Chapitre six. "Qu’est-ce que ça veut dire ?"
p. 165-184
Texte intégral
1Les termes d'exégèse ou de parabole ont souvent été employés pour qualifier des œuvres de Claudel. Ce sont des mots, du reste, dont il a lui-même usé volontiers, et qui figurent dans le titre de plusieurs de ses ouvrages284 avant même qu'il ne consacre ses dernières années à un long commentaire exégétique de la Bible. En ce qui concerne Connaissance de l'Est, l'usage, par la critique, de l’un ou l'autre de ces termes, découle notamment de la façon dont l'auteur a présenté son entreprise. Si le propos du poème est, comme il l'a dit, de découvrir et d'exposer ce que le cocotier, le porc ou le pin "veulent dire", alors chacun des textes qui leur est consacré peut apparaître en effet comme une sorte de parabole, au sens que ce mot reçoit dans la préface à Quelques planches du bestiaire spirituel :
Il n'est pas une de nos facultés spirituelles, de nos passions, de nos démarches intérieures, dont nous ne trouvions au-dehors la représentation allégorique. Nous voyons tout cela à l'œuvre autour de nous dans une espèce d'innombrable parabole (O. Pr., p. 982).
2À ce terme de parabole, la critique et Claudel lui-même, ont parfois préféré le terme synonyme, quoique plus général285, d'allégorie.
1. Le poème comme allégorie ?
3Bien sûr, on ne peut manquer d'observer le paradoxe qu'il y a à associer, comme le fait Claudel, le nom de Mallarmé à un genre, et à une esthétique, fort éloignés de ceux qu'il a pratiqués. C'est, entre plusieurs autres, le point de vue d’Albert Béguin :
Claudel, peut-être, fut mis par Mallarmé sur la voie de son esthétique personnelle. Mais tout devait l'éloigner de cette première impulsion reçue, et le symbolisme claudélien est aussi différent qu'il est possible du symbolisme mallarméen. Celui-ci est fait de l’évanouissement du concret, de la dispersion obtenue de toute réalité solide, réputée ennuyeuse. L’effort de Mallarmé est une sorte de contre-création, de destruction du créé au profit d'une essence pure, où toute musique se résorbe dans le parfait silence (...). Solitaire, la poésie lui tenant lieu de l'amour, le poète mallarméen est occupé à faire le vide. Des deux termes du symbole, l'un, apparence vaine de la matière est là pour être aboli, afin que seule subsiste l'Idée en son inhumaine pureté.
Le symbolisme de Claudel sera tout différent, non point appliqué au jeu des allusions, mais donnant pour objet à la poésie "cette sainte réalité, donnée une fois pour toutes". C'est le symbolisme médiéval qui est ainsi rejoint, et dont Claudel donne la définition, en chacun de ses termes anti-mallarméenne :
Les choses ne sont pas le voile arbitraire de la signification qu'elles couvrent. Elles sont réellement une partie au moins de ce qu'elles signifient, ou plutôt elles ne deviennent complètes que lorsque leur signification est complète286.
4Maurice Blanchot dans une courte étude consacrée à L'Histoire de Tobie et de Sara, mais qui élargit bientôt sa visée pour examiner "l’essence de l'art" claudélien, et son "génie poétique", énonce un point de vue similaire. Il décrit
l'essence d'un art qui tient plus à l'allégorie qu’au symbole et qui s'épanouit par la floraison d'images apparentées. Le génie poétique de Paul Claudel ne tire en effet qu'en apparence ses ressources du symbole et du mythe (...). Le mythe ne peut jamais se reposer sur un sens défini ni même s'échanger contre une série déterminée de sens possibles. Comme le symbole, il repousse toute traduction. On ne peut ni le résumer ni l'interpréter ni le représenter par d'autres images. Il est unique et fermé sur soi. D n'y a pas de clé d'un symbole ou d'un mythe. En est-il de même pour les images ou les métaphores claudéliennes ? Non, tout au contraire. On a le droit de les traduire, d'y chercher l'empreinte intelligible, de les immobiliser dans une signification appauvrissante mais approximative, comme lui-même a traduit et interprété les figures et les paraboles de la Bible. La profusion d'images dont il enrichit sa traduction par un jaillissement extraordinaire ne change rien à son dessein qui est de traiter les scènes de l'Écriture comme des énigmes compréhensibles sur lesquelles l'investigation lyrique poursuit justement un travail d’explication et d'extraction287.
5Nous ne chercherons pas querelle à Blanchot sur une définition du mythe qui peut prêter à controverses (n’est-ce pas à "traduire" des mythes, à retrouver le "sens défini" qu'ils portent qu'un Lévi-Strauss, par exemple, s'est employé ?) ; nous nous contenterons de noter que plusieurs, parmi les poèmes de Connaissance, paraissent, eux aussi, traiter les paysages de Chine comme "des énigmes compréhensibles", et, par là même, se conformer à l'affirmation de Maurice Blanchot, comme à la thèse d'Albert Béguin. D’une telle esthétique, "Octobre" est assurément l’un des exemples les plus achevés :
Ce fut au moment de sortir des graves oliviers, où je vis s'ouvrir devant moi la plaine radieuse jusqu'aux barrières de la montagne, que le mot d'introduction me fut communiqué. Ô derniers fruits d'une saison condamnée ! dans cet achèvement du jour, maturité suprême de l'année irrévocable. C'en est fait.
(...) Voici, comme un cœur qui cède à un conseil continuel, le consentement ; le grain se sépare de l'épi, le fruit quitte l'arbre, la Terre fait petit à petit délaissement à l'invisible solliciteur de tout, la mort desserre une main trop pleine ! Cette parole qu'elle entend maintenant est plus sainte que celle du jour de ses noces, plus profonde, plus tendre, plus riche : C'en est fait ! L'oiseau dort, l'arbre s'endort dans l'ombre qui l'atteint, le soleil au niveau du sol le couvre d'un rayon égal, le jour est fini, l'année est consommée. À la céleste interrogation, cette réponse amoureusement C'en est fait est répondue (pp. 159-160).
