Chapitre neuf. "La délectable ignorance"
p. 225-240
Texte intégral
1 Connaissance de l'Est : c'est tout un programme. Et un programme envers lequel il n'y a guère, semble-t-il, de raisons d'élever des soupçons. Claudel a trop puissamment orchestré ce motif, allant jusqu'à placer trois livres sous cette enseigne (Connaissance de l'Est ; Connaissance du Temps ; Traité de la Co-naissance au Monde et de soi-même), ne reculant ni devant une étymologie qui invite à assimiler la naissance et la connaissance :
Nous ne naissons pas seuls. Naître, pour tout, c'est connaître. Toute naissance est une connaissance (Traité..., p. 149).
2ni devant une équation entre jouir et comprendre :
Jouir, c'est comprendre ("La Dérivation", p. 186).
3Du reste, n'est-il pas clair que le recueil chinois manifeste une ambition encyclopédique, non seulement dans les poèmes didactiques de la fin de la première partie, mais par la succession même de ces substantifs alignés l'un au-dessous de l'autre dans la table des matières, et qui procèdent, on l'a dit, à une sorte d'inventaire de la réalité chinoise ?
4Dont acte. Et toutefois : toutefois, c’est la même plume qui, traçant les "Réflexions et Propositions sur le Vers français", choisit d'ourdir une antithèse entre l'"état de connaissance" et l'"état de joie" qui est l'état de poésie :
La parole écrite est employée à deux fins : ou bien nous voulons produire dans l'esprit du lecteur un état de connaissance, ou bien un état de joie. Dans le premier cas l'objet est la chose principale, il s'agit d'en fournir une description analytique exacte et complète, de faire progresser le lecteur par des chemins continus jusqu'à ce que le circuit du spectacle ou de la thèse ou de l'évènement soit complet ; il ne faut pas que dans cette marche son pas soit distrait ou heurté. Dans le second cas par le moyen des mots, comme le peintre par celui des couleurs et le musicien par celui des notes, nous voulons d'un spectacle ou d'une émotion ou même d'une idée abstraite constituer une sorte d'équivalent ou d'espèce soluble dans l'esprit. Ici l'expression devient la chose principale (...).
Dans le premier cas, il y a prose, dans le second, il y a poésie (O. Pr., p. 4).
5Argumentation banale, au moins depuis Mallarmé370. Mais de quel côté ranger Connaissance de l'Est ? Dans la première catégorie, par égard pour le titre ("Connaissance") et la prose ? Dans la seconde, parce que c'est un livre de poèmes, et parce que la définition de ce second "état de la parole"371 semble mieux lui convenir ? Ou bien faut-il tout simplement balayer l'antithèse, et, rappelant que Connaissance est à la fois prose et poésie, que, loin d'opposer jouissance et connaissance, il lui arrive au contraire d'en faire les deux termes d'une équation, se résoudre à le situer dans cette "large zone médiane"372 et indécise que Claudel aperçoit entre les deux extrêmes ?
1. "J'ai retrouvé l'ignorance"
6On doit en tout cas préalablement rappeler que Claudel ne se contente pas d'opposer connaissance et poésie, mais qu'il lui arrive également de s'en prendre vigoureusement à la première. Pour s'en tenir aux textes contemporains de Connaissance de l'Est, on mentionnera le manuscrit autographe du Repos du Septième Jour, qui prévoit de loger l'Européen dans la troisième enceinte de l'Enfer : or, l’Européen s'est damné "par la connaissance"373 ; et Claudel d'ajouter, en décrivant le supplice des "savants de la terre" : "Aridité de la connaissance"374. Il est vrai que la connaissance à quoi il songe ici est celle des positivistes, et que, de cette manière, c'est Renan et ses disciples qu'il se donne le rare plaisir d'envoyer brûler en Enfer ; mais ceci ne retire rien à l’ambivalence affective dont le mot est chargé.
7On s'en convaincra mieux encore en relisant cette page de la seconde version de La Ville, composée entre avril et juillet 1897, et contemporaine par conséquent de ce que G. Gadoffre appelle "la séquence de Han Kéou". C'est Besme, l'homme de science, qui s'adresse au poète Cœuvre :
Ô Cœuvre, recueille mes dernières paroles (...).
