Chapitre IV. L'archéologie de l'idée de progrès (xvie-xviiie siècles)1
p. 157-180
Texte intégral
1Dans son ouvrage sur L’effacement de l’avenir, Pierre-André Taguieff précise que « la temporalité des 'Temps Modernes' se caractérise par son orientation vers l’avenir, dont les horizons de signification se sont constitués en référence à l’idée de progrès »2. Décalant quelque peu la périodisation des Temps Modernes (16e-18e siècles) en usage chez les historiens, il entend désigner ainsi la période 1750-1850, qualifiée par ailleurs de Sattelzeit par l’historien Reinhard Koselleck3. Alors que le temps lui-même acquiert une qualité historique, devient une force de l’histoire, l’expérience de la transition de l’ancien régime vers le nouvel ordre de choses est expérience du progrès, elle se fait par l’ouverture d’un avenir qu’il faut désormais planifier.
Introduction : vers une temporalité spécifique
Le moment méthodique et ses limites
2Cependant l’ouvrage de Pierre-André Taguieff porte essentiellement sur le XIXe et XXe siècles, et ne fait donc mention de la transition vers l’idée de progrès au début du siècle de la Révolution industrielle que pour mieux en marquer la transformation rapide en un fatalisme historique. Il part ainsi de l’idée positiviste d’un progrès général, nécessaire, continu et infini pour en décrire la crise et le renversement au cours de la période contemporaine4.
3Il est bien connu que Claude Henri de Saint-Simon, dans Du Système industriel (1820), porte prioritairement son attention sur « le progrès des lumières et de la civilisation », en d’autres termes « les progrès non interrompus et toujours croissants » des sciences et de l’industrie. Saint-Simon considère alors « la loi supérieure du progrès humain » comme une véritable loi physique, donc indépendante de la volonté des hommes5. Auguste Comte surenchérit, dans son Système de philosophie positive (1824), lorsqu’il définit le caractère implacable du progrès humain en tant que « développement graduel de l’ordre », valorisant ainsi « la grande combinaison de l’esprit d’ordre avec l’esprit de progrès » (Discours sur l’esprit positif, 1844). Le passage vers « l’âge positif » suppose donc que l’homme se borne désormais à observer la progression des phénomènes dans le temps, à en fixer les liens réguliers dans des lois qui commandent l’histoire du genre humain. Il est alors question, pour ces auteurs, de la coordination rationnelle de la série fondamentale des divers événements humains d’après un dessein unique.
4Ainsi s’impose, avec le positivisme du XIXe siècle, l’idée d’un progrès unique et généralisé dont Condorcet s’avère le précurseur, dans son Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain (1794). De fait, dès sa Vie de Monsieur Turgot (1786), Condorcet considère qu’il faut regarder « la perfectibilité indéfinie » comme la qualité majeure et distinctive de l’espèce humaine. D’une part ce législateur philosophe introduit une méthode historique apte à prouver que « la perfectibilité de l’homme est vraiment infinie » dans la mesure où « il existe une science de prévoir les progrès de l’espèce humaine, de les diriger, de les accélérer »6 sur la base des premiers progrès. D’autre part, il promeut un tableau analytique et historique de la progression de l’esprit humain aux contours nets, qui rejette dans l’obscurité tout ce qui n’y entre pas au titre de l’arriération dans la mesure où « le progrès est dialectiquement lié aux obstacles qui le font avancer » (Baker, 1988, 468). L’accent mis par les classiques modernes (Pascal, Leibniz, Fontenelle, etc.) sur les progrès de la raison humaine s’étend ainsi à la totalité du genre humain dans une vision du devenir historique unifié par la marche inexorable de l’esprit humain vers son état final7.
Une méthodologie du temps historique
5Notre approche archéologique, au sens de Michel Foucault (1969), de la notion de progrès, critique une telle vision « totalitaire » du devenir progressiste en amont, et non en aval comme l’a fait si bien Pierre-André Taguieff. Certes elle ne nie pas le fait de l’unification conceptuelle autour des notions d’histoire et de progrès à la fin du 18e siècle : l’unicité de l’histoire se configure alors dans une totalité ouverte vers un avenir porteur de progrès (Koselleck, 1997). Mais elle situe ces notions en fin de parcours dans un ordre spécifique, un ordre social dominé par l’individu libre, donc au terme d’un cheminement dans les temps modernes à travers toute une série de figures marquantes de la société civile naissante, figures situées à l’horizon d’une tension temporelle entre l’expérience humaine et l’attente de bonheur (Koselleck, 1990). Nous avons ici recours aux travaux en histoire des concepts, tant du côté de « l’histoire du discours » dans le domaine anglophone (Pocock, Skinner) et de « l’histoire sémantique » des Allemands (Koselleck, Reichardt) que du côté de « l’histoire linguistique » des Français. Ces travaux, dont nous avons déjà souligné l’apport méthodologique dans le premier chapitre de cet ouvrage, tentent de lier les abstractions conceptuelles des auteurs majeurs concernés à des arguments pratiques. Ils mettent plus précisément en rapport les notions de progrès et d’histoire avec une série d’expériences marquantes au cours des 16e -18e siècles européens. C’est pourquoi, tenant compte de la manière dont les auteurs réfléchissent sur l’histoire réelle, notre démarche intègre en fin de parcours l’appréhension de progrès variables, à effets différentiels, voire compensatoires.
6En matière de réflexion conceptuelle sur la formation du temps historique, la primauté revient aux études de l’historien allemand Reinhart Koselleck, déjà anciennes, mais traduites récemment en français (1990, 1997). Sa réflexion centrale sur la temporalisation des concepts (2000) au cours de la période décisive 1750-1850 met en évidence la manière dont la notion de progrès renforce en quelque sorte celle toute aussi récente d’histoire. Il s’agit alors d’appréhender la façon dont les auteurs, acteurs et spectateurs des Lumières creusent en quelque sorte la distance temporelle entre les expériences vécues des hommes et leur attente d’une société meilleure, dans un souci de progression généralisée. Associer les expériences historiques dans la continuité du progrès, c’est bien les unifier dans une attente de perfectibilité, de progressibilité. Un temps historique spécifique se construit. Il acquiert sa dynamique dans la différence vécue entre ce qui est immédiatement faisable par les hommes et ce qu’ils veulent faire dans un but précis. Et Reinhart Koselleck de préciser, « Avec la temporalisation de l’histoire, la perspective temporelle acquiert un statut méthodologique » (1990).
