Chapitre 12. L’intégrité peut-elle être matrice de transformations politiques ?
Les élus des états de Bourgogne face au conseil du roi (1776)
p. 267-283
Texte intégral
1Les états de Bourgogne sont, avec la Bretagne et le Languedoc, l’une des trois grandes assemblées provinciales que compte encore le royaume de France à la fin de l’Ancien Régime. Leur tenue est de périodicité triennale, et entre deux sessions de l’assemblée, l’administration est confiée à une commission exécutive : le bureau des élus. Ses membres sont choisis à l’occasion de la tenue des états, de jure et en leur sein, par les députés des trois ordres de la province, en pratique sur la recommandation du prince de Condé à qui la monarchie a, de façon presque continue, confié le gouvernement du duché de Bourgogne depuis l630. Ces élus sont au nombre de quatre : un pour le clergé, un pour la noblesse et deux pour tiers état, le maire de Dijon de façon perpétuelle et celui d’une des villes en tour de le fournir selon un ordre qui se nomme Grande Roue. Siègent avec ces élus des ordres des officiers royaux ; à savoir deux représentants de la Chambre des comptes et un représentant du roi, l’élu du roi.
2Au printemps 1775 s’est ouverte une nouvelle session des états au cours de laquelle furent nommés, pour le clergé, Antoine de La Goutte, doyen de la cathédrale d’Autun et vicaire général de Lyon, pour la noblesse, Jacques-François Damas, marquis d’Antigny, rejeton d’une des familles les plus illustres de la province, habituée aux responsabilités administratives et pour le tiers, Jean-François Maufoux, maire de Beaune à qui il faut donc ajouter le vicomte-mayeur de Dijon, Guillaume Raviot.
3Ce petit groupe, un trio en fait puisque le maire de Dijon n’est pas un nouvel administrateur, accède aux affaires en même temps que le peuple dijonnais retrouve le chemin de la rébellion, qu’il n’avait pas emprunté depuis 1630 lorsqu’il s’était agi de protester contre les réformes fiscales de Richelieu par une sédition carnavalesque connue sous le nom de Lanturelu1. Le contexte de 1775 est tout autre : alors que le duché connaît une disette de ses grains, l’édit de libéralisation de leur commerce, insufflé par Turgot l’année précédente, produit à la mi-avril 1775 la première des émeutes frumentaires qui composent la guerre des farines. En août 1774, Turgot, nouveau contrôleur général des finances, avait prévenu le roi des risques d’instabilité inhérents à la réforme du royaume ; la suppression des abus dans la perception, la répartition plus équitable des impositions, la réduction des dépenses ne pouvaient, comme le rappelle Pierre-Yves Beaurepaire, que faire « tanguer le navire monarchique2 ». Ce programme politique, bien connu, sous différentes appellations comme le despotisme ministériel, l’expérience libérale ou encore le moment Turgot, trouve en Bourgogne son symétrique.
4En effet, avec un léger retard sur le rythme du royaume, les trois nouveaux élus, et notamment celui du clergé, l’abbé de La Goutte, se révèlent des partisans d’une réforme profonde de l’administration provinciale. Trois délibérations incarnent cette dynamique politique3. Le 23 décembre 1775, afin d’améliorer la précision des informations sur la richesse et la répartition de la fiscalité des communautés, ils imposent aux quinze receveurs particuliers des bailliages d’effectuer régulièrement et surtout gratuitement des visites « des bourgs et communautés » afin d’établir « une juste proportion » dans la répartition de l’impôt entre les communautés et entre les contribuables. Celle du 10 janvier 1776 prévoit une réforme importante de la confection des « rolles » du vingtième sur les revenus de la terre. Ceux-ci doivent être composés, non plus par les seuls asséeurs des communautés, mais par une commission tripartite composée de l’asséeur du seigneur, d’au plus de trois asséeurs des propriétaires forains et d’au plus de trois asséeurs des habitants propriétaires, chacun n’ayant par type de propriété qu’une seule voix délibérative. Incidemment, elle permet donc de connaître la répartition des propriétés et de déboucher sur la constitution du premier cadastre bourguignon. Elle porte en germe le paiement du vingtième non pas au lieu du domicile du contribuable mais au lieu de la propriété des biens. Elle limite l’évasion fiscale et permet une meilleure proportionnalité de l’impôt. Comme la province est abonnée pour le vingtième, il s’agit donc pour les administrateurs de répartir proportionnellement le poids de l’impôt et non de prélever le vingtième des revenus d’une terre. La dernière délibération du 1er février 1776 concerne la régie et l’administration des finances ; elle impose aux différents receveurs de verser le produit des impôts sans retard, dans le cadre de l’année civile, afin de diminuer les emprunts pour régler les charges de la province ; elle interdit au trésorier général des états d’emprunter pour payer le don gratuit extraordinaire et lui impose d’employer les recettes régulières tirées de la fiscalité sur le sel. L’article 12 prévoit d’interdire d’utiliser des fonds pour une autre dépense que ceux auxquels ils ont été préalablement affectés. L’article 14 annonce que des tableaux exacts et détaillés des charges, dettes et recettes seront tenus et présentés aux élus chaque année.
