Conclusion
p. 241-253
Texte intégral
1Au printemps de 1907, tandis que paraît au Mercure de France, sous une couverture jaune, la seconde édition de Connaissance de l'Est, augmentée des neuf poèmes inédits qui composent la seconde partie, Claudel, dans l'"affreux Tientsin" où il est consul, compose une grande ode, qui sera la quatrième. Il invente alors le dialogue d'un poète et d'une Muse : le premier "pataud", "studieux"396, raisonneur et raisonnable, terrestre pour le dire d'un mot, la seconde, féminine, qui le gourmande et l'exhorte, et se gausse du "grand poème de l'homme soustrait au hasard"397 que son interlocuteur se propose de composer :
Que m'importent toutes vos machines et toutes vos œuvres d'esclaves et vos livres et vos écritures ?
Ô vraiment fils de la terre ! (...)
Ô sot, au lieu de raisonner, profite de cette heure d'or ! Souris ! Comprends, tête de pierre ! Ô face d'âne, apprends le grand rire divin ! (O. Po., p. 268).
2Un tel dialogue - une telle algarade - pourraient sembler sans véritable rapport avec Connaissance de l'Est, si le projet qu'expose le personnage masculin, dans l'ode de 1907, ne ressemblait d'aussi près à celui dont se souvient (dont pense se souvenir ?) le vieil homme recru de gloire et d'années qui, en 1951, commente le recueil de sa jeune maturité :
Et moi je dis qu'il n'est ríen dans la nature qui soit fait sans dessein et propos à l’homme adressé,
Et comme la lumière pour l'œil et le son pour l'oreille, ainsi toute chose pour l'analyse de l'intelligence,
Continuée avec l'intelligence qui la
Refait de l'élément qu'elle récupère, (...).
Et je puis parler, continu avec toute chose muette,
Parole qui est à sa place intelligence et volonté (ibid., p. 267).
3Intelligence et volonté : ce sont précisément les mots qui reviennent, avec insistance, en 1951. Et il ne se trouve point, alors, de femme pour répondre, et rappeler, par exemple, que la muse n'est pas "accessible à la raison" (ibid., p. 268)398. Il ne s'en trouve point non plus dans Connaissance, et ce livre, d'ailleurs, n'a pas la forme d'un dialogue. Il n'expose point, comme le fait cette ode si clairement construite et articulée, ce qu'on pourrait appeler, si l'on ne craignait d'abuser d'un mot qui a tant été galvaudé, la dialectique du poète et de la muse, du masculin et du féminin, de la terre et de l'eau, d'Animus et d'Anima. Et cependant, nous avons tenté de le montrer, la part de cette dernière n'est pas mince dans la conception du recueil chinois. Ce livre, que Claudel s'est plu à présenter comme l’ouvrage d'un auteur épris de raison, un recueil voué tout entier au déchiffrement raisonnable des choses, et qui peut en effet, au premier regard, paraître un livre tout entier terrestre, un livre de la terre, avons-nous dit, que sa thématique, son écriture, et jusqu'à sa typographie parfois, semblent placer résolument sous le signe d'une poétique des solides, ce livre n'ignore ni la tentation féminine de l'eau, ni la pratique de l'allusion ; il se montre non moins attentif à suggérer ce qu’il sait devoir rester ineffable qu'à "traduire" les choses en langage intelligible, et non moins épris de dissolution qu’avide de solidité. Il n'est pas inutile, pour éclairer les doubles fonds dissimulés sous le dogmatisme de Claudel, de recopier, auprès de l'exclamation du "Promeneur" assurant que "la solidité de ce monde" est "la matière de sa béatitude", ces lignes, qui viennent d'"Avril en Hollande" :
Las de ce plein où je me suis trop heurté et meurtri, las du compact et de la masse, las du dur et du durant, las des volumes et de toute cette repoussante solidité, n'était-il pas temps en ce jour le plus inquiet d'un mois comme volatile et pareil à rien, que je descendisse enfin jusqu'au niveau de la mer et m'associasse aux derniers soupirs d'une réalité en train de disparaître et partout déjà en mal de sa propre image, préparée par l'aplanissement à l'effacement de tout contour ? (O. Pr., pp. 206-207).