7Souhaitant inscrire notre investigation présente dans une telle perspective, nous distinguons une quadruple temporalité allant de la plus large historiquement à la plus fondée philosophiquement.
a- Les temps modernes
8Ce sont les temps modernes, c’est-à-dire la période 16e-18e siècles, qui ont conceptualisé l’idée de progrès, d’abord autour du thème du progrès de la raison humaine, puis de l’appréhension du progrès comme expérience historique empirique susceptible, par une démarche compréhensive, de circonscrire le devenir humain, donc la recherche du bonheur.
b- Le temps historique proprement dit
9Au cours de la période 1750-1850, qualifiée de Sattelzeit par Reinhart Koselleck, il est question successivement de la formation d’une « philosophie de l’histoire » (Voltaire), de l’avènement d’« une nouvelle langue politique » (Sieyès) et de l’apparition d’un ensemble de concepts généraux à valeur temporelle (histoire, mouvement, révolution, etc.). L’idée de progrès trouve là ses principales ressources chez les auteurs des Lumières. Mais elle se concrétise encore plus avec l’émergence du sens moderne de « réaction » qui permet de qualifier, au sein d’une division en groupes antagonistes, une résistance au progrès (Starobinski, 1999).
c- Le temps de la rupture et son horizon d’attente
10Il importe aussi de prendre en compte le potentiel de rupture attenant à une conception multiforme du progrès. Avec la Révolution française, la rupture est introduite au titre de la mise en acte des droits de l’homme et du citoyen par une grande diversité d’acteurs, c’est-à-dire par une concrétisation de changements prévisibles (« le nouvel ordre de choses ») tout en élargissant les possibles, donc l’attente de transformations plus profondes. Ainsi l’espace temporel entre expérimentation humaine et attente historique à la fois se distend par la réalisation de possibles (le réel est le possible), puis se remplit par l’apparition de nouveaux espaces de réflexion où la vision de l’agir humain s’inscrit dans des échappées historiques toujours plus vastes.
d- Le temps de l’individu
11Contrairement à la lecture positiviste initiée par les Idéologues, nous n’opposons pas l’idée de progrès à « la métaphysique révolutionnaire ». Nous considérons comme fondamentale l’émergence d’une métaphysique moderne de la subjectivité en acte, initiée par Sieyès (Guilhaumou, 2002b), qui met l’accent sur les fondements philosophiques de l’apparition d’un individu apte à former la société civile, puis avec les autres citoyens une nation libre, donc inscrite dans le sens de la perfectibilité humaine.
12Cette quadruple temporalité rythme de fait le temps de la modernité politique que nous souhaitons décrire maintenant à travers l’apparition successive de nouvelles figures de l’action civique. Nous allons ainsi suivre le cours du temps à travers une série de figures de la Renaissance à la Révolution française qui rendent compte de la progression politique dont nous avons héritée.
A- Les figures progressives de l’humanisme civique
Le « moment machiavelien »
13Sur le temps long, mais sans « descendre » jusqu’à la cité antique, le premier moment significatif de l’avènement de la modernité politique est marqué par l’apparition de l’humanisme civique dans la république florentine du début du 16e siècle. Ainsi se met en place ce que l’historien politiste américain John Pocock (1997) appelle le « moment machiavélien » dans le contexte de la Cité de Florence, moment propice à la rupture avec le modèle théologique de la croyance en la cité de Dieu.
14De fait, au cours de la période médiévale, la cité de Dieu domine sans partage la cité terrestre dans les croyances des hommes. Il existe bien sûr un ordre des choses, en particulier pour le monde matériel, mais sa cohésion propre relève de l’intervention divine. Incapables de maîtriser par eux-mêmes les circonstances, les hommes se gouvernent alors au gré de la fortuna, c’est-à-dire entre le hasard et la chance de bénéficier de la providence divine. Agir en société revient à s’exposer à des mutations incontrôlables : la bonne fortune s’associant à la virtu pouvait mener à la réussite mais toujours dans un climat de perpétuelle incertitude. L’implication des hommes dans les affaires de la Cité terrestre ne permet pas d’atteindre, par des fins spécifiques, sa cohésion propre. Le monde terrestre demeure régit par des fins spirituels, sous l’égide du corps royal en tant qu’émanation du corps divin. La cohérence de l’instant n’existe que dans l’éternité, donc nous renvoie à la providence divine. Dieu voit simultanément tous les moments de l’agir humain et renvoie son image au sein d’une temporalité circulaire, apocalyptique et messianique. L’homme ne peut alors que prophétiser ce qu’il perçoit de son action à travers Dieu, c’est-à-dire les rares signes qu’il lui transmet. Là où ne peut exister d'histoire cohérente de l’action humaine, la prophétie remplace un tel vide grâce à l’action publique basée sur la croyance en la providence.
15Avec la pensée et la pratique républicaine florentine, un « être politique » doué de raison et issu d’un modèle d’idéal civique de la personnalité fait son apparition. Alors que la philosophie médiévale, nourrie d’Aristote, valorise des universaux au détriment des circonstances, donc de l’appréhension du sens de l’événement singulier, la pensée florentine de l’humanisme civique oppose à la « fortuna » comme effet de la providence l’action des hommes au sein d’une manière collective de vivre la civilité, donc le trajet concret de la « vita activa » au « vivere civile ». Désormais l’aptitude humaine à produire un sens universel, à agir en conformité à ce principe, est reconnue contre toute domination de l’ordre divin.
16Ainsi se mettent très tôt en place les premières figures innovantes du sujet politique :
- le citoyen et le rhétoricien dont la présence est attestée par leur volonté de participer à l’action entre particuliers, à des relations politiques spécifiques entre hommes particuliers ;
- le Prince et le législateur prophète qui innovent au sein même de la relation entre la « virtu » et la « fortuna » : le Prince impose ses qualités vertueuses à la matière de la « fortuna » par un comportement stratégique adéquat aux circonstances, « le législateur naturel » fait advenir une communauté politique stabilisée par la « virtu ».
La figure du Prince
17Attardons-nous un instant sur la figure du « Prince nouveau » telle qu’elle se précise chez Machiavel, en particulier dans Le Prince (Skinner, 1981).
18L’expérience diplomatique de Machiavel l’a éclairé sur l’incapacité de la plupart des souverains à s’adapter aux circonstances de leur temps. Il ne s’agit alors pas seulement de marquer la distance entre le Prince idéal qui agit de son fait et avec sa propre vertu et le Prince réel généralement dépendant d’autrui et de la Fortune. Mais Machiavel s’intéresse d’abord au « Prince nouveau » qui, faute de disposer d’une lignée glorieuse, ne peut s’observer que dans ses actions. Ce Prince ne peut se régler sur la morale conventionnelle sans aller à l’échec, il doit agir selon une manière de procéder qui réponde aux caractères de son temps. Nulle duplicité, nul machiavélisme dans tout cela, si ce n’est la considération majeure du fait que « les temps et les choses tournent », qu’il faut donc prendre en compte les circonstances en assumant la possibilité d’« entrer dans le mal s’il le faut ».
