Nature et pensée sociale au xixe siècle : enjeux politiques de l’organicisme
p. 63-89
Texte intégral
1. De la science de l’homme à la science sociale
1Comprendre les rapports complexes qui se sont noués entre pensée sociale et conceptions de la nature au XIXe siècle, nécessite tout d’abord de dresser un bref tableau des conditions sociales et politiques qui ont présidé à la recomposition des formes du savoir sur l’homme et la société à la fin de la Révolution française et au début du XIXe siècle. La Révolution française a en effet suscité, notamment dans la période qui succède à l’épisode de la terreur, la quête d’une « science de l’homme » par laquelle il aurait été possible de fonder sur le savoir un projet politique républicain capable de ressouder la société dans son ensemble1. Si l’on assiste à la disparition du vocable « science de l’homme », vers 1808, auquel est substitué un ensemble de savoirs que cette terminologie visait à regrouper voire à intégrer jusqu’alors, cela ne tient pas seulement aux « progrès » d’une science de l’homme qui aurait nécessité et bénéficié d’une spécialisation des sous-branches qui la constituaient, mais plutôt à l’éclipse durable du projet politique dont une telle science était porteuse2. La disparition du terme scellerait l’abandon d’un projet politique de régénération et de transformation de l’homme et de la société dont l’idéal républicain aurait été le vecteur, la « science de l’homme » étant intégralement conçue comme l’auxiliaire de ce dernier3. Mais si la « science de l’homme » s’efface, on rencontre dès le début de la Restauration (par exemple dans les écrits de Saint-Simon), une reformulation de cette dernière sous l’expression de « science sociale », comme si pour comprendre l’homme, après la Révolution française, il fallait non partir de lui (de ses qualités physiques et de ses capacités intellectuelles) mais de la société qui le contient et le produit. Une vision totalisante n’a donc pas disparu, mais s’est trouvée déplacée du côté de la « société », quand bien même des tentatives de fonder cette science de la société elle-même pouvaient vouloir s’appuyer sur une science de l’homme, que l’on songe à Fourier, ou encore, plus tardivement, aux écrits du médecin Ange Guépin4. L’hypothèse de notre enquête, dans le présent volume, cherche à considérer les continuités autant que les ruptures que recouvre le passage de la science de l’homme à « la » science sociale. Ainsi, lorsque J.-L. Chappey décrit la « science de l’homme » comme « la connaissance des principes de la vie en société fondée sur l’étude de l’organisation physique et morale des individus », « investie d’une mission essentielle : elle doit détruire les « erreurs » sur lesquelles peuvent être fondées les normes de la vie politique et sociale (la législation en particulier) », il suffirait, pensons-nous, de substituer à « science de l’homme » l’expression « science sociale » (au singulier) pour décrire, assez fidèlement, le projet de certains des tenants d’une telle science sociale dans les années 1820, ce qui suppose de partir de la société et non de l’individu5. Le singulier, « la » science sociale, a ici son importance, puisqu’il dénote une certaine continuité avec le projet, sinon avec les moyens mis en œuvre pour le réaliser, d’une science de l’homme. Et ce projet, comme on vient de le rappeler, est politique.
2S’il y eut recherche d’« une » science sociale, plutôt qu’établissement de « sciences humaines » dans ces années-là, c’est sans doute à travers un principe unificateur ou un savoir transverse qu’une telle recherche a pu se mener, et il est probable que suivre le fil conducteur du « social » ou de la « société » permette de comprendre comment s’est opérée la poursuite du projet révolutionnaire de doter le nouveau régime – moins celui qui se mettait en place, que celui qu’on souhaitait voir advenir en lieu et place des anciens modes de gouvernement – d’une légitimité savante. La substitution de la société à l’homme reflète, du moins est-ce l’hypothèse que l’on voudrait creuser dans ce chapitre, moins un changement qu’une continuité, même si celle-ci se fait sous un autre rapport, à savoir le rapport d’une opposition aux régimes en place, plutôt que celui d’une refondation du régime établi6.
2. Le moment historique de la science sociale ?
3Parmi les savoirs que l’on pourrait juger centraux dans la recherche d’une unité de la société, comme socle de critique des formes de pouvoir en place, se détache au premier abord, au XIXe siècle, le discours sur l’histoire7. Le XIXe siècle, en effet, a souvent été décrit comme le siècle de l’histoire : dans la floraison des sciences qui ont pris l’homme et la société pour objets au XIXe siècle, le discours historique semble dominer tous les autres, jusqu’à la figure du matérialisme historique qu’on associe à la naissance des sciences sociales. Dans le seul cas de la France, la centralité de penseurs comme Quinet ou Michelet suffit à le montrer. La domination de l’histoire se mesure au passage obligé que constitue le recours au récit historique lorsque l’on quitte la sphère savante pour pénétrer l’arène publique. Pas un personnage politique important, qu’il soit libéral, monarchiste, légitimiste, doctrinaire et partisan du « juste milieu », républicain, socialiste ou communiste, qui n’ait adopté le medium de l’histoire pour raconter son temps et l’action des hommes, plus que des femmes d’ailleurs, bâtissant ainsi bien souvent au passage leur propre légende : Chateaubriand, Louis Blanc, Buchez, Lamartine, Tocqueville, tous ont proposé l’histoire de leur temps ou du temps qui les a immédiatement précédés, en particulier l’histoire de la Révolution8. Pourtant si l’on établit le tableau des disciplines, disciplines qui ne sont pas encore constituées de façon autonome, mais qui commencent à se doter d’institutions qui leur sont propres et qu’un discours sur la nécessité de la « spécialité » vient renforcer9, l’économie politique, l’anthropologie, la linguistique par exemple, on est frappé par la petite musique commune qui les unit toutes. Cette musique, celle que Claude Blanckaert a su mettre en partition dans ses travaux, est celle du naturalisme, d’un naturalisme qui intègre, plus qu’il ne dissout, la dimension proprement humaine de la civilisation10. Ce n’est donc pas l’histoire en tant que telle qui traverserait tous les régimes de savoir, mais la nature et le plus souvent une nature comprise au sein d’une dynamique de progrès. Plus encore que la nature, c’est à une spécificité attachée à cette dernière, la vie, que se consacre la pensée du premier dix-neuvième siècle : la vie comme poussée et recherche d’équilibre, la nature saisie par la vie se donnant à lire sous le vocabulaire de l’organisme11. Et si l’histoire s’incruste dans le fil des événements politiques, c’est précisément parce qu’elle aurait, elle aussi, à nous dire quelque chose de la vie de l’espèce humaine, de son devenir, de son cheminement comme civilisation, bref de son progrès12. Comme le notera Georg Simmel, bien des années plus tard dans La tragédie de la culture, la civilisation a tout à voir avec cette manière dont une société développe les dispositions naturelles qu’elle porte en elle : elle s’élève, grandit, croît, à la manière de plants cultivés, à la manière d’un organisme13.
3. Naturalisme, organicisme, progrès : saisir la marche des sociétés
4Ne faut-il pas dès lors chercher, au fondement de ces discours sur l’homme et la société qui émergent au XIXe siècle, une épistémè commune, épistémè qui consisterait à voir dans la nature le fondement de l’agir humain et des formations sociales ? Le XIXe siècle ne serait-il pas, au fond, plutôt que le siècle de l’histoire, le siècle de la société comprise en sa nature ou comme une nature, l’histoire n’étant qu’une traduction possible de cette dimension plus générale, et peut-être aussi le signe d’une certaine interprétation de la nature comme organisme ? Ce qui frappe, ainsi que le notait déjà Cl. Blanckaert il y a quelques années, c’est le « moment naturaliste » des sciences de l’homme au tournant du siècle, vers 1800, tournant qui ne fera que s’accentuer au cours du siècle, en s’amplifiant, mais en s’ouvrant aussi, il faut le souligner, à bien des trajectoires pour le négocier14. L’organicisme, par lequel se manifeste ce tournant, est ainsi plus qu’une option singulière à disposition des penseurs, mais bien un mode opératoire partagé par les savants pour construire leurs sciences, à partir duquel peuvent se déployer des pensées distinctes, toutes travaillées par lui et qui s’expriment dans le langage de la société appréhendée analogiquement sur le modèle des organismes vivants15.