4Certes, ce texte est très postérieur à Connaissance : il date de 1935. Pourtant, nous pensons l'avoir montré, peu de pays, dans la géographie intérieure de Claudel, sont plus proches de la Chine que la Hollande : et ces lignes (qui pourraient servir à commenter quelques-uns des plus beaux fragments de "Rêves", par exemple) sont très propres à mettre en garde le lecteur de Connaissance de l'Est contre certaines proclamations claudéliennes399, et contre des simplifications incompatibles avec la richesse et la diversité de l'homme qu’il fut, capable de la fermeté la moins factice sans ignorer pour autant ni la tentation de la "dissolution", ni la "sollicitation du vide". Mais la "lassitude" qu'évoque la phrase ci-dessus, et l'appétence dont elle témoigne pour l'effacement des contours et l'évanouissement du réel, peuvent aussi suggérer que la fascination exercée sur l'auteur de Connaissance par un Mallarmé ne tient pas uniquement à la fameuse question dont il fit présent au jeune disciple qui haussait "les épaules furieusement (...) sur le petit canapé des mardis"400. Si différentes, si opposées, que soient leurs métaphysiques respectives, le cadet est singulièrement moins éloigné qu'on ne pourrait l'imaginer de l'entreprise mallarméenne de "volatilisation du concret"401 ; entre un poète "qui ronge et use les objets"402 et un autre qui cherche explicitement à les "dissoudre", la distance est moins grande que la légende claudélienne (et des styles sensiblement différents, en dépit de certains mallarméismes voyants dans les proses de Connaissance de l'Est) ne le laisseraient soupçonner. On le vérifierait en citant, après Mallarmé, le nom d'un auteur chez qui le désir de "volatilisation" se manifeste avec plus d'évidence encore, sans qu'il soit possible au lecteur d'invoquer, pour justifier son admiration, l'autorité d'aucune question, ni la vertu d'intelligence, puisqu'il s'agit d'un poète auquel on a précisément reproché d'en faire fi. Nous voulons parler en effet de Verlaine - ce Verlaine auquel le jeune Claudel avait envoyé Tête d'Or en 1890, et auquel l'ambassadeur de France en Belgique consacra, en 1935, un long essai élogieux.
De la musique avant toute chose,
Et pour cela préfère l'Impair,
Plus vague et plus soluble dans l'air,
Sans rien en lui qui pèse ou qui pose.
Il faut aussi que tu n'ailles point
Choisir tes mots sans quelque méprise
Rien de plus cher que la chanson grise
Où l'Indécis au Précis se joint403.
5Laissons ici l'impair (dont un poète en prose a moins à se soucier). "De la musique", dit Verlaine, et Claudel, citant l'Ecclésiastique : Non impedies musicam404. "Soluble", dit Verlaine ; et Claudel : dissolution. "Méprise", dit Verlaine ; et Claudel, à la Muse de la quatrième ode :
(...) un autre mot parfois
Vient à la place du vrai, à la façon que tu aimes405.
6Lorsqu'on lit l'étude de 1935 sur l'auteur de la Bonne Chanson, on ne peut éviter de songer qu'une proposition comme celle-ci :
La réalité est devenue illusion et l'illusion est devenue allusion, allusion à je ne sais quelle ultériorité tantalisante dont le soleil demain ne nous livrera qu'une médiocre traduction406.
7ne s'applique pas seulement aux poésies de Paul Verlaine ; et qu'elle convient aussi aux poèmes de l'autre Paul (qui est, lui aussi, un homme du Nord-Est, un citoyen de ce "territoire mystique" qu'il nomme, d'après Shakespeare, "la forêt d'Ardenne", "cette forêt qui commence aux portes de Paris pour s'éteindre à celles de l'Allemagne"407) et tout spécialement, nous espérons l'avoir montré, aux proses de Connaissance de l'Est.