J'ai retrouvé l'Ignorance ! Ô Cœuvre, bien que ton esprit soit grand, poète,
Je ne sais si tu pourras porter ce que je vais dire : il est une science sous la science, et nous l'appellerons Ignorance (...).
Toutes choses sont inexplicables. Et qu'est-ce que cette faim qui dévore l'esprit de savoir
Que l'appétit d'épuiser cela qui n'est pas essentiel ?
Toute chose est, en ce qu'elle diffère ; et sied, individuelle, sur un principe incommunicable
(...)
J'appelle Néant le fond de toutes choses, échappant avec totalité à la capacité de notre esprit (Th, I, p. 458).
8Est-ce là seulement l'effet du nihilisme de Besme ? Mais d'où vient alors que, sept ans plus tard, en 1904, Claudel adresse à Élémir Bourges, pour faire suite à l'envoi de Connaissance du Temps, une lettre dont les termes sont très semblables à ceux qu'utilise Besme :
Je veux rendre aux hommes l'ignorance, la bienheureuse certitude que les choses sont vraiment ineffables, qu’elles ne nous feront pas défaut, qu'elles sont inépuisables en tant qu'aliment pour noue esprit, en un mot que nous ne pourrons jamais les connaître375.
9Or l’existence de ces écrits strictement contemporains des poèmes de Connaissance (la rédaction de cette lettre et celle de la seconde partie de La Ville encadrent en quelque sorte le recueil) invite à s'interroger : est-ce véritablement la "connaissance" que convoitent les proses de Chine ? et, dans l'affirmative, de quelle connaissance s'agit-il ? Est-ce cette connaissance raisonnable, conquérante, assurée d'elle-même et de ses pouvoirs que suggèrent aussi bien les entretiens avec Amrouche que certains fragments de poèmes376 ? ou bien cette "délectable ignorance", ce savoir qui vient s'avouer vaincu à la porte de l'ineffable, parce qu'il se sait condamné à l'inachèvement et au suspens ?
2. Le suspens
10Suspens est un mot claudélien. S'il n'apparaît guère dans Connaissance de l'Est (à peine trouve-t-on "le suspens énorme" dans "Considération de la Cité", et aussi, il est vrai, une "maison suspendue") on le rencontre à plusieurs reprises dans d'autres textes et spécialement dans L'Œil écoute. Ainsi à propos de Nicolas Maes :
L'œuvre de cet homme dans sa dernière phase nous apprend beaucoup sur les secrets de composition des ateliers de son pays et notamment sur cette qualité mystérieuse des scènes que fixe leur pinceau et que j'appellerai le suspens (O. Pr., p. 240).
11Le sens de ce mot est développé - laconiquement - dans la conclusion d'"Avril en Hollande" :
Il va arriver quelque chose... (ibid., p. 211).
12Dans son étude sur Camille en 1951377, Claudel ne revient pas moins de trois fois sur cette notion ; à propos de l'Abandon, d'abord :
La seconde avant le contact (p. 279).
Le moment suprême du geste est celui où il va se réaliser (p. 281).
13puis à propos de La Vague :
Elle va s'abattre... (p. 284).
14Phrase en suspens sur ses trois points, que Claudel charge d'une note :
Toujours le geste suspendu (ibid).
15Si l'on se retourne maintenant vers Connaissance, on y rencontre sans doute plusieurs poèmes fermés, mieux vaudrait dire bouclés, qui après une page ou deux nous ramènent au point de départ. Ainsi "Pagode" ("Me voici de nouveau devant la tour") ou "Ville la Nuit", qui nous reconduit jusqu'à la sortie de la ville chinoise, à la porte de la Concession. Est-ce un hasard pourtant si ces poèmes à structure close figurent parmi les tout premiers et, sans jeu de mots, parmi les moins achevés ? Tout se passe comme si Claudel découvrait peu à peu le parti qu'il peut tirer de clausules moins strictes, et moins mécaniques, qui, pourrait-on dire, entrebaîllent la porte gardée par le point final. À l'époque de "Tempête" (décembre 1896) il ne lui reste rien à apprendre. Le poème s'achève ainsi :
Voici la nuit ; du Nord avec âpreté sort un souffle plein d'horreur. D'une part, une lune rouge en marche par la nue désordonnée la fend d'un tranchant lenticulaire ; de l'autre Fanal la lampe au visage convexe de verre ridé est hissée à notre misaine. Cependant tout est calme encore ; la gerbe d'eau jaillit toujours devant nous avec égalité, et, traversé d'un feu obscur, comme un corps fait de larmes, se roule en ruisselant sur notre taillemer (p. 178).