19Ainsi les principes du Prince idéal, avoir de bonnes lois, de bonnes armes et suivre les directives de la vertu ne sont guère plus que régulateurs de l’action heureuse, ils ne peuvent être déterminants dans les actes du « Prince nouveau ». Seules sont vraiment raisonnables les actions qui « dépendent de toi et de ta valeur », précise Machiavel. Ce précepte met l’accent sur « la façon de faire » du Prince face aux circonstances qui évite, en s’appuyant exclusivement sur la fortuna, de « tomber quand elle change ».
20Ici, comme le précisent très justement Jean-Louis Fournel et Jean-Claude Zancarini, dans leur excellent commentaire de la nouvelle traduction du Prince8, Machiavel désigne, par son usage fréquent du terme « façon », la quête politique d’une juste mesure des faits advenus dans le monde au sein même de l’articulation de l’action à la réflexion. « La façon de faire » est donc partie intégrante de sa méthode d’interrogation politique : elle procède d’un « dispositif de traduction des mots en faits », à la fois empirique et rhétorique.
21De fait, Machiavel, dans Le Prince, ne cesse de faire voir à ses lecteurs la vérité de l’expérience, aussi abstraite soit-elle, dans sa relation aux circonstances du temps présent. Il invente ainsi une rationalité politique qui emporte la conviction du citoyen-lecteur, tout en préconisant un empirisme radical. Attitude foncièrement rhétorique donc « parce qu’il s’agit de convaincre étant donné l’importance de l’enjeu ». Posture foncièrement empirique « parce que la crédibilité de l’analyse s’appuie sur l’examen d’une situation, d’un contexte »9.
22S’il faut toujours appliquer les règles dans l’action politique, ces règles doivent prendre d’abord la mesure des faits : le Prince « doit penser à sa façon », c’est-à-dire selon la façon dont « les temps et les choses tournent ». L’émergence d’une telle « qualité du temps », dans l’évaluation des concepts socio-politiques, tout en associant étroitement la figure du Prince à celle du rhétoricien, instaure un rapport privilégié au temps présent, propice à l’instauration d’un nouvel ordre des choses au sein d’une progression politique. Machiavel marque un point inaugural dans le trajet thématique que nous décrivons : il fait œuvre d’innovateur en élaborant un art de la langue, en décrivant la façon de construire une nouvelle langue de la politique.
Un programme d’actions
23Nous nous déplaçons maintenant vers le nord de l’Europe. John Pocock montre que des éléments de la pensée civique humaniste s’introduisent au sein de la pensée monarchique anglaise, constituant ainsi les germes d’une rupture – le contexte de la guerre civile s’y prêtant – en faveur d’un mouvement d’anglicisation de la république effectif à la fin du XVIIe siècle. Il revient à Harrington et à sa pensée de l’individu politique, défenseur de la vertu civique, de mener ce mouvement à son terme. Cependant le parlementarisme anglais qui s’en inspire n’est plus complètement dans la lignée du « vivre civilement » de l’humanisme civique. Associé au langage des droits, il promeut la notion néo-romaine de liberté et lie ainsi de manière consubstantielle la notion de citoyen à celle d’État libre (Skinner, 2000)
24Une des conséquences majeures d’une telle ouverture de l’espace civique à la singularité réside dans la possibilité de faire accéder, dès la Renaissance, l’art du mécanicien à la dignité d’une « science pratique ». Il s’agit ici de développer une science de l’action délibérée qui s’élabore et s’exerce dans l’échange entre des hommes, une « science de l’artificiel » en quelque sorte dont le lien à la future « science politique » passe par l’action pratique des hommes dans la Cité. Il convient donc de ne pas négliger la perpétuelle « réduction en art » qui s’opère aux abords de toute opération scientifique. Nous entendons par là, avec Hélène Vérin (1993), l’ensemble des prescriptions et procédés qui permettent de résoudre les difficultés circonstancielles par la réduction de cas singuliers à du général, du commun, au moyen de combinaisons de figures réglées. L’art n’est alors qu’une augmentation des effets par une dépense moindre de moyens, une manière de ménager les moyens pour diversifier et multiplier les effets. Les figures de l’ingénieur et de l’entrepreneur ne peuvent donc être dissociées de la construction progressive de « l’intelligence politique » sous la figure enfin advenue de l’individu. L’art de la politique saura, jusqu’à Sieyès, associer à l’exigence de vérité dans la recherche de la meilleure société possible, une réflexion sur l’efficacité « mécanique » des combinaisons politiques, donc unir un « ordre métaphysique » à un « ordre pratique », une métaphysique à une anthropologie.
25Cependant la réflexion la plus adéquate à notre propos réside ici dans la manière dont l’efficacité du paradigme civique ainsi mis en valeur suscite une rupture de dimension scientifique au sein même de la politique : la découverte, avec le philosophe Hobbes, de la « science des vertus » comme « science civile ». La progression politique est désormais rapportée à la conceptualisation d’un programme d’actions – là où l’acte politique est l’objet d’une réflexion conceptuelle par les acteurs eux-mêmes – au sein d’une communauté citoyenne. En d’autres termes la compréhension du politique passe par la description d’une organisation conceptuelle qualifiée de « science », et de ses conditions langagières d’apparition. Alors le progrès de la raison humaine inscrit sa dimension temporelle dans un espace civique irréductible à un modèle cyclique de la grandeur et de la décadence des civilisations par son ancrage dans des pratiques scientifiques perfectibles.
26Le mérite principal de Quentin Skinner, dans son ouvrage sur Hobbes (1996), est ainsi de montrer en quoi la « science civile » de ce philosophe anglais, acteur majeur de la formation de la philosophie politique moderne, se met en place sur la base de la culture rhétorique de la Renaissance associée à l’humanisme civique. La politique de l’éloquence, avec en son centre la figure de l’individu vertueux, s’avère chez Hobbes de première importance : la rationalité des arguments de la « science civile » comme « science des vertus » se mesure en effet dans le déploiement des descriptions d’actions singulières sur une scène imagée. Ici la figure du philosophe est indissociable de la figure de l’orateur qui déploie rhétoriquement l’action qu’il veut décrire à l’aide d’images composites d’objets. De ce fait, le lecteur, citoyen en puissance, peut « voir » les nouveaux arguments-ressources de l’action mis en mouvement par l’effet rhétorique, il peut alors s’y impliquer comme spectateur, voir même devenir un protagoniste de la « société civile » ainsi mise en place. Cette relecture de l’œuvre de Hobbes, particulièrement attentive au contexte langagier10, permet de comprendre l’action politique dans le mouvement pratique des arguments de la théorisation politique, et par là même d’en mesurer le potentiel scientifique de rupture dans une « société civile » en formation.
