Introduction
p. 7-22
Texte intégral
1Il faut le dire d'emblée : la fortune critique de Connaissance de l'Est n'est pas à la mesure de ses qualités littéraires. En dépit de plusieurs publications intervenues depuis 1967, le jugement porté à cette date par B.-P. Howells, dans un article significativement intitulé "An introduction to some prose poems by Claudel", demeure globalement exact : à quelques exceptions près, la critique a "négligé Connaissance"1. Est-ce la faute, comme le suggère l'universitaire britannique, au voisinage des "Cinq Grandes Odes", dont la réussite aurait "ébloui" les commentateurs, au point d'occulter les mérites propres au recueil qu'André Suarès appelait le "livre de l'Est"2 ? Est-ce l'effet de la préférence que la critique claudélienne a toujours accordée au théâtre sur la poésie ? Ou bien est-ce que Connaissance a souffert d'être rangé, y compris par certains de ses admirateurs, dans la catégorie des "œuvres de jeunesse" ? Quoi qu'il en soit de ces raisons, la bibliographie claudélienne, dont on n'ignore pas la propension à l'obésité, montre une singulière maigreur quand il s’agit de Connaissance : aujourd'hui encore il n'existe, hormis l'édition commentée par Gilbert Gadoffre, aucun livre de critique qui lui soit entièrement consacré, et les articles eux-mêmes sont curieusement clairsemés.
2Peu étudié, le recueil chinois n'est pas pour autant méconnu. La sévérité surprenante d'Albert Béguin, qui ne voulait y voir qu'un "apprentissage technique, dont on n'aperçoit plus guère la trace dans la prose autrement substantielle à laquelle Claudel aboutit plus tard"3 demeure exceptionnelle, et les témoignages d'admiration, venant de critiques ou de créateurs, n'ont jamais manqué. Henri Mondor, dans son Claudel plus intime, mentionne à plusieurs reprises ce
recueil si saisissant pour deux ou trois mille personnes avant 1914 (p. 14).
3ce
livre unique dans notre littérature par le nombre et la diversité des pièces de prose (p. 26).
4Il cite, pour corroborer son admiration, quelques lignes de Francis de Miomandre4, des extraits d'une lettre d'Arthur Fontaine à Francis Jammes en 1905 :
Plus je lis Connaissance de l'Est, et plus je trouve que c'est un livre de génie. Quelle vigueur de pensée et quel style ! On éprouve un plaisir complet et un étonnement religieux. On est empoigné5.
5Le même Francis Jammes partageait (en partie au moins) cet enthousiasme, qui écrivait à propos du "Cocotier" :
Je demeure à jamais ébloui de cette fleur tropicale6.
6On pourrait mentionner encore la ferveur de Gabriel Frizeau pour qui ce livre fut l'un des instruments du retour à Dieu7, l'enthousiasme de Jacques Rivière, qui, en 1906, confiait à Alain Fournier :
J'ai lu Connaissance de l'Est. Quand Claudel n'eût écrit que ça, il était le plus grand poète de notre temps8.
7On pourrait encore citer quelques lignes d’André Gide, prié par Claudel, absent, de revoir les secondes épreuves de son livre, et qui notait dans son Journal, le 24 avril 1907 :
Admirable Connaissance de l'Est, que je revois en détail. Certains chapitres, moins pleins, moins heureux, ne déparent pourtant pas le livre ; un grand nombre sont de la plus altière beauté.
8On n'a donc aucune raison de suspecter sa sincérité lorsque, le 20 juin de la même année, il écrit à Claudel pour lui dire le plaisir qu'il a pris à ces corrections
fortifiant encore, par cette minutieuse lecture, la grande admiration que j'ai de votre petit livre9.