8Il reste, bien entendu, que Claudel n’est pas Verlaine : à trop tirer sur le bâton qu’il s'agit de redresser, on court le risque de le tordre en sens inverse ; à vouloir trop bien corriger l'illusion d'optique qui nous dissimule "l'autre Claudel", on risque d'altérer le dessin de la vérité. C'est pourquoi il faut aussi souligner tout ce qui, dans l'Art poétique de Jadis et Naguère est difficilement compatible avec l'idiosyncrasie claudélienne : "vague", "gris", "indécis" ne sont certes pas des mots qu'elle affectionne. Si Claudel n'est pas seulement, quoi qu'on ait pu dire (et le texte d'"Avril en Hollande" que nous citions à l'instant le rappelle opportunément) un artiste épris de définitions et de contours nets, ce n'est pas par goût du vaporeux ; à cet égard, Ph. Jaccottet n'avait pas tort de noter que "cette chose dans laquelle on reproche communément aux poètes de se perdre comme dans la plus immatérielle et la plus vaine, les nuages, Claudel réussit à la rendre substantielle et pesante"408 : on le vérifiera aisément en relisant "Considération de la Cité". Paradoxalement, la tentation de l'eau, ou de l'envol qu'expriment, avant la muse de la quatrième ode, plusieurs des fragments de "Rêves", se compose chez lui avec le "froid goût de la terre" et l'amour du "sol solide"409 ; et la pratique de l'allusion n'estompe pas, n'émousse pas la force d'affirmation, le caractère impérieux de ces proses puissantes et solides.
9Claudel est l'un de ces très rares et très grands artistes qui parviennent à conjuguer l'allusion et la profération, la force et la subtilité, le caractère le plus entier et une délicatesse extrême. Dans un texte récemment publié par la NRF, Christian Bobin écrivait à son propos :
Deux pinces. L'une grossièrement taillée, l'autre très fine. Il écrivait avec ça, petit Paul : une main de brute pour saisir l'immense, une main de fée pour saisir l'infime. Quand il refermait sa tenaille, il écrasait l’un sur l'autre - l'immense sur l’infime, l'amer sur le suave, l’éternel sur l'éphémère. Deux phrases dans la même phrase. Deux gestes dans le même geste. Le geste du boucher qui enfonce son couteau aux jointures, le geste de la dentellière qui croise fil sur fil. Deux voix dans la même voix comme si, dans le même atelier et par le même homme pouvaient être peints, le même jour, Le Bœuf écorché de Rembrandt, et La Jeune Fille au Turban, de Vermeer410.
10On pourra émettre quelques réserves sur les métaphores de ce texte, et notamment rappeler que l'on rencontre, en Chine, des bouchers plus délicats que bien des dentellières411. N'importe : on peut retenir cette définition de la singularité et du génie claudéliens par la coexistence paradoxale des contraires, et d'aptitudes qu'on aurait pu croire exclusives. Tout au plus peut-on être tenté de lui donner une formulation plus conforme au génie de l'Orient en rappelant cette proposition, qu'on lit dans une courte pièce recueillie dans Contacts et Circonstances, et à laquelle beaucoup d'autres font écho dans l'œuvre de Claudel :
Dans tout tableau, il y a un équilibre du plein et du vide, le yang et le yin, le mâle et la femelle412.
11Dans tout tableau, et tout spécialement dans ceux de Connaissance. Pour ce qui est du yang et du yin, la conférence de 1910 sur "Les Superstitions chinoises" les définit ainsi :
Le fond de cette vieille philosophie chinoise, c'est ce qu’on appelle le Yang et le Yin (...). Les Chinois, bien avant Hegel, avaient eu l'idée de l'identité des contradictoires. Le Yang représente le blanc, le Yin le noir, le premier le plein, l'autre le vide, l'un le chaud, l'autre le froid, l'un la terre, l'autre le ciel, l'un le relief, l'autre le creux, l'un le mâle, l'autre la femelle, etc.413.