5C’est la grande leçon de Marx au XIXe siècle, telle qu’il l’énonce dans le Capital, qui consiste à comprendre « le développement de la formation économique de la société » comme « assimilable à la marche de la nature et à son histoire »16. Au-delà de Marx, il y a une géologie, une physique, une chimie, une physiologie politiques et sociales qui se développent tout au long du XIXe siècle et que nous peinons souvent à retraduire dans les mêmes termes que ceux adoptés par les contemporains, imprégnés que nous sommes de l’idée d’un partage moderne entre naturel et social, la modernité scellant précisément la victoire du second sur le premier17. S’il est légitime de remettre en question l’idée même que ce partage ait jamais eu lieu, on peut juger toutefois comme un indice de son existence la difficulté même que nous avons à nous saisir de cette pensée naturaliste du social qui traverse tout le spectre politique et scientifique du XIXe siècle18. Si nous peinons à accéder à ces univers savants et politiques, c’est peut-être, malgré tout, parce que ce partage a bien eu lieu, mais plus tardivement qu’à la date qu’on lui assigne habituellement, ou bien encore, de façon plus souterraine encore, parce qu’il aurait travaillé le cœur même des débats de cette période, sans que nous ne sachions très bien aujourd’hui mesurer le poids d’arguments alors minoritaires, à moins que nous ne les ayons volontairement isolés par la suite19. On peut songer, dans cette perspective, au travail, somme toute récent, qui vise, pour un certain nombre de commentateurs actuels de Marx, à rechercher dans les écrits de l’auteur du Manifeste Communiste une dimension naturaliste affirmée, alors même que la tradition marxiste en avait fait l’inventeur d’une sociologie historique résolument antinaturaliste20. Quoiqu’il en soit, on ne peut qu’être frappé par l’existence de vocables qui semblent désigner des choses distinctes, à défaut d’être opposées : nature/société. Le fait même que l’un appelle l’autre, que l’un comme l’autre s’entre-nourrissent, est précisément ce que nous devons interroger, plutôt que de considérer que nous aurions affaire à des concepts (« nature », « société ») directement opératoires pour notre enquête, en ce qu’ils permettraient un découpage du réel opérant par séparation et distinction. Ce sont ainsi les usages concomitants, conjoints ou conflictuels, de ces termes, en tant que ces usages contribuent à la construction contemporaine des significations du social comme de la nature, qui doivent retenir l’attention. Il est probable que ce partage soit le travail même, sans cesse recommencé, de ce que nous appelons sciences de l’homme ou de la société. C’est précisément l’invention humaine, les jeux de langages qui permettent d’articuler le naturel et le social, la chimie et la politique, la phrénologie et la sociologie, qui doivent être interrogés – ce qui demeure, c’est la tâche infinie qui consiste à comprendre, pour nous, la dimension analogique ou synthétique de tels procédés, la dimension heuristique ou véritablement positive de ce lent tissage et tricotage du naturel et du social, mais de les comprendre dans une perspective qui est réflexion politique renouvelée de la société sur elle-même21. Foucault dans Naissance de la clinique écrit ainsi que la « clinique, c’est à la fois une nouvelle découpe des choses, et le principe de leur articulation dans un langage où nous avons coutume de reconnaître le langage d’une « science positive »»22. À l’image de la clinique, qui peut-être chez Foucault ne serait scientifique que par mimétisme, les différentes affirmations de la science sociale auraient, elles aussi, proposé une nouvelle découpe des choses, c’est-à-dire de nouvelles manières de produire des faits sociaux mais aussi de nouvelles manières d’en parler, offrant par là le principe de leur articulation, accrochant ce type de discours sur l’homme ou la société aux branches des « sciences positives », dont le modèle épistémologique embrasse différentes formes de naturalisme, et ce jusqu’à la manière plurielle d’envisager l’organicisme qui n’est que la forme propre au XIXe siècle du naturalisme : les échanges disent mieux que le vocabulaire de l’import-export la nature du dialogue entre ces différents savoirs. Il n’en reste pas moins que l’enjeu consiste bien, d’un point de vue politique, à traiter de la société comme on traite de la nature et à comprendre comment une certaine positivité du social peut pallier les défauts d’une approche normative et volontariste de la décision politique, que les événements historiques, ceux de la Révolution française, ont précisément mis en accusation. Contre le jugement des faits, il faut retourner aux faits. Dans cette trajectoire paradoxale, le rapprochement de la société et de la nature est un passage obligé pour quitter ce que Comte appellera plus tard la « métaphysique révolutionnaire »23.
4. Naissance de la science sociale : de la nature à la politique
6Partons de l’hypothèse ainsi dégagée : nature et société sont des concepts qui permettent, au tournant du siècle, et tard dans le siècle, une nouvelle découpe du réel par laquelle de nouvelles prises sur ce dernier sont rendues possibles – ou au moins souhaitées, parfois dans des directions différentes, quand elles ne sont pas opposées. S’opère alors une recomposition de l’enquête sur l’homme et la société dans la première moitié du XIXe siècle. On sait comment L’Encyclopédie de Diderot et D’Alembert et l’Encyclopédie Méthodique du libraire Panckoucke, ont pu partir de positions divergentes quant à la suture homme-nature : les premiers « matérialistes et classificateurs », inscrivaient clairement l’homme dans la nature tandis que la seconde entreprise, sous la plume de Daubenton, cherchait à inscrire la supériorité de l’homme (qui « surpasse en dignité tous les êtres matériels, par le rayon de la divinité qui l’anime et qui l’éclaire ») à son frontispice24. Mais en réalité, l’Encyclopédie Méthodique, comme la Revue Encyclopédique à partir de 1819, ou encore le journal Le Globe et toutes ces revues qui vont connaître un essor considérable au lendemain de la Révolution de juillet – dont beaucoup vont porter dans leur sous-titre l’expression « science sociale »25 –, sont soumis à ce jeu de va-et-vient dans lequel aucune position théorique ne se résume simplement à l’un des pôles d’une alternative scolaire « matérialisme »/ « spiritualisme »26. Comme le note Blanckaert, on doit retenir que la position de Daubenton sera tôt abandonnée dans l’Encyclopédie Méthodique, quand elle ne sera pas ouvertement critiquée. Les contradictions que l’on rencontre dans cette entreprise éditoriale sont « visibles dans maints points de vue sur le rôle des climats, les ressorts de la civilisation, la place des races dans la nature », mais ne font que reproduire « les débats du temps » qui sont ceux, théoriquement, de la constitution d’une science sociale27. Mais cette science sociale est aussi science sociale. Si l’« histoire naturelle » de l’homme est le chaînon qui relie les études de l’histoire de la nature à l’histoire civile sous l’angle de la science, la société elle-même, dans cette approche, n’échappe pas à des formes de naturalité. Et la raison d’un tel travail, sur la société comprise comme une nature, tient à un revirement de ce que l’on espère de la dimension politique des actions humaines, c’est-à-dire plus grand-chose sous la Restauration. Le premier geste organiciste fut effectué par des contre-révolutionnaires éminents comme Joseph de Maistre ou Louis de Bonald. Les premiers, ils eurent recours au schème organiciste pour discréditer toute pensée de type architecturale ou mécanique supposant la capacité humaine – capacité d’hommes libres et égaux de surcroît réunis en assemblées – à construire une société à neuf28.
7Comprendre comment le concept de « société » a été érigé en objet central – à la fin du XVIIIe siècle et tout au long du XIXe siècle – des conceptions contemporaines de la politique ne peut être envisagé en faisant l’impasse sur une certaine réorientation naturaliste du politique – ce que Foucault a bien décrit sous le terme de biopolitique29.
8On peut soutenir en effet – puisque de nombreux travaux l’ont déjà largement établi – que la société a été inventée à l’occasion d’une double crise, une crise de légitimité du pouvoir et une crise de la représentation politique qui ont nécessité le recours paradoxal à la société comprise comme entité naturelle, objet d’une possible science et, en ce sens, assurant au gouvernement de pouvoir prendre des décisions sur fond de possession de la vérité, cette dernière devenant alors source nouvelle de légitimité. La première crise trouve ses racines dans le long XVIIIe siècle, et on doit à Reinhardt Koselleck d’en avoir écrit l’histoire dans Le règne de la critique30. La seconde se manifeste de la façon la plus visible au cœur de la Révolution française, et tient à la difficulté de faire tenir ensemble représentation politique et souveraineté populaire – autre réponse possible à cette crise de la légitimité du pouvoir31. Si, en 1793, Condorcet peut encore affirmer que ce que les « citoyens ont droit d’attendre de leurs représentants », c’est une meilleure définition des procédures de délibération, après cette date, c’est moins à une éthique de la délibération publique rénovée que l’on se réfère, qu’à une condamnation des décisions politiques qui ne s’appuieraient pas sur une « science » de l’objet – la société – dont elles doivent précisément décider du destin, mais seulement en s’y soumettant32.