5Ces dispositions techniques peuvent aisément se résumer ainsi : faire payer davantage les plus riches, fluidifier la perception directe des impôts, éviter l’aggravation de la dette publique, mieux encadrer le maniement des deniers provinciaux par les officiers des états, notamment en diminuant le profit qu’ils tirent de l’émission des rentes provinciales, se doter d’un tableau de bord comptable. Ces dispositions peuvent s’analyser comme la recherche d’une amélioration du bien public provincial. Forts de cette petite œuvre réglementaire, dupliquant le projet de Turgot, les élus, comme à l’accoutumée, partent à la fin du mois de janvier à Paris, pour porter « au pied du trône » le cahier des remontrances des états, ce qui est fait le 21 juillet. Mais, le 28 juillet, alors que les élus sont encore en cour, attendant les réponses aux articles des états, un arrêt du conseil du roi les plonge dans une grande stupeur. Leurs trois délibérations de l’hiver sont retoquées, déclarées nulles et non avenues et dénoncées à toute la province et au royaume entier « comme capables de causer des inquiétudes et des troubles », justifiant les représentations et les plaintes très fondées auxquelles elles ont donné lieu. Après avoir pris le temps de la réflexion, les élus, le 27 septembre, présentent alors pour leur défense un mémoire, sous la forme d’une grande remontrance. L’injustice de la décision royale en est le ressort premier car, « jamais le conseil (…) n’a anéanti les délibérations d’un pays d’états sans avoir entendu les administrateurs »4. Sans jamais utiliser le mot d’intégrité, l’exposé des motifs de leurs délibérations devient un plaidoyer en faveur de leurs droits et de leurs intentions ; il dessine l’image d’un gouvernement entièrement fondé sur la justice, déterminé à ne plus tolérer le régime des abus. Cette argumentation fleuve mérite d’être interrogée, pour comprendre, au delà de l’explication contextuelle et surdéterminante – le renvoi de Turgot le 12 mai 1776 -, les raisons des clameurs qu’elle a suscitées et plus généralement de son échec.
Images de l’intégrité politique
6C’est animés d’une froide colère que les élus des états de Bourgogne s’adressent à Louis XVI dans leurs représentations contre l’arrêt du 28 juillet 1776. Ils relèvent que leurs délibérations ont été anéanties avec éclat puisque l’arrêt du Conseil qui les réprouve a été envoyé avec une extrême célérité à Dijon le même jour et près de 4 000 copies en ont été tirées à l’imprimerie nationale, pour être distribuées dans tout le royaume. Cette décision est perçue comme un coup d’autorité destiné à leur infliger une marque d’infamie en leur retirant tout crédit administratif. Avec honneur et retenue, les élus portent cependant la contradiction à l’arrêt du Conseil non pas tant en vertu de leur réputation blessée qu’en raison de la nécessité de défendre et de restituer à la province de Bourgogne ce que l’arrêt lui a ôté, à savoir l’étendue de ses privilèges, la constitution de ses états, le bon ordre et la justice dans la répartition des impôts et l’administration de ses finances.
7L’argumentation se fait donc, dans un premier temps, générale, puisant aux sources du droit et de l’histoire les éléments pour défendre le corps mystique de la province, ses libertés, des atteintes que lui porte le pouvoir monarchique. Les élus défendent notamment l’idée que des particuliers ne peuvent se plaindre au Conseil du roi de leurs décisions car ils sont les représentants des états de Bourgogne et que si tous recouraient au roi, « les états perdraient insensiblement leur autorité ». « Ils cesseraient d’être les supérieurs immédiats des élus généraux, leurs représentants ». Il est donc de la responsabilité des élus de faire valoir la confiance que les états ont placée en eux, en défendant les atteintes au principe d’autonomie administrative qui constitue le socle des droits et privilèges de la province depuis les temps les plus anciens5.