9Enfin, on ne peut éviter de mentionner le nom de Victor Segalen. Segalen, qui publia à Pékin l'édition dite "coréenne" du recueil (considérée par Claudel comme l'édition de référence) et dont l'Essai sur l'Exotisme se réfère à diverses reprises à Connaissance, écrivait à l'auteur, le 25 janvier 1915 : "Connaissance, vous le savez, est ma proie et ma nourriture, même en Chine". Cette œuvre lui livre, ajoutait-il
avec une richesse, une puissance non pareille tout l'arrière-monde et le poignant mystérieux humain sans quoi je me jetterais au cou de n'importe quelle croyance (ibid.).
10Belle récolte, tout de même, pour un "apprentissage technique"...
11Il reste, bien sûr, que ces enthousiasmes ne font pas un commentaire. Et ils ne peuvent rien contre cette fragmentation de la critique que nous évoquions plus haut, et qui oblige, la plupart du temps, à glaner les références à Connaissance de l'Est dans les pages ou dans les index d'ouvrages qui ne font pas du recueil l'objet central ou principal de leur réflexion, soit qu'ils se concentrent délibérément sur un fragment (ainsi la belle étude consacrée au "Riz" par Jean-Pierre Richard dans un chapitre de ses Microlectures) soit qu'à l'inverse ils cherchent dans le corps de ce livre les matériaux d'une réflexion qui en excède les limites. Plus étonnant : il en va de même de plusieurs articles, et parmi les plus éclairants. Plusieurs ne concernent Connaissance de l'Est que pour partie (ainsi la très remarquable étude que Maurice Blanchot a consacrée, en 1955, dans la NRF, à "L'autre Claudel") ou même de façon oblique (par exemple l’admirable compte rendu que Gabriel Bounoure a rédigé, en 1931, pour L'Oiseau noir dans le Soleil levant, et qui multiplie les références à Connaissance). On peut s'étonner qu'un recueil d’une telle qualité ait surtout suscité ce genre de commentaires obliques, alors que par ailleurs il n'existe pas, ou trop peu, de commentaire globalisant en fonction duquel ordonner ces fragments. Nous manquons, si j'ose dire, d'une théorie de Connaissance de l'Est.
*
12Au fait, en manquons-nous vraiment ?
13Dans ce rapide survol de la littérature critique, il est un nom, entre plusieurs autres, que nous avons omis : c'est le nom de Claudel lui-même. Or Claudel, dans les entretiens qu'il a eus avec Frédéric Lefèvre, d'abord, en 1925 puis, surtout avec Jean Amrouche en 1951, n’a pas manqué de commenter son recueil, précisant ses intentions, avouant des influences, signalant même des arrière-plans ; deux des 42 entretiens radiodiffusés dont le texte constitue aujourd'hui les Mémoires improvisés sont consacrés entièrement à Connaissance.
14Bien des commentaires ultérieurs lui sont redevables. Celui que propose, l'un des tout premiers, Jacques Madaule, dans Le Génie de Paul Claudel, se présente explicitement comme un développement de la glose claudélienne. Citant, dès la seconde des 20 pages qu'il consacre à Connaissance, les quelques phrases rapportées par F. Lefèvre, J. Madaule écrit :
Ces quelques phrases contiennent l'essence de tout commentaire possible de Connaissance de l'Est. Il suffit de les analyser (op. cit., p. 140).
15Sans doute la fidélité au point de vue de l'auteur est-elle rarement revendiquée avec aussi peu de détours ; il reste que l'intelligence et la forte cohérence du commentaire que Claudel a donné de son propre livre n’ont pas manqué d'exercer une séduction intellectuelle qui est bien de nature à servir son autorité, quoi qu'on puisse penser par ailleurs de la polysémie des textes, et de la liberté du lecteur.