27Soulignons plus généralement l’importance de l’apparition de la figure du spectateur dans la modernité politique. En effet, l’acteur de la nouvelle politique civique ne suffit plus à donner, par ses actions héroïques, un sens « achevé » à l’histoire. Ce sont les spectateurs qui font désormais l’histoire dans la plénitude de son progrès et de son achèvement attendu, et cela grâce à la pensée venant après l’acte, comme l’a souligné fort justement Hannah Arendt (Kristeva, 1999). En associant, dans sa compréhension, un maximum de citoyens (auteurs, acteurs, spectateurs, lecteurs, auditeurs), la « science civile », comme pensée en acte, fonde théoriquement la possibilité du progrès politique.
B- La figure du sujet dans la progression politique : Condorcet et Sieyès
L’historicisme fondateur…
28Bien sûr, il revient à la manière dont le siècle des Lumières, appréhendé dans sa dimension européenne, traite de l’idée de progrès (Schlobach, 1997) de proposer un bilan, tant en matière de formation d’un sens critique au sein d’un nouvel espace public (Habermas, 1978) qu’au titre de l’unification de l’histoire, d’une progression mesurée à l’aune des nouvelles figures du sujet politique. D’Alembert précise, dans son Discours préliminaire à l’Encyclopédie : « Quand on considère les progrès de l’esprit humain depuis cette époque mémorable [la Renaissance], on trouve que des progrès sont faits dans l’ordre qu’ils doivent naturellement suivre »11.
29La quête de l’ordre social, dans l’extension de l’ordre naturel, concrétise désormais la croyance en la perfectibilité de l’homme. Ainsi le terme de progrès perd, si l’on peut dire, sa neutralité, c’est-à-dire son application ancienne, mais selon les circonstances, au positif et au négatif d’après la formule « cyclique » de Pascal : « Tout ce qui se perfectionne par progrès périt aussi par progrès »12. Le progrès s’expérimente plutôt dans l’ordre désormais établi du perfectionnement ; il modifie le rythme même du temps ; il s’intègre dans une conception unifiée de l’histoire dont il marque la progression. Le mot latin de « perfectio » se temporalise dans la notion de perfectionnement par rupture avec son usage théologique. Ainsi le fossé entre le présent et le futur s’agrandit et se comble tout à la fois dans le lien sans cesse renouvelé entre l’expérience immédiate du progrès et l’attente différée de perfectibilité.
30Par ailleurs les diverses figures du sujet politique s’unifient autour d’un « sujet politique de la langue » qui dispose de la maîtrise d’une langue commune, constitutive de la langue française13. Il revient principalement à Sieyès, théoricien français de la « nouvelle science politique », et de son équivalence avec « la langue politique », d’avoir précisé, dans son trajet intellectuel personnel, ce qu’il en est de l’unification de la figure du sujet dans la progression politique (Guilhaumou, 2002b).
31L’originalité de sa pensée en la matière se précise d’abord par comparaison avec la position plus connue de Condorcet. En marquant « le lien indissoluble des progrès des Lumières et du bonheur », Condorcet inscrit la quête du bonheur dans une vision linéaire du progrès humain. De fait, la diversité des expressions contenues dans les 199 occurrences du mot Progrès dans son Esquisse d’un Tableau historique des progrès de l’esprit humain précise une telle conception historiciste de la perfectibilité humaine.
32Du premier état de la civilisation de l’espèce humaine jusqu’au degré actuel de perfection, ce sont « les lois générales du développement des facultés humaines », « lois constantes de la nature » qui ont permis à chaque homme de « s’élever, par progrès successifs, à la perfection ». Désormais, nul pouvoir, nulle autorité ne peuvent arrêter le progrès. En effet, « les progrès de cette perfectibilité, désormais indépendants de toute puissance qui voudrait les arrêter, n’ont d’autre terme que la durée du globe où la nature les a jetés ». Il s’agit donc tirer les leçons de l’expérience accumulée par « l’histoire du progrès », et d’élaborer, sur cette base, « la science de prévoir les progrès de l’espèce humaine ». Cette science majeure, qui prend nom d’art social en tant que « science générale de la société » est, dans l’esprit de Condorcet, indissolublement liée aux progrès des sciences réelles, des arts et de la philosophie, tout en étant apparentée de plus près aux sciences morales et politiques. Condorcet la définit de la manière suivante :
33« Nous avons regardé l’art social comme une véritable science fondée, comme toutes les autres, sur des faits, des expériences, des raisonnements, et sur des calculs ; susceptible, comme toutes les autres, d’un progrès et d’un développement indéfini, et devenant utile à mesure que les véritables principes s’en répandent » (À Monsieur*** sur la Société de 1789).
34Ainsi se précise l’historicisme fondateur de la pensée de Condorcet pour le positivisme du XIXe siècle : les progrès de l’art social procèdent de l’application des principes selon un schéma linéaire où l’appréhension de la genèse sensible des idées, qui détaille nos connaissances grâce à la méthode analytique et sur la base de l’expérience, n’est pas dissociable de la discussion politique sur ces idées, et de leur mise en pratique dans l’événement révolutionnaire.
35Une telle historicisation de l’ordre des sensations, actions et connaissances, particulièrement visible dans le Tableau historique, induit bien un modèle historiciste de perfectionnement de la nature raisonnable qui introduit, sous le concept de progrès, une constante normative de la pensée humaine, une faculté pensante originaire et hautement rationnelle.
36Nous sommes donc bien confronté ici à un progrès nécessaire, inéluctable, à une perfectibilité indéfinie obtenue par accroissement quantitatif dans la linéarité du temps historique. Ainsi s’affirme, de la science à la décision politique, une continuité sous l’égide du savant et du législateur.
… à l’épreuve de l’unité d’action
37La perspective adoptée par Sieyès, en matière de bonheur et de progrès, est toute autre même si elle aboutit à caractériser une science du politique sous la même dénomination d’art social.