16La tempête promise par le titre ne sera pas décrite - du moins pas avant "Le Risque de la Mer", cent vingt pages plus loin. Impossible de ne pas songer au commentaire que Claudel donne de "La Vague" de Camille :
La voûte peu à peu se creuse, elle surplombe, elle s'arme de toutes ses griffes de la ménagerie japonaise. Elle va s'abattre... Non ! dit la petite figure nue au-dessous déjà repliée sur les jarrets, qui appelle, qui attend (...) (op. cit., p. 284).
17"Qui attend" : et en effet le suspens engage nécessairement la pensée d'un après. On a beaucoup parlé du présent claudélien, conçu notamment comme l'antithèse de ce passé vers lequel se tournent les occupants de la banquette arrière, et que Claudel ne veut plus connaître. Mais on a prêté moins d'attention au futur, qui alourdit le poème et, si j'ose dire, l'engrosse d'un lendemain potentiel. Or, un simple recensement permet de constater que sept poèmes au moins (sur 61) se terminent par une phrase au futur, dessinant ainsi in fine le visage d'une espérance qui se plaît à apparaître sous le drapé de l'oracle. Voici la chute de "La Dérivation" :
Mais taisons-nous : cela que je sais est à moi, et alors que cette eau deviendra noire, je posséderai la nuit tout entière avec le nombre intégral des étoiles visibles et invisibles (p. 186).
18du "Promeneur" :
Je comprends l'harmonie du monde : quand en surprendrai-je la mélodie ? (p. 263).
19du "Sédentaire" :
...que la cascade grêle derrière le feuillage charnu du magnolia claquant sur le gravier m'invite, que le rameau fabuleux descende sous le poids des myrobolans et des pommes-grenades, je ne considérerai plus, arrachant mon regard à la science angélique, quel jardin est offert à mon goûter et à ma récréation (p. 281).
20de "La Descente" :
Vienne midi, et il me sera donné de considérer ton règne, Été, et de consommer, consolidé dans ma joie, le jour, - assis parmi la paix de toute la terre, dans la solitude céréale (p. 222).
21Si l'on ajoute à ces futurs grammaticaux les locutions ou les tournures placées en position conclusive et qui impliquent l'idée d’un futur (par exemple, les subjonctifs optatifs, le verbe attendre...) la liste peut être encore allongée. Ainsi "Salutation", évoquant pour finir le chanteur
qui, les lèvres ouvertes, le cœur anéanti dans la mesure, attend le moment de prendre sa partie, vers la Mort (p. 289).
22ou "L’Heure Jaune" :
Moi ! que je ne périsse pas avant l'heure la plus jaune (p. 365).
23La grande fréquence des futurs (ou de tournures qui l'impliquent) dans cette position doit évidemment être mise en rapport avec le "suspens" dans lequel Claudel se trouve lui-même à ce moment, et il est légitime d'apercevoir dans la structure de ces poèmes un indice des conditions psychologiques par lesquelles passe leur auteur, de l'attente anxieuse dans laquelle il vit - attente de la claustration, et de la rencontre sacrificielle avec Dieu.