12Esthétique "yang", celle du "Qu'est-ce que ça veut dire ?", de l'exégèse, de la traduction, des définitions et des enchaînements de la raison, de la poétique des solides et du livre de la terre ; esthétique "yin", celle de la liquidation, celle qui prête l'oreille à la sollicitation du vide et de l'ineffable, qui prône, tandis que l'eau gagne sur la terre solide, la pratique de l'allusion et la "délectable ignorance". Doit-on s'étonner qu'un livre qui valorise fortement, et de façons diverses, la notion de sacrifice (que l'on songe, par exemple, à "Ardeur", à "La Cloche", à "La Terre quittée") s'abstienne de choisir entre ces deux pôles, et de sacrifier une postulation à l'autre ? Ce serait oublier que le sacrifice (celui dont il est question dans "Ardeur", celui que Claudel projetait d'effectuer en renonçant à écrire et en entrant au cloître) n'a jamais été consommé ; et que, sur le plan esthétique, son désir explicite fut moins de choisir et de trancher que de composer en équilibrant les contraires : l'esthétique exposée, par exemple, dans les Positions et Propositions, n'est pas une esthétique du choix, du sacrifice, du renoncement, mais du rapport et de la relation. Jadis, lit-on dans "Le Promeneur", "j'ai découvert avec délices que toutes choses existent dans un certain accord". Pareillement les proses de Chine recherchent, et trouvent, "un certain accord" entre le yin et le yang, le plein et le vide, le besoin de solidité et le désir de dissolution. S'il est exact, comme Claudel l'assure, que la "médiocrité" des premières lignes de Salammbô vient de l'uniformité phonétique qui s'y rencontre414, que le génie de Pascal ou celui de Rimbaud réside, à l'inverse, dans leur habileté à combiner les "atomes clairs" et les "atomes foncés"415 ou à ménager des "accords" (ibid.), que la réussite d'un tableau tient à ce "concert entre les éléments intérieurs par lequel ils s’empêchent réciproquement de passer"416, on doit penser que la réussite de Connaissance tient à l'équilibre que Claudel a su ménager entre les aptitudes contraires dont il dispose, entre traduction et allusion, solide et fluide, défini et indéfinissable.
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13Reste, bien entendu la question du comment Il ne suffit pas, en effet, de constater une diversité et de percevoir un équilibre, il faut encore essayer de découvrir ce qui le rend possible, et les voies selon lesquelles il s'instaure. On peut peut-être trouver ici quelque secours dans le texte consacré à Dante que nous citions en commençant : dans cette formule imitée de Baudelaire qui assigne comme but à la poésie "de plonger (...) au fond du défini pour y trouver de l'inépuisable"417.
14Une telle définition, qui peut paraître une aporie - comment l'inépuisable peut-il trouver place dans le défini ? - rassemble, en peu de mots, le nœud de la contradiction que nous avons cru discerner dans Connaissance : quoi de plus "défini", avant même toute définition, qu'un banyan, un cochon, un pin ? quoi de plus propre que la question mallarméenne, et la pratique de l'allusion, à rendre inépuisables ces objets terrestres et bien circonscrits ? Ce plongeon paradoxal, ce mariage du fini et de l'infini, procèdent de ce même désir contradictoire qui convoite la terre et le ciel, les solides et leur dissolution, de cette même exigence qui conduit Claudel à rechercher la connaissance et l'ignorance, l'ignorance qui est au-delà de la connaissance, c'est-à-dire (et en cela il peut paraître singulièrement plus lucide et plus moderne que les hommes de science de son temps) la connaissance et la conscience de ses limites.
15Mais la formule inspirée par Dante ne trahit pas seulement la profonde méfiance, et le profond désir, qu'il éprouve pour l'infini. Elle indique également une sorte de méthode : l'inépuisable, ici, est rejoint (ne peut être rejoint que) grâce à une médiation. Certes, comme le dit l'"Ode Jubilaire en l'honneur de Dante" : "Il y a les Saints qui laissent le monde où il est et trouvent plus simple d'occuper immédiatement l'éternel"418. Mais un poète n'est pas un saint : il ne peut "laisser le monde où il est", ni se passer de la médiation des choses finies et périssables. Trop catholique pour ne pas être averti du sens de l'incarnation, Claudel n'est pas homme à s'employer, comme Mallarmé selon Lefébure, à rejeter de son œuvre "tous les filaments qui lient la Beauté à la partie première de l'homme et l'alourdissent de matière", à "couper les racines chargées de terre de [ses] fleurs"419. Mais, inversement, rien de défini ne saurait combler véritablement l'homme de désir qu'il est ; on aurait évidemment tort d'imaginer que la définition (ni aucune "formule" comparable à celles qu'affectionne Renard, ou cousine de celle qui perle au gosier de l'huître de Ponge - ce disciple lointain et original du Claudel de Connaissance420) puisse jamais représenter à ses yeux une fin susceptible de justifier l'activité poétique. Elle n'est pas non plus le centre. "Ça commence toujours par une espèce de définition" dit Claudel à Amrouche, qui l'interroge sur Connaissance421. Ça commence comme cela, en effet : sinon toujours, du moins parfois. Mais comment cela continue-t-il ? Définir l'entreprise poétique comme une entreprise de liquidation, ou de dissolution, ce n'est pas seulement souligner l'importance du motif de l'eau dans ce livre de la terre ; c'est aussi donner à entendre que la définition ne saurait en aucune façon constituer un point d'arrivée ; c'est attirer l'attention sur son caractère transitoire et instrumental. Certes, il serait tout à fait faux de prétendre que la définition n'existe que pour être dissoute : Claudel n'est pas homme à se renier de la sorte ; mais il importe de méditer l'avertissement de G. Bounoure rappelant qu'"autour des pieux solidement fixés de la définition" ne cesse de se "déployer la fantaisie vive et circulante, l'esprit de l'eau médiatrice"422 ; et peut-être les pieux ne sont-ils si solidement fixés que pour autoriser une fantaisie plus entière, et plus libre d’arrière-pensée.