16Que dit Claudel ? L'un des traits les plus marquants, sinon les plus prévisibles, du commentaire qu'il donne en 1951 (c'est-à-dire, ne l'oublions pas, un demi-siècle après l'achèvement du recueil) est assurément l'insistance avec laquelle il met en relation la composition de Connaissance et la poursuite du mouvement d'instruction et de conversion engagé en 1886 près du pilier de Notre-Dame :
Mais les cinq ans que j'ai passés en Extrême-Orient ont été aussi la continuation de l'œuvre d'instruction et de catéchèse, si vous voulez, que je poursuivais. C'est pendant ces cinq ans que j'ai lu et annoté d'un bout à l’autre les deux Sommes de Saint Thomas, qui m'ont été extrêmement utiles à tous les points de vue, soit au point de vue spirituel, soit au point de vue artistique, parce qu'elles m'ont formé l'esprit et m'ont donné un instrument extraordinaire, non pas seulement au point de vue rationnel, mais au point de vue artistique (M.I, p. 146).
17Amrouche approuve et renchérit : "On suit d'ailleurs dans Connaissance de l'Est même ce progrès dans la connaissance et dans l'assimilation de la doctrine..." (ibid.). Or ce progrès, ce processus (que l'on hésite à appeler un processus d'évangélisation, tant le souci du dogme paraît avoir le pas sur les vertus évangéliques) n'est jamais séparé, ni même distingué, dans les pages des Mémoires consacrées à Connaissance, d’un processus de rationalisation ; la formation "rationnelle" se confond avec la "spirituelle". Lorsque Amrouche avance (prudemment) l'idée d'un renoncement final "à ce mode de conquête purement intellectuel du monde" (M.I., p. 159), un "abandon de cet effort constamment tendu vers la connaissance intelligible" (ibid. p. 164), Claudel refuse de le suivre. Et lorsqu'il fait valoir que le Dieu de Connaissance ne lui paraît guère sensible au cœur, lorsqu'il suggère que l'auteur de ce livre ne paraît pas avoir "trouvé Dieu véritablement", l'intéressé rétorque, posément et sans s'indigner :
Rationnellement, il était là (ibid., p. 149).
18La belle formule de Saint-John Perse, dans sa contribution au numéro d'hommage de la NRF en 1955 : "son ascension s’opère au cric de la raison"10, ne s'est jamais mieux appliquée. Certes, Claudel le rappelle, "l'homme est indéchirable" (p. 160), et un poète n'a "jamais trop d'aucune de ses facultés" (ibid.) : cependant, ces assertions, qui lui sont familières, interviennent ici non pour demander qu'on fasse place à la sensualité, par exemple, ou à l'irrationnel, mais à "l'intelligence" et à "la volonté". Connaissance de l'Est, à en croire le Claudel de 1951, est contemporain d'une modification de son goût et de son esthétique :
Eh bien, je commençais à ce moment-là à prendre plaisir à la logique, à voir les choses s'exprimer d'une manière complètement rationnelle et raisonnable, parce que la raison et l'esprit de distinction jouent un rôle dans l'art comme partout ailleurs (M.I., p. 154, je souligne).
19Mallarmé lui-même, mentionné comme l'inventeur de la question ("Qu'est-ce que ça veut dire ?") qui aurait procuré à Claudel sa méthode, est enrôlé sous la bannière de l'intelligence discursive. On ne s'étonnera donc pas si "presque partout dans Connaissance de l'Est (...) l'intelligence et la raison interviennent", si la définition occupe une place essentielle :
La définition joue un rôle très important. Cela commence toujours par une espèce de définition intérieure, comportant des conséquences (pp. 154-155).
20si l'"explication" de l'objet est le terme assigné à l'activité poétique :
À ce propos de l'intelligence, je ne sais pas si vous avez dans ce recueil un poème qui s'appelle "Le Fleuve". Pour expliquer ce que c'est qu'un fleuve, je dis qu'il fuit d'un poids plus lourd vers le centre plus profond, d'un cercle plus élargi. Il me semble qu'il y a toute l'explication d'un immense phénomène fluvial là-dedans (p. 161).
