Introduction
p. 9-20
Texte intégral
1Emprunté au latin integritas, le terme « intégrité » est formé au début du xive siècle à partir d’entagriteiz (1279) et signifie « la totalité, l’état d’être intact » ; « l’innocence, la probité ». Dès le xve siècle, selon Alain Rey, il est employé pour décrire « l’état d’une chose qui est dans son entier » (Georges Chastelain), et, avant la fin du xve siècle, au sens moral, intègre définit « la pureté, la probité dans la conduite ». En latin et en langue vernaculaire, le terme d’intégrité est une notion de valeur esthétique, médicale, éthique, juridique, politique.
2Sur le plan esthétique, integritas, avec consonantia et claritas, sert à définir la beauté chez Thomas d’Aquin. Le principe « représente la forme formante d’un tout » à laquelle il ne manque rien, comme l’a rappelé Umberto Eco : « Pour la beauté, trois choses sont requises. D’abord l’intégrité ou la perfection : les choses qui sont tronquées sont laides par cela même. Puis la juste proportio ou l’harmonie. Enfin, l’éclat : d’où des choses qui ont une couleur brillante, on dit qu’elles sont belles ». De la disposition égale et proportionnée des entités, des genres, etc., découle la beauté du cosmos, d’après le critère pythagoricien, augustinien et boécien de la proportio sive consonantia. Le cosmos est harmonisation d’ordres multiples, selon saint Thomas : « Le beau consiste dans la proportion convenable, parce que la sensibilité se plaît dans les choses dûment proportionnées comme dans ce qui est semblable à soi » (Thomas d’Aquin, Somme théologique, I, 5, 4, ad. 1).
3Sur le plan médical, la bonne santé se définit « comme étant l’intégrité du corps, la tempérance du chaud et du froid dans le sang […] » d’après Hippocrate. La définition concerne l’être humain « normal » mais momentanément malade. Mais elle s’applique aussi aux créatures difformes, aux monstres. Ceux-ci sont des créatures de Dieu diverses au sens de différent de tout ce qui existe dans l’harmonie du monde et constitué d’éléments hétérogènes. Ce qui fait le monstre, c’est l’étrangeté de son corps due à des caractéristiques physiques anormales. Il est défini depuis Aristote par rapport à l’intégrité au sens de norme naturelle, esthétique et morale : « Le monstre est un phénomène qui va à l’encontre de la généralité des cas, mais non pas à l’encontre de la nature envisagée dans sa totalité » (De la Génération des animaux, IV, 4, 770 b). Il n’est pas une erreur de la nature, comme l’écrit Isidore de Séville, « les monstres ne naissent pas contre nature » (Étymologies, XI, 3, 1). De même, saint Augustin considère aussi que le monstre n’est pas une erreur de fabrication du Créateur : « Qui serait assez fou pour penser que le Créateur s’est trompé, alors qu’il ignore pour quelle raison il a fait cela » (Cité de Dieu, XVI, vol. 2). Il participe au contraire de la beauté de la Création, car Dieu a voulu l’existence du monstrueux dans l’humanité et de l’humanité dans le monstrueux. Ces êtres hors normes et étranges traduisent ainsi l’ordre esthétique du monde.
4Sur le plan médical toujours, l’intégrité de la personne est atteinte quand ses facultés mentales sont diminuées. La folie est en effet une privation de la raison : in-sania, in-sipientia, de-sipientia, a-mentia, de-mentia. Le vocabulaire médical, présent aussi dans les discours juridiques et théologiques, emploie les termes de frenesis, mania, melancolia, lethargia. D’un point de vue nosographique, l’alienatio mentis [aliénation de l’esprit] désigne moins une maladie qu’un « symptôme (signum) ». Dans le cas du prince ou du roi, la maladie mentale a des conséquences politiques et morales graves puisqu’elle ampute ses facultés de jugement et de gouvernement. Le caractère absolu de son pouvoir est atteint. Le règne de Charles VI en est sans doute l’exemple le plus célèbre1.