8Après avoir rappelé ce vieux patriotisme juridique qui animait tant les états jusqu’au règne personnel de Louis XIV, ils s’emploient à protester d’une éthique administrative que rien ne peut réprouver. Chacune des délibérations est ainsi présentée sous l’angle de l’amélioration du bien public. La première concernant les visites des receveurs particuliers n’a d’autre fin que « de mettre les administrateurs en état de répartir avec plus de justice et d’équité les impositions » et « surtout de venir au secours des habitants les plus pauvres qui ne sont que trop ordinairement surchargés par l’intrigue et le crédit de ceux qui sont les plus aisés »6. La seconde est une réponse aux abus fiscaux : propriétaires non imposés et inversement, méconnaissance du régime de la propriété. Il est donc nécessaire pour que tous les contribuables bénéficient de l’abonnement des vingtièmes d’établir pour chacun une cote proportionnelle. Or, comme il est presque impossible de se procurer « le nombre nécessaire de vérificateurs intelligents et d’une probité assez reconnue pour n’être ni séduits ni corrompus », c’est-à-dire des auxiliaires intègres, il est obligatoire de recourir aux officiers de finance ; les fins – la justice et le bon ordre – viennent justifier les moyens, le travail gratuit des officiers servant à établir l’égalité proportionnelle entre tous les contribuables et qu’à l’avenir aucun ne puisse se dérober à l’impôt. Quant à la troisième délibération, qui a pour but de contrôler le recours à la dette et diminuer les frais de comptabilité, elle se justifie par des arguments de bon sens ; dans la mesure où le règlement existe, il devient une pierre de touche sur laquelle les receveurs pourront s’appuyer pour exiger le paiement des sommes dues. En outre, ce règlement, selon les élus, n’est pas nouveau et les contrats établis annuellement entre les élus et les receveurs prévoient une gratification pour payer en temps et en heure les sommes imposées. Aussi, les élus s’interrogent-ils : « n’est-il pas juste qu’ils [les receveurs] remplissent la condition puisqu’ils s’y engagent et qu’ils en reçoivent le prix ? ». Autrement dit, tout concourt à démontrer que les buts recherchés par les décisions des élus ne sont pas contraires à l’éthique administrative. La recherche de la justice fiscale et l’ordre administratif ne peuvent être frappés de nullité, sauf à mettre en cause l’honnêteté des administrateurs.
9C’est précisément l’enjeu du troisième temps de l’argumentation que de la mettre en avant. Finalement, comme rien ne leur semble pouvoir être remis en cause dans leurs délibérations, la conclusion ne peut être que la volonté d’entamer « leur honneur et leur réputation » en répandant « des nuages7 » sur leur probité. Comme il est difficile de prouver les « sentiments de droiture et de vérité » qu’ils affectent, le renouvellement méthodologique, à l’œuvre dans la troisième délibération, devient le révélateur de leur tempérament. Les tableaux synoptiques requis ont une double utilité : « la première est d’empêcher la confusion et l’obscurité dans l’administration des finances » et « la seconde, de mettre les élus généraux à portée de dresser des états justes pour les impositions ». Autrement dit, les tableaux permettent d’assurer la transparence des décisions fiscales, gage de l’honnêteté des élus dont les mauvaises langues pouvaient laisser entendre qu’ils étaient enclins à modérer le tribut fiscal des communautés dont ils étaient les seigneurs. Ces tableaux sont le rempart contre les abus fiscaux, véritables maladies du corps public.
10L’ensemble de cette argumentation aboutit au projet politique d’une administration corrigée de ces défauts intrinsèques – l’obscurité et l’injustice –, enfin, véritablement saine car ne marchant plus à l’aveugle ! Bref une administration intègre parce qu’éclairée des lumières de la connaissance économique, tempérée par la sagesse, car ils savent bien « qu’il est prudent de sacrifier aux circonstances des projets qui sont louables en eux-mêmes8 ». Comment a-t-on pu censurer ces administrateurs-là ? Très probablement, en vertu de cette dernière remarque qui les montre, pour la première et seule fois, capables d’examiner les limites éventuelles de leur démarche. Là réside l’une des clés pour comprendre l’échec réformateur de l’hiver 1775.
La politique de l’intégrité : un esprit de système
11L’argumentation des élus est balayée facilement à l’automne 1776 par les conseillers du roi qui démontrent, d’une part, que leur thèse sur la souveraineté des états à l’égard des décisions des élus est intenable et, d’autre part, que leurs délibérations ne sont que supposément conformes aux lois9.