6"Le mot me fut donné", dit le poème : ce mot, plusieurs fois répété, qui est la réponse à la question du sens, ou, comme le dit A. Vachon, "le nom propre de l'automne"288. Plus loin dans le recueil, la canicule d’Ardeur" désigne la flamme dans laquelle Dieu consume sa créature ; l'aurore de "La Descente" figure "l'immense jour" promis au voyageur ; "La Source" propose une image de la parole poétique ; la moisson de "L'Heure jaune" signifie une plénitude à venir. La parabole, selon Littré, a deux parties : le corps et l'âme. L'automne, l'aurore, la source, la moisson, sont les divers corps dont l'âme est le sens que nous venons de rappeler.
7Certes, on doit se garder, une fois encore, de sous-estimer la diversité du recueil, et de rabattre tous les poèmes sur un modèle unique : rien n'indique, par exemple, que Claudel ait voulu faire de "Théâtre", de "Sur la Montagne", de "La Pluie", des paraboles comme il l'a fait pour les poèmes que nous venons de citer. Surtout, il convient d'observer que le "mot" n'a pas partout - il s'en faut - la netteté qu'il a dans "Octobre", et que tous les poèmes n'ont pas la structure idéalement simple de ce texte : le sens du fleuve est plus divers, et plus diffus, que celui de la source ou de la canicule ; il en va de même pour le porc, qui ne se borne pas à enseigner que l'on ne connaît point par le seul regard, mais apparaît encore comme un "emblème politique" et un emblème moral : "Je n'oublie pas que le sang de cochon sert à fixer l'or". Ces remarques ne doivent pourtant pas dissimuler que le dispositif sémantique et esthétique ici désigné par le nom de parabole demeure largement répandu dans Connaissance, dont il constitue une des caractéristiques remarquables. On croit même distinguer, au fil du recueil, une évolution dans l'usage, et dans la maîtrise, de ce dispositif. On ne peut en effet manquer de remarquer que les premiers textes du volume montrent un sujet confronté à des énigmes peut-être compréhensibles, mais qu'il ne parvient pas, ou mal, à comprendre. Nous avons déjà cité la conclusion de "Pagode", qui atteste que le "mot" (au sens que ce terme reçoit dans "Octobre") fait défaut : "Je n'ai pas autre chose à dire de la pagode. Je ne sais pas comment on la nomme". Voyez également la conclusion de "Jardins" :
Saisi d'étonnement, je considérais ce document de mélancolie. Et du milieu de l'enclos, comme un monstre, un grand rocher se dressait dans la basse ombre du crépuscule comme un thème de rêverie et d'énigme (p. 101).
8Le poème est achevé, mais l'énigme n'est pas déchiffrée. La fin de "Villes", constituée d'une série de propositions interro-négatives, propose une solution, d’ailleurs fragmentaire, en forme d'hypothèse (c'est aussi le cas du "Banyan" ou du "Temple de la Conscience"). Nulle certitude n'est acquise encore, et le dernier mot du poème, isolé sur sa ligne et séparé du corps du texte ("Livre") pourrait indiquer un projet de livre à composer sur ce sujet, à moins qu'il ne laisse entendre que la ville est, elle aussi, lisible. Mais, s'il en est ainsi, la lecture reste à accomplir : la parabole, si parabole est bien ici le mot qui convient, reste largement potentielle. Peut-être faut-il attendre l'admirable réussite d'"Octobre" (ce texte qui, trente années plus tard, émouvait encore Claudel au point qu'il songeait à le faire lire sur sa tombe289) pour rencontrer une parfaite maîtrise du poème allégorique. Encore convient-il de se défier des malentendus auxquels un tel adjectif peut aisément donner lieu. Nous voudrions faire ici deux remarques.
9En premier lieu, l'emploi du mot allégorie peut sembler justifier le jugement d'Albert Béguin touchant le symbolisme "médiéval" de Claudel : on sait que, depuis la fin du XVIIIème siècle, l'allégorie s'est trouvée opposée au symbole comme le mort au vif, et le désuet au moderne290. Du reste, la formule souvent citée du "Promeneur", qui définit le poète "l'Inspecteur de la Création", ne contribue-t-elle pas à accréditer le diagnostic d'Albert Béguin ?
(...) restituant le dessein antérieur, ma visite, je la nomme une révision. Je suis l'Inspecteur de la Création, le Vérificateur de la chose présente (p. 263).
10Le poète serait donc celui qui, reconnaissant partout "la pensée et la main d'un même maître"291, s'applique à retrouver le sens déposé par Dieu dans les choses : en cela, il s'apparenterait non seulement au penseur médiéval, mais au psalmiste lisant dans les cieux le récit de la gloire de Dieu292.