5Dans la même perspective, le gouvernement de l’Église est constamment comparé au pasteur qui guide ses brebis et posséder l’intégrité physique et mentale est une nécessité pour être un bon pasteur. L’Église ne saurait être préservée dans son intégrité si ceux qui ont la charge de guider les fidèles ne possèdent pas l’intégrité du corps : on ne pouvait ordonner prêtre quiconque était atteint d’une infirmité ou d’une malformation physique, et celui qui subissait une mutilation ne pouvait plus célébrer l’office divin et devait être écarté de sa charge (Décret de Gratien, Distinction 55 c 13). Le préambule d’une lettre du pape Eugène III (1145-1153) indique que si « le discernement de la tête ne tend pas à gouverner les membres avec raison, l’assemblage défait du corps chancellera ». Cette métaphore précède l’accusation lancée contre un chapitre de moines de n’avoir pas exécuté le mandat du pape en élisant abbé de leur monastère une personne qui, déjà, n’aurait pas dû être promue au sacerdoce à cause de la déformation de ses membres. Les lettres pontificales au xiie siècle font de la dépravation (dissolutio) du pasteur, qui est toujours à la fois morale, mentale et physique, la cause des maux qui affectent leurs églises.
6Dans le domaine politique, le terme d’intégrité renvoie aux vertus éthiques de prud’hommie, vers 1370 chez Nicolas Oresme dans sa traduction commentée des Politiques d’Aristote, ainsi que, dans les Miroirs des princes à partir du xive siècle, de bonté, de loyauté, de sagesse, d’excellence et de courage, nécessaires à tout conseiller du roi. Sur le plan juridique, la notion d’intégrité est utilisée quand il y a atteinte à l’intégrité corporelle et morale de la personne. Elle intervient aussi dans l’application des peines pour sanctionner une faute ou un crime, par exemple, par l’amputation de la main. Une réflexion sur l’intégrité du juge2 se développe très tôt. Elle concerne d’abord les milieux ecclésiastiques où l’on tente d’imposer le principe que les jugements doivent être prononcés sans distinction de personne et sans accepter de présents. En 1245, au concile de Lyon, Innocent IV promulgue la constitution Quum aeterni où il met en garde les juges ecclésiastiques qui décident contre leur conscience et contre la justice au détriment de l’une des parties et où il insiste sur « l’intégrité du juge et sur le respect d’une impartialité qui doit être insensible à diverses pressions », dont celle de l’argent.
7Ces prescriptions sont peu à peu appliquées aux juges du roi dont on tente de moraliser l’action afin de renforcer l’État. En 1254, saint Louis interdit aux baillis, sénéchaux d’accepter des dons ou présents de plus de 10 sous. Une éthique judiciaire se met en place pour remédier au caractère corruptible des hommes. Le 18 mars 1303, la grande ordonnance de réforme du royaume de Philippe le Bel précise qu’un juge ne peut exercer sa fonction dans son pays natal, s’y marier, y marier ses enfants ou ses neveux et renouvelle l’interdiction de recevoir de l’argent des plaideurs. Le développement des procédures de récusation avant le prononcé des sentences permet d’écarter les magistrats suspectés de ne pas être intègres, soit par leurs mœurs, leurs pratiques ou leurs alliances trop étroites avec les parties. À la fin du Moyen Âge, le portrait du juge idéal est bien en place.
8À l’époque moderne, la notion d’« intégrité » recouvre des significations voisines et s’applique peu ou prou aux mêmes champs tout en connaissant certaines inflexions. Selon le Dictionnaire de l’Académie française de 1762, le terme évoque l’intégrité des mœurs, d’un juge, l’état de quelque chose qui a toutes ses parties, le caractère de ce qui est intact, entier, complet, solide. Il présente toujours plusieurs connotations. Celle bien sûr d’intégrité physique. La violence est toujours considérée comme une atteinte à l’intégrité corporelle d’une personne. La justice continue pendant longtemps à infliger des peines afflictives – poing coupé des parricides avant l’exécution mais aussi des iconoclastes au xvie siècle, décapitation… – comme en témoigne encore en plein xviiie siècle l’exécution de Damiens3. La détention qui est substituée progressivement aux châtiments physiques peut être considérée comme une atteinte à l’intégrité de l’individu en réduisant sa liberté de mouvement.
9Avec la Réforme catholique, le développement de divers courants religieux, l’influence de philosophies comme le stoïcisme, une importance de plus en grande est accordée à l’intégrité morale que l’on peut définir comme la qualité d’une personne qui ne se laisse entamer par aucun vice. Elle suppose une pratique publique mais aussi privée, vis-à-vis de soi-même et de sa conscience (l’intégrité suppose d’être moralement pur quand on est seul). On est intègre quand on termine un travail quand personne ne nous contrôle, quand on respecte ses promesses, quand on ne fait pas preuve de duplicité (l’intégrité s’oppose à l’hypocrisie), quand on garde sa parole et qu’on fait ce que l’on a dit, quand on n’essaie pas de manipuler les gens, que l’on ne fait pas preuve d’arrogance et que l’on ne cherche pas à se glorifier. L’intégrité est étroitement liée à l’honneur : toute atteinte portée à celui d’une personne le blesse dans son intégrité morale.