21Réservons pour l’instant la difficile question religieuse, et la façon dont elle s'inscrit dans le texte de Connaissance. Mais on ne peut éviter d'indiquer d'entrée de jeu combien l'esthétique revendiquée dans ces pages des Mémoires fait figure de paradoxe : non seulement les idées ici exposées se situent aux antipodes des représentations dominantes, en 1951 comme en 1995, qui rangent la poésie du côté de l'imaginaire, du rêve, de l'inconscient, de la folie, bref, du non-rationnel ou de l'antirationnel explorés au moyen d'outils qui ne sont pas forcément ceux de la conscience claire11, mais Claudel lui-même, à diverses reprises, et notamment en 1925 dans une célèbre parabole, s'est fait l'avocat d'une poétique dans laquelle les démarches rationnelles sont clairement subordonnées. Animus "a lu un tas de choses dans les livres", et il a des "théories", mais "c'est Anima qui a toute la fortune, lui est un gueux et ne vit que de ce qu'elle lui donne"12. Or, en 1951, Amrouche peut présenter Connaissance de l'Est comme un "inventaire patient, tout raisonnable, tout intellectualiste" (M.I., p. 161) sans s'attirer de démenti. Claudel abonde au contraire dans son sens, reprenant le nom de Descartes avancé par le questionneur (p. 158), insistant sur l'appétit de "connaissance" et de "compréhension" (p. 155) qui l'habitaient alors, et sur l'usage qu'il fait, pour parvenir à ces fins, des procédures de la logique13.
22Paradoxe, donc. Mais pourquoi la vérité ne serait-elle pas paradoxale ? On ne saurait prétendre, en tout cas, que l'analyse critique des textes démente absolument les affirmations des Mémoires. Sur plusieurs points, au contraire, elle est de nature à les étayer, et à nous convaincre de leur justesse. Ce n’est pas en vain que certains titres ("Sur la Cervelle", "Proposition sur la Lumière") semblent convenir à des exposés philosophiques ou scientifiques, plutôt qu’à ce que nous sommes désormais convenus de nommer un poème. Plusieurs des paragraphes du "Pin" ne seraient pas déplacés dans un ouvrage de biologie ; et, de façon plus générale, on ne peut manquer d'être frappé par la visibilité délibérée des connecteurs logiques en maintes pages du volume. Cette syntaxe carrée14, cette prose à grosses jointures, à laquelle la lourdeur voulue de l'appareil syntaxique prête quelque chose d'une prose latine15, attachent l'une à l'autre les propositions comme le ciel de "Décembre" s'attache à l'horizon : "par des mortaises" ! Si d'autres se soucient d'alléger la phrase, Claudel, lui, dirait-on, se préoccupe surtout de l'épaissir. Il ne trouve jamais les nœuds assez gros, préférant systématiquement la solidité du que à la fluidité du où dès qu'ils sont en concurrence16, n'hésitant pas à user d'une locution aussi lourde (et aussi peu claire) que ne...pas...si...que...17. Volontiers il imite la formulation des axiomes mathématiques :
Toute porte fermée ouvre moins que ne clôt le vantail qui l'implique (p. 189).
23dispose des théorèmes abrupts et des sentences irrécusables :
Il n'est de rien matière que l’or seul (p. 194).
24Or, cette solidité textuelle se trouve encore corroborée par le choix des objets que ces poèmes ont élus, et qui semblent moins propres à évoquer la féminité subtile d'Anima que la rusticité virile de son conjoint : le banyan aux "muscles" durcis par l'effort, le porc "massif et tout d'une pièce", le profond "ouvrage fortifié" que le continent établit en limite de l'Océan ("La Terre vue de la Mer"), signalent, comme le fait aussi, d'une autre façon, la syntaxe, un puissant appétit de solidité ; ils indiquent la séduction exercée sur Claudel par la poétique des solides, qui est, Bachelard l'a montré18, une poétique de la volonté : la "virilité" du sujet se mesure à la puissance des objets vers lesquels son désir le porte, c'est-à-dire à la résistance qu'il est capable d'affronter. Or elle est ici formidable. Nous avons cité "La Terre vue de la Mer" :
Arrivant de l'horizon, notre navire est confronté par le quai du Monde, et la planète émergée déploie devant nous son immense architecture (...). Pour défendre le Soleil contre la poursuite de l'Océan ébranlé, le Continent établit les profonds ouvrages de ses fortifications (...) (p. 284).