24La légitimité de ces rapprochements ne dispense pas pour autant d'une réflexion sur les vertus proprement esthétiques de ces procédures formelles, qui non seulement contribuent à approfondir le sentiment de la durée, mais confèrent au poème des prolongements potentiels, le chargent de toute une latence et prolongent son écho dans le silence qui lui succède. Hors de la "maison fermée", et de l'espace contenu dans les strictes limites d'une définition, le poème désigne au lecteur un horizon qu'il ne touchera pas, condamné qu'il est à rester en-deçà d'une vérité ineffable. Ainsi dans "Vers la Montagne", dont le titre suffit à indiquer que le voyage ne sera pas conté jusqu'à son terme, que le récit s'interrompra avant d'atteindre le sommet ; et en effet, voici la fin :
À l'heure où le premier trait du soleil traverse l'air virginal, nous gagnons l'étendue vaste et vide, et laissant derrière nous un chemin tortueux, nous nous dirigeons vers la montagne à travers les champs de riz, de tabac, de haricots, de citrouilles, de concombres et de cannes à sucre (p. 148).
25Le poème est terminé, mais il n'est pas clos ; la randonnée se continue bien au-delà du dernier point, poursuit vers un avenir que le texte ne décrira pas, mais qu'il désigne toutefois, à la façon d'un bras tendu pour indiquer une direction ou, comme le dit Claudel, dans Connaissance du Temps, un sens :
Ainsi qu'il y a une étude comme en profondeur des causes, pourquoi clore mon œil à une vue des choses dans le plan horizontal, à l'appréciation des motifs qui décorent et composent l'instant ? C'est le tableau qui donne à la tâche, que fait tout, sa valeur. Mais le dessin n’est pas fini. Nous le voyons qui se fait sous nos yeux. Il ne nous suffit pas de saisir l'ensemble, la figure composée dans ses traits, nous devons juger des développements qu'elle implique, comme le bouton la rose, attraper l'intention et le propos, la direction et le sens. Le temps est le sens de la vie.
(Sens : comme on dit le sens d'un cours d'eau, le sens d'une phrase, le sens d'une étoffe, le sens de l'odorat) (O. Po., p. 135).
26Or qu'est-ce que le suspens, sinon précisément le moyen d'étirer vers l'avenir la durée du poème, d'indiquer justement des développements futurs, l'intention, l'orientation, le sens au-delà de l'instant ? Mais ce sens, qu'on y prenne garde, n’est pas un objet qu'on puisse saisir : il est seulement un mouvement, et une direction. La main ni l'esprit ne peuvent se refermer sur lui. Et le sommet lointain demeure hors d'atteinte du texte qui ne peut (ne veut) qu'y faire allusion.
3. L'allusion
Et puis on doit sentir que derrière ce paysage, il y a un drame qui se passe378 (je souligne).
27On doit sentir, on doit deviner (à quel excès de calme ?) la menace du prochain typhon. On ne saurait dire plus nettement que ces "mises au net" ne négligent pas la part de l'ombre, et que ces "explications"379 ont soin de ne pas tout expliquer. Le drame est au second plan, par derrière : il n'y sera fait qu'une allusion.
28On pourra, non sans raison, mettre une telle poétique en rapport avec le souci qu'éprouve Claudel de se protéger. Avant d'être une esthétique, l'allusion est peut-être une stratégie, la seule que l'angoisse laisse à la disposition du sujet, un moyen de dire sans dire, de dire sans vraiment s'éloigner de l'abri que procure le silence.
29Nous avons montré plus haut de quelle façon oblique et couverte la problématique religieuse apparaît dans le recueil. Voyez encore la trace presque insensible que Rosalie Vetch, dite Rose, a laissée dans ces pages dont les dernières au moins ont été composées dans la grande tourmente passionnelle des années qui suivent 1900. Les érudits d'aujourd'hui ont bien de la peine à retrouver, dans ces textes où les seules figures féminines, hormis quelques silhouettes entr’aperçues, sont des figures mythologiques, l'empreinte qu'elle a pu laisser. Empreinte si légère qu'on en est réduit à collectionner, à côté d'une comparaison qui peut passer pour une confidence :
j'étudie la mer comme on lit les yeux d'une femme qui comprend ("La Terre quittée", p. 327).
30de minuscules lambeaux de textes (un "visage cruel", par exemple, qui est aussi "beaucoup aimé" ("Dissolution")) et une phrase en forme d'énigme qui, dit G. Gadoffre, "semble bien être une manière de dédicace à Ysé" :
Que ton œil seul, amie, doré par sa lumière maléfique, l'avoue, et ces cinq ongles qui brillent au manche de ton luth ("La Délivrance d'Amaterasu", p. 339).