9Face à la déception du parlementarisme – ce que les plus critiques appelleront sous la restauration les « théories parlementaires » ou la « politique libérale » – la société est apparue comme une solution, et ce à plusieurs points du spectre politique. Elle est convoquée aussi bien par ceux qu’on appelait les rétrogrades (contre-révolutionnaires comme Louis de Bonald ou Joseph de Maistre déjà cités) que par certains penseurs associés à la nébuleuse socialiste, comme Proudhon, Pecqueur, Fourier et quelques autres. Cela ne veut pas dire que la question classique de la philosophie politique, la recherche du meilleur des régimes, a été abandonnée par tous les penseurs postrévolutionnaires, mais que cette question a cessé d’être abordée sous l’angle des institutions politiques et du contrat social pour être logée au sein même des activités humaines ordinaires, dans les pratiques économiques et sociales en général et leurs agencements spontanés ou hérités en particulier. La « société » résume ces pratiques et leurs agencements qu’il s’agit de comprendre33, à l’image d’une machine, comme constituée de rouages complexes dont le fonctionnement serait mieux assuré si l’on parvenait à les décrire en détail. Mais le terme « machine » n’est pas encore assez précis, puisque, comme le suggère Claude Blanckaert dans La nature de la société. Organicisme et sciences sociales au XIXe siècle, si l’on a bien en circulation à la fin du XVIIIe siècle « trois métaphores de l’organisation sociétale souvent sollicitées », « le monument (les « ruines » et « décombres »), la machine (les « ressorts »), l’animal », « la limite des deux premières figures apparaît clairement quand il s’agit d’accorder le système de société au régime de liberté récemment conquis. Si elles évoquent, selon le cas, l’agencement finalisé ou la puissance de l’action concertée, la solidarité qu’elles mettent en œuvre paraît plus passive qu’active ou volontaire »34. Il s’agit donc de combiner l’ordre au mouvement des parties, sans donner pour autant à ces parties un égal pouvoir ou un rôle identique dans la maîtrise des pouvoirs, égalité ou identité étant porteuses de désordre comme la révolution l’a montré. En somme, de l’animal on retiendra la vie, et son caractère d’organisme, agencé en parties ou organes, tous différents mais jouissant d’une égale participation au fonctionnement du tout, chacun à sa place et dans une dépendance réciproque. L’organisme s’impose pour décrire la société.
10Plutôt que de penser la constitution politique comme l’outil qui permet – par le contrat social notamment – de créer la bonne communauté, il s’agit pour ces auteurs de comprendre ce qu’est une « bonne » société, c’est-à-dire à quelles conditions une société peut être considérée comme sujette à un fonctionnement normal – à la fin du siècle on ira jusqu’à parler de contrat physiologique. Dans cette simple présentation, nous avons déjà utilisé tous les termes qui constituent le cœur d’une entreprise qui consiste à revisiter la philosophie sociale et politique à l’aune de catégories naturalistes : « fonctionnement », qui renvoie à « fonction », « normal », que l’on doit opposer à « pathologique », comme l’a montré la belle étude de Georges Canguilhem dans les années 1940, les contemporains utilisent aisément le terme « anarchie » (dans la première moitié du XIXe siècle) ou « anomie », à partir de Durkheim notamment35. Bref tout un vocabulaire, celui des fonctions, de la norme et de la normalité, qui constitue, une fois qu’on en a tissé le réseau de significations, le contenu de la « société » et de la science qu’on lui associe, une « science sociale » qui a son régime de « faits » propre. Tous les commentateurs s’accordent en effet pour relever le changement rapide de signification que subit le terme « société » – et pour souligner l’apparition d’expressions nouvelles qui lui sont associées, comme « sociologie » ou « socialisme » sous la plume de Sieyès notamment36. Dans la tradition de l’histoire de la philosophie, on a tendance à rapporter ce mouvement à une histoire interne de la discipline, dans laquelle une version culturaliste – plus que naturaliste – du social domine : la société, d’emblée, ce serait ce qui s’oppose à la nature, ce qui se construit dans un arrachement à la nature, en particulier par l’intermédiaire du travail qui ajouterait des couches d’artificialité entre la nature et l’homme, hissant ce dernier au stade d’une civilisation. Cette vision-là est celle que nous associons assez spontanément à la figure de Hegel, mais il nous semble qu’elle manque, pour une part, ce qui se joue autour du concept de « société » tel qu’il naît à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle, en France notamment, mais pas seulement.
5. Philosophie de la société civile
11Dans la présentation générale qui sert d’introduction au livre De la société à la sociologie, Catherine Colliot-Thélène et Jean-François Kervégan soulignent que « le concept plus qu’ancien de société civile, sive politique (koinonia politikê en grec, societas civilis en latin, civil society en anglais, bürgerliche Gesellschaft en allemand) a subi vers la fin du XVIIIe siècle une transformation radicale qui conduit, à relativement court terme, au concept nouveau d’une « société civile » distincte de et tendanciellement opposée à l’État, à la représentation, en regard du politique, d’un social qui constituera l’objet privilégié de la sociologie »37. Privilégiant le domaine culturel germanique, les auteurs du recueil n’abordent la société que sous l’angle de son opposition à la nature, reprenant une distinction entre sciences de la nature et sciences de l’esprit héritée des classifications fin-de-siècle d’un Dilthey par exemple. On peut, parallèlement, resituer l’émergence de la sociologie – et celle du concept de « société » qui est son objet propre – à la fois dans une histoire plus longue, et dans une série de discours plus large que la seule scansion des grands textes philosophiques renvoyant à Hegel. L’histoire du même champ lexical, « société », « sociologie », plongée dans le domaine français, en révèle une autre appréhension38.
12S’il est indéniable que l’on trouve chez Hegel, comme l’affirment Colliot-Thélène et Kervégan, une « expression thématique et réfléchie » de la société civile comprise comme « produit historique d’une autodifférenciation de la sphère politique ou étatique », il est moins sûr qu’il s’agisse là de la « première » et que c’est d’elle que toutes les caractérisations de la société civile postérieures ou contemporaines émanent. On connaît l’approche hégélienne qui fait du « bourgeois » le membre de la société civile par excellence, bourgeois qui, « par son mode d’être et ses formes d’actions se distingue absolument du citoyen (Staatsbürger) qu’il est par ailleurs, ou qu’il aspire à devenir »39. La société civile hégélienne, rappelons-le, est ainsi un système de besoins qui désigne la dépendance généralisée dans laquelle sont pris les hommes, en tant qu’ils ont des besoins et en tant que leur activité vise à les satisfaire par le détour d’une satisfaction médiatisée par autrui (la division du travail y joue donc un rôle clef). Hegel lui-même, lecteur des économistes politiques classiques et des philosophes des Lumières écossaises, n’ignore rien de l’importance d’une strate d’auto-organisation des communautés humaines par le jeu des échanges et du commerce. Cette strate a même la vertu de permettre une définition de l’homme en tant qu’homme, et non en tant qu’il appartiendrait à un ordre politique défini, ce qui était la définition classique aristotélicienne (que l’on retrouve dans la tradition humaniste civique), selon laquelle l’homme accompli est le « citoyen », celui qui participe aux affaires de la cité et qui porte les armes pour défendre la cité contre les ennemis extérieurs. La société civile hégélienne enregistre l’apparition de cet espace dans lequel l’individu, ni soumis à l’univers familial (l’oikos de l’antiquité), ni inscrit dans l’univers politique (la polis de l’antiquité), s’épanouit par et dans le travail productif et l’échange accomplis avec d’autres, travail productif et échange qui fondent la « société ». En ce sens Hegel mettra en avant le milieu social que constituent les stände, les corporations, comme image miniature de la société civile, où se comprend cette activité des uns nourrie par le souci de satisfaire le besoin des autres.
13Décrire les choses ainsi nous donne bien une vision de l’histoire du concept compris sous l’angle d’une épuration du concept de société civile – sive politique – en société tout court, mais ne nous indique pas encore les ingrédients susceptibles de faire de la société l’objet d’une "science". Il nous faut donc reprendre cette histoire, en en élargissant le cadre, si l’on veut comprendre la charge tant sociale que politique du terme lorsqu’il se diffuse au début du XIXe siècle. Il nous faut explorer des matériaux « étrangers » à l’histoire de la philosophie qui ont pourtant participé à la constitution du concept de société et à l’établissement d’une ou de science(s) sociale(s), nouveau nom ou qui se veut tel, dans la période qui nous concerne, de la science politique40. Ces matériaux viennent des sciences du vivant, des théories organicistes, qui donnent une autre représentation du social que celle développée par Hegel et reprise – en partie seulement – dans la tradition allemande41.