25Mais on pourrait citer "La Tombe" :
Entre les avancements massifs des bastions carrés qui le flanquent, et derrière la tranchée profonde et définitive du troisième ru, un mur ne laisse point douter que ce soit ici le terme de la route. Un mur, et rien qu'un mur, haut de cent pieds et large de deux cents. Meurtrie par l'usure des siècles, l'inexorable barrière montre une face aveugle et maçonnée. Seul dans le milieu de la base un trou rond, gueule de four ou soupirail de cachot (p. 232).
26N'y a-t-il pas là plus qu'il n'en faut pour décourager Anima, lui rentrer son chant dans la gorge, et interdire l'accès à son "amant divin"19 ? "La solidité de ce monde est la matière de ma béatitude", assure "Le Promeneur". Y a-t-il ici place, dans un tel monde, pour l'irrésolution ou la perplexité ? pour des événements soustraits à la chaîne des définitions et des conséquences ? Ces bastions de prose assis sur le rocher du dogme paraissent avoir été écrits pour donner du crédit à une certaine image traditionnelle de Claudel : "Gide ne comparait-il pas Claudel à un marteau pilon ? On en aurait ici (...) la preuve stylistique"20. La preuve stylistique et, plus généralement parlant, poétique. Cette preuve - ces preuves - ne suffisent-elles pas à classer le dossier et à conclure en faveur de la thèse (ou disons de la théorie) qui est énoncée par les Mémoires ?
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27Ce serait peut-être aller un peu vite.
28On ne saurait trancher, en effet, sans examiner préalablement quelques-unes des faiblesses de l'argumentaire de Claudel. L'une des plus fréquemment relevées concerne la place et le rôle qu'il attribue à Saint Thomas : si la critique n'a que rarement contesté de manière ouverte le rationalisme de Connaissance de l'Est, elle a, en revanche, plusieurs fois émis des soupçons sur la réalité et la profondeur de l'influence du théologien que Claudel présente comme son maître de Raison. Sans nous prononcer maintenant (nous nous réservons d'y revenir) nous voudrions simplement rappeler que G. Gadoffre, par exemple, dans l'introduction de son édition critique, ne mentionne qu'en passant le nom du docteur angélique ; et pareillement, dans les notes de son édition de l'Art Poétique, il s'attache, en s’appuyant notamment sur Maurice de Gandillac, à relativiser l'influence thomiste, et à pointer les divergences21. Dans sa biographie, G. Antoine s'interroge avec scepticisme sur "la trace laissée par les deux Sommes de Saint Thomas que lui avait envoyées son confesseur et dont il assurera dans J'aime la Bible qu'elles furent son étude assidue pendant ses cinq premières années de Chine"22. Quant à J. Houriez, il parle, dans son commentaire du Repos du Septième Jour, d'"emprunts aussi superficiels que voyants" à la philosophie thomiste (voir son livre pp. 49-52)23 Faut-il conclure que Claudel aurait invoqué après coup Saint Thomas, sans nécessité véritable, rattachant ainsi artificiellement à la maîtresse branche de la tradition catholique un livre plus dionysiaque que chrétien24 et plus redevable au symbolisme fin-de-siècle qu'au rationalisme des Sommes ?