11Il est toutefois permis de se demander si cette proclamation sonore (proclamation qui, on ne l'a guère dit, vient à point consoler un promeneur chagriné, quelques lignes plus haut, par ses marches "sans but et sans profit") rend véritablement compte de ce qu’on observe dans les textes proposés à notre lecture. On peut noter, en premier lieu, que la définition du poème comme restitution d'un "dessein antérieur", d’une vérité préinscrite, s'accorde assez mal avec l'idée abondamment défendue dans le Traité - mais aussi, nous l'avons montré, dans le livre chinois et notamment dans "Visite" - et selon laquelle la connaissance est la production d'une forme. Par ailleurs, on ne saurait se dissimuler l’intérêt très personnel que ce fonctionnaire de Dieu prend à l'inspection à laquelle il se livre : l'explication de la "Création" se confond inextricablement chez lui avec l'élucidation d'un destin individuel ; et ce qu'il lit dans les cieux, ce n'est pas seulement, comme le psalmiste, la gloire de Dieu, c'est aussi, par exemple, la promesse faite à Paul Claudel. Symbolisme médiéval, dit Albert Béguin : mais ce symbolisme-là, ne cherchait dans une nature "complètement dématérialisée", dit Kantorowicz293, rien d'autre que des preuves de la véracité du Livre ; il trouvait dans les plantes, les bêtes, ou les paysages des symboles de la Passion, de la Résurrection, du Déluge, de l’Apocalypse..., bref de ces récits dont se compose l'Écriture. Qui ne voit que chez Claudel les choses sont bien différentes ? que ses jardins ne sont pas là pour attester la réalité de l'Éden, ni moins encore pour illustrer le récit de la Chute ; et l'idée ne viendrait à personne qu'ils sont clos pour symboliser l'immaculée Conception294... La nature n'est pas chez Claudel une simple redondance du Livre ; le sens qu'il y découvre n'était pas nécessairement, ou entièrement, préinscrit, et il serait vain de nier que l'histoire personnelle de l’interprète, ses espoirs, son attente, son "drame", est ici plus présente que l'histoire sainte, que les paysages servent souvent de blason à un destin individuel. N'y a-t-il pas, dès lors, quelque emphase à présenter l'auteur de ces textes comme un "Inspecteur de la Création ?" quelque abus à parler de symbolisme médiéval ?
12Une autre remarque - ou une autre série de remarques - est suggérée par le texte de Maurice Blanchot que nous avons cité plus haut. La profusion d'images, dit le critique, "ne change rien à son dessein allégorique". Admettons-le ; mais une telle formulation suppose à tout le moins qu’elle pourrait changer quelque chose, que la profusion et l'allégorie ne vont pas d'habitude ensemble, que leur association a quelque chose de paradoxal. Et, en effet, la sécheresse et la froideur qu'on impute communément à l'allégorie, les "pures abstractions philosophiques ou rhétoriques", écrit Claudel295 dont elle fait d'ordinaire son miel paraissent peu compatibles avec le "ruissellement" et la profusion dont parle Blanchot. "L'allégorie", dit Lemierre cité par Littré, "habite un palais de verre"296 ; voilà une matière, et une métaphore, auxquelles le lecteur de Connaissance n'aurait sans doute pas spontanément songé devant ces poèmes charnus, et rarement transparents...
13Si l'on veut continuer à parler d'allégorie à propos de ce livre, c’est donc à condition de convenir que la profusion et l'exubérance dont parle Blanchot épaississent, densifient, le mot découvert dans l'exégèse, lorsque celle-ci découvre un mot, qu'elles habillent de chair le corps maigre de l’allégorie, ainsi que le fait par ailleurs la multiplication de données concrètes auxquelles il serait absurde de prétendre donner une traduction297 : les poèmes de Claudel ne sauraient être considérés comme ces retables médiévaux où il n'est pas un élément qui n'entre dans l'allégorie, et ne soit justiciable d'une élucidation. Qui voudra chercher un sens spirituel aux arbres à thé ou aux champs de patates que longe le promeneur de "La Source" ? au barbier ou au pharmacien de "Halte sur le Canal" ? L'allégorie, si allégorie il y a, n'est pas la seule pensée du texte, et l'on ne saurait affirmer sans beaucoup d’arbitraire, et une coupable indifférence à la diversité du livre, que le poème tout entier est au service d'un enseignement. Le concret ne se résorbe pas entièrement, il s'en faut de beaucoup, dans le sens finalement délivré ; l'énoncé poétique ne saurait être un instrument au service de ce que François Dagognet appelle "la fonction tabernaculaire"298. Gabriel Bounoure l'a très justement exprimé : "Prenons garde que chez Claudel aucun des éléments de la vision n'est détruit au profit d'un élément dernier dont la vérité ferait la fausseté des autres"299.
14Nous avons signalé plus haut que le sens du fleuve, ou du porc était trop complexe, trop multiple, pour pouvoir se résumer en un seul mot ; mais il y a plus. Revenons à "Octobre". Ici, incontestablement, le mot existe. Ce mot est une phrase : "C'en est fait". Mais qu'est-ce que cela veut dire ? C'en est fait de quoi ? Claudel se garde bien de l'écrire ; et la formule qui lui est "communiquée" est certes parfaitement précise, mais aussi parfaitement plastique : c'en est fait de l'été, de la vie, de l'homme d'avant l'exil, de la vie laïque, de la création artistique... Comme jadis les formules tombant des lèvres des oracles, ce "mot" est susceptible d'être compris de maintes façons différentes. Sa densité vient assurément de cette plasticité ; est-ce pour autant ce qu'on peut appeler un "sens défini" ? une "signification immobile" ? Or ce poème n'est pas un exemple isolé : "Le Point", qui dans la seconde partie reprend le même motif ("Tout est consommé dans la plénitude") est justiciable d'un commentaire identique ; et il en va de même de l'aurore de "La Descente", ou de la tempête de "Tempête" : un commentaire qui ne verrait dans la première que la promesse de Ligugé, dans la seconde que l'affliction du consul contraint de renoncer au paradis de Fou-tchéou, mutilerait à l'évidence des textes dont Claudel s'est bien gardé d'arrêter le sens300. On citera ici le Journal :
Dans le dictionnaire aussi aucun mot ne répond exactement à ce qu'il signifie. C'est un signe et non pas une réduction (J, I, p. 699, décembre 1925).
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15Mais il y a plus. L'allégorie, la parabole, sont des constructions de l'esprit. À l'inverse du symbole, indique Todorov en commentant Goethe, "l'allégorie signifie directement, c'est-à-dire que sa face sensible n'a aucune raison d'être que de transmettre un sens"301. En d'autres termes, elle est agencée par une intelligence qui (non sans arbitraire : peu de genres font à la convention une part plus grande que l'allégorie) manipule des images afin de délivrer un sens. Est-ce bien ainsi que Claudel procède ? On a quelque peu occulté une partie, pourtant importante, du commentaire qu'il a donné de la question mallarméenne :
Ce mot de "veut dire" est extrêmement frappant en français, parce que "veut dire" ça exprime une certaine volonté. Cet arbre comme le banyan ou ce spectacle tel que je vois a une espèce de volonté secrète, de volonté latente qui nous pose une question somme toute - et à cette question nous sommes sommés de répondre : "Qu'est-ce que ça veut dire" ? (M.I., p. 79).