10Le principal domaine où la notion est appliquée, avec le développement d’un État d’offices, est le monde des représentants du roi et de ceux qui travaillent pour la Couronne. On parle de l’intégrité du financier qui rend compte dans les délais et qui est capable de justifier par des garants et des acquits toutes les recettes et les dépenses qu’il a faites. C’est pour le magistrat des cours de justice que la notion est la plus mobilisée comme on peut s’en rendre compte à travers des sources diverses : lettres de provision, informations de vie et mœurs, mercuriales, lettres d’honneur, hommages, portraits d’officiers, traités juridiques. Un témoin qui dépose en faveur de Jacques Barrin lorsqu’il accède à la première présidence des comptes de Bretagne en 1619, dit ainsi l’avoir vu rendre la justice au parlement, alors qu’il y était conseiller, « avec intégrité et grande réputation et depuis comme maître des requêtes de l’hôtel et être homme entier en toutes ses actions que cela est reconnu d’un chacun »4. De même, le maître des comptes René Le Gouvello a été « vu rendre la justice, quand il était bailli de Quimperlé, avec tant d’intégrité qu’il a laissé de lui une telle odeur dans le pays que chacun le regrette aujourd’hui »5.
11L’intégrité du magistrat est synonyme de probité, d’honnêteté, elle suppose un caractère irréprochable, le refus de se laisser corrompre et le souci de rendre la justice à tous, d’être un bon justicier. Selon La Roche-Flavin6 :
« pour trancher court, la vraye et parfaite intégrité, qui comprend toutes parties, est d’avoir toujours pour but et dessein de ne s’ébranler jamais de la justice et rectitude soit par crainte, haine, grâce, avarice ou cupidité qui sont les quatre moyens de pervertir pernicieusement le jugement humain. Par crainte, quand de peur d’offenser un plus grand, nous craignons dire la vérité et opiner librement selon notre conscience et la justice de la cause ; par haine quand nous désirons par ce moyen nous venger de notre ennemy ; par grâce quand nous taschons gratifier et favoriser nostre amy ; par avarice et cupidité quand par dons et présens nous laissons corrompre et pervertir nos jugements. Il faut donc, disait Innocent quatriesme, que le Juge porte en ses mains la balance pour faire son contrepoix égal ayant en ses jugements Dieu seul et ses commandements devant les yeux. »
12Dans une formule plus ramassée, il écrit que « l’intégrité est pureté des mains, c’est-à-dire le refus de tout don ou présent offert par les parties et généralement de toute action déshonorante ». Domat, avocat du roi au présidial de Clermont sous Louis XIV, lui fait écho dans le chapitre IV de son ouvrage Le Droit Public. Selon lui l’intégrité du juge postule quatre qualités principales :
« 1. la crainte de Dieu car juger est avant tout une fonction divine et que les juges rendent les jugements de Dieu ; 2. c’est la force et le courage pour résister à toutes les sollicitations ; 3. avoir dans l’esprit et dans le cœur l’amour de la vérité, donc la force et la fermeté de rechercher en toute occasion la vérité ; 4. le désintéressement, la haine de l’avarice. »
13Indépendance, amour de la vérité, mépris à l’égard de l’argent, telles sont les qualités détenues par le magistrat intègre que Domat continue en plein règne de Louis XIV, à présenter sous les traits d’un véritable prêtre de la justice, rendant ses sentences au nom de Dieu.