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16Or, une telle disposition ne peut évidemment rester sans conséquences sur le sens que Claudel prétend découvrir dans les choses, ou plus exactement, sur la nature et la stabilité de la relation sémantique qui relie les choses à leur sens. À considérer la fameuse question, ou certaines formules de Claudel, on peut être tenté de penser qu'il n'ambitionne rien de moins que de retrouver le "sens" déposé par Dieu dans le porc, le fleuve, le pin, la source... "Inspecteur de la Création"423, quelle signification pourrait-il convoiter, sinon celle que le Créateur a de tout temps assignée à chacune de ses créatures, et que le poème aurait pour tâche d'énoncer, avec l'assurance dogmatique que confère la certitude de rejoindre le dessein divin ? Cette signification serait alors sacrée, circonscrite, localisable ; ce serait une sorte d'objet, un solide pareil aux "fûts de granit blanc" qui, dans "Religion du Signe", veillent devant le "sacré mot", ou à la stèle qui le porte, encadrée dans un "édifice d'or, baldaquin ou tabernacle".
17La réalité est bien différente. Si la part de "l'enseignement doctrinal", comme dit Amrouche424, est en effet sensible en bien des endroits, si la rhétorique claudélienne est volontiers impérieuse, si elle installe à maintes reprises le sujet du discours dans la position de celui qui sait et énonce le Vrai, tout ceci n'empêche pas que les objets claudéliens résistent à toute tentative visant à les immobiliser "dans une signification appauvrissante"425. "Inépuisables", selon le mot choisi par Claudel, ils font signe ; dans cette position, et dans le cadre relativement strict de la foi claudélienne, ils sont susceptibles de porter des signifiés très divers. Parce que la signification demeure très souvent implicite, sinon même dissimulée, elle n’est pas arrêtée, ou, si elle l'est, c'est en des termes (nous l'avons montré à propos d'"Octobre") qui ménagent encore du jeu dans la relation sémantique. S'il est exact que l'hiver qui s'annonce dans "Octobre", ou l'aurore éclatante de "La Descente", figurent, entre autres choses, la vie bénédictine à laquelle Claudel se croit appelé, elles ne la figurent pas de la même façon que l'albatros de Baudelaire figure le poète, ou la bouteille de Vigny le livre porteur de science et d'esprit : à cet égard, il pourrait suffire de se demander si les premiers lecteurs de Connaissance, qui plus tard apprendraient de J. Rivière - et quelquefois avec surprise - que Claudel était un "poète chrétien" 426 avaient, en l'absence de tout discours biographique et critique, véritablement les moyens de comprendre ces deux poèmes comme des poèmes religieux. Claudel est parfois dogmatique ; son herméneutique ne l'est guère ; elle n'est, en tout cas, jamais rigide ; elle est bien loin de faire mécaniquement correspondre un terme à un autre, ou même à plusieurs autres. Claudel se garde bien de poser des équations ; il préfère suggérer des analogies.