31Cependant si l'allusion trouve en effet son origine dans la pratique de la censure et la crainte de se compromettre, on ne saurait en rester là. La cause ici compte moins que la conséquence, ou que l'effet produit ; et il importe moins de mettre un nom sur le "visage beaucoup aimé" qui apparaît tout à la fin de "Dissolution", juste avant le dernier point, que de se rendre sensible aux vertus de l'allusion.
32Or, ces vertus, Claudel les a très clairement exposées. Ses divers (et nombreux) écrits sur le Japon sont autant d'occasions de les rappeler ; ainsi écrit-il de façon particulièrement claire, à l’occasion d'une conférence sur la littérature japonaise :
Les Japonais apportent dans la poésie comme dans l'art une idée très différente de la nôtre. La nôtre est de tout dire, de tout exprimer. Le cadre est complètement rempli et la beauté résulte de l'ordre que nous établissons entre les différents objets qui le remplissent, de la composition des lignes et des couleurs. Au Japon, au contraire, la part la plus importante est toujours laissée au vide. Cet oiseau, cette branche d'arbre, ce poisson, servent à historier une absence où se complaît l'imagination (...). Et de même ces quelques caractères déposés sur le papier blanc n'ont rien d'analogue avec ce torrent d'idées, d'images et d'émotions que dégorgent nos poèmes et nos romans pareils à la rue d'une grande ville à la sortie des magasins. C'est une touche sur l'eau déserte destinée à propager d'immenses cercles concentriques, c'est une semence d'émotion, c'est la corde où le musicien avec le doigt fait vibrer une seule note qui peu à peu envahit le cœur et la pensée380.
33Dans d'autres textes, Claudel loue chez les Japonais un art qui pratique la "suppression résolue et pudique des éléments inutiles et étrangers"381 qui perçoit la nature "comme un répertoire ordonné d'allusions"382, et qui croit, avec la sagesse Zen, que les grandes vérités sont ineffables383. On ne s'étonnera donc pas s'il date du Japon une remarque (à propos des poètes anglais) sur
l’inconvénient de se placer en face d’une chose pour l'exprimer au lieu de la laisser intervenir par voie d'allusion (J. I, p. 738, oct. 1926).
34Plus dogmatiquement, mais non sans subtilité, il conclut vers la fin de sa vie, dans son étude sur "Un Poème de Saint-John Perse" :
Tout veut dire, mais rien ne signifie qu'en excluant la traduction (O. Pr., p. 620).
35Ce qui apporte un démenti presque littéral à M. Blanchot assurant, dans un texte déjà cité, que l'on a le droit de "traduire" les images ou les métaphores claudéliennes384. Certes, on peut objecter que les textes dans lesquels Claudel se recommande d’une telle esthétique sont très postérieurs à Connaissance : aucun des textes sur le Japon que nous avons cités n'est antérieur aux années vingt ; la conférence a été prononcée à Madrid en juillet 1925, avant d'être répétée à Lyon et Bruxelles ; le fragment du Journal sur les poètes anglais est de 1926 (contemporain de l'ambassade japonaise) ; l'étude sur Perse, plus tardive encore, date de 1949. Peut-on supposer pour autant que Claudel qui, dans les années de Chine, semble parfois ne pas dédaigner de "se placer en face d'une chose pour l'exprimer", n'aurait véritablement mesuré que plus tard, à la faveur de son séjour au Japon, les vertus de l'allusion ? Certes, il n'est pas contestable que c'est dans les proses de L'Oiseau noir... que l'esthétique de l'allusion est le plus clairement explicitée. Et l'on peut penser que les textes auxquels Claudel songe à ce moment-là sont assez différents de ceux qu'on lit dans Connaissance :
Je parle d'un poème qui s'obtiendrait par une espèce de décantation, de soutirage du site. Rien qu'un petit mot de temps en temps qui fasse que ces îles n'aient plus assise sur la mer mais sur une espèce de matière radieuse et de vide intellectuel385.