12Concernant le viol des privilèges de la province et de la constitution des états, les juristes de la monarchie mettent en avant avec grande aisance le fait que les états de Bourgogne et leurs élus ne peuvent se soustraire à l’autorité royale et à son conseil. La meilleure preuve en est que les exemples abondent de recours des élus lorsqu’il s’est agi d’introduire un usage nouveau. États comme élus sont « comptables immédiatement » au roi et leur dépendance se fait « sans milieu ». La thèse des élus a donc été « imaginée, non pour le maintien des libertés et franchises de la province mais pour étayer des règlements faits, sans doute, dans de louables intentions, mais dans la rédaction desquels, l’ardeur du zèle a conduit trop loin les réformateurs ».
13La défense du corps mystique de la province est donc une fiction juridique. Les états ne sont pas une institution souveraine mais un conseil convoqué par le monarque. Pire encore, dans leurs trois délibérations, les élus s’arrogent des pouvoirs qu’ils n’ont pas. Ainsi, on leur reproche d’avoir choisi des députés hors de leur chambre pour s’occuper des affaires fiscales alors même que les privilèges de la province leur réservent cette tâche. Les élus ont préféré casser un arrêt des états du 21 juin 1772 qui avait ordonné une vérification générale des fonds sur lesquels pesait le vingtième pour en connaître les propriétaires, la valeur et le produit annuel et d’en avoir donné la cause aux receveurs particuliers. Or, remarquent les juristes royaux, jamais les élus n’ont eu le droit « d’anéantir un décret des états ». Ils sont également attaqués sur le fait de ne régler la proportionnalité de l’impôt qu’à l’échelle intra-communautaire et non inter-communautaire ; par conséquent il y aura autant de « tarifs pour l’imposition des vingtièmes que de communautés imposées ». Enfin, leur deuxième délibération est particulièrement odieuse aux gens d’Ancien Régime puisqu’elle tend à confondre le vingtième avec la taille et la capitation des taillables dans la mesure où les seigneurs seraient imposés dans le même « rolle » que leurs justiciables. C’est là, par le biais d’une disposition de pratique fiscale, introduire un élément de révolution sociale. Pour toutes ces raisons, l’arrêt du 28 juillet n’est pas un coup d’autorité « mais un acte d’autorité » légitime et nécessaire, car les trois délibérations s’inspirent d’un esprit de système erroné dans ses fondements juridiques.
14La même critique est faite par une partie des élus de la chambre que les projets de l’abbé de La Goutte et du marquis d’Anlezy finissent par indisposer absolument lorsqu’ils tentent en février 1777 de faire accepter à nouveau leur règlement sur la perception des vingtièmes10. Les protestations qu’elles génèrent de la part du roi, de ses représentants et de la Chambre des comptes ainsi que du vicomte-mayeur de Dijon nous permettent de comprendre, de l’intérieur, les conditions d’élaboration des délibérations de l’hiver 1775. Elles furent tout d’abord prises grâce à la voix déterminante de l’élu du clergé alors même que les officiers au sein de la Chambre s’y opposaient en arguant qu’elles relevaient, selon eux, d’un système spécieux qui n’était qu’un beau roman auquel il ne manquait « que la vérité et la possibilité ». Le fondement de leur critique réside dans le calendrier agro-fiscal qui oblige à recourir à un endettement de courte durée – à la dette flottante en termes contemporains – pour satisfaire aux paiements des exigences monarchiques. Le parti conservateur rappelle alors la disjonction de rythme entre l’année fiscale et l’année économique. Les élus ne s’assemblent qu’à la Saint-Martin pour faire le jet (la répartition) de l’imposition de l’année suivante ; leurs mandements atteignent les communautés dans le courant de mars voire d’avril. Les « rolles » des communautés ne sont finis et remis aux collecteurs que dans les mois de mai et de juin. Or, à cette date, on ne trouve plus chez les contribuables aucune denrée, ce qui oblige à attendre une autre récolte ; en conséquence ce n’est qu’à la Saint-Martin et même à Noël que le collecteur « peut toucher le premier denier de sa collecte ». Le percepteur n’est donc pas en état de faire face aux impôts sans recourir à l’endettement ou en utilisant des sommes disponibles venant d’autres fonds. Et quand bien même il serait possible d’exercer une contrainte pour faire payer les impositions avant la récolte dans un contexte de pénurie, les sommes qui seraient dégagées ne permettraient pas à la province de se désendetter car elles appartiendraient essentiellement à la monarchie dont les demandes fiscales sont à régler prioritairement aux charges propres de la province. Plus généralement, une telle politique de rigueur de la perception des impôts aurait pour conséquence de voir les receveurs actuels quitter leurs fonctions et être remplacés par des gens violents, oppresseurs du peuple quand il faut, par nécessité, privilégier la douceur afin de ne pas rendre le peuple insolvable et mécontent.