14Dans la mercuriale prononcée par l’avocat général du parlement de Paris, Denis Talon, le 12 avril 1673 et qui est prise en note par le Dijonnais Pierre Taisand lors d’un séjour dans la capitale, on retrouve, en partie ces convictions, et qui sont en quelque sorte contextualisées. Il y est dit en effet :
« […] les juges sont engagés par un devoir indispensable à tirer promptement d’afaire les parties, à ne pas les laisser languir et se consumer et qu’ils ne doivent pas être négligens jusques à ce point que d’être des années entières à juger ce qui pourrait être expédié dans une heure ou deux, qu’ils doivent se souvenir perpétuellement qu’ils sont moins nés pour eux-mêmes que pour les autres ; que s’ils ne s’abandonnoient pas si fort à leurs plaisirs et à des choses tout à fait inutiles, ils trouveroient du temps pour faire leurs charges ; qu’au reste si la justice sembloit avoir perdu une partie de son éclat et de sa majesté et n’estre pas aussi souveraine que par le passé, il ne falloit pas s’en étonner, que cela venoit du relâchement des juges qu’il faloit pendant cette espèce d’éclipse de la justice se faire distinguer par la fermeté et par la prudence, se rendre recommendable par l’intégrité des mœurs, qu’il n’y avoit pas lieu d’être surpris de ce remuement général des choses qui paraissent les plus stables et les plus solides ; que la fortune ne rit pas toujours aux courtisans mêmes les plus dévoués quoy qu’ils sacrifient leurs plus beaux jours à cette déesse volage et inconstante et qu’ils se donnent entièrement à ceux qui sont en quelque manière les arbitres souverains du sort des autres hommes7. »
15 L’éloge de l’intégrité du magistrat est ici l’occasion de critiquer la société de cour et d’appeler le juge à s’en tenir éloigné. Il suggère aussi que cette qualité est fragile et que « l’éclipse de la justice » montrée comme « moins souveraine que par le passé » – en cette même année 1673, les parlements se sont vus privés du droit de faire des remontrances avant l’enregistrement des édits – est imputable au comportement des magistrats accusés de faire preuve de moins de rigueur que par le passé. Il y aurait donc une temporalité de l’intégrité sous l’Ancien Régime en France : au temps – xvie siècle, première moitié du xviie siècle – où l’idéal du parfait magistrat chrétien à l’intégrité exemplaire prévalait aurait succédé une période de relâchement qui aurait abouti à une érosion des pouvoirs des principales cours de justice. L’utilisation de la notion a pu être variable selon les circonstances : indispensable quand il s’agissait d’asseoir l’autorité des juges sur les populations, quand il fallait aussi masquer la part grandissante prise par la vénalité des charges qui portait atteinte à leur désintéressement, ou quand la noblesse de robe cherchait à s’affirmer par rapport à la noblesse d’épée, elle a pu être moins mise en valeur par la suite avant que le xviiie siècle, dans un contexte global de crise des institutions et de recherche d’une réforme de l’État, ne la remette au premier plan.
16La notion d’intégrité conserve à l’époque moderne une connotation politique. Elle s’applique au territoire dont les frontières et les composantes sont de plus en plus en plus identifiées – c’est parce qu’il y est attaché que François Ier refuse de céder la Bourgogne à Charles-Quint après le désastre de Pavie en 1525 ; elle est associée aussi à la souveraineté royale dans une monarchie qui se centralise. Comme cette dernière ne met pas fin à tout système de représentation, l’intégrité est requise aussi des députés aux États généraux, provinciaux, des membres des corps municipaux, de ceux qui gèrent au quotidien les corps intermédiaires. En 1567, les états de Bretagne choisissent des députés pour porter des remontrances au roi « sur la confiance et espérance que nous avons aux personnes, noblesses, intégrités et loyautés desdits députés et procureurs en leur honneur et conscience ». Dans l’information de vie et mœurs de l’auditeur des comptes de la Chambre des comptes de Bretagne, Pierre Garnier en 1611, il est dit qu’il « a été vu assister aux assemblées de ville et y donner ses suffrages avec toute intégrité en sorte qu’il a été reconnu pour homme fidèle et vertueux »8. L’intégrité dans ce cas suppose que l’on traduise fidèlement la volonté de ceux que l’on représente.
17Tous les emplois de la notion montrent sa richesse et ses différentes dimensions qui se recoupent et se complètent. Cela est confirmé par les treize communications qui sont regroupées dans ce volume et qui sont classées par ordre chronologique. Cinq concernent l’Antiquité et le Moyen Âge. François Dingremont (EHESS) démontre, à rebours de ce qu’ont pu avancer certains spécialistes comme Bruno Snell, que le concept d’intégrité est déjà présent dans l’œuvre d’Homère et qu’il se présente, dans une dimension principalement corporelle, sous un aspect dynamique (principe du vivant, éclat de la beauté) et collectif (hospitalité, amitié, mémoire). Issam Toualbi-Thaalibî (Université d’Alger I) s’intéresse au cas d’Averroès (1126-1198) qui a développé, contre la tradition défendue par les théologiens conservateurs, l’étude du phénomène politique en Islam en se fondant sur les œuvres des philosophes grecs de l’Antiquité – Platon et Aristote. Partisan comme ce dernier d’un régime mixte qui associerait monarchie, aristocratie et démocratie, il met en valeur l’importance de l’intégrité morale et intellectuelle des gouvernants, une intégrité entendue comme la combinaison des vertus de loyauté, bonté, justice, tempérance, sagesse et courage. La critique implicite du pouvoir califal que ses idées sous-tendent vaut à son œuvre d’être interdite et longtemps ignorée en terre d’Islam.