36Ces poèmes-là sont ceux des Cent Phrases..., pas les proses volontiers massives de Connaissance.
37Il reste que l’auteur de Connaissance de l'Est est passé par le Japon bien avant 1925 : sa première visite, nous le savons, remonte au printemps 1898. Brève incursion, assurément (un mois environ de tourisme entre Nagasaki, Tokyo, Nikkô, Kyoto, Kobé) mais qui a laissé des traces dans Connaissance (entre "Le Pin" et "Çà et là", la "séquence japonaise" ne compte pas moins de cinq poèmes) et qui a notamment permis au voyageur d'entrevoir ces vertus dont nous avons parlé. Nous n'en voulons pour preuve que le paragraphe qui, dans "Çà et là", oppose longuement l'artiste européen qui "copie la nature" au Japonais qui s’"institue l'interprète" de la chose brute :
De tout le conte qu'il lui fait dire, il n’exprime que les traits essentiels et significatifs, et laisse au seul papier, à peine accentué çà et là par des indications furtives, le soin de taire toute l'infinie complexité qu'une touche rigoureuse et charmante implique encore plus qu'elle ne sous-entend (...). Il répare l'omission de tout le neutre et le divers par la vivacité qu'il donne à la conjonction de notes essentielles ; indiquant sobrement une réplique ou deux (p. 268).
38N'est-ce pas déjà la substance de l'éloge du Japon contenu dans la conférence de 1923 sur l'âme japonaise ?
39Mais, bien sûr, il est temps d'y venir, l'allusion ne se cultive pas seulement au Japon386. Et l'on sait notamment que ce mot se rencontre aussi sous la plume de Mallarmé :
Les monuments, la mer, la face humaine, dans leur plénitude, natifs, conservant une vertu autrement attrayante que ne les voilera une description, évocation dites, allusion je sais, suggestion : cette terminologie quelque peu de hasard atteste la tendance, une très décisive, peut-être, qu'ait subie l'art littéraire, elle le borne et l'exempte. Son sortilège à lui, si ce n'est libérer, hors d'une poignée de poussière ou réalité sans l'enclore, au livre, même comme texte, la dispersion volatile soit l'esprit, qui n'a que faire de rien outre la musicalité de tout387.
40Qui, mieux que Mallarmé, est capable d'enseigner "l'inconvénient qu'il y a à se placer en face d'une chose pour l’exprimer" ? Lorsqu'on lit (dans "Variations sur un sujet") :
Décadente, Mystique, les Écoles se déclarant ou étiquetées en hâte par notre presse d'information, adoptent, comme rencontre, le point d'un Idéalisme qui (pareillement aux fugues, aux sonates) refuse les matériaux naturels et, comme brutale, une pensée exacte les ordonnant ; pour ne garder de rien que la suggestion. Instituer une relation entre les images exacte, et que s'en détache un tiers aspect fusible et clair présenté à la divination... (O. C., p. 365).
41on ne peut s'empêcher de penser que ces lignes, non moins que la trop fameuse question (qui n'est pas indemne de cette brutalité que Mallarmé reproche à la "pensée exacte") définissent la dette de Claudel envers la rue de Rome. La "relation" depuis laquelle se détache "un tiers aspect fusible et clair", diffère peu de l'"accord" dans lequel les choses existent ou des "rapports" que recherche l’artiste japonais388. Quant à la suggestion, n'est-elle pas cette "touche sur l'eau déserte destinée à propager d'immenses cercles concentriques" dont parle la conférence de 1925 sur la littérature japonaise, et qu'on peut reconnaître, par exemple, dans "Fête des Morts le septième mois" ?
La barque part et vire, laissant dans son sillage une file de feux : quelqu'un sème de petites lampes. Lueurs précaires, sur la vaste coulée des eaux opaques, cela clignote un instant et périt (p. 106).
42Que sont ces feux fragiles sinon l’allusion anxieuse et discrète à la grande lumière qui demeure hors-texte, et hors de portée ? Le même motif (et la même rhétorique) reparaissent dans le dernier paragraphe :
Sur la route les traîneurs de petites voitures ont fiché en terre, entre leurs pieds, des bâtons d'encens et de petits bouts de chandelles rouges (p. 107).