38Qu’est-ce que le bonheur ? Quels sont les moyens d’y parvenir ? Telles sont les questions que Sieyès situe au centre de ses interrogations14. Il y répond en expliquant que le bonheur n’est pas le résultat de la perfectibilité d’une faculté humaine universelle, mais diffère selon la position de l’individu et de ses relations avec autrui. Considérant, d’un point de vue nominaliste (Guilhaumou, 2003), que « l’ordre varie avec chaque individu », Sieyès s’efforce de « rechercher le meilleur état dans lequel les hommes puissent se trouver ». Cet « état social », ou « ordre social » n’est pas un état à venir par le progrès ; il est un état que le législateur, figure fondatrice du progrès humain, fait découvrir aux hommes, sur la base de leurs besoins, en généralisant dans des lois « ce qu’il y a de commun dans toutes relations possibles où des hommes peuvent être ».
39Ici la perfectibilité humaine est certes indéfinie, comme pour Condorcet, mais elle n’est pas acquise par étapes dans l’histoire de l’expérience humaine. Peu importe cette histoire pour Sieyès, il s’intéresse en effet à ce qui doit être, à un ordre social immanent, incréé, hors de toute transcendance et de tout a priori. Ordre naturel, donc inscrit dans la continuité de la nature humaine, l’ordre social procède de la mise en œuvre de « moyens ordonnés au bonheur ».
40Plus l’homme ordonne, plus les connaissances se systématisent sur la base d’une unité organisée de l’action en adéquation avec l’unité du monde. « Unité d’action », et non « action unique » dans la mesure où tout ensemble est d’abord collection, réseau de corrélations, donc harmonie des éléments individuels agissants d’eux-mêmes.
41Avec Sieyès, le progrès ne procède donc pas du passage d’un état initial à un état final de perfectibilité, mais relève de l’évolution propre de chaque individu, selon une relation d’ordre, donc d’un lien aux autres qui lui est spécifique, c’est-à-dire une manière d’être, de penser, d’agir etc. Ainsi se singularise, en tant que généralité, la part commune de ses relations qui devient la part accessible du progrès. Progresser, c’est donc permettre à chaque individu d’accéder, sur la base des besoins communs, à un savoir commun. Le progrès s’apparente à la recherche « heureuse » d’une relation optimale de l’homme au monde.
42Bref, en matière de progrès, tout est ordre pour Sieyès. L’ordre n’est un que dans un ensemble d’éléments ayant valeur de collection, d’individus pris dans leur pluralité, avant même que ces éléments individuels soient saisis, par le fait de leurs actes, dans leurs relations, leurs interconnexions. C’est ainsi que l’on accède à l’optimum des relations au sein de la meilleure des sociétés possibles, l’ordre social en l’occurrence.
43Le bonheur ne peut donc être une « chose chimérique » en tant qu’avenir incertain. « Bonheur réel », il existe dans « la somme des jouissances » que l’homme se procure dans son travail et la nature, par les moyens qu’il y trouve pour s’ordonner à un but, la jouissance.
44S’il existe bien « un principe de perfectionnent illimité », il ne provient pas d’une loi générale de développement des facultés humaines, à l’égal de Condorcet, mais de « l’ordre de la distribution des jouissances relativement aux travaux », « l’ordre le plus productif », donc le plus apte à concrétiser le progrès. Les facultés morales et intellectuelles de l’homme dérivent de ses capacités d’accéder aux jouissances sociales, et non l’inverse dans la mesure où « l’ordre des besoins humains » est premier, impulse l’action humaine en direction du meilleur possible.
45Si chaque ordre individuel est immanent, incréé, il ne peut y avoir emboîtement d’un ordre individuel dans l’autre de façon linéaire, faute d’un principe pensant originaire et universel15. Seule la force (« le principe d’activité » comme principe fondateur) et son corollaire, l’action rapprochent d’abord les hommes, les incitent à construire un espace unifié selon un système complexe de ramifications, de liaisons tabulaires qui tissent l’ordre commun.
46Le refus d’un ordre linéaire, cumulatif, positionné entre un principe général originaire et un horizon final lointain donne à la question du progrès chez Sieyès une teneur très réaliste, tout en soulignant l’importance de notions et de figures typiques d’une conjoncture de la progression humaine qui rendent effectives l’existence du bonheur dans la perfectibilité infinie des connaissances humaines.
47Ainsi, Sieyès distingue le niveau métaphysique de l'ordre des connaissances où le spectateur philosophe, métaphysicien avant tout, détermine, sur la base du principe d'activité inhérent au Moi, ce qu'il en est de « l'acte libre de volonté », de l'ordre pratique de la science politique qui procède des combinaisons savantes de l'administrateur et surtout du législateur, et de leurs effets sur la liberté par la médiation du corps politique.
48Le propre du nouvel ordre social est bien ici de s’ancrer dans une métaphysique moderne du sujet à tel point que Sieyès rejette jusqu’en l’An III, et par un apparent paradoxe, la notion de souveraineté, jugée trop proche de la théorie de l’absolutisme, donc inapte à rendre compte de la genèse et de la progression de l’individu moderne (Pasquino, 1998). L’ordre de la loi procède ici d’un dispositif socio-historique ancré dans un « ordre métaphysique ». Nous sommes ainsi confronté à une pensée de la modernité politique qui situe son ultime extension dans une approche de la subjectivité humaine en tant qu’instance fondatrice des passions, des actions et des connaissances, donc de l’agir et du savoir.
C- L’histoire pragmatique du progrès humain : de Ferguson à Humboldt
L’histoire de la société civile
49Il reste à considérer les limites, prises en compte par les contemporains, de la progression politique dans l’ordre des effets négatifs de l’unification du progrès et de l’histoire au sein de l’histoire circonstancielle. Divers auteurs font alors référence à ce qu’ils appellent eux-mêmes le principe de compensation. La réflexion sur les méfaits du progrès n’est donc pas le seul apanage des critiques au XIXe siècle des dangers de l’industrialisation. Elle est déjà attestée, sous des formes diverses, dans les temps modernes. En effet, sous l’influence de Rousseau et de sa vision du malheur dans l’histoire (Philonenko, 1984), il existe au 18e siècle une histoire pragmatique de l’homme, qui ne peut se confondre avec l’histoire universelle de l’homme : cette histoire met en évidence les progrès de l’inégalité sociale au sein de la société civile, et oblige à penser, au-delà de ce constat rousseauiste, la nécessaire recherche d’effets compensatoires.