18À partir d’une analyse fine des emplois du terme d’intégrité dans quelques sources religieuses du Moyen Âge, Ralf Lützeschwab (Berlin) décrit les difficultés des cisterciens, à qui les règles de leur ordre commandent de se tenir éloignés du monde, pour respecter leurs principes alors que nombre d’entre eux deviennent, surtout au xiiie siècle, cardinaux ou évêques. Le dilemme est illustré par le cas du cardinal Guillaume Court qui, incapable de choisir entre sa foi et le monde, voit son intégrité compromise. Bertrand Cosnet (Université de Tours), grâce à une recherche iconographique fouillée, montre bien que le thème de l’intégrité des vertus a occupé une place essentielle dans l’imagerie morale médiévale depuis les premiers siècles de la chrétienté – grâce notamment à l’influence de la Psychomachie de Prudence (v. 348-405) –, jusqu’aux xiiie-xive siècles où, par le relais de la pensée scolastique, il s’est diffusé dans les républiques communales de la Péninsule italienne, ainsi que le cycle du Bon et du Mauvais gouvernement qui se trouve sur les murs de la salle des Neuf dans le Palazzo Pubblico à Sienne l’illustre avec éclat.
19En étudiant les portraits des ducs de Bourgogne brossés dans les chroniques et principalement celles de Georges Chastelain, Renat Aseynov († Moscou) tire la conclusion que les chroniqueurs sont attachés à l’idéal de ducs de Bourgogne intègres, dotés de toutes les vertus. C’est en tant que tels – et cela les égale à des rois même s’ils n’en portent pas la couronne – qu’à leurs yeux ils doivent contribuer à sauver le royaume de France affaibli par un Louis XI, unanimement décrié. Ils savent pourtant signaler les faiblesses des uns et des autres et faire preuve d’esprit critique à leur égard. Ils jugent aussi leur politique en condamnant toute alliance autre que française afin de ne pas mettre en cause l’intégrité du royaume. Le même réalisme se retrouve dans les portraits de leurs conseillers, intègres comme Philippe Pot ou vicieux comme Jean Coustain.
20Les sept communications qui concernent la période moderne élargissent encore le propos. Avec Maud Harivel (Berne), on découvre l’importance du thème de l’intégrité dans les œuvres des historiens et chroniqueurs de Venise où il est associé à la République dans son ensemble, aux ancêtres mais aussi aux détenteurs des principales responsabilités, des ambassadeurs aux doges en passant par les officiers militaires. Sylvain André (Aix-Marseille) dévoile la subtilité de la pensée de Baltasar Gracián telle qu’elle s’exprime dans un aphorisme jusqu’ici peu étudié extrait de son œuvre El oraculo manual et qui est consacré aux thèmes de l’intégrité et de la prudence. L’écrivain de la désillusion, conscient de la mutabilité des choses, des intérêts et de la condition humaine, s’efforce de proposer une ligne de conduite à l’homme de cour dans une société dominée par le paraître et dans un monde politique où le réalisme dicte sa loi. Loin des idées reçues pourtant, Albrecht Burkardt (Limoges) montre ensuite que les théoriciens de la raison d’État, dont Giovanni Botero, ainsi que l’Inquisition ont été sensibles à la notion d’intégrité : les premiers l’ont considérée comme une vertu essentielle des princes et de leurs officiers alors que la seconde a cherché à en faire un principe d’action de ses membres, allant pour cela jusqu’à écarter ceux qui s’en montraient incapables.