6. L’invention de la société : l’ordre naturel des sociétés
14Le terme « société » et les adjectifs qui lui sont associés (« social » notamment adjoint à « science » ou à « art ») font leur apparition systématique dans les écrits physiocratiques, bien que Sieyès revendique la paternité de l’expression « art social » au cours de la Révolution française42. Cette introduction sémantique a pour fonction, dans le système physiocratique, de réorienter le regard porté sur l’organisation politique des États. Derrière la société, c’est une représentation naturelle, plutôt que politique, de l’organisation du pays qui est recherchée. L’introduction du terme « classe » a pour rôle d’opérer cette réorientation. Les physiocrates proposent en effet de penser la société à partir de la distribution des individus en « classes », distribution qui « se réalise très largement sur le désignant société »43. La définition la plus ancienne du mot « classe » se trouve dans le Tableau économique (1758) de Quesnay où ce dernier définit le terme comme l’« ensemble d’individus rapprochés par la fonction, la condition sociale »44. Une telle définition de la « classe » préside cette nouvelle caractérisation de la société à partir des « fonctions » économiques, en un jeu d’allers et retours avec un vocabulaire chargé jusqu’ici d’expliciter les formes de « vie » des sociétés humaines comme celle des êtres de la nature. L’usage du terme « classe », issu des sciences de la nature, a été importé peu à peu dans l’économie politique par les physiocrates qui le préfèrent à « ordre » porteur jusque-là d’une charge historique ou politique trop forte, et utilisé pour décrire une société traversée par des conflits45.
15C’est essentiellement dans l’observation et la compréhension de la nature que le terme classe va s’imposer contre celui d’ordre : une nature comprise comme un tout qui admet des variations, voire des variétés, mais toutes unies en une « chaîne universelle »46. Les classes s’inscrivent ainsi dans une « nature » de la société qui jouit des mêmes attributs que la nature tout court : « unité » et « chaîne universelle ». Cette nature renvoie à la fonction première des sociétés – humaines comme animales –, à savoir assurer la subsistance de leurs membres – et de tous les membres qui doivent trouver leur place dans cette unité retrouvée. L’une comme l’autre, la nature comme la société, se reconnaissant désormais à leur capacité d’autorégulation et d’autocorrection jusqu’à production d’un état d’équilibre assimilé à la santé.
16Il y a donc un travail spécifique d’acclimatation du terme « classe » qui s’est opéré chez les physiocrates. La société comprise comme nature trouve sa traduction savante dans le langage de l’économie politique physiocratique. Quesnay et les physiocrates sont ainsi les premiers à vouloir faire de l’économie politique (qu’ils rebaptisent « physiocratie », c’est-à-dire pouvoir de la nature) une science de l’ordre naturel des sociétés. Quesnay, la chose est connue, possède une formation intellectuelle médicale et scientifique : pharmacie, chimie, anatomie47. Il publie dans l’Encyclopédie les articles « Évidence », « Grains », « Fermiers », et rédige pour cette même Encyclopédie, sans les publier, les articles « Hommes », « Impôts » et « Intérêt de l’argent ». L’ouvrage de Quesnay L’Analyse de la formule arithmétique du Tableau économique (publié en 1766, mais écrit en 1758) ou Tableau économique débute par la phrase suivante : « La nation est réduite à trois classes de citoyens : la classe productive, la classe des propriétaires et la classe stérile. La classe productive est celle qui fait renaître par la culture du territoire les richesses annuelles de la nation (…). La classe des propriétaires comprend le souverain, les possesseurs des terres et les décimateurs (…). La classe stérile est formée de tous les citoyens occupés à d’autres services et à d’autres travaux que ceux de l’agriculture »48. Ce texte sera repris dans Physiocratie (1767) le recueil publié par Dupont de Nemours, puis en 1846 par E. Daire dans les Écrits des principaux économistes (publiés par le libraire Guillaumin) qui contribuent à faire de la physiocratie – aux côtés de Smith, Ricardo et Jean-Baptiste Say – la source légitime d’une économie scientifique49.
17Par cette définition de la nation, Quesnay exprime nettement qu’ordres de citoyens et classes de citoyens ne se valent pas. La dimension synonymique des termes disparaît sous sa plume : « La division de la société en différents ordres de citoyens (…) introduit la dissension des intérêts particuliers entre les différentes classes de citoyens »50. Les classes renvoient à l’équilibre naturel de la société, à son état normal – à savoir l’état d’une homologie entre la répartition des hommes en classes et la finalité de leur réunion : la subsistance. À l’inverse, la division de la société en ordres est considérée comme une perversion dans la mesure où une telle distribution des hommes éloigne la société de ce en vue de quoi elle est naturellement instituée. La physiocratie doit être comprise non pas comme formulation « scientifique » de l’économie politique avec un domaine d’étude restreint, mais plutôt comme « science sociale », ou comme un « art social », ainsi que le revendiquent les physiocrates. Il ne s’agit pas, pour ces derniers, de découper dans le réel un domaine autonome (l’économie), mais bien de comprendre la totalité de la réalité (sociale) à partir de catégories désignées par les promoteurs de la science « nouvelle », comme « économiques », c’est-à-dire naturelles. Ils offrent ainsi une théorie de la société naturelle51. La « science sociale » n’est ainsi pas seulement une réponse à l’économie politique, comme on l’affirme lorsqu’on situe sa naissance dans les années 1820/1830, mais elle comprend, comme l’une de ses formes discursives possibles, l’économie politique elle-même, et c’est en ce sens que l’économie politique figure toujours dans les matériaux de construction de toute science sociale, comme une branche possible de son devenir, ainsi que le montre le travail d’un Saint-Simon au début du XIXe siècle52.
18Car c’est bien une forme nouvelle de compréhension du social que propose la physiocratie, forme nouvelle qui passe par la substitution de la classe à l’ordre, de la division du travail aux privilèges de la naissance. Elle signe le passage d’une société traditionnelle des places et des titres à une société moderne des fonctions et des capacités, une société où l’accent sur les statuts se déplace du côté des volontés individuelles réunies par accords spontanés. Tout un vocabulaire se met en place chez les physiocrates, que l’on retrouve chez Saint-Simon, mais plus tard encore dans le fouriérisme, dans le positivisme de Comte, en somme chez tous les penseurs sociaux du premier XIXe siècle, avec des variantes. La dynamique de la société, nous disent en substance les physiocrates, tient moins à la distribution des honneurs qu’à la division du travail53 : l’une est artificielle, l’autre est naturelle. Chez les physiocrates la frontière devient de plus en plus ténue entre le travail d’analyse conceptuel de la société en classes et la prescription politique de ce que doit être la société. Dupont de Nemours affirme ainsi : « Une société est complète, quand elle se montre et se maintient composée de trois classes »54. On notera que l’on est passé du domaine de la profondeur à celui de l’apparence, domaine où se joue le passage de l’ordre naturel à l’ordre historique : « se montre et se maintient ». Dans cette perspective, Dupont cherche à faire se rejoindre la société profonde, réelle, naturelle et la société superficielle, apparente, artificielle. L’ordre de la nature se réalise, ou peut se réaliser, dans l’ordre historique.
19On peut donc dater de la physiocratie le projet de toute science sociale – depuis la fin du XVIIIe siècle jusqu’à l’institutionnalisation de la sociologie à la fin du XIXe siècle – de comprendre comment une société se reproduit et persévère dans l’existence en accordant à chacun de ses membres une place et une fonction dans cet ordre de stabilité et de reproduction. C’est d’ailleurs la définition même de la société qui se joue là. La question de l’organisation des sociétés devient moins une question de politique – et de volontés individuelles toute réunies soient-elles en assemblées – qu’une question de science (la science des organismes sociaux) et d’apparition, historiquement, de centres régulateurs et/ou créateurs de liens sociaux. Ce qui distingue Saint-Simon et les physiocrates, dans leur « invention » respective de la société, c’est précisément cette idée, présente chez Saint-Simon plutôt que chez les physiocrates, que le développement même de l’organisme social rend nécessaire (au sens où il fait advenir) des formes de régulation (à l’inverse du « laisser faire, laisser passer » physiocratique). L’idée de « centres régulateurs » va continuellement s’enrichir de l’analyse physiologique des organismes, et en particulier des théories sur le cerveau55.