16Voici que la question a changé de sens : c'est désormais le questionneur qui est soumis à la question. Il est assailli par une volonté autre, à son tour sommé de répondre. Parlant des "choses" avec Amrouche, Claudel déclare : "Moi je suis persuadé qu'elles ont un sens, un sens comme celui du Sphinx : "Devine ou je te dévore", enfin..." (p. 84). Ou bien le monde est un spectacle, et en ce cas il n'y a rien d'autre à faire qu'à contempler le sens - mais un sens sans nécessité, et inerme, sans dents ni griffes ; ou bien le monde contient des monstres, et le sens est une arme dans la guerre qu'on leur livre. Cessant d'être l'objet d’une contemplation désintéressée, il est une force qu'on oppose à d'autres forces ennemies ; il faut donc qu'il soit adapté, et il se trouve, de ce fait, étroitement nécessité.
2. Le poème comme charme
17Si le poème est une allégorie, il peut sans doute dire le sens. Mais s'agit-il vraiment, s'agit-il seulement de dire ? Ce n'est pas l'opinion de "Religion et Poésie" :
Le domaine propre de l'art et de la poésie est, comme ce dernier mot l'indique, de faire (O. Pr., p. 59).
18Faire, donc ; mais quoi ? Claudel veut-il dire simplement qu’il n'y a pas de poésie avant le poème, que le poète est un artisan du verbe et la poésie "l'effet d’un certain besoin de faire, de réaliser avec des mots l'idée qu'on a eue de quelque chose"302 ? Ou bien entend-il suggérer autre chose, quelque chose qui serait à la fois singulièrement plus ambitieux, et moins généralement accepté, et qui tient à l'idée qu'il se fait du langage et de ses pouvoirs ? On connaît (lui-même les a parfois signalées) ses divergences avec les "étudiants purement scientifiques du langage"303. Le mot, puisque Claudel, à l'encontre des linguistes, raisonne volontiers sur le mot, n'est pas à ses yeux le produit d'un hasard ou d’une évolution historique. Le mariage d'un mot et d'une chose n'est ni arbitraire ni fortuit. Le mot chinois, assure la Philosophie du Livre, est "une image abstraite de la chose" (O. Pr., p. 72). Mais les lecteurs des "Idéogrammes occidentaux" savent qu'il n’en va pas autrement pour les mots français. Et ce n'est pas par référence à la seule culture chinoise que le Traité peut affirmer que le mot conserve le sens de la chose, "son intention, ce qu'elle veut dire et que nous disons à sa place" (Traité, III, O. Po., pp. 178-179) ou encore que "nommer une chose, c'est la répéter en court" (ibid., p. 136). Ce qui, développé, nous vaut d'inhabituelles théories linguistiques :
Quand je dis "le chien aboie", c'est le chien dans la pensée qui aboie, ce chien assimilé à qui j'impartis mon énergie de sujet ; je répète en court l'action, j'en deviens moi-même l'auteur, l'acteur (ibid., p. 179).
19Est-ce dire qu'écrire "Le Banyan", "Le Fleuve", "La Pluie", c’est se faire soi-même arbre, Yang-tseu, averse tropicale ? devenir eau ou bois ? tirer soi-même de la terre au ciel, ouvrir la terre par le milieu, préparer un plus sombre assaut ? Refaire en un mot ce travail qu'on voit faire aux arbres et aux éléments ? Est-ce dire que la poésie est une sorte de pratique magique, et que ce n'est pas en Chine seulement que la "religion du signe" a recruté des adeptes ?
20Claudel, bien sûr, se défend d'avoir jamais souscrit à de pareilles superstitions ; il se défend d'avoir jamais cru à l'efficace du langage :
Je ne suis pas de ceux qui croient que le Verbe puisse être remplacé par le Mot ; la formule douée d'un pouvoir magique ou incantatoire304.
21Sans doute. Néanmoins, c'est bien le même homme qui, dans le Traité, définit le mot "la formule de l'objet" (p. 179) ; qui n'hésite pas à écrire : "je deviens maître avec le mot de l'objet qu'il représente" (ibid., p. 178). Et quand dans "L'Harmonie imitative" il évoque
cette vertu incantatoire et surnaturelle que tous les temps et tous les peuples ont attribuée au mot écrit ou proféré (...) ; cette croyance qu’on appelle une chose en la nommant (O. Pr., p. 97).
22il n'en paraît guère indigné. Le paraîtrait-il qu'on aurait beau jeu de rouvrir une fois encore le Traité :
Nous disons bien que les mots sont les signes dont nous nous servons pour appeler les choses ; nous les appelons, en effet, nous les évoquons en constituant en nous l'état de co-naissance qui répond à leur présence sensible (O. Po., p. 178).
23Et plus loin :
Ce mot que nous prononçons appelle, nous devenons de lui sonores pour appeler, pour convoquer (nous proférons l'être) les différentielles destinées à en féconder l'effort, en le configurant, natal (ibid, p. 181).
24Y a-t-il, dans l'entreprise poétique de Claudel en Chine, quelque chose de ce désir mimétique et magique, une irrationalité fondamentale dissimulée derrière les attributs de la raison et la référence thomiste ? On se souvient que la question du sens ne présente autant d'intérêt que dans la mesure où celui-ci équivaut à un principe, à une âme unique où se concentre la substance, la vertu d'un objet divers305. On imagine volontiers Claudel, comme le Picasso de Malraux, plus avide de se donner des "armes" ou des "outils"306 que de polir des phrases... Et l'on pourrait alors comprendre la persistance dans les poèmes de traits sémantiques et de procédures stylistiques qui caractérisent une langue sacrale, liturgique ou magique.