21Les atteintes à l’intégrité sont au centre des quatre communications suivantes. Dans l’ordre de Cîteaux auquel s’intéresse Bertrand Marceau (Paris IV), où l’intégrité jouait au triple niveau de l’individu, du convent et de l’ensemble des établissements, les problèmes venaient de la difformité, qui pouvait désigner les remises en cause de la règle commune ou les handicaps mentaux ou physiques d’un ou plusieurs moines. Intransigeant à l’égard des premières, l’ordre savait à l’occasion composer avec les secondes partagé entre son souci de préserver son uniformité et la nécessité de suivre le message du Christ. Stanis Perez (Paris XIII) étudie ensuite comment la monarchie française, qui se voulait de plus en plus absolue sous Louis XIV, a fait face aux maladies du roi qui mettaient à mal son intégrité physique mais aussi celle de sa puissance souveraine. Celle-ci pouvait être remise en cause par des projets de réforme comme celui qui est présenté dans le domaine fiscal par les élus des états de Bourgogne à la fin de l’Ancien Régime alors que l’on parlait déjà de réforme territoriale. C’est du moins comme cela, selon Jérôme Loiseau (Université de Franche-Comté), que le gouvernement royal a interprété cette initiative, ce qui l’a conduit à y faire échec, déniant ainsi aux élus toute capacité à représenter la province et se faire les défenseurs de son intégrité. Au xviiie siècle, l’intégrité des conseillers du parlement de Paris, engagés alors dans un bras de fer avec le pouvoir royal, faisait l’objet de discussions : accusés d’absentéisme et d’être des « dévoreurs de pains d’épices », ils étaient considérés par une partie de l’opinion publique comme indignes de rendre la justice. David Feutry (Paris IV), grâce à une étude argumentée, prouve qu’une partie de ces accusations n’étaient pas fondées et que la cour a fait de réels efforts pour amender le comportement de ses membres, révélant ainsi que l’idéal du parfait magistrat chrétien restait opérationnel en plein siècle des Lumières.
22Le volume se clôt par une communication pour la période contemporaine : en prenant pour exemple la gendarmerie belge et française pendant la Seconde Guerre mondiale, Jonas Campion (UC Louvain) et Emmanuel Chevet (Université de Bourgogne) décrivent le dilemme devant lequel ont été placés nombre de fonctionnaires dans les pays occupés en étant contraints de choisir entre l’intégrité de leur corps, ce qui pouvait les amener à se soumettre aux ordres de l’occupant, et leur intégrité personnelle, au risque, dans ce cas, d’entrer en conflit avec leur hiérarchie. Valeurs collectives et individuelles s’affrontaient ainsi dans des corps où l’obéissance était d’ordinaire la règle. Ce choix que l’on pourrait qualifier de « cornélien » s’est posé peu ou prou à tous les agents de l’État – quelle que soit sa forme – dans les périodes de conflit et de guerre civile.
Notes de bas de page
1 Je remercie chaleureusement Martine Clouzot, professeure d’histoire médiévale à l’université de Bourgogne, pour m’avoir fourni les principaux éléments de réflexion qui précèdent sur la notion d’intégrité à l’époque médiévale.
2 Bernabé (Boris), « L’argent qui corrompt les juges », Mémoires de la Société pour l’histoire du droit et des institutions des anciens pays bourguignons, comtois et romands (MSHDB), 65, 2008, p. 135-154. Du même : « Naissance d’une éthique judiciaire à travers la théorie de la récusation des juges (xiiie-xive siècles). Les justices d’Église dans le Midi (xie-xve siècle) », Cahiers de Fanjeaux, 42, 2007, p. 343-372. Voir aussi, Id., « La moralité des juges. Construction doctrinale d’une déontologie (xvie-xviie siècles) : réflexions sur un anachronisme », dans Chamocho Cantudo (Miguel Angel) (dir.), Droits et mœurs. Implications et influence des mœurs dans la configuration du droit, Actes des Journées internationales de la Société d’histoire du droit, Jaén, 3-5 juin 2010, Jaèn, Universidad de Jaén, 2011, p. 479- 509.
3 Foucault (Michel), Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975, p. 9 et suivantes.
4 Arch. dép. de Loire-Atlantique, B 201.
5 Ibid., B 258.
6 Delprat (Carole), « Magistrat idéal, magistrat ordinaire selon La Roche-Flavin : les écarts entre un idéal et des attitudes, dans Les Parlements de Province : pouvoirs, justice et société du 16e au 18e siècle (dir. Jacques Poumarède et Jack Thomas), Toulouse, Framespa, 1996, p. 717-729.
7 Bibl. mun. Dijon, ms. 543, fol. 270-271.
8 Arch. dép. de Loire-Atlantique, B 177.
Auteur
Université de Bourgogne
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