50La première tendance en ce domaine apparaît très tôt et présente un caractère traditionnel : elle oppose au progrès de la raison humaine une histoire immobile et soumise aux passions. Fontenelle, auteur de la Digression sur les Anciens et les Modernes (1688), en est le principal porte-parole dans son souci de promouvoir « l’idée de perfection ». Située hors de la portée de l’ensemble des hommes, la perfection marque une limite infranchissable atteignable par les seuls hommes éclairés ; elle restreint l’objet du progrès à la novation intellectuelle. Quelque part partie prenante de la modernité, elle est cependant restreinte à l’espace de sociabilité de l’Ancien Régime.
51À cette vision négative du rapport progrès-histoire qui ne tient pas compte du mouvement de l’histoire, s’opposent les adeptes d’un progrès au sein d’une société civile susceptible de produire les effets compensatoires d’éventuelles régressions institutionnelles.
52Nous trouvons ici en position dominante la pensée anglo-écossaise (Mandeville, Locke, Hume, Ferguson) dont l’ultime représentant, Adam Ferguson, auteur d’un Essai sur l’histoire de la société civile (1767), disponible en traduction française dès 1783, est le meilleur porte-parole. « C’est dans la conduite des affaires de la société civile que les hommes trouvent à exercer leurs plus beaux talents aussi bien que leurs affections les plus honnêtes »16 précise-t-il. Ainsi Ferguson qualifie l’apport de la société civile – par le développement des richesses, de la population et de l’art – au progrès, notion présente dès les premières lignes de son ouvrage17. Le libre mouvement de l’activité au sein de la société commerciale n’est donc pas une simple accumulation de richesses. Si « l’art fait des progrès », le commerçant devient vertueux, la société civile compense les effets négatifs des projets politiques nationaux. Vertu et commerce sont liés dans le devoir-être d’une société civile où se développent des institutions susceptibles de perfectionner les vertus humaines, à l’encontre des institutions politiques destinées à croître, puis à périr. Les effets compensatoires aux retombées négatives du progrès procèdent ainsi d’un lien entre le civisme et le marché, sous la forme d’une économie morale, donc régulée. La connaissance de l’histoire de la société civile devient en fin de compte une garantie majeure de la compréhension du progrès de l’espèce humaine vers la civilisation. Le concept d’histoire retrouve sa fonction unifiante, mais au prix d’un déplacement de la société politique stricto sensu vers les « affaires de la société civile » considérées du point de vue du perfectionnement des vertus commerciales.
Le primat pragmatique de l’action
53Élargissons un temps la perspective. D’un côté les penseurs écossais, et Adam Ferguson en premier lieu, considèrent le développement « externe » de la société civile comme un processus qui compense les effets néfastes de l’artifice politique sur l’histoire réelle. D’un autre côté, les penseurs allemands comme Iselin et Herder conçoivent, à l’inverse, le principe de compensation des discontinuités du progrès comme un élément interne au devenir de l’humanité. Ce principe permet alors de percevoir une « continuité discontinue » garantie par une intention consciente des sujets de l’histoire (Binoche, 1994).
54De fait, c’est le principe de sympathie qui permet d’associer au progrès l’agir humain dans sa totalité, en l’étendant aux spectateurs des grandes actions humaines. Ainsi, chez Kant, « L’origine du progrès historique réside dans les actes posés par l’homme, à la fois comme être naturel et comme agent libre transcendant la nature. Comme être naturel, il est assujetti à la ruse inconsciente de la nature, comme agent libre, il se dirige par une intention consciente (du moins depuis les Lumières) vers l’accomplissement de la liberté intérieure et extérieure. Le but du progrès historique est le souverain bien, qui est une synthèse des deux systèmes, interne et externe » (Yovel, 1989, 156). Kant peut alors désigner l’événement de la Révolution française comme un signe de progrès en dépit des malheurs qu’elle a suscités. En effet cet événement a révélé, fait sans précédent, une « sympathie d’aspiration » au bonheur non seulement chez le peuple français agissant, mais aussi chez ceux qui n’en furent que les simples spectateurs. Le philosophe allemand met ici l’accent sur l’adhésion à l’idée de droit, inhérente à un tel mouvement de sympathie, qui inscrit une « disposition morale du genre humain » dans son horizon émancipateur. En conférant à l’homme une manière singulière de penser l’universel18, Kant désigne un sens de l’histoire et du progrès pour chaque individu qui n’a rien de prédéterminé. Ce sont avant tout les actes des hommes qui suscitent le progrès, et la réaction au progrès. Ainsi le « sens de l’histoire » résulte pour une part non négligeable d’une expérimentation révolutionnaire effectuée dans des circonstances particulières et plurielles (Philonenko, 1986).
55Cependant la conception philosophique de l’histoire pragmatique de l’humanité la plus élaborée en cette fin de siècle demeure celle de Fichte, certes en liaison avec la Révolution française, à l’égal de Kant.
56Dans les Considérations sur la Révolution française, le jeune Fichte (Philonenko, 1996) associe le principe de compensation au fait que les hommes ont abandonné, sous le joug du despotisme, certes leurs droits et leur dignité, mais surtout « le privilège de se perfectionner à l’infini ». La Révolution française, en abolissant les privilèges de la noblesse et du clergé, fait office elle-même de compensateur dans la mesure où elle ouvre grand le champ des possibles, donc concrétise la possibilité d’un perfectionnement infini. Désormais « le vrai caractère de l’humanité » se situe au centre de la civilité et contribue au dépérissement de l’État. Le terme caractère s’entend ici, à l’égal de son emploi par d’autres philosophes allemands – Humboldt par exemple – comme le précipité des actes de discours constitutifs de l’événement révolutionnaire, ne serait-ce que dans l’invention d’une nouvelle langue politique.
57Ainsi est fortement affirmé le primat pragmatique de l’action des acteurs de l’événement, donc de l’agir et du faire, dans la progression politique. « L’avenir en perspective », selon la formule de Fichte, n’est en rien le résultat d’une déterminité de la nature humaine. Il est inaccessible hors de l’action, et de l’action il n’est que l’élément d’une progression comptant plus que la finalité elle-même du progrès. Donc, accroître la perfection de l’homme, ce n’est pas seulement, à l’exemple de Sieyès, jouir des besoins que la société lui donne les moyens de satisfaire, c’est surtout le préparer à l’action et lui permettre d’appréhender un projet. Une telle appréhension de la rationalité politique de l’agir n’est pas sans illusion prospective de type prométhéen (Taguieff, 2000), mais elle permet d’entrer dans le XIXe siècle en démythifiant un temps nécessaire, positif et inéluctable du progrès au profit de la capacité des hommes d’agir pour leur liberté.