43puis, un peu plus loin, dans "Tombes, Rumeurs" :
Cependant, il est temps de revenir. Les pins entre les hauts fûts desquels je poursuis ma route accroissent d'ombre la nuit. C’est l'heure où l'on commence à voir les mouches à feu, lares de l'herbe. Comme dans la profondeur de la méditation, si vite que l'esprit n'en peut percevoir que la lueur même, une indication soudaine, c'est ainsi que l'impalpable miette de feu brille en même temps et s'éteint (p. 127).
44Et l'on reconnaîtrait encore dans plusieurs autres textes du recueil, de "Splendeur de la lune" au "Point", cette "indication" qu'on ne peut saisir, et qui ne brille que pour s'éteindre.
45L'Orient aura-t-il été pour Claudel le lieu où vraiment comprendre, et vraiment s'approprier, la leçon de Mallarmé ? Le fait est, en tout cas, que l'une des traces les plus nettes qu'a laissée dans les textes cette esthétique de l'allusion ne doit rien au Japon, et tout à la France fin-de-siècle : il s'agit de l'usage qui est fait ici de ces adjectifs négatifs en - ible ou en -able qu'un critique appelait spirituellement "les ineffables"389. M. Autrand a signalé leur abondance dans les écrits de Claudel390, mais il semble qu'ils soient tout particulièrement nombreux dans Connaissance de l'Est Voyez "Octobre" :
l'année irrévocable,
l'insatiable juin
l'invincible solliciteur ;
46"Le Contemplateur" :
un flot intarissable ;
47"La Dérivation" :
les étoiles visibles et invisibles ;
48"Portes" :
le pas irréparable ;
49"Le Fleuve" :
la blessure irrécusable ;
50"Splendeur de la Lune" :
ce départ incoercible,
ces réponses inexplicables ;
51"Rêves" :
irrémédiable égarement,
propagation irrésistible ;
52"Ardeur" :
inexorable baiser ;
53"Considération de la Cité" :
une distance irréparable ;
54"La Descente" :
la couleur inextinguible,
ces délices inépuisables ;
55"La Cloche" :
la liquidité ineffable ;
56etc. Une pareille abondance, qui certes n'est pas propre à Claudel, et qu'on retrouverait chez beaucoup de ses contemporains, pourra paraître plus piquante si l'on veut bien se rappeler que Leo Spitzer, dans ses Études de Style, relève le même trait chez un auteur à l'égard duquel Claudel ne nourrissait pas, c'est le moins que l'on puisse dire, une admiration sans réserve : il s'agit en effet de Marcel Proust. Remarquant tout d'abord qu'on rencontre chez Proust plus de formation en in - qu'en dés - (la même remarque pourrait s'appliquer à Connaissance) Spitzer en conclut que l'auteur recherche "l'inaccessible psychologique" (dans le cas de Claudel, "spirituel" conviendrait mieux que "psychologique") "non la désorganisation de l'inorganique"391. Et il poursuit en citant Curtius :
On sent avec quelle volonté tragique d'immortalité l'âme de Proust s’aventure dans la nuit du vide et du néant, tel son musicien Vintemi "expérimentant, découvrant les lois secrètes d'une force inconnue, menant à travers l'inexploré vers le seul but possible, l'attelage auquel il se fie et qu'il n'apercevra jamais"392.
57Comment ne pas relever la similitude frappante que la première partie de ce jugement présente avec celui de Maurice Blanchot, estimant que Claudel, en écrivant Connaissance "va être contraint (...) d’aborder et d'explorer ces redoutables régions nocturnes"393 ? Et comment ne pas appliquer à Claudel cette analyse des "ineffables" :
L'infinité du processus de la vie intérieure et l'infinité des détails notés se reflètent dans ces formations en in - auxquelles ces formations en in...able ajoutent l'impuissance de l’homme à pénétrer ces infinités394.