18L'exemple le plus frappant de la plasticité sémantique des motifs claudéliens, c'est peut-être à ses marines qu'il faut le demander. Que signifie la mer dans ce livre ? Ou, plus exactement, que ne signifie-t-elle pas ? Elle propose une image de l'Absolu, elle est "comme une vue sur Dieu" ; mais elle est aussi le contraire, un symbole de la Mort et du Néant. Elle est ici le lieu du plus grand péril, ailleurs celui de la sécurité parfaite427. C'est une figure de l'éternité, mais d'une éternité éventuellement "monstrueuse". À l'intérieur d'un même poème l'aiguille du sens peut brusquement sauter d'un pôle à l'autre : nous avons montré à propos du "Risque de la Mer" qu'elle pouvait être à quelques lignes d'intervalle "l'intérieur de la Mort" et "l'Élément en proie au souffle". La mer est comme la Mère qu'apprécie Lao Tzeu : "Au-dessous de toutes les formes, ce qui n’a pas de formes"428. Faut-il rappeler que, du point de vue du Tao, il n'est pas de valeur plus haute ? Et redire qu'à deux reprises, en 1900 puis en 1905, Claudel a tenu à terminer son livre - ce livre qui est celui d'un homme qui "de tout son corps cherche quoi que ce soit de solide où se prendre" ("Çà et là") - sur l'image d'un voyageur quittant le rivage pour la haute mer et ce point au large où tout se dissout, et où il cherche "en vain" autour de lui "trait ou forme".
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19Il resterait, peut-être, deux points à préciser. Le premier est que la synthèse, ou l'harmonisation, à laquelle Claudel est parvenu (non pas sans travail ni sans délai) n'empêche pas, par exemple, que continuent à se côtoyer dans ce livre des textes (récits d'excursions, méditations religieuses, fragments de rêves, éléments d'histoire naturelle, morceaux lyriques, etc.) dont l'unité stylistique ne suffit pas à résorber l'hétérogénéité. Et l'on peut trouver dans le même poème un paragraphe lyrique et métaphorique inséré entre des considérations sur la famille des conifères et un raisonnement touchant l'alimentation du pin qui, l'un comme l'autre, pourraient sans trop de mal s'insérer dans un ouvrage de botanique.
20Or de tels textes (qui sont tardifs : "Le Pin" date du voyage au Japon, au printemps de 1898) peuvent attirer notre attention sur le fait que les solutions esthétiques inventées par Claudel en vue de résorber le "manque de cohérent et de fondu" qu'il reprochait aux premières proses du volume429, pour subtiles et efficaces qu'elles aient pu être, n'ont pas supprimé toutes les disparates. A fortiori, elles n'ont pas apaisé la discorde qui brûle en lui : on ne saurait induire de l'harmonisation des discordances textuelles, de la "composition" des textes, une quelconque pacification intérieure. Parmi les derniers poèmes du volume, ni "La Lampe et la Cloche", ni "Le Point", ni "Dissolution" qui est le tout dernier, ne témoignent en faveur de l'apaisement :
Quand je serai mort, on ne me fera plus souffrir. Quand je serai enterré entre mon père et ma mère, on ne me fera plus souffrir. On ne se rira plus de ce cœur trop aimant. Dans l’intérieur de la terre se dissoudra le sacrement de mon corps, mais mon âme, pareille au cri le plus perçant, reposera dans le sein d'Abraham (p. 366).
21Contemporain de la grande tourmente passionnelle des années qui suivent 1900 et qui, "Dissolution" en témoigne, ne s'est certes pas achevée dans la sérénité, ils sont aussi contemporains de ce grand doute, un doute, dit Claudel, "qui ne me laissait pas de repos depuis longtemps", sur "l'état de notre connaissance après la mort", et de cette "angoisse du dies tremenda" dont, si l'on en croit la lettre à Frizeau du 6 septembre 1905, est sorti le "Traité"430. De l'auteur de Crime et Châtiment, qu'il admirait, Claudel assurait qu'il n'était "jamais sorti de l'état de recherche et de question"431. L'exceptionnelle réussite de Connaissance de l'Est, l'énergie qui s’y déploie, les certitudes, même, que l'on peut y lire, n'autorisent pas à conclure qu'il en fut autrement pour lui-même.
Notes de bas de page
396 "La Muse qui est la Grâce", Cinq Grandes Odes, O.Po., p. 268.
397 Ibid, p. 267.
398 Amrouche, dans le 18ème entretien, l'a néanmoins interrogé sur l'"abandon", ou le "dépassement", de "cet effort constamment tendu vers la connaissance intelligible" (MI, p. 164). Ni abandon, ni dépassement, répond alors Claudel.