Une pathologie de la régression
58Ce qui devait permettre de disqualifier durablement toute résistance au progrès, relève d’une réflexion envahissante, déjà perceptible à la toute fin du 18e siècle, sur le thème de la réaction. La résistance au progrès n’est plus imputée, dans une perspective rousseauiste, à un mal radical de l’homme, mais à des forces politiques « réactionnaires » soutenues par des groupes sociaux pris dans l’archaïsme d’une pathologie de la régression (Starobinski, 1999).
59Avec Benjamin Constant, le pas est franchi. Magnifiant, dans la lignée de Condorcet, la loi universelle du progrès, il parle, dans De la perfectibilité de l’espèce humaine (1805), d’un « système progressif et régulier ». Il prend alors en compte une pathologie de la régression qu’il situe du côté de la tendance de l’esprit humain à regarder avec nostalgie un temps ancien et heureux qui n’est plus. Ainsi se manifeste, selon cet auteur, un mouvement unilatéralement négatif, véritable « réaction rétrograde », qui nous plonge dans l’archaïsme des réactions des individus pris par les regrets d’une mémoire passéiste. Il est vrai que Constant répond ainsi à tout un courant antiphilosophique qui ne voit que décadence et renversement de la raison dans le nouvel esprit du siècle des Lumières et marque par là même un désir de mémoire (Masseau, 2000). Cependant, une telle dénonciation de l’archaïsme rend désormais possible l’exclusion de toute une série de conduites humaines du progrès, donc contribue à l’établissement d’un sens unique dans l’accès à la perfectibilité.
60Il ne faut donc pas s’empresser de donner un statut unilatéral à l’idée de progrès, au risque de limiter sa portée au libéralisme positiviste. Il convient plutôt de s’interroger sur les aspérités de son histoire, donc de caractériser les figures qui contribuent à son avènement. Entre les deux points d’épinglage de ses positivités, l’avènement de l’individu sous la Renaissance et le triomphe de la perfectibilité au 19e siècle, un temps spécifique et pluriel du progrès s’expérimente dans des situations historiques particulières qu’il convient de ne pas éluder d’autant plus qu’elles ont fait l’objet de réflexions théoriques hors de l’emprise positiviste.
L’individualité en progression
61Nous nous en tiendrons présentement à l’exemple peu connu de Wilhelm von Humboldt (Quilien, 1991), sur la base de ses fragments (1995) inédits de son vivant des années 1796-1797, en particulier Le Dix-huitième siècle et le Plan d’une anthropologie comparée19.
62Dans Le Dix-huitième siècle, Humboldt pose d’entrée de jeu une série de questions : Où en sommes-nous dans le progrès de l’humanité ? Qu’est-ce que l’humanité est devenue au terme d’une évolution historique riche en circonstances, surtout dans la période immédiatement contemporaine ? Quel est actuellement son caractère propre ?
63Deux concepts, significatifs de la progression humaine, s’affirment alors avec force dans cette approche à la fois historique et philosophique du siècle des Lumières, ceux d’individualité et de caractère. En quoi ces deux concepts rendent-ils compte du progrès constant de l’humanité ? Pourquoi « le XVIIIe siècle occupe, dans toute l’histoire, la place la plus propice pour étudier la caractère qui est le sien » ?20 Que signifie donc l’exemplarité de ce siècle ?
64Humboldt part du fait que « le progrès ininterrompu » de l’humanité relève essentiellement de « la force de notre volonté » permettant à chacun d’associer ses actions aux principes de la raison, tandis que les phénomènes naturels sont décrits à partir de lois nécessaires. Cependant ce n’est pas la seule expérience vécue – la part du hasard dans les événements et les destinées humaines étant considérable – qui démontre que l’humanité progresse d’un pas égal vers la perfection. Il convient surtout de décrire, historiquement et philosophiquement, le caractère propre de l’esprit en adéquation avec « un projet de perfectionnement intéressant toute l’humanité »21. L’expérience empirique prend alors une tournure abstraite dans la complémentarité de la matière et de la forme, d’une organisation mécanique spécifique et d’un caractère moral propre qui tend à « mener les hommes à une perfection plus grande pour soi ». Ainsi, le caractère propre de l’époque moderne a bien l’idéal de perfection humaine comme horizon, mais n’obéit à aucune règle prédéterminée, si ce n’est sa propre détermination interne. En effet, un concept subsume toute caractérisation générique, l’individualité.
65Les formules, « l’individualité est une force dont le caractère est l’actualisation », « le caractère est le Je originaire, la personnalité donnée avec la vie »22 résument les liens d’identification et de différenciation entre les concepts d’individualité et de caractère. « Le Je propre », en tant que « le Je originel » de la force créatrice de l’homme, est l’expression de l’individualité, c’est-à-dire quelqu’un d’indéfinissable et quelque chose d’inconnu dans son essence originelle. Donc le caractère d’une individualité n’est appréhendable qu’à travers ses effets, ses manières d’être.
66C’est l’individualité en tant que manière d’être, son caractère en tant que mode anthropologique de présentation de l’humanité dans sa totalité, que l’observateur-philosophe peut appréhender dans l’être agissant pris dans le mouvement d’ensemble des forces individuelles et de leurs rapports. Il s’agit bien, nous le verrons avec le cas exemplaire de la France, de récuser toute recherche des causes et des conséquences d’un caractère national, au profit de ses propriétés immanentes et de leurs effets.
67Humboldt en conclut que la description de l’effort accompli par l’homme pour progresser passe nécessairement par la connaissance de sa personnalité dans la concrétisation d’un caractère qui attribue une réalité d’ensemble à un cours d’actions. Ainsi le progrès actuel de l’humanité n’est autre que « le mouvement et le rapport des forces perçues en même temps et comme une totalité »23.
68En résumé, abstraire le caractère de l’époque actuelle, c’est en caractériser l’individualité du point de vue de l’idéal de la perfection humaine, la totalité, et dans la diversité de ses manifestations empiriques.
69« Rien ne rayonne avec autant de vivacité que l’individualité humaine »24 précise Humboldt, dans le Plan d’une anthropologie comparée, confirmant ainsi que « l’homme doit être tel » que la matière qui l’entoure le permet, mais dans une forme propre, novatrice, son caractère.
70Dans ce mouvement propre d’une époque, ce qui compte avant tout, Humboldt y reviendra vingt ans après, c’est la capacité créatrice de l’homme d’élargir indéfiniment son champ d’action, et non la connaissance des ressorts et de la finalité du progrès.