25On s’est moqué de tels poèmes, de telles phrases, surtout, particulièrement obscures et contournées. Maladresse, dit-on ; jargon pseudo-mallarméen, idiome post-symboliste307 Assurément ; mais cette opacité n'en remplit pas moins une fonction : comme les "écarts" étudiés plus haut (mais de façon plus radicale) elle signale, pour parler comme Mallarmé, le second "état de la parole" ou, pour parler comme Claudel, un emploi non utilitaire du langage308 : ici cesse l'espace profane. Une langue sacrale est forcément obscure ; c'est bien là la langue qui convient à des poèmes qui sont, selon le mot d'André Vachon, autant d'"actions liturgiques"309 : une langue "quasi oraculaire, avec des sous-entendus d'une obscurité sacrée"310.
26On s'en convaincra mieux encore en relisant les apostrophes aux astres, aux éléments, à la nature, qui abondent dans le volume. Poèmes, ou prières archaïques ? Voyez ces invocations (païennes !) :
je vois toute la capacité de l'espace emplie de ta lumière, soleil des songes (...). Ô soleil de l'après-minuit ("Splendeur de la lune", pp. 204-205).
Soleil, redouble tes flammes ("Ardeur", p. 214).
Ô lumière, noie toutes les choses transitoires ("La descente", p. 222).
Ô bords autour de moi de la coupe ! c'est de vous que nous recevons les eaux du ciel ("Salutation", p. 288).
Belle aurore ! (...) Bois, que je ressente jusqu'aux plantes dans le sein de cette liqueur où je suis enfoncé l'ébranlement de ta lèvre qui s'y trempe ("Libation au jour futur", p. 358).
27voyez ces subjonctifs jussifs :
Que ma bouche soit pareille à celle de cette source ("La Source", p. 297).
Que je ne périsse point dans la nuit ! que je dure jusqu'au jour ! que je ne m'éteigne que dans la lumière ! ("La Lampe et la Cloche", p. 334).
Que le soleil se lève ! ("Libation au jour futur", p. 358).
Que je ne périsse pas avant l'heure la plus jaune ("L'heure jaune, p. 365).
28Rhétorique ? Il se peut. Mais le choix d'une telle rhétorique a au moins valeur de signe : c'est le signe que la parole ne prétend pas seulement dire, ou que le dire, ici, est - voudrait être - un moyen de faire. S'il permet d'énoncer un sens, le poème est aussi l'instrument magique qui entend conjurer le malheur, commander aux astres, et parer les vœux d'une solennité favorable à leur efficace ; ou plus exactement la recherche du "mot", du sens, du "qu'est-ce que ça veut dire", n'est pas autre chose que la recherche de ce qui, dans la magie, s’appelle le "vrai nom", celui qui manque à l'auteur de "Pagode". L'allégorie, la parabole, dissimulent un charme : de la formule qu'il convoite, Claudel attend moins un savoir qu'un pouvoir. On peut appliquer très exactement à l'entreprise qu'il poursuit dans Connaissance cette proposition tirée des Cahiers de Valéry :
Le but profond, caché, inavoué, de la pensée spéculative, est d'arriver au point (imaginaire) où la pensée agirait directement sur les choses.
C’est l'antique magie. - Car s’il n’en est pas ainsi, la pensée même ne rime à rien. Faire un tableau résumé du Tout, prescrire la conduite de l'homme, ordonner les idées - disserter, discuter, tout ceci n'est pas d'un grand intérêt.
L'ambition secrète du penseur est plus... naïve. - Elle ne se borne certainement pas à produire des excitations intellectuelles, de l'ivresse conceptuelle, de l'illusion intuitive. Il voudrait bien, le sorcier, déplacer une masse, élever la température d'un corps - sans agir qu'au dedans de soi. Mais il a dû se borner à mouvoir des hommes, des passions, des images311.
3. L'Orient de l'écriture
29Bien entendu, Claudel, quelque désir qu'il ait de se faire "sorcier", n’ignore aucunement la restriction finale. Nous avons rappelé, chemin faisant, qu'il s'est explicitement défendu d'ajouter foi à l’efficace du langage, de confondre le Verbe et le mot. Et l'on pourrait citer bien des textes de lui qui laissent apercevoir, sous la robe du mage ou de l'exégète, un artiste très conscient des ressources de son art, et qui se soucie aussi, ou surtout, d'employer les objets naturels comme des instruments rhétoriques aptes à mieux émouvoir le lecteur, à mieux mouvoir, comme l'indique Valéry, les hommes et les passions. Ainsi le Journal :
Différentes sortes d'images. On peut, par une chose matérielle suggérer une autre chose matérielle, par exemple je compare la lune à une navette. Toutes les images de Renard sont de ce genre. Ou bien l'on peut par une image matérielle suggérer une chose spirituelle : l'étendue de son intelligence, la tempête des Révolutions. L'intérêt de l'image n'est plus son exactitude, mais la force, l'envergure qu'elle apporte à l'idée, en la rendant perceptible aux sens. Il y a plus en nous qui est ébranlé, qui est sensible à l'idée. L'image réunit trois avantages : une idée si complexe qu'il serait sans doute difficile de la faire entendre directement, une émotion plus grande s'adressant à un domaine perceptif plus étendu, l'utilisation comme par référence à un dictionnaire de ce monde physique qui nous entoure (...). L'image peut avoir pour but d'échauffer, d'émouvoir l'auditeur, de le faire sentir et penser davantage (J., I, p. 699).