399 H. Guillemin, dans Le "Converti" Paul Claudel, souligne la crainte de Claudel "de se voir récusé comme puéril" ou comme féminin dans sa réadhésion catholique (p. 79). Et un peu plus haut, il indique : "Pas de lait pour le public ; le feu. Pas de bleu fade ni de rose : le rouge. Pas la tendresse : la force. Pas l'effusion ; le rugissement" (p. 75). Ceci peut contribuer aussi à expliquer la raison pour laquelle Claudel met plus volontiers en avant le solide et le rationnel, et se montre en général plus discret dans l'usage qu'il fait de la thématique opposée.
400 CPC, I, p. 48 ; lettre de Mallarmé du 18 février 1896.
401 L'expression est de G. Gadoffre, dans son introduction à CE, p. 26.
402 S. Bernard, op. cit., p. 529.
403 Verlaine, "Art poétique", in Jadis et naguère, p. 39.
404 MI, p. 329.
405 O. Po., p. 265. Nous avons déjà cité plus haut une lettre à Pottecher (26 février 1897) vantant la "saine" rhétorique qui "fait employer un mot non pas pour le sens qu'il peut avoir, mais parce qu'il paraît faire bien, et créer la lacune que seul il comble" (CPC, I, p. 105).
406 "Paul Verlaine, Poète de la Nature et Poète chrétien" O.Pr., p. 493.
407 Ibidem.
408 Ph. Jaccottet : "Notes en relisant Claudel", NRF, 1er oct. 1966, p. 670.
409 "La Muse qui est la Grâce", O.Po., p. 276.
410 C. Bobin : "P’tit Paul", NRF, sept 1991, p. 103.
411 Claudel rapporte dans son "Histoire de l’Équarisseur" (repris in Contacts et Circonstances, O.Pr., pp. 1191-1192) les propos d'un boucher taoïste si habile dans l'art du découpage qu'il use du même couteau depuis dix-neuf ans ; et le fil de cet instrument "est aussi acéré que s'il sortait d'une meule" (p. 1191).
412 "Pont", Ο.Ρr., p. 1189.
413 Repris in Contacts et Circonstances, O. Pr., p. 1081.
414 Positions et Propositions, O. Pr., p. 39.
415 Id, p. 36.
416 "L'Art religieux", in Positions et Propositions, O.Pr., p. 111.
417 Voir supra la note 34. Ainsi réécrite par Claudel, la proposition baudelairienne rappelle de bien près la problématique du symbole, telle que l'ont formulée les romantiques. On songe, notamment, à la formule de Schelling selon laquelle, dans le symbole, "le fini est en même temps l’infini même" (cité in Todorov, op. cit., p. 245).
418 O.Po., p. 676.
419 Lettre du 2 juin 1867 ; cité in Guy Michaud, Mallarmé, p. 60.
420 F. Ponge, "L'Huître", in Le Parti pris des Choses, p. 43. Ponge a témoigné son admiration pour Claudel notamment dans sa "Prose De Profundis (à la gloire de Claudel)", parue dans le numéro d'hommage consacré par la NRF en septembre 1955, au poète qui venait de mourir (pp. 398-403). L'influence de Connaissance de l'Est sur le Parti pris est peu contestable.
421 MI, p. 155.
422 G. Bounoure, dans sa note sur L'Oiseau noir dans le Soleil levant, NRF, 1931, p. 631.
423 "Le Promeneur", p. 424.
424 MI, p. 155.
425 M. Blanchot : "Une Œuvre de P.C." in Faux Pas, p. 333. Voir notre chapitre 6.
426 "Paul Claudel, Poète chrétien", tel est le titre du texte consacré à Claudel par Rivière dans ses Études (1911).
427 "Il n'est pas de sein si bon que l'éternité, et de sécurité comparable à l'espace incirconscrit" ("La Terre quittée", p. 327).
428 "Le Poète et le Vase d’Encens", O.Pr., p. 845.
429 Lettre du 3 juin 1896, CPC, I, p. 104.
430 Corresp. Claudel-Jammes-Frizeau, p. 57.
431 Corr. Claudel-Gide, p. 238. Dans cette lettre, rédigée après lecture du Dostoïevski de Gide, Claudel reproche à son interlocuteur de donner "une figure statique et définitive à une crise, à la passion d'un homme qui ne cesse de charger et de fournir à l'impitoyable interrogation d'en haut toutes les réponses et tous les subterfuges dont est capable le mélange broyé d'une chair et d'une âme".
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L’inspiration scripturaire dans le théâtre et la poésie de Paul Claudel
Les œuvres de la maturité
Jacques Houriez
1998