance, t. 14, p. 28. À signaler que le célèbre paradoxe de Rousseau (que la parole semblerait avoir été nécessaire pour établir la parole) était un vrai topos pour toute la génération post-révolutionnaire romantique et croyante qui cherchait à se distinguer du legs épistémologique des Lumières dans la première moitié du XIXe siècle en insistant sur la nature sémiotique – et donc miraculeuse, sinon révélée – de la pensée.
103 Ibid., t. 14, p. 29.
104 L’exemplaire annoté de Proudhon (Paris, Garnier frères, 1864) est conservé à la Bibliothèque d’Étude et de Conservation, Besançon, 303 239.
105 L’exemplaire annoté d’Ontologie naturelle (Paris, Garnier frères, 1861) est conservé actuellement à la bibliothèque bisontine.
106 Cette lecture scientifique que Proudhon faisait de Flourens-Darwin est en parfaite continuité avec le pluralisme vitaliste du manuscrit antérieur. C’est ce que montrent d’autres annotations que Proudhon a faites dans plusieurs livres de sa bibliothèque conservés actuellement à la Bibliothèque d’Étude et de Conservation à Besançon. Par exemple, dans les notes marginales à son exemplaire du livre de Flourens, De la vie et de l’intelligence (Paris, Garnier frères, 1858), p. 24, Proudhon définit la « vie » comme « force ou cause composite ; une force de collectivité », définition qui fait référence à une autre annotation faite dans son exemplaire du livre de son ami franc-comtois et correspondant, Claude-Joseph Tissot, La Vie dans l’homme (2 tomes, Paris : Masson et fils, 1861) : « L’âme humaine est une force de collectivité, une cause produite ». Dans le livre de Tissot, p. 488, Proudhon a aussi noté à propos de la critique que Tissot livrait de Flourens qu’il était plus adéquat de parler de « rapports » que de « causes » pour décrire « tout ce qui se produit dans le monde ». Dans ce sens, la question de la « finalité » des causes n’était qu’une autre manière pour décrire les « rapports » de la production ontologique indépendamment de leurs origines.
107 Ainsi, dans les notes inspirées par des études récentes de son ami Bergmann, que l’on a déjà signalé, Proudhon propose l’argument suivant pour réfuter la thèse de la monogenèse de l’homme :
« Si l’influence du climat a pu métamorphoser en blanc le nègre exotique, pourquoi cette même influence ne nous aurait-elle pas donné tout d’emblée des figures grecques et scandinaves ?
« – Les idées de M. Darwin sur les transformations des espèces rejetées : Ne faut-il pas conclure de ce rejet, qu’il y a quelque chose aussi de fixe dans les races, que le climat, par sa seule influence, ne saurait changer ? À priori, ce me semble rationnel » MS. 2874, f. 59.
On retrouve déjà des réflexions analogues chez Proudhon antérieurement à son contact avec les thèses de Darwin, notamment dans ses annotations de l’Unité de l’espèce humaine de Quatrefages. L’anthropologue affirme, p. 54, que « [l]’espèce est l’ensemble des individus, plus ou moins semblables entre eux, qui sont descendus ou qui peuvent être regardés comme descendus d’une paire primitive unique par une succession ininterrompue de familles ». Proudhon note dans les marges : « Croyez-vous que des Suédois transportés en Afrique deviennent noirs ? Moi, non. Et réciproquement croyez-vous qu’une famille de nègres transportée en Angleterre finira par ressembler aux Anglais ? Moi, non. » Comme on voit bien, l’exaspération de Proudhon par rapport aux thèses de la transmutation était liée à sa critique des thèses monogénistes et sa défense de la pluralité raciale. Ainsi Proudhon s’écrie dans une autre annotation p. 96 : « Communauté d’origine ! Ainsi tous les pigeons de la terre viendraient d’un couple primitif et unique ? Quelle conclusion ! »
108 Cette lettre est reproduite dans la Correspondance, t. 14, p. 16-20.
109 Ibid, t. 14, p. 17 et p. 18.
110 Ibid., t. 14, p. 37-38. On retrouve la même réflexion dans une annotation du livre de Flourens, Examen du livre de M. Darwin. Lorsque Flourens affirme, p. 65, que « Je l’ai déjà dit, pour les êtres organisés, il n’y a que deux origines possibles : la génération spontanée ou la main de Dieu », Proudhon a noté dans les marges de son exemplaire : « C’est la même chose. »
111 Ibid., XIV, p. 39.
112 Il s’agit du MS. 2803, ff. 4-10. Ces fragments ont été publiés, sans la moindre contextualisation philologique (il s’agit des feuillets écrits à divers moments), dans l’édition de Clément Rochel, Proudhon, Jésus et les origines du christianisme, Paris, Havard, 1896, p. 27-39.
113 MS. 2803, f. 8, sinon, dans l’édition de Rochel, Proudhon, Jésus, p. 35.
114 On sait que le premier texte que Proudhon a publié, son Essai de grammaire générale (1837) – imprimé sans son nom par sa propre maison d’édition et en appendice d’une étude linguistique du grand apologue catholique adversaire des Lumières, l’abbé Nicolas-Sylvestre Bergier – soutenait la thèse monogéniste, celle de l’unité d’origine du genre humain, ainsi que la notion d’une langue primitive, souche unique de toutes les langues. Sur les rapports entre le jeune Proudhon et Bergier, voir ma thèse, The Education of Pierre-Joseph Proudhon, 1836-39, Cambridge University, 2006, passim.
115 Correspondance, t. 1, Paris, Lacroix, 1875, p. 43.
116 Pour l’évidence de ce projet, voir Proudhon, Carnets, Dijon, Presses du Réel, p. 55- 60 et p. 77, et MS. 2882, ff. 91-92 recto-verso.
117 MS. 2882, f. 91 verso et f. 92 recto.
118 Sur la géographie et les premiers anarchistes au XIXe siècle, Philippe Pelletier, Géographie et Anarchie : Reclus, Kropotkine, Metchnikoff, et d’autres, Lyon, Éditions du Monde Libertaire ; et Simon Springer, The Anarchist Roots of Geography : Towards Spatial Emancipation, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2016. Sur l’anthropologie « anarchiste » depuis 50 ans, voir Pierre Clastres, La Société contre l’État, Paris, Minuit, 1974 ; David Graeber, Pour une anthropologie anarchiste, Montréal, Lux Éditeur, 2006 [2004] ; et James C. Scott, Zomia ou l’art de ne pas être gouverné, Paris, Seuil, 2013 [2009] ; (New Haven, Connecticut : Yale University Press, 2010) ; et Petit éloge de l’anarchisme, Montréal, Lux Éditeur, 2013 [2012].
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Florent Montaclair
1997
L’inspiration scripturaire dans le théâtre et la poésie de Paul Claudel
Les œuvres de la maturité
Jacques Houriez
1998