7. Saint-Simon : la science sociale comme physiologie sociale
20Pendant la Révolution française, loin d’être un révolutionnaire engagé, Saint-Simon fut plutôt un financier actif, spéculant sur les biens nationaux, et amassant une fortune colossale qu’il devait dilapider assez rapidement sous l’Empire. Saint-Simon est le produit moins de la révolution, à en croire l’un de ses biographes, O. Pétré-Grenouilleau, que le produit de cette période de stabilisation qui va de l’Empire à la Restauration56. Il fut l’un des acteurs centraux de ce courant où se mêlent tous les progressistes des années 1803/1825 : l’industrialisme. Ses liens avec J.-B. Say (liens dont la nature n’est pas clairement établie), la lecture attentive qu’il fait de l’ouvrage de 1818 d’Alexandre de La Borde, De l’esprit d’association, suffisent à indiquer l’imprégnation de Saint-Simon par la philosophie de son temps sur l’association, poursuivant cette « idée que de multiples formes d’association devaient peu à peu remplacer les vieilles corporations »57. L’industrialisme de Saint-Simon est formulé dès janvier 1817, défini comme « l’élargissement de l’économie politique en une science de l’ordre social »58. De façon définitive, il affirme à propos de l’économie politique que « la politique s’appuiera sur elle, ou plutôt [qu’] elle sera elle seule toute la politique »59. En réalité c’est dès 1813, et le texte Physiologie sociale, que l’on perçoit la volonté de Saint-Simon de définir une nouvelle science sociale, comprise comme science de l’organisation sociale appuyée sur une conception qui assimile la société à un organisme qui secrète par lui-même, au cours de son développement, ses propres centres régulateurs60. S’il y a quelque chose comme une « science de la politique », sa vérité est à chercher dans un savoir sur le social : selon Saint-Simon, c’est parce que le travail politique est un travail de falsification, ou de masque posé sur le réel, qu’une science politique doit révéler les ressorts réels au travail dans la société. Et s’il rejette l’utopie au sens « classique » du terme, sens qui renverrait à la construction à neuf, sur du neuf, d’une société absolument nouvelle, c’est parce qu’il récuse l’idée d’une « construction » ad hoc, pour privilégier la poursuite de tendances déjà à l’œuvre dans le réel61. Une branche se dessine, qui va connaître plusieurs ramages. Vont en effet, à partir de cette période, entrer en concurrence différentes manières de traduire ces tendances « naturelles », « réelles » qui travaillent toute société : Fourier et les passions, Saint-Simon et l’ordre industriel, Proudhon et la force ou l’être collectif, pour ne citer que quelques exemples.
21Dans Physiologie sociale, Saint-Simon affirme qu’« [u]ne physiologie sociale, constituée par les faits matériels qui dérivent de l’observation directe de la société, et une hygiène renfermant les préceptes applicables à ces faits, sont donc les seules bases positives sur lesquelles on puisse établir le système d’organisation réclamé par l’état actuel de la civilisation. »62 Ce que l’on perçoit dans une telle formulation, c’est qu’il y a, selon Saint-Simon ou Enfantin qui s’en fait le porte-voix, une mise en œuvre de la science sociale qui renvoie à cette façon de comprendre la société que les physiocrates ont mise en place au milieu du XVIIIe siècle : l’idée d’un ordre du réel qui s’impose à nous, porteur de visées normatives ou prescriptives bien qu’abordées d’un point de vue qui se veut exclusivement positif. La science du social est donc le développement d’un savoir du réel non seulement objectif et descriptif mais aussi, dans le même mouvement, normatif, parce que les tendances à l’œuvre dans le réel nous invitent à les poursuivre, à les dégager, à les libérer. La science « politique » de Saint-Simon est, en réalité, une science de la société : c’est la société qu’il faut connaître, objectiver, pour pouvoir espérer la changer, c’est-à-dire simplement la gouverner en la retrouvant.
22Lorsqu’on aborde les choses par ce bout, notre compréhension du concept de « société » se trouve modifiée. La société, ce n’est plus seulement cet espace qui jouit d’une forme d’autonomie – vis-à-vis de la nature comme de l’État – et qui appellerait en même temps toujours son ressaisissement par l’État (comme chez Hegel), mais bel et bien un organisme vivant, cœur de la compréhension aussi bien de l’État lui-même que de l’individu, et ce en continuité avec un plan d’analyse de la nature. Une telle reformulation, très lisible chez Saint-Simon, est tout aussi présente chez Auguste Comte, secrétaire de Saint-Simon avant de devenir le fondateur de l’école positiviste. Bruno Karsenti, dans Politique de l’esprit. Auguste Comte et la naissance de la science sociale, a offert un tableau de cet entrelacement du naturel et du social dans la définition comtienne de la société63.
23Dans l’introduction à son ouvrage Bruno Karsenti indique bien les enjeux généraux du questionnement qui est le nôtre. Ce questionnement est le suivant : la critique ou la contestation du pouvoir – sous sa forme d’une autorité traditionnelle ou théologique – donne lieu à une première formulation, celle des physiocrates, en termes de « science sociale » qui oblige à découvrir une société « réelle » sous la société « apparente », un ordre naturel des sociétés dont les effets sur la cohésion des hommes seraient, si l’on faisait dépendre de lui les décisions d’un gouvernement, bien meilleurs que ne peut l’être un schéma politique fondé sur des ordres ou des rangs hérités. Mais bien meilleurs aussi que ne saurait l’être toute reconstruction ad hoc de la société fondée sur un volontarisme politique. Cette option va ainsi être largement renforcée par la tentative révolutionnaire – que l’on juge alors démesurée – de régler la question de la distribution du pouvoir en affirmant qu’il appartient au Peuple, c’est-à-dire à tous, d’en décider souverainement. On lit alors, en effet, la Révolution française comme une tentative de réconcilier la théorie politique classique avec la pratique, puisque la philosophie politique classique avait depuis longtemps remis la légitimité du pouvoir dans les mains du Peuple (et le fait que l’exercice du pouvoir ne soit pas lui-même populaire n’annulait pas cette dimension de légitimité populaire originelle du pouvoir, y compris lorsqu’il s’agissait, en un second temps, de justifier la dépossession ou la délégation de ce pouvoir à un monarque, comme chez Hobbes). On peut considérer que c’est l’échec pratique, ou ce qui est considéré comme tel, de cette réconciliation qui va donner naissance à la science sociale. Comme le dit B. Karsenti, « le sujet qui émerge sous le nom de société ne peut en aucun cas être confondu avec le peuple, entendu comme ce sujet que la politique moderne avait érigé en instance primordiale de légitimation du pouvoir au moins depuis Hobbes »64.
24Ce que Karsenti étudie centralement dans la démarche comtienne est en réalité un mouvement large et vaste qui traverse l’ensemble des penseurs sociaux de l’époque, depuis les rétrogrades jusqu’aux socialistes, et l’on comprend que ces derniers aient pu ainsi trouver une source d’inspiration parfois (que l’on songe à la lecture de Maistre par Proudhon par exemple) chez les premiers. Même les doctrinaires, et les tenants de la théorie du « juste milieu », ceux que les socialistes ou les républicains radicaux du journal La Réforme par exemple, rattacheront aux « théories parlementaires » ou à la « politique libérale », n’échappent pas complètement à cette démarche qui consiste à vouloir contourner la cristallisation des puissances individuelles en volonté. Chez les partisans du juste milieu, il convient d’opérer une sélection des plus aptes à la délibération. Cela prend la forme d’une version élitiste et capacitaire de l’exercice du pouvoir, une éducation humaniste et libérale permettant de fabriquer des citoyens en capacité de suivre leur conscience, comme le pensait Victor Cousin, pour trouver les compromis nécessaires au fonctionnement des assemblées65. Du côté de tenants d’une nécessaire « science sociale » pour appréhender les nouvelles formes de légitimité du pouvoir ou de la décision, « l’enjeu théorique et pratique auquel la science sociale vient répondre » vise à « assurer un certain degré de dispersion », à « suivre et (…) rendre lisible un mouvement de différenciation adéquat à la réalité la plus complexe et la plus mouvante que l’esprit ait été amené à concevoir », et ceci parallèlement à « l’effondrement d’un pouvoir qui, quand bien même il admettait la société pour vis-à-vis, se construisait hors d’elle comme source normative indépendante »66. « Assurer un certain degré de dispersion », « rendre lisible un mouvement de différenciation adéquat à la réalité la plus complexe », autant de formules, pour signifier la tâche que s’assigne Auguste Comte, qui désignent la prise de conscience d’une unité qui ne peut se faire en coupant des têtes, et en égalisant les êtres, mais plutôt en saisissant la complexité du réel, l’unité sera combinaison d’éléments distincts plutôt que répétition du même.
25Nous avons évoqué, même si rapidement, ce moment paradoxal qui caractérise la période post-révolutionnaire. À la fois une forme de fascination pour l’expérimentation d’un nouveau modèle politique – la démocratie associée au suffrage universel – et en même temps le constat d’un échec. Ce qui oblige, soit pour le dénoncer, soit pour en trouver une formulation nouvelle, à dépasser le « suffrage universel » (comme théorie de la sommation des opinions) en vue de constituer une démocratie fondée sur une science de la société. Chez Comte, cela prend la forme d’un système positif qui articule un tableau hiérarchique des sciences (dont les 6 sciences fondamentales sont : mathématiques, astronomie, physique, chimie, biologie et sociologie) et une loi de développement (la loi des 3 états : théologique, métaphysique et positif). L’avènement de la sociologie, avec lenteur, voire « langueur », « ne fait que traduire au plan des sciences », « une situation spécifique, foncièrement anormale : celle d’une révolution qui ne termine pas ». Qui ne termine pas précisément parce qu’enfermée dans la « déplorable illusion » qui consiste à croire « qu’on puisse « constituer la société », la fondre d’un jet d’après un modèle idéal »67.