30Voilà qui nous porte à douter (encore !) que le symbolisme de Claudel soit uniquement "médiéval" ; il ne s'agit plus ici de décrypter le sens déposé par Dieu dans les choses, pas davantage de trouver le "vrai nom" capable d'agir sur l'objet, mais d'employer adroitement les "images matérielles", en technicien averti des ressources du langage. On se souvient d'ailleurs que l'amateur d'allégorie, l'exégète de la création, est également capable d'écrire, à propos de son Agamemnon, le 26 février 1897 :
Cette rhétorique n'est-elle pas saine qui fait employer un mot non pas précisément à cause du sens qu'il peut avoir, mais parce qu'il paraît faire bien, et créer la lacune que seul il comble ? C'est au lecteur de s'y reconnaître comme il peut, ou de mettre le bouquin aux lieux, l'ayant perforé d'une ficelle (à Pottecher, CPC, I, p. 105).
31On se gardera de suivre ce dernier conseil ; mais on ne s'abstiendra pas de relever l'éclipse du mage derrière l'artiste. Certes, cela n'a rien d'inexplicable dans une correspondance amicale et confraternelle. Il reste que l’on se sent tout à coup éloigné de l'inspecteur de la Création, et qu'une telle désinvolture à l'égard du sens peut surprendre chez qui fait profession d'exégète : cette lettre est, à quatre mois près, contemporaine d’"Octobre", composé selon toute apparence en octobre 1896...
32Cependant ce paradoxe, ou plutôt ce double langage, si l'on veut bien retirer à cette locution toute nuance péjorative, n'a rien que de très explicable. Plusieurs ont rappelé, à propos des rapports de la poésie et de la magie312, qu'il ne suffit pas de mettre en évidence les diverses survivances de la seconde dans la première : il faut aussi indiquer en quoi l’une et l'autre demeurent distinctes ; le destin du désir n'est pas le même dans les deux cas. Le mage croit à l'efficacité du charme, il attend de lui que la pluie tombe, que le soleil paraisse, que le malade guérisse. Le poète, lui, ne fait qu'imiter la forme du charme ; le texte littéraire, poétique, fait comme si il était un texte magique, bien que chacun sache qu'il n'en est rien : les signes impuissants se comportent comme s'ils étaient puissants. Le "double langage" dont il était question plus haut est la conséquence prévisible de ce "comme si".
33Mais il y a plus. L’équation (qui est dans le Traité) entre le langage et l’action, la théorie de l'écriture comme répétition "en court" de l'action, ne font pas l’unanimité dans ce que Claudel appelait le "conseil d'administration intérieur" ; et la rencontre avec la Chine a plutôt contribué, semble-t-il, à l'affaiblir, dans la mesure où la culture chinoise, et tout spécialement la contemplation des idéogrammes, procure à Claudel le moyen de rêver une écriture où l’être prévaudrait sur le faire, l'immobilité sur le mouvement. C'est ce qu'expose, dès le début du livre, "Religion du Signe" :
Toute écriture commence par le trait ou la ligne (...). Ou donc la ligne est horizontale, comme toute chose qui dans le seul parallélisme à son principe trouve une raison d'être suffisante ; ou, verticale comme l’arbre et l'homme, elle indique l'acte et pose l'affirmation ; ou, oblique, elle marque le mouvement et le sens.
La lettre romaine a eu pour principe la ligne verticale ; le Caractère Chinois paraît avoir l'horizontale comme trait essentiel (p. 136).
34Une trentaine d'années plus tard, les "Idéogrammes occidentaux" expriment la même intuition ; et plus tard encore, en 1938, un texte publié par Verve, et récemment réimprimé dans le Bulletin de la Société Paul Claudel :
L'idéogramme chinois est un être, la lettre occidentale est surtout un acte, un geste, un mouvement ("Idéogrammes occidentaux", O. Pr., p. 89).
Quand j'écris : Je vais à la maison, me servant de ma plume à la manière de mes jambes, je répète en court l'acte qui m'y a amené et qui continue à entraîner le lecteur. Mais le Chinois, d'un poil délicat et noir, se borne à élever à la dignité de figures trois concepts en quelque sorte impersonnels : Moi - aller - maison. C'est au lecteur, après l'écrivain à transformer en mouvement ce qui n'était que juxtaposition. Il y a évocation d'un fait, il n'y a plus communion avec un acte. Il n'y a plus suite, il y a émanation de rapports313.
35La "communion avec un acte", la répétition "en court" de l'action, qui, selon le Traité, caractérisent le langage (sans autre précision), ne valent plus, d'après ce texte, que pour les langues d'Occident ; l'Orient au contraire, et plus spécialement l'écriture orientale, en harmonie avec le principe de non-agir du Tao, peint les figures d'un être immobile.
36Or, il est manifeste que les propositions de Claudel sur l'idéogramme, la définition qu'il en donne, les qualités qu'il lui prête, n'ont pas uniquement un intérêt ethnographique, ou référentiel. La place qui est faite, dans le dernier texte cité, à la notion de "rapports", qui est une notion clé de la poétique claudélienne, suffit à désigner l'idéogramme comme une métaphore du poème. Il serait facile de montrer de surcroît que la juxtaposition, qui est ici donnée pour l'une des caractéristiques de la phrase chinoise, est aussi un des traits remarquables de la phrase claudélienne dans Connaissance. C'est à cela, notamment, que servent les nombreux participes présents : fréquemment utilisés dans des constructions appositives, ce sont eux, principalement, qui nous valent ces phrases qu'on croirait faites de blocs juxtaposés. Ils font obstacle à la fluidité naturelle, au legato, à ce que Claudel appelle, dans les lignes qui précédent immédiatement celles que nous avons citées, le "courant", la "liaison ininterrompue du discours"314. L'implicite métaphore qui fait des "grandes inscriptions" exposées derrière les autels, et du temple tout entier de "Religion du Signe", une figuration du Poème affiché sur la page et enfermé dans son cadre, n'a donc rien de forcé ni d'artificiel :
La salle vaste et haute a l'air, comme du fait d'une présence occulte, plus vide, et le silence, avec le voile de l'obscurité, l'occupe. Point d'ornements, point de statues. De chaque côté de la halle, nous distinguons, entre leurs rideaux, de grandes inscriptions, et, au-devant, des autels. Mais au milieu du temple, précédée de cinq monumentales pièces de pierre, trois vases et deux chandeliers, sous un édifice d'or, baldaquin ou tabernacle, qui l'encadre de ses ouvertures successives, sur une stèle verticale sont inscrits quatre caractères.