58Certes, l'infini de Claudel n'est pas celui de Proust ; mais l’impuissance de l'individu à y pénétrer n'est pas moindre, et cette impuissance ne lui laisse pas d’autre alternative que l'allusion. L’allusion est cette fissure395 par quoi l’illimité s'inscrit dans le texte fini, par quoi le texte s'entrouvre sur ce (sur Ce) qu'il ne peut contenir : l'invisible, l'ineffable, l'inexprimable. On dira que cela est bien dans le ton de l'idéalisme symboliste. Et assurément Claudel, comme Proust, trahit ici une ascendance plus prévisible, et moins lointaine, que celle des docteurs de l’Église. Nous retiendrons que ce lecteur d'Aristote, épris de lois et de définitions, est singulièrement averti des limites où vient buter la connaissance rationnelle : nous voici loin du prétendu marteau pilon, comme de l'exégète refermant la page sur un vouloir-dire fermement établi sur la maçonnerie du dogme, et traçant entre les choses et leur sens des équations sans reste et sans mystère.
Notes de bas de page
370 Mallarmé, "Crise de vers", in Variations sur un Sujet, OC, p. 368. Les romantiques allemands (par exemple Novalis) formulaient déjà des antithèses comparables, vantant l'usage intransitif du langage au détriment de son usage utilitaire.
371 Ibidem
372 "Réflexions et Propositions sur le Vers français" O.Pr., p. 5.
373 Ce manuscrit a été publié dans P C. Premières Œuvres ; la locution citée est reproduite p. 39.
374 Op. cit., p. 42.
375 CPC, I, p. 174. Voir également la lettre à Gide du 7 août 1903 : "Nous allons enfin respirer à pleins poumons la sainte nuit, la bienheureuse ignorance".
376 Par exemple : "Jouir, c'est comprendre, et comprendre, c'est compter" ; "Cela que je sais est à moi" ("La Dérivation" p. 186) ; "Certes, je le vois, et c'est en vain que l'herbe partout le dissimule, j'ai pénétré ce mystère" ("Le Fleuve" p. 194).
377 "Ma sœur Camille", in L'Œil écoute, O.Pr., pp. 277-285.
378 F. Lefèvre, Une Heure avec... p. 156.
379 Ibidem.
380 "Une Promenade à travers la Littérature japonaise", O.Pr., p. 1162.
381 "Un Regard sur l’Âme japonaise", O.Pr., p. 1129.
382 "Adieu, Japon !", O.Pr., p. 1153.
383 "La Nature et la Morale", O.Pr., p. 1183.
384 M. Blanchot, "Une Œuvre de PC", in Faux Pas p. 333. Voir supra ch. 6.
385 "Jules, ou l'Homme aux deux Cravates", O.Pr., p. 852.
386 Déjà, dans "Religion du Signe", qui est bien antérieur au voyage au Japon (G. Gadoffre le date de septembre 1896) Claudel réclame (à propos du signe chinois, et plus précisément du "point suspendu dans le blanc") le droit de rêver à "quelque rapport qu'il ne convient que de sous-entendre" (p. 137).
387 Variations sur un sujet, OC, p. 366. Verlaine est également, aux yeux de Claudel, un maître de l'allusion ; voir "P. Verlaine, Poète de la Nature et Poète chrétien", in O.Pr., pp. 499-500, et, infra, notre conclusion.
388 Il y a toutefois une différence : Mallarmé ne prétend mettre en rapport que des mots ou des images ; Claudel pour sa part cherche l'accord entre les choses.
389 J. Pellegrin "Les Ineffables", Poétique, février 1979.
390 M. Autrand, "Claudel, poète de la négation" in Europe no 635.
391 Spitzer, Études de style, p. 448.
392 Id, p. 450.
393 "L'autre Claudel" p. 413.
394 Spitzer, op. cit., p. 450.
395 La fissure est un motif récurrent dans le livre (voir par ex. "Portes", "Ardeur", "Le Sédentaire", "l'Heure jaune"). Elle figure notamment "ce vide en toute chose, et cette entrée en toute chose que Satan désapprouvait" ("Ode jubilaire en l’Honneur de Dante", O.Po., p. 689) ; voir supra pp. 190-191.
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