26La Révolution française se comprend dès lors comme une ère nouvelle où la société devient – pour les penseurs réactionnaires comme pour les penseurs progressistes – l’axe nouveau autour duquel s’articule toute la pensée politique post-révolutionnaire : un axe « défini par la société, comme réalité empirique complexe qu’il s’agit de connaître afin de dégager le mode d’être politique conforme à sa nature »68. Dans ce renouveau de la pensée politique, le recours à l’idée d’une nature de la société permet de « rendre compte de ce qui fait qu’un rassemblement d’individus forme effectivement un groupe social, en-deçà des artifices dans lesquels se perd la réflexion politique »69. Le refus de l’artifice et le recours au naturel, c’est ce que désigne la théorie du progrès et de l’ordre dans le progrès, à quoi en appelle Auguste Comte lorsqu’il élabore une « politique de l’esprit », c’est-à-dire une politique qui « vise à instaurer une régulation sociale sur la base d’un certain mode d’accès de la pensée à elle-même, accès qu’il s’agit de démocratiser et de rendre disponible à tous ». La démocratie est ainsi conçue du côté d’une démocratisation des savoirs sociaux, définissant une « politique » démocratique bien particulière, envisagée par la plupart de ceux qui se définiront, à partir des années 1840, comme socialistes. Le socialisme, pour ces acteurs, n’est autre chose que l’application politique de la science sociale, il suppose donc une science de la société qui précède la bonne direction des sociétés. Cette dimension pratique de la science sociale se retrouve peu ou prou dans les diverses tentatives de théorisations socialistes à partir de 1830 et tout au long du XIXe siècle70. Une telle configuration théorique et pratique se retrouve, à l’autre bout du siècle, chez Durkheim lorsqu’il entend substituer à l’enseignement de la philosophie une diffusion des « savoirs sociaux »71. La société ce n’est pas seulement une mécanique d’harmonisation des fonctions, c’est aussi le moment social propre à toute action individuelle : il faut retrouver la société dans l’individu, ce que les versions les plus pauvres de la science sociale – selon ces auteurs – c’est-à-dire les versions que l’on rencontre dans l’économie politique, n’ont pas su voir, puisqu’elles ont fait du social un effet de composition des actions individuelles, alors même qu’il s’agissait de montrer que tout acte individuel est immédiatement un acte social, c’est-à-dire inscrit dans une organisation qui le dépasse et l’englobe. La division du travail devient ainsi, dès Saint-Simon, organique dans le sens où d’elle se dégagent des centres organisateurs, et non seulement des classes ou des groupes juxtaposés.
27Le passage d’une « politique du peuple » (au XVIIIe siècle), dont la manifestation la plus explicite furent les tentatives d’institutionnalisation de la république sous la Révolution française, à une « politique de l’esprit » ou de ce que nous avons appelé ici le savoir social, au XIXe siècle, pose le problème d’une démocratie qui ne saurait se réduire à la seule juxtaposition des volontés particulières, aussi informées par une conscience morale soient-elles, mais d’une démocratie comprise comme régime social, c’est-à-dire un régime où les actions individuelles comprennent, d’un même geste, l’ensemble du déroulé social. C’est dans cette perspective que « pensée et société se rapportent l’une à l’autre intérieurement » : car il ne s’agit pas seulement « de faire de la société un objet de pensée, mais de donner aussi et par le même geste une place à la pensée dans la société, place qui lui était jusque-là interdite ». À la pensée, c’est-à-dire au savoir du social lui-même. Cette politique démocratique est donc conduite, comme le note Karsenti, « à affronter ce qu’elle récuse avec le plus de force : la formation d’une dogmatique qui, quand bien même elle n’admet pas de référence à Dieu, fonctionne encore sur le mode d’un discours de vérité que la société s’efforce de tenir sur elle-même. [… S]ous son acception politique la plus stricte, la « science sociale » veut dire d’abord cela »72. Nous pourrions résumer cela par une question, dont nous avons voulu faire le fil conducteur des différents chapitres qui vont suivre : en quoi le vocabulaire de la nature, un discours de la science sur la nature, a-t-il pu être perçu comme une ressource indispensable au lendemain de la Révolution française pour penser l’organisation de la société, au prix d’un congédiement de ce que Proudhon – avec bien d’autres – appelait les vaines « préoccupations parlementaires73 » ? L’organicisme n’est-il pas le nom qui désigne la place que les acteurs entendent accorder à la vérité et à la science dans leur compréhension de la démocratie – que ce soit pour la fonder ou la critiquer ?
28Si le détour par le cas français dans ce chapitre a pu paraître long, il n’était rendu nécessaire, du moins avons-nous essayé de le montrer, qu’en raison du poids que pèse la tradition allemande dans la réception contemporaine du concept de « société ». L’histoire – trop succincte – proposée ici du concept de société déplace le partage naturel/social du côté d’un autre partage, naturel/politique. Mais il ne s’agirait pas de substituer au modèle allemand de la pensée sociale, un modèle français dont les contours deviendraient eux-mêmes figés et, par là même, incapables de rendre compte de la multiplicité des variantes dans lesquelles l’intrication du naturel et du social a pu s’exprimer tout au long du XIXe siècle. La suite de ce volume repose ainsi sur le pari qu’il n’y a pas un usage stabilisé du concept de nature dans la pensée sociale au XIXe siècle, mais des usages fluctuants bien que tous en tension avec un modèle politique classique perçu comme fragilisé, voire, pour certains, comme irrémédiablement « mort »74. Étrangement il reviendrait aux contemporains de la période postrévolutionnaire d’avoir inventé non pas pour eux-mêmes, mais pour leurs prédécesseurs, le partage naturel et social, c’est à eux que reviendrait, pour des raisons de joutes politiques, la paternité de l’injonction latourienne : « Nous n’avons jamais été modernes »75.
Notes de bas de page
1 J.-L. Chappey a pu montrer que sous la période directoriale, la « science de l’homme » jouissait du statut de paradigme politico-scientifique puisque « entre 1795 et 1802, la "science de l’homme" renvoie en effet à une organisation épistémologique et institutionnelle qui sert de fondement au projet républicain du Directoire », voir J.-L. Chappey, « De la science de l’homme aux sciences humaines : enjeu politique d’une configuration de savoir (1770-1808) », Revue d’Histoire des Sciences Humaines, 2006/2, N° 15, p. 45.
2 Voir par exemple, sur la question de la spécialisation : William Clark, Charisma and the Origins of the Research University, University of Chicago Press, 2006. Voir aussi : Dominique Pestre (dir.), Histoire des sciences et des savoirs. T. 2. Modernité et globalisation, Seuil, 2015, p. 14 et suivantes.
3 L’idée étant qu’une réforme dans l’ordre des savoirs, dont la « science de l’homme » était symbole, devait entraîner une réforme dans l’ordre intérieur des États.
4 Voir dans ce volume, le chapitre de Loïc Rignol.
5 Un tel programme est d’emblée formulé en toute indifférence à une éventuelle partition du naturel et du social puisqu’il a pour objet l’organisation aussi bien physique que morale des individus, désormais abordés à partir de leur inscription dans un milieu perçu comme un continuum de naturel et de social. Voir J.-L. Chappey, « De la science de l’homme aux sciences humaines », art. cit., p. 48.
6 Cette opposition pouvant d’ailleurs s’orienter selon différentes directions : le retour à un ordre du passé ou bien l’invention d’un nouvel ordre – entre thèses réactionnaires et thèses progressistes.
7 Faisant ainsi du XIXe siècle, selon la formule de Gabriel Monod dans le 1er numéro de la Revue historique, en 1876, le « siècle de l’histoire ».
8 Cela coïncide avec la lecture de la période que propose Reinhardt Koselleck. Ce dernier voit dans le siècle qui court de 1750 à 1850 le moment charnière d’un passage à la modernité, avec l’apparition du concept de temps historique, voir R. Koselleck, Le Futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques, EHESS, 1990.
9 Sophie-Anne Leterrier, L’institution des sciences morales : L’Académie des sciences morales et politiques (1795-1850), L’Harmattan (coll. Histoire des Sciences Humaines), 1995. Voir aussi : Julien Vincent, « Les « sciences morales » : de la gloire à l’oubli ? », La revue pour l’histoire du CNRS [En ligne], 18|2007. URL : http://histoire-cnrs.revues.org/4551.
10 Voir à ce sujet, dans ce même volume, l’entretien avec Claude Blanckaert.
11 L’économie politique, dont la pleine reconnaissance se joue à cette période, adopte une approche statique du fonctionnement de la société de laquelle l’histoire semble parfois congédiée. Elle ne renie pas pour autant l’inscription de la discipline dans une physique – le modèle du genre étant Jean-Baptiste Say qui repère des séquences d’activité, à la fois séparées par l’analyse et fondues en un tableau d’où le temps s’est éclipsé : de la production à la distribution en passant par la consommation, pour reprendre les catégories qu’il a hissées en dogmes d’école. On pourrait dire par ailleurs, à la manière de Dominique Guillo, que c’est au contraire un schème historique qui envahit les sciences de la nature elles-mêmes, voir D. Guillo, Les figures de l’organisation. Sciences de la vie et sciences sociales au XIXe siècle, Paris, PUF, 2004, en particulier la conclusion.