L'écriture a ceci de mystérieux qu'elle parle. Nul moment n'en marque la durée, ici nulle position le commencement du signe sans âge : il n'est bouche qui le profère. Il existe, et l'assistant face à face considère le nom lisible (pp. 138-139).
37Il est intéressant de rapprocher ce texte de la "Justification" qui figure en tête de l'édition dite "coréenne" de Connaissance (édition, rappelons-le, que Claudel préférait à toute autre) :
Voici l'exemple classique du Livre : un format discrètement allongé, des marges dont la majeure est toujours celle de tête, un cadre à doubles filets entourant la double page repliée (...).
L'ornement essentiel du texte est ici donné par les sceaux filigranant les majuscules onciales, peintes et gravées dans le style des cachets littéraires qui les recouvrent et les enveloppent de courbes authentiques. Le lecteur occidental remarquera la présentation du titre de chacun des poèmes : un titre s’inscrit dans une loge rectangulaire dessinée par le filet supérieur et empiétant sur la marge de tête. Qu'il ne croie point à une justification seulement décorative. Ceci est plus que volontaire : exigé, ordonné par les convenances et par les rites. C'est la "Surélévation respectueuse des Caractères" dont la hiérarchie se compose d'un degré, de deux ou de trois selon qu'il s'agit de la Dynastie régnante, des Saints et des Sages, des Empereurs morts ou du Ciel. L'écriture occidentale ne se prêtant pas à cette distinction, on a fixé un degré unique : un degré humain, non moins respectueux.
38Certes, ce texte n'est pas de Claudel, et l'édition ici "justifiée" est l'œuvre de Segalen plutôt que la sienne. Mais c'est une édition à laquelle il a applaudi ; et il est particulièrement instructif de constater les convergences qui existent entre ces lignes et Religion du Signe : même souci d'encadrement, même mise en scène de l'écriture tendant à l'élever au-dessus du profane. Mais surtout, la typographie imaginée par Segalen (Segalen qui fut fort étonné d'apprendre, après avoir lu Connaissance, que Claudel ne savait pas le chinois315) met en évidence la tentation pour l'autre système d'écriture ; elle rend en quelque sorte visible la tentation de l'idéogramme qui apparaît dans Religion du Signe, et ce va-et-vient entre deux cultures, entre deux systèmes d'écriture.
39Or, cette tentation, cette séduction (que Claudel partage avec bon nombre d'occidentaux ses contemporains, au premier rang desquels Mallarmé) est lourde de conséquences. En plaçant Connaissance sous le patronage de Saint Thomas, en invitant à y reconnaître l'œuvre de l'intelligence et de la volonté, Claudel, de façon presque hyperbolique, signifie l'occidentalité de son livre, l'ancre dans une culture rationnelle et chrétienne qui ne peut être qu'européenne. Les divers motifs étudiés dans le chapitre quatre vont dans le même sens, puisqu'ils montrent un Claudel habité par cette volonté de conquête qui est, à ses yeux mêmes, un des traits constitutifs de l'"Occident".
40Mais sont-ce bien là les seules vertus de ce livre de l'Est ? En acceptant (en souhaitant) que son livre mime physiquement un livre chinois, en rêvant de faire de son poème une sorte d'idéogramme, en imitant, dans sa syntaxe, la juxtaposition de l'écriture chinoise, Claudel indique clairement le désir qu'il a de l'Orient. Or qu'est-ce que l'Orient, sinon l'envers de l'Occident ? le lieu où nos vertus rencontrent leurs limites, et se découvrent "barbarie" ? où l'horizontal se substitue au vertical, l'esprit de conquête au "pacte exquis", l'exaltation de la volonté à la sagesse du non-agir, et, à l'intelligence raisonneuse, avide de définitions, un art de l'allusion et du sous-entendu qui fait la meilleure part au vide, et à ce que "Çà et là" nomme "le soin de taire" ? Ce poète champenois n'est-il pas plus oriental qu'il ne l'a dit ?
Les Japonais apportent dans la poésie comme dans l'art une idée très différente de la nôtre. La nôtre est de tout dire, de tout exprimer. Le cadre est complètement rempli et la beauté résulte de l'ordre que nous établissons entre les différents objets qui le remplissent, de la composition des lignes et des couleurs. Au Japon, au contraire, sur la page écrite ou dessinée, la part la plus importante est toujours laissée au vide. Cet oiseau, cette branche d'arbre, ce poisson, ne servent qu’à historier, qu'à localiser une absence où se complaît l'imagination316.
41Ainsi en va-t-il au Japon. Au Japon seulement ?
Notes de bas de page
284 Voir par exemple "Figures et Paraboles" ; une des sections de L'Œil écoute s'intitule "Quelques exégèses". Le terme d'exégèse est par ailleurs utilisé couramment pour désigner le long travail de commentaire ou de paraphrase des textes sacrés qui occupa la dernière période de la vie de Claudel ; lui - même toutefois, comme le rappelle G. Antoine, a tardivement récusé ce terme (P. Claudel ou l'Enfer du Génie, p. 347).
285 Robert définit la parabole comme un "récit allégorique des livres saints, sous lequel se cache un enseignement moral ou religieux" ; Bescherelle et Littré comme une "allégorie qui renferme quelque vérité importante". Littré précise qu'il y a entre parabole et allégorie "non une différence de signification, mais une différence d'emploi. Allégorie est le terme générique ; parabole ne s'emploie guère qu'en parlant des livres saints". Aux yeux de la poétique moderne, l'un et l'autre se laissent définir comme une métaphore filée, ou un réseau de métaphores. Voir P. Ricœur La Métaphore vive, Seuil, 1975, pp. 218 et 306 sq.