15À partir de 1775, deux thèses s’opposent donc : celle de l’abbé de La Goutte qui entend moderniser le système fiscal, supprimer les arriérés fiscaux pour limiter le recours à l’endettement, faire baisser les arrérages des rentes pour soulager le peuple et celle des conservateurs qui se recrutent parmi les officiers des cours souveraines et qui opposent à la construction administrative nouvelle les contingences pratiques. Les délibérations de 1775-1776 provoquent alarme et consternation, un cri universel. Pourtant, alors qu’en 1762, la monarchie s’est montrée une alliée fidèle des élus, elle les condamne. Depuis la disgrâce de Turgot en mai 1776, l’heure n’est plus aux expériences de réformes éclairées, mais cette explication contextuelle n’est pas la seule. En plaçant leurs projets sous l’égide de l’intégrité, les élus développent une vision radicale de leur ministère. Leur vision des états est celle d’une assemblée quasi souveraine, véritable Parlement provincial ayant pour vocation à co-administrer la Bourgogne avec la monarchie. Les élus eux-mêmes se perçoivent comme les représentants de la province dont ils auraient reçu un mandat représentatif dont ils ne sont comptables que devant l’assemblée des états.
16Cet élargissement des droits des états est par essence subversif car les états sont une émanation non de la province mais de la volonté royale et les élus, des administrateurs fiscaux et non des créateurs de droit. Les élus de 1775 succombent à une indéniable démesure qui les transforme d’administrateurs intègres en politiques opiniâtres.
De l’intégrité à l’opiniâtreté
17Si l’intégrité est une vertu, l’opiniâtreté est plutôt perçue comme un vice, celui d’« être attaché à un sens et de ne pas vouloir en démordre » selon la définition du dictionnaire de Trévoux (1771). L’arbitrage entre les deux dispositions n’est pas aisé car l’une suppose de ne pas se laisser corrompre par la faveur et l’autre s’assimile à de l’entêtement finalement destructeur. Le sort des délibérations s’inscrit pleinement dans cette équivoque politique.
18La ténacité des élus est incontestable. Leurs délibérations, cassées en juillet 1776, font l’objet de représentations dès septembre 1776 ; une nouvelle fois déboutés, les élus réitèrent une partie de leurs propositions en février 1777 ; ils sont à nouveau retoqués en mai 1777 ; l’année s’achève sans nouvelle passe d’armes, mais la monarchie aborde avec gravité la réunion des états en 177811. Elle donne au gouverneur des instructions très strictes pour contrôler les débats tandis que le parti des élus s’affaire à mobiliser des députés en faveur de leurs idées. L’abbé de La Goutte et le marquis d’Anlezy et dans une moindre mesure le maire de Beaune se sont défendus avec une constance édifiante qui confine à une certaine maladresse politique, patente à l’automne 1775.
19Le 19 novembre, ils recevaient en effet une lettre du prince de Condé au sujet de la place du receveur des vingtièmes de Dijon qui était alors vacante12. En réalité, il rapportait la plainte du trésorier général des états, Chartraire de Montigny, qui se voyait refuser par les élus le droit d’en choisir le successeur. Quelques jours plus tard, le 25 novembre, les élus répondaient au prince qu’il n’était pas juste que Chartraire cherchât à s’arroger des droits qui appartenaient à l’administration. Ils ajoutaient que l’argument selon lequel il serait le garant de tous les receveurs de la province en dernier recours était en réalité spécieux puisque chaque receveur apportait son propre cautionnement. Le ton est rude : pour les élus, le prince se faisait le relais d’une demande plus qu’équivoque. Avec une finesse politique réelle, ce dernier leur répondit qu’il n’était pas nécessaire, à la réflexion, de pourvoir la place et qu’il suffisait d’en charger le collecteur des tailles. Il justifiait l’idée en entrant dans le parti des élus puisqu’il leur expliquait qu’ainsi ils seraient dispensés de payer des appointements, et qu’en outre, c’était un moyen de ne pas multiplier les privilégiés qui n’étaient déjà qu’en trop grand nombre dans cette ville. Or, au lieu de s’appliquer à suivre cette recommandation, les élus répondirent encore au prince de Condé que l’on avait pris son intelligence en défaut et lui dispensèrent un cours sur l’administration, le droit et les finances de la ville dont le trait marquant était le désir de ne rien céder au trésorier des états. Ils achevaient leur missive par cette demande incroyable à l’égard de l’autorité qui les avait réellement institués : « nous vous supplions donc, Monseigneur, de ne plus insister sur la réunion des deux collectes, nous ne pourrons nous rendre à vos désirs et notre cœur en serait trop affligé […] nous ne pouvons même mériter votre estime et votre bonté qu’en ne nous départant jamais de ce que nous croirons faire le bien d’une province13 ». Ainsi, les créatures échappaient à leur créateur au nom de la représentation qu’ils avaient de la nature du bien public bourguignon. C’était là affirmer leur souveraineté pleine et entière. La réponse de Condé fut cinglante ; il leur affirma être l’inventeur de la proposition de réunion des deux collectes et non être le jouet du trésorier des états et réitéra son exigence. Les élus se rendirent aux arguments du prince, non sans lui rappeler que depuis Chantilly, il ne pouvait « être instruit des faits, des circonstances et des détails » que de façon indirecte. Ils achevaient leur lettre non pas en lui témoignant leur obéissance mais en l’assurant qu’ils lui maintenaient leur confiance.