12 Voir par exemple la remarque de Bory de Saint-Vincent dans son article « Races humaines » de l’Encyclopédie Méthodique (vol. V, 1828, p. 269) selon lequel les sciences physiques « sont indispensables pour écrire complètement bien et raisonnablement sur l’histoire des peuples », cité in Cl. Blanckaert, « Le « circuit » de l’anthropologie. Figures de l’homme naturel et social dans le système méthodique des savoirs (1782-1832) », in Cl. Blanckaert et M. Porret (éd.), L’Encyclopédie méthodique (1782-1832). Des Lumières au positivisme, Droz, 2006, p. 73. Autre figure de ce temps : Ph. Buchez, médecin, chrétien social, républicain et socialiste, à la fois auteur d’une Théorie générale des fonctions du système nerveux ou Démonstration de la loi de génération des phénomènes nerveux (Belin-Leprieur fils, 1842) et d’une Introduction à la Science de l’histoire ou Science du développement de l’humanité (Paulin, 1833).
13 Georg Simmel, La Tragédie de la culture, Rivages, 1988, pp. 182-183.
14 Cl. Blanckaert, « 1800 – Le moment « naturaliste » des sciences de l’homme », Revue d’Histoire des Sciences Humaines, 2000/2 (3), p. 117-160 ; et du même, La nature de la société. Organicisme et sciences sociales au XIXe siècle, Paris, L’Harmattan, 2004. L’entretien avec Claude Blanckaert, dans ce volume, revient sur cette production très riche.
15 On doit à Judith Schlanger une histoire des usages métaphoriques de l’organisme au XIXe siècle. Elle montre en particulier que les raisonnements qui s’appuient sur les analogies de l’organisme ont eu pour fonction d’intégrer des pans du savoir et de lier entre elles des connaissances sur l’homme et la société qui, sans cela, se seraient donnés à lire dans un ordre dispersé, voir J. Schlanger, Les métaphores de l’organisme, L’Harmattan/Coll. « Histoire des Sciences Humaines », 1995 [1971 pour la 1ère édition Vrin], en particulier pp. 42-45.
16 Certaines lectures font de Marx, au contraire, l’un des grands promoteurs de la rupture nature/société : « Cependant, c’est Marx qui, sans doute, pousse le plus loin ce constructivisme social en posant d’emblée, que le rapport de l’homme à la nature est un rapport d’opposition, car les hommes, à la différence des animaux, doivent produire leurs conditions d’existence. Ce faisant, ils produisent les sociétés, Marx reprend là l’idée de Kant, celle de l’"œuvre propre", mais il la radicalise en l’inscrivant dans un rapport d’opposition. Il n’y a plus de ruse de la nature, de finalité qui, pour être négative, reste une finalité, donc une forme d’accord. Il y a, d’emblée, non seulement séparation entre l’homme et la nature, mais destruction de la nature par l’homme » écrivent Catherine et Raphaël Larrère dans Du bon usage de la nature. Pour une philosophie de l’environnement, Champs/ Flammarion, 2009 (1997, Aubier), p. 94.
17 Sur ce sujet, voir S. Haber et A. Macé (dir.), Anciens et Modernes par-delà naturel et société, Besançon, Presses Universitaires de Franche-Comté, 2012. Le présent volume est le second d’un parcours sur le schème « Naturel/Social », initié par S. Haber et A. Macé.
18 Nous désignons par « naturalisme » le fait de vouloir saisir, au tournant du siècle, la société comme un phénomène naturel, dont les causes et effets qui tissent son fonctionnement peuvent être recherchés sans recours à une quelconque puissance supra- ou surnaturelle. L’organicisme est la variante propre au XIXe siècle d’un naturalisme dont les racines remontent à la fin du XVIIe siècle et s’épanouit – sous la forme d’une « science de l’homme » – tout au long du XVIIIe siècle. Mais encore faut-il souligner que l’organicisme peut n’être pas « naturaliste » au sens défini ici, pour preuve le matérialisme mystique d’un Joseph de Maistre qui accorde une place centrale à la « providence » dans sa lecture de la Révolution.
19 Voir, B. Latour, Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique, La Découverte, 1991.
20 Voir, en particulier sur ce sujet : J. B. Foster, Marx écologiste, Éditions Amsterdam, 2009.
21 Sur une telle tentative de lecture, associée au XVIIIe siècle et à la figure de Rousseau, chimiste et politique, on consultera avec profit : B. Bensaude-Vincent et B. Bernardi (éd.), Jean-Jacques Rousseau et la chimie, in Corpus. Revue de philosophie, N° 36, 1999 ; B. Bernardi, La Fabrique des concepts : recherches sur l’invention conceptuelle chez Rousseau, Honoré Champion, 2006 ou encore du même, « Pourquoi la chimie ? Le cas Rousseau », Dix-huitième siècle, N° 42, 2010, pp. 37-47. Sur la dimension analogique vs synthétique, voir dans ce même volume le chapitre d’A. Lanza.
22 M. Foucault, Naissance de la clinique, PUF, 1988 (1963), p. XIV.
23 « On peut remarquer, en effet, que les notions de progrès n’ont vraiment commencé à préoccuper vivement la raison publique que depuis que la métaphysique révolutionnaire a perdu son premier ascendant » : A. Comte, Cours de philosophie positive, II, 71, cité in B. Binoche, Les Trois sources des philosophies de l’histoire (1764- 1798), Presses de l’Université de Laval, 2008, p. 47.
24 Voir Cl. Blanckaert, « Le « circuit » de l’anthropologie. Figures de l’homme naturel et social dans le système méthodique des savoirs (1782-1832) ». In Op. cit.
25 Quelques exemples : à partir de 1836, V. Considérant fait paraître La Phalange : Journal de la science sociale : Politique, industrie, sciences, arts et littérature ; pendant la Révolution de 1848, C. Pecqueur publie Le Salut du Peuple. Journal de la Science sociale (1849-1850).
26 Encore faudrait-il même complexifier la branche matérialiste : J.-L. Chappey montre ainsi qu’entre le De l’homme d’Helvétius et les approches de l’Encyclopédie, il ne saurait y avoir superposition : « Sa conception de la nature humaine lui permet en effet de bouleverser l’ordre des savoirs défendu par les auteurs de l’Encyclopédie […] : parce que le jeu des facultés de l’entendement (l’entendement et la volonté) et de leurs opérations (relevant de la logique ou de la morale) renvoie (sans toutefois se réduire) aux règles de l’organisation physiologique (« la sensibilité physique (est) la cause de toutes nos actions, de nos pensées, de nos passions et de notre sociabilité »), la connaissance des lois intellectuelles et physiques de l’homme devient désormais indissociable », in J.-L. Chappey, « De la science de l’homme aux sciences humaines », art. cit., pp. 45-46.
27 Ibid., p. 102.
28 Voir par exemple : J.-Y. Pranchère, L’autorité contre les Lumières : La philosophie de Joseph de Maistre, Droz, 2004.
29 M. Foucault, Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France 1978-1979, Hautes Études, Gallimard, Le Seuil, 2004. Pour une analyse des limites d’une telle grille d’analyse appliquée au socialisme, et une manière de s’en détacher, voir A. Lanza, dans ce même volume.
30 R. Koselleck, Le Règne de la critique, Minuit, 1979.
31 Sur les réponses possibles, envisagées et expérimentées, à la crise de la légitimité du pouvoir, voir K. M. Baker, Au tribunal de l’opinion. Essai sur l’imaginaire politique au XVIIIe siècle, Payot, 1993.
32 « C’est précisément parce que les hommes exagèrent en sens contraire, qu’on peut espérer d’obtenir, par leur réunion, des résolutions que la raison et la prudence puissent approuver », in Condorcet, « Ce que les citoyens ont droit d’attendre de leurs représentants », Imprimerie des Sourds-Muets, 10 Avril 1793, cote BNF – LB41-616. Cette version scientifique d’une politique de la décision délibérative fut bien plus théorique que pratique, on la doit à Condorcet essentiellement.
33 Sur le lien intrinsèque entre socialisme et entreprise sociologique, on consultera le riche dossier, sous la direction de Francesco Callegaro et Andrea Lanza, de la revue Incidence : « Le sens du socialisme. Histoire et actualité d’un problème sociologique », Automne 2015, N° 11, édition Le Félin.