71Vingt ans plus tard, en effet, dans La tâche de l’historien, Humboldt reprend la question nodale du progrès humain. Il reproche alors aux « histoires philosophiques » de considérer, sur la base d’un principe de nécessité, « l’espèce humaine de manière trop intellectuelle, en fonction de son perfectionnement intellectuel et social »25. À ce titre, il s’en prend à tous ceux qui considèrent « un progrès supposé à l’infini » avec « un but déterminé par avance », donc « un perfectionnement toujours plus grand » dans le cadre d’« processus de formation graduelle ». Il leur oppose « un moment de procréation morale où l’individu (nation ou personne singulière) devient ce qu’il doit être, non par degrés, mais soudainement et tout d’un coup »26.
La « procréation morale » de l’individu-nation
72Quelle est donc cette part de nouveauté inhérente à l’individu qui caractérise le moment de la progression ? De quoi procède-t-elle ? Nous l’avons vu, le fondement de l’homme est son individualité, ici la vie dans sa « valeur indépendante ». Ainsi de « nouvelles productions », en particulier les révolutions historiques et naturelles, manifestent régulièrement la capacité humaine à agir et procréer, sur la base du besoin de sociabilité, un esprit nouveau. Historiquement, l’individualité se concrétise alors dans le rapprochement, jusqu’à l’indistinction, entre la nation et la personnalité singulière.
73Le cas français apparaît exemplaire à plus d’un titre en ce domaine. « La nation qui fournit ici le meilleur exemple est la France, puisque dans la mesure du possible, elle est presque toute entière le fruit de la culture »27, précise Humboldt. Plus avant, et dans les termes de Sieyès – le rapprochement s’impose ici – la nation française incarne, avec l’existence d’une « Nation organisée en corps politique », « le tout de la Nation » dans la mesure où elle trouve son fondement et sa légitimité dans une métaphysique de l’individu et de son action.
74Ainsi, de Sieyès à Humboldt, nous retrouvons la connexion entre la figure fondatrice de la métaphysique politique, l’individunation et le mouvement de la liberté humaine sur la base de son individualité propre. Là où Sieyès écrit en 1789 : « À la Nation appartient la plénitude de tous les pouvoirs, de tous les droits, parce que la Nation est, sans aucune différence, ce qu’est un individu dans l’état de nature, lequel est sans difficulté tout pour lui-même »28, Humboldt précise : « En son individualité (en son Moi) s’arrache en même temps celle de la société (de son Toi). La nation est donc aussi un individu, et l’individu singulier est un individu d’individu »29. La connexion empirique entre l’individualité et le caractère d’une nation ne pouvait donc être mieux précisée qu’avec l’exemple français, forme spirituelle la plus avancée de la progression politique, y compris dans la langue30.
75Une telle relation de l’individu à la nation poussée jusqu’à l’indifférenciation dans le mouvement même correspond à la réalité même d’un progrès défini hors de toute prédétermination de la nécessité et de la finalité. Notre démarche procède ainsi de la complémentarité, d’un point de vue anthropologique, entre les matériaux empiriques (des besoins à la langue), l’objet historique (le siècle) et le questionnement philosophique. Elle a pour objectif de décrire le mouvement constant des sensations, des pensées et des actions et des rapports existant entre eux, donc de dégager les caractéristiques transcendantales et historiques de l’homme et des hommes entre eux, c’est-à-dire de l’individualité31. En d’autres termes, il s’agit de mesurer les moments de progrès comme « moment de procréation morale » à l’aune de ce que nous appelons l’opérativité historique et l’individuation pratique des concepts.
Notes de bas de page
1 Ce chapitre reprend, en la remaniant, notre étude (2001d).
2 Taguieff (2000, 104).
3 Voir le chapitre 1.
4 Récemment, Pierre-André Taguieff a consacré un ouvrage plus étendu historiquement à la même question sous le titre Le sens du progrès (2004). Cependant son objectif demeure, au regard des contemporains, de mettre en valeur l’effet régressif de l’idée de progrès. Il s’intéresse donc avant tout à la vision « dominante » d’un progrès indéfini et linéaire.
5 Dans notre recherche sur l’usage de progrès dans les textes français, nous avons utilisé en premier lieu la base Frantex de l’Institut National de la Langue française.
6 Avant propos de l’Esquisse d’un tableau historique de Condorcet.
7 Gembicki, Reichardt (1993).
8 Machiavel, De principatibus, Le Prince, traduction et commentaire de Jean-Louis Fournel et Jean-Claude Zancarini, Paris, PUF, 2000.
9 Ibid. p. 604.
10 Pour plus de précision sur ce point, voir le chapitre I.
11 Texte cité par Gembicki, Reichardt (1993), p. 122.
12 Ibid., p. 106.
13 Voir le chapitre II.
14 En particulier avec Le Grand cahier métaphysique que nous avons présenté dans C. Fauré éd. (1999).
15 En d’autres termes, Sieyès récuse le primat ontologique de l’intelligible saisi dans la corporéité de l’homme. Il confère exclusivement au sensible ce primat, sous la forme d’une force originaire, à « quelque chose » constituant l’existence d’un sujet approprié pour la pensée et le discours.
16 page 251 de la traduction revisitée de Gauthier (1992).
17 Voir John Andrew Bernstein, “Adam Ferguson and the Idea of Progress”, Studies in Burke and His Time (now The Eighteenth Century : Theory and Interpretation) 19 (1978) et Lisa Hill, “Adam Ferguson and the Paradox of Progress and Decline”, History of Political Thought 18, no. 4 (Winter 1997).
18 Située par Kant chez l’homme du côté du jugement réfléchissant propre à ranger les cas particuliers sous une règle générale.
19 Sur le contexte plus large des écrits d’Humboldt à la fin du 18ème siècle, voir notre article « Lire Humboldt en français. Le cheminement vers la langue dans le contexte de la culture politique française », publié dans le supplément électronique de la revue HEL (2002d).
20 Humboldt (1995), p. 56.
21 Ibid., p. 43.
22 Ibid., p. 127.
23 Ibid., p. 107.
24 Ibid., p 174.
25 Humboldt (1985), p. 47.
26 Ibid., p. 49.
27 Ibid., p. 54.
28 Œuvres (1989), Délibérations..., op. cit., volume 1, d. 4, p. 40.
29 Humboldt (1985), p. 53.
30 « Quand une nation apparaît, une forme spirituelle, un ton qui émeut l’imagination et le cœur vivent dans la langue », ibid., p. 52. Sur Humboldt et la question du langage, voir Trabant (1999).
31 La question de l’individu revient en force dans l’interrogation actuelle de l’historien, qui plus est sur la base d’une approche configurationnelle des dynamiques historiques, à l’identique de l’analyse de discours du côté de l’histoire. Voir en particulier Gribaudi (1996, 2001).
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