20Cette inversion politique explique largement pourquoi, lorsqu’en septembre 1776, ces mêmes élus lui écrivent pour lui demander d’interposer son « puissant crédit », ils ne reçoivent aucune réponse. De la même façon, ils écrivent à l’ancien intendant de Bourgogne (1764-1774), Antoine Amelot de Chaillou, devenu en 1774 intendant des finances puis en 1776 ministre et secrétaire d’État du département de la maison du roi14. Or, comme le 8 juillet 1776, les élus avaient démis Le Jolivet, l’un de ses proches et en dépit de ses interventions pour les en dissuader, de ses fonctions d’architecte du bâtiment des états de Bourgogne au motif que son emploi était coûteux et sans utilité, ils n’en reçoivent pas plus d’aide. Autrement dit, les élus se sont coupés des deux principaux soutiens de leur administration : le gouverneur et l’ancien intendant devenu ministre. Leur intégrité administrative – respect du droit et recherche des économies – les a isolés dans un État où depuis Henri III la dilection a été érigée comme l’un des modes du pouvoir15. En imaginant une administration provinciale plus moderne en étant plus autonome de l’État royal, ces administrateurs ont précisément construit les conditions de leur échec. C’est tout le paradoxe de leur administration revendiquée comme éclairée que d’avoir été aveugle sur ce point.
21Cet entêtement indubitable s’exprime particulièrement, avec une intrépidité étonnante, dans le domaine fisco-financier. Le 29 juillet 1776, au lendemain de la décision du conseil du roi, Clugny de Nuits, un Bourguignon, ancien intendant de Bordeaux et successeur de Turgot, écrit aux élus qu’ il « n’a pas été le maître de suspendre (…) la détermination du roi sur ses objets les plus intéressants de l’administration des impositions et des finances » car « sa Majesté » a été « informée des inquiétudes répandues dans tous les ordres de la province et des mouvements du Parlement de Bourgogne (…) et a jugé qu’elle ne pouvait arrêter trop promptement leur exécution pour faire cesser ses inquiétudes et des mouvements dont les suites pourraient troubler la tranquillité et le bon ordre »16. À l’évidence, une politique d’ajustement fiscal par une meilleure connaissance de la propriété en Bourgogne est une menace pour la partie la plus riche de la population, au premier rang de laquelle se trouvent les parlementaires. Leur mécontentement s’explique aisément ; en revanche comprendre le soutien de la monarchie à leur égard est plus complexe, car, enfin, elle a su très souvent imposer les privilégiés (capitation, vingtièmes, enquêtes de noblesse). La délibération du 1er février 1776 éclaire la position royale17 : en son article 7, elle dispose qu’il sera interdit de faire des emprunts pour payer au 1er janvier le don gratuit extraordinaire mais que le trésorier général des états devra y employer le produit des crues sur le sel. Cet article met en cause directement la nature du pacte qui unit la Bourgogne à la monarchie et que Louis XIV avait imposé aux états dans une séance martiale mémorable, quoique dissimulée dans les archives des états, à Noyers les deux et trois avril 165918. Cet impôt est le tribut par lequel les Bourguignons reconnaissent la prétention absolutiste des rois de France puisqu’il s’agit d’un don gratuit extraordinaire mais qui se lève tous les trois ans comme n’importe lequel des autres impôts dits ordinaires19. Tarifée aux alentours d’un million, la somme est extraite de Bourgogne pour servir selon le bon vouloir du prince. Elle est financée essentiellement par l’emprunt gagé sur les crues du sel, quatre taxes additionnelles d’environ 8 livres autorisées par le roi. Or, les rentiers des états sont majoritairement les parlementaires qui, en échange de leur investissement régulier dans la dette publique provinciale, se voient reconnaître le privilège de franc-salé qui les dispense d’acquitter les crues. Autrement dit, l’article 7 propose de supprimer une niche financière très rentable pour les parlementaires tandis que celle du 10 janvier 1776 cherche à les faire contribuer davantage. Ils sont dans ces conditions doublement perdants : hausse des prélèvements directs, baisse des émissions de rente. C’est toute l’alliance des parlementaires et de la monarchie, conclue depuis 1659, qui est ainsi ébranlée, menacée de désintégration, par la politique des élus. L’intervention de la monarchie a donc pour objet de protéger sa source de financement en confortant les liens avec la noblesse d’office, bref de défendre son intégrité politique et financière.