286 Béguin, "Note sur Mallarmé et Claudel", op. cit., p. 109.
287 Blanchot, "Une Œuvre de P. Claudel" in Faux Pas, p. 333.
288 A. Vachon, Le Temps et l'espace dans l'Œuvre de P.C., p. 223.
289 "Octobre m'a ému. Ce serait une chose à lire sur ma tombe" (J., I, p. 737).
290 T. Todorov, Théories du Symbole, pp. 235 et suivantes.
291 "Quelques Planches du Bestiaire spirituel", O. Pr., p. 982.
292 Voir le Psaume 19 :
"Les cieux racontent la gloire de Dieu
Et l’œuvre de ses mains le firmament l'annonce
Le jour au jour en publie le récit
Et la nuit à la nuit transmet la connaissance."
293 E. Kantorowicz L'Empereur Frédéric II, p. 311. Kantorowicz indique également que le Moyen Âge fut bien loin de comprendre la nature "comme un être vivant, mû par ses propres forces et animé par sa propre vie. On n'attachait aucune importance à la vie de la nature (...)" (pp. 310-311). Et il ajoute un peu plus loin : "On avait perdu l'habitude de regarder avec ses yeux et l'on cherchait le sens spirituel des choses non pas en partant de la vie et de l'homme, mais en abordant les choses à la lumière de la pensée universelle" (p. 312). Ceci indique suffisamment tout ce qui sépare Claudel (par ailleurs si sensible à la couleur, dédaignée dans les descriptions médiévales) du symbolisme propre au Moyen Âge.
294 Comme ce fut le cas de certains jardins médiévaux, ainsi que le rappelait l'exposition Le Temps des Jardins, qui s'est tenue au château de Fontainebleau en août-septembre 1992.
295 Dans La Légende de Prakriti, O. Pr, p. 946.
296 Littré, art. "Allégorie".
297 C'est là, selon Goethe cité par T. Todorov, l’un des traits qui distinguent le symbole de l'allégorie. Le symbole, dit Todorov, "s'adresse à la perception et à l'intellection ; l'allégorie, en fait, à la seule intellection" (op. cit., p. 237).
298 Rematérialiser, Vrin, 1985, p. 35.
299 Dans sa note de la NRF à propos de L'Oiseau noir dans le Soleil levant, p. 639. Rappelons que pour Mallarmé, pareillement, la célèbre question "comporte non pas une réponse, non pas une explication, mais une authentification" ("La Catastrophe d’Igitur", O. Pr., p. 511).
300 Là encore, il s'agit d'une des différences traditionnellement mentionnées entre le symbole et l'allégorie : "Le sens de l'allégorie est fini, celui du symbole est infini" (T. Todorov, op. cit., p. 243).
301 Ibid p. 238.
302 "Lettre à l'Abbé Brémond sur l'Inspiration poétique" O. Pr., p. 45. D. Millet-Gérard, dans son article "P.C. et la dangereuse Métaphysique du Beau" rappelle que la fonction du poète est "d'imiter humblement le Créateur avec l'instrument qui est le sien" (BSPC, no 125, p. 10).
303 "L'Harmonie imitative", O. Pr., p. 97. Le point de vue scientifique a d'ailleurs pu se nuancer depuis que Claudel écrivait ces lignes ; Claude Hagège, citant les "Idéogrammes occidentaux", condamne le peu d'intérêt de la plupart des linguistes pour l'écriture "jamais totalement arbitraire, comme le sont en principe les signes qu'elle note" (L'Homme de paroles, p. 117).
304 "L'Art et la Foi", O. Pr., p. 66.
305 C'est le cas, exemplairement, dans "Le Fleuve" : "C'est l'Asie en marche qui débouche...".
306 Le Miroir des Limbes, II, p. 299.
307 Voir ci-dessus ch. 2.
308 Mallarmé, "Variations sur un sujet" : "Un désir indéniable à mon temps est de séparer comme en vue d'attributions différentes le double état de la parole, brut ou immédiat ici, là essentiel" (O.C., p. 368). Voir aussi, de Claudel, la "Lettre à l'Abbé Brémond sur l’Inspiration poétique", O. Po., p. 48.
309 A. Vachon : Le Temps et l'espace dans l'œuvre de P. Claudel, p. 226.
310 Lettre de Claudel à Pottecher 29.09.93, CPC, I, p. 80. Il s'agit, dans cette phrase, de l'Agamemnon d'Eschyle, que Claudel était en train de traduire. Mais cette langue est aussi celle que Claudel convoite (au moins par endroits) dans CE.
311 Valéry, Cahiers, I, p. 519.
312 Par exemple Thomas Greene, dans un cycle de conférences au Collège de France en février-mars 1989, intitulé "Poésie et magie".
313 BSPC no 109, 1er trimestre 1988, non paginé.
314 Ainsi les premières phrases de "Portes", ou celles de "Décembre" : "Balayant la contrée et ce vallon feuillu, ta main, gagnant les terres couleur de pourpre et de tan que tes yeux là-bas découvrent, s'arrête avec eux sur ce riche brocart". Les participes apposés aboutissent à une phrase qui paraît faite de blocs juxtaposés ; cette syntaxe fait obstacle au continu de la phrase. Voir aussi "Le Porc” : "et toute odeur qu'il sent, y appliquant son corps de pompe, il l'ingurgite". On voit clairement ici la segmentation en trois blocs. C'est au lecteur "à transformer en mouvement ce qui n'était que juxtaposition". André Espiau de la Maëstre a publié dans le BSPC no 42 une étude intitulée : "Présence et Participation : l'Emploi du Participe présent chez Claudel", où il propose des "suggestions" concernant ce "tic d'écriture" qui lui semble (à bon droit) imité du latin. Il relève notamment la fréquence des participes apposés.
315 Voir à ce sujet H. Bouillier, V. Ségalen, p. 140.
316 "À travers la littérature japonaise", in Contacts et Circonstances, O. Pr., p. 1162.
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