34 Cl. Blanckaert, La nature de la société, op. cit., p. 33.
35 Georges Canguilhem, Le normal et le pathologique, PUF, 1997 [1942].
36 Jacques Guilhaumou, Sieyès et l’ordre de la langue. L’invention de la politique moderne, Kimé, 2002. Voir aussi : Sonia Branca-Rosoff & Jacques Guilhaumou, « De "société" à "socialisme" : l’invention néologique et son contexte discursif. Essai de colinguisme appliqué », in Langage et société, n° 83-84, 1998, pp. 39-77.
37 Catherine Colliot-Thélène, Jean-François Kervégan (sous la dir.), De la société à la sociologie, ENS Éditions, 2002, p. 9.
38 On pourrait se demander si cette représentation philosophique est le dernier mot pour le domaine allemand – il se pourrait que dans le champ allemand on survalorise un point de vue de philosophes allemands sur l’état du savoir à cette période.
39 Ibid., p. 10.
40 Sur la science sociale comme science politique, voir l’exemple paradigmatique de Saint-Simon : Pierre Musso, « La "science politique"de Saint-Simon contre l’utopie », in Quaderni, n° 42, Automne 2000, pp. 75-93.
41 À ce sujet, voir dans ce même volume, le chapitre de Wolf Feuerhahn.
42 Sonia Branca-Rosoff & Jacques Guilhaumou, « De Société à Socialisme : L’invention néologique et son contexte discursif », art. cit..
43 Marie-France Piguet, Classe. Histoire du mot et genèse du concept des physiocrates aux historiens de la Restauration, Presses Universitaires de Lyon, 1996, p. 62. Je m’appuie dans ce passage sur les analyses éclairantes proposées dans cet ouvrage.
44 Ibid., p. 12.
45 Cette neutralité va cependant être remise en question et détournée dans certains usages plus tardifs du terme, en particulier chez certains historiens de la restauration ou chez Marx (avec la fameuse « lutte des classes »).
46 Selon l’expression du naturaliste Bonnet dans sa Contemplation de la nature (1764) cité in ibid., p. 35.
47 En 1749, il est médecin chirurgien de Madame de Pompadour, voir ibid., p. 43.
48 Quesnay, Tableau économique, in Physiocrates : Quesnay, Dupont de Nemours, Mercier de la Riviére, l’Abbé Baudeau, Le Trosne ([Reprod. en fac-sim.]) avec une introd. sur la doctrine des physiocrates, des commentaires et des notices historiques par Eugène Daire. 1846. [Collection des principaux économistes, Tome 2, Physiocrates], p. 58.
49 Voir L. Le Van-Lemesle, Le Juste ou le Riche. L’enseignement de l’économie politique (1815-1850), éditions du Comité pour l’Histoire Économique et Financière, 2004.
50 Cité in M.-F. Piguet, op. cit., p. 49, extrait de Maximes générales du gouvernement économique d’un royaume agricole. « Physiocratie » et « physiocratique » apparaissent assez tôt, en 1767. En revanche « Physiocrates » se substitue à « économistes » plus tardivement, en 1799.
51 Sur la physiocratie et sa conception élargie de l’économie politique, voir C. Larrère, L’invention de l’économie au XVIIIe siècle : Du droit naturel à la physiocratie, PUF, 1992.
52 Voir J.-C. Perrot, « De l’économie politique aux sciences de la société », in Revue de synthèse, tome LIX, n° 1, janvier-mars 1988.
53 Distribution qui elle-même pourrait s’établir éventuellement sur un (autre) modèle naturaliste, mais il ne semble pas que ça n’ait jamais été le cas dans la société d’Ancien Régime.
54 Cité p. 61 : Abrégé des principes de l’économie politique, 1772.
55 Pour un exemple particulièrement travaillé, celui d’Auguste Comte, de ce rapport entre théories scientifiques sur le cerveau et philosophie sociale, voir L. Clauzade, L’organe de la pensée. Biologie et philosophie chez Auguste Comte, Presses Universitaires de Franche-Comté, 2009. Pour une analyse du passage du physicisme à la physiologie dans l’analyse de la société chez Saint-Simon, qui se joue précisément autour de 1810, avec le manuscrit « Sur la science générale », voir Thomas Lalevée, « L’encyclopédisme de Saint-Simon », in V. Bourdeau, J.-L. Chappey, J. Vincent (dir.), L’Encyclopédisme à l’ère des révolutions (1789-1870), Coll. « Archives de l’imaginaire social »/Cahiers de la MSHE, PUFC, à paraître.
56 O. Pétré-Grenouilleau, Saint-Simon. L’utopie ou la raison en actes, Paris, Payot, 2001, p. 42.
57 Ibid., p. 297.
58 Ibid., p. 299 : ce qu’en réalité elle a été dès le début notamment chez les Physiocrates.
59 Cité in Ibid., p. 299.
60 Ce texte, « Physiologie sociale », sans doute de la plume d’Enfantin, n’est pas retenu par les éditeurs des œuvres complètes de Saint-Simon, on le trouve dans l’anthologie de Gurvitch, l’expression lui donnant d’ailleurs son titre général. Mais la teneur de ce texte concorde avec les textes publiés dans les œuvres complètes, notamment cette première phrase de « Sur la science générale » (c. 1810) : « Il est impossible de faire de bonne philosophie sans avoir étudié la physiologie », in Henri Saint-Simon Œuvres complètes, I, p. 638. De même, le « Projet d’Encyclopédie. Seconde Livraison », comporte une « Epître dédicatoire Aux Médecins » : « j’ai puisé dans vos écrits et dans vos leçons mes plus forts arguments », in ibid., p. 649. Ajoutant plus loins : « [j]e dis que d’Alembert et Diderot n’avaient point étudié la physiologie ; que l’étude de la physiologie est nécessaire aux moralistes, aux philosophes, et par conséquent aux encyclopédistes et que Diderot et d’Alembert étaient incapables de faire une bonne encyclopédie pour la raison qu’ils n’avaient pas étudié la physiologie », in Ibid., p. 673. Il est en tous cas significatif que dans la période 1810, Saint-Simon passe du physicisme à la physiologie, et que s’il maintient le vocable « science de l’homme », la « société » est de plus en plus omniprésente dans ses écrits. C’est bien par la physiologie qu’on en arrive à l’organisation sociale chez Saint-Simon.
61 Voir P. Musso, « La « science politique » de Saint-Simon contre l’utopie », in Quaderni, Vol. 42, 2000, pp. 75-93, en particulier p. 76.
62 Le texte se trouve dans les Œuvres Complètes de 1879 (Vol. 39), et dans l’anthologie de textes établie par G. Gurvitch en 1965, que nous citons, disponible en ligne sur : http://classiques.uqac.ca/classiques/saint_simon_Claude_henri/physiologie_sociale/physiologie_sociale.html. Les idées qui y sont développées s’inscrivent clairement dans la série de textes rédigés par Saint-Simon en 1813 : Mémoire sur la science de l’homme et Travail sur la gravitation universelle, voir Henri Saint-Simon, Œuvres complètes, vol. II, PUF, 2013, pp. 1055-1232.
63 Bruno Karsenti, Politique de l’esprit. Auguste Comte et la naissance de la science sociale, Hermann, 2006. Cette définition de la société, ne l’oublions pas, est aussi, dans un même geste, redéfinition de la nature, Blanckaert soulignant de façon stimulante que « la naturalisation de l’ordre social se découvre […] isomorphe d’une socialisation de l’organisme biologique », in La nature de la société, op. cit., p. 43.
64 B. Karsenti, Politique de l’esprit, op. cit., p. 2-3.
65 Sur Cousin, voir P. Vermeren, Victor Cousin. Le jeu de la philosophie et de l’État, L’Harmattan, 1995 ; Jean-Pierre Cotten, Autour de Victor Cousin. Une politique de la philosophie, Annales littéraires de l’Université de Besançon/Les Belles Lettres, 1992.
66 Karsenti, op. cit., p. 5.
67 Ibid., p. 23.
68 Ibid., p. 6.
69 Ibid., p. 6.
70 Sur ce thème, voir Loïc Rignol, Les Hiéroglyphes de la nature. Science de l’homme et science sociale dans la pensée socialiste en France (1830-1851), Presses du réel, 2014.
71 Émile Durkheim, « L’enseignement philosophique et l’agrégation de philosophie », Revue philosophique, 1895, n° 39, pp. 121-147.
72 Karsenti, op. cit., p. 11.
73 P. -J. Proudhon, Les confessions d’un révolutionnaire, Antony, Éditions Tops/ H. Trinquier, 1997 [1849], p. 131.
74 En 1845, le journal républicain radical de Ledru-Rollin, Arago, Louis Blanc, Flocon et quelques autres, La Réforme, pouvait ainsi déclarer dans un Manifeste intitulé « Au Parti Démocratique » et en lettre majuscule : « LA POLITIQUE LIBÉRALE EST MORTE », in La Réforme, 14 et 15 Juillet, 1845.
75 B. Latour, Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique, La Découverte, 1991.
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