22Mais, il y a plus encore ; car comment supposer que les élus n’étaient pas au courant de cet arrangement fisco-financier alors que les listes des rentiers des états se trouvent à la fin de chaque recueil de décrets des états ? L’article 7 n’est donc pas une maladresse, il relève d’une offensive plus vaste des élus contre les officiers. Ceux du parlement d’abord avec lesquels ils sont en conflit depuis au moins 1759 à propos de la question des appels des procédures des cotes d’office et des nouveaux pieds de taille qui permettent aux élus de corriger localement l’inégale répartition fiscale. Le Parlement entend en être la juridiction d’appel contre l’avis des élus. En 1759, le Conseil du roi trancha en faveur de ces derniers. Surtout entre 1761 et 1763 eut lieu l’affaire Varenne, du nom du secrétaire des états, qui avait obtenu l’abonnement au troisième vingtième (1760) avant que le parlement eût enregistré l’édit le créant. Outragée, la Cour engagea alors une guerre de procédure pour lutter contre les tendances despotiques des élus. En mars 1763, le parlement obtint l’éloignement de Varenne mais l’abonnement demeura et l’édit fut enregistré. Cet épisode est politiquement fondateur en ce qu’il marque l’émergence d’un parti réformateur aux états de Bourgogne, qui, comme l’écrit Varenne, dans un Mémoire pour les élus en 1762, entend « punir les petits tyrans de paroisses » et « contenir ceux qui leur ressemblent » en se passant du soutien des parlementaires et en étant, au besoin, créateur de droit20. C’est cette dernière fonction qui est essentiellement contestée par les parlementaires en 1760 comme en 1776 et qu’ils nomment despotisme.
23En conséquence, l’intégrité revendiquée par les élus en 1776 devient, essentiellement, en dernière analyse, une stratégie discursive destinée à camoufler habilement une finalité politique qui triomphera plus tardivement. L’intégrité est un argument a posteriori, utilisé pour rentrer en grâce auprès de l’appareil politique englobant. Il s’agit de transformer l’opiniâtreté politique en intégrité administrative, le défaut en qualité, car les élus ne recherchent pas la remise en cause de la société d’ordres mais son aménagement.
24L’intégrité peut-elle être matrice de transformations politiques ? Le cas des trois délibérations de 1776 ne milite pas en faveur d’une réponse positive. Non seulement, l’argumentation des élus ne fut pas reçue mais une analyse du contexte politique bourguignon a permis de montrer que la notion d’intégrité était moins une qualité qu’une rhétorique politique discréditant par jeux de miroir les prédécesseurs et les opposants. En divisant de façon manichéenne les acteurs du jeu politique, le discours de l’intégrité produit une division radicale du champ politique dont la conséquence néfaste est de réduire la capacité de ses tenants à passer des alliances et à trouver des compromis. Or, qu’est-ce que la politique sinon bâtir des coalitions viables ; en l’espèce en s’attaquant aux parlementaires, aux officiers de finance, au gouverneur et à un ancien intendant devenu ministre, les élus de 1776 ont fait tout l’inverse. Il ne leur restait plus que les mots douloureux de la représentation – la doléance – pour sauver leur expérience réformatrice du discrédit dans lequel l’autorité souveraine les avait plongés.
25Et de ce point de vue, les élus ont réussi. En effet, si leur parti est abattu en 1776, si leur échec est confirmé lors de la tenue des états de 1778 qui n’évoque jamais la poursuite par d’autres voies de leur action, le souffle réformateur perdure. À partir de 1781, les officiers des états, à la demande de la noblesse, sont capables de dresser les premiers audits des finances de la province qui concluent à la nécessaire réduction des épices et de la dette publique. Censurées en 1781, ces idées percent enfin en 1789 et servent de base à un nouvel ordonnancement du paiement des impôts similaire à la délibération du 10 janvier 1776. Surtout le 6 novembre 1787, les élus avaient décidé d’éditer les œuvres complètes de l’ancien secrétaire des états, Varenne, preuves « de la supériorité de ses talents, de son zèle inaltérable pour les intérêts de la Bourgogne et de la connaissance approfondie qu’il a acquis de ses droits, des usages et de la constitution de la province21 ». Talent, application et science, tels sont les attributs sur lesquels fonder la recherche du bien public ; cette dernière délibération enseigne que l’intégrité serait finalement surtout le propre de l’administrateur et non de sa politique, par nature, contingente. Voilà donc ce que le cas bourguignon enseigne : se méfier d’une politique proclamée intègre mais louer l’intégrité de l’administrateur.
26In fine, la réforme de 1776 fut donc d’abord une politique avant de s’ériger en mystique ; par cette métamorphose, elle signait son échec dans le temps court en requérant de chacun des acteurs de se placer devant l’absolu d’être ou ne pas être intègre. C’était là un clivage intenable qui menaçait l’unité du monde. La monarchie tint le cap de la censure faisant de ces élus des martyrs du bien public. Leurs idées, interdites de mise en pratique, se réfugièrent dans les mémoires des acteurs et dans l’histoire qu’entreprit presque simultanément d’écrire l’alcade Gautherin22 dans un manuscrit intitulé De la Bourgogne considérée comme un pays d’états offrant, aux lecteurs d’alors – et d’aujourd’hui – un véritable manuel du fonctionnement de l’administration des états. Ainsi se trouvait conservé l’élan réformateur qui animera les débats des années 1788 à 1790, mais pour opérer cette fois la désintégration des états.
Notes de bas de page
1 Holt (Mack P.), « Culture populaire et culture politique au xviie siècle : l’émeute de Lanturelu à Dijon en février 1630 », Histoire, économie et société, vol. 16, 1997, p. 597-615.
2 Beaurepaire (Pierre-Yves), La France des Lumières (1715-1789), Paris, Belin, 2011.
3 Arch. dép. Côte-d’Or, C 3229, fol. 425 sq.
4 Ibid. et tout ce qui suit d’après la même cote fol. 425-442.
5 Ibid., fol. 441.
6 Ibid., fol. 432.
7 Ibid., fol.437.
8 Ibid., fol.438.
9 Arch. dép. Côte-d’Or, C 3350, conflits de juridiction.
10 Ibid.
11 Swann (Julian), Provincial Power and Absolute Monarchy. The Estates General of Burgundy, 1661-1790, Cambridge, Cambridge University Press, 2003.
12 Arch. dép. Côte-d’Or, C 3434.
13 Ibid.
14 Ibid.
15 Le Roux (Nicolas), La Faveur du roi. Mignons et courtisans au temps des derniers Valois (vers 1547-vers 1589), Seyssel, Champ Vallon, coll. « Époques », 2001.
16 Arch. dép. Côte-d’Or, C 3356, fol. 22.
17 Arch. dép. Côte-d’Or, C 3229, fol. 441 et 442.
18 Loiseau (Jérôme), « La révolution de la grâce : Louis XIV et les états de Bourgogne (1658-1659) », dans Le Page (Dominique) et Loiseau (Jérôme), L’intégration de la Bourgogne au royaume de France (xvie-xviiie siècle), actes du colloque de Dijon des 24 et 25 mai 2012, « Regards transatlantiques sur l’intégration de la Bourgogne au royaume de France », Annales de Bourgogne, t. 85, 2013, p. 275-290.
19 Sur ce sujet de l’ordinaire et de l’extraordinaire, voir Jouanna (Arlette), Le pouvoir absolu. Naissance de l’imaginaire politique de la royauté, Paris, Gallimard, 2013, chap. 2, p. 50-65.
20 Pannekoucke (Stéphane), « L’affaire Varenne (1760-1763). Jeux de clientèle et enjeux de pouvoir entre Versailles, Paris et Dijon », Annales de Bourgogne, 2006, t. 78, p. 33-67.
21 Arch. dép. Côte-d’Or, C 3242, fol. 586-587.
22 L’alcade est un commissaire vérificateur de l’administration des élus. Il exerce sa tâche collectivement avec les alcades des trois ordres lors de la quinzaine qui précède la tenue des états. Jean-Baptiste Gautherin, était maire de Flavigny-sur-Ozerain, député aux états depuis 1766 et alcade du tiers état en 1778. Quant à son Mémoire, il s’agit d’un registre très soigneusement composé, divisé en quatre-vingt-quatre chapitres qui décrivent le fonctionnement des états et conservé aux Arch. dép. Côte-d’Or, sous la cote 1 F 460.
Auteur
Université de Franche-Comté
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