29Plus que l'ombre du docteur angélique, c'est bien, en effet, celle du symbolisme que la critique a cru reconnaître dans Connaissance. De M. Blanchot à J.-P. Richard, de J. Madaule à G. Gadoffre, il y a ici unanimité. Certes, Claudel n'a pas nié l'influence, séminale, pourrait-on dire, de Mallarmé sur cet ouvrage composé pourtant, il faut le rappeler, en pleine réaction anti-symboliste25, mais il l'a enfermée dans les limites d'une question qui pour être centrale n'en reste pas moins circonscrite, et qui est devenue peut-être à présent trop fameuse. Le point de vue communément accepté aujourd'hui par la critique est sensiblement différent : c'est dans la coupe même des phrases, dans le choix du vocabulaire, les inflexions de la syntaxe ou le goût marqué pour certains motifs (la lune, la lampe, le miroir...26) - et non pas seulement dans la fidélité à une "méthode" mallarméenne - qu'elle reconnaît la trace de l'auteur d'Igitur, ou de ses disciples moins prestigieux. L'empreinte symboliste apparaît alors moins comme le résultat d'un choix effectué en toute conscience en faveur d'une question apprise rue de Rome que comme la conséquence diffuse d'une imprégnation. Claudel, sur le tard, aura des mots très durs pour la "pâle friperie symbolarde"27 ; mais G. Gadoffre, comme H. Guillemin, a pu reprocher à certains textes de Connaissance d'être sensibles plus que de raison au charme de ces fripes28. Pourtant, il y a peut-être mieux à faire avec ces traces symbolistes qu'à les montrer du doigt, ou à les rejeter comme des scories ou des vestiges, ou comme la marque transitoire d'un certain défaut de maturité ; car ces affinités d'un prétendu marteau pilon avec une école (si c'en est une) réputée pour son goût des brouillards et sa propension à l'évanescence, sont bien propres à nous mettre en garde contre des conclusions trop hâtives, à nous rendre sensibles à tout ce qui se soustrait, dans ce livre, à la clôture stricte des définitions, à la solidité rassurante et rationnelle dont il était question plus haut (à ce désir du "sol solide" dont parle la quatrième Ode, à la sécurité terrestre évoquée dans "Dissolution") et, par là-même, à nous ouvrir les yeux sur un "autre Claudel".
30Il n'est pas possible, en effet, sauf à gravement altérer le dessin de la vérité, de placer ce recueil sous le signe exclusif de ce que nous avons appelé une poétique des solides. On ne fréquente pas Connaissance sans s'aviser que ce livre qui, par bien des aspects, parce qu'il fut rapporté d'Asie, cette "Terre de la Terre" ("L'Entrée de la Terre") ; parce qu’il est tout imprégné de l'odeur rurale des labours et des moissons ; parce qu'il s'attarde avec amour entre les choses d'ici-bas, mérite d'être appelé un livre de la terre, ce livre est cerné par la mer et partout habité par l'eau. Quoi qu'insinue "Peinture" :
Que l'on me fixe par les quatre coins cette pièce de soie, et je n'y mettrai point de ciel ; la mer et ses rivages, ni la forêt, ni les monts n'y tenteront mon art. Mais du haut en bas et d'un bord jusqu'à l'autre, comme entre de nouveaux horizons, d'une main rustique j'y peindrai la terre ("Peinture", p. 168).
31ni le ciel, vers lequel les yeux se lèvent si souvent, ni la mer et ses rivages ne sont absents du tableau. Et s'il peut arriver que ces eaux portent avec elles une menace qui s'exprime clairement dans "Tempête", ou dans "La Terre vue de la Mer", elles savent aussi faire briller (par exemple, dans le sixième fragment de "Rêves") une promesse qui suggère que la béatitude ne trouve pas seulement sa matière dans la solidité du monde, que le salut ne se rencontre pas uniquement derrière les fortifications que la Raison bâtit pour le dogme, et aussi peut-être (bien longtemps avant que Claudel ne l'écrive) qu'un poème est "moins une construction ligne à ligne et brique à brique et une matière à coups de marteau que le résultat d'un effondrement intérieur"29.
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32Notre thèse sera la suivante.
33Loin de postuler d’emblée une cohérence dont tout indique qu'elle ne fut pas, nous voudrions au contraire, reprenant l'hypothèse qui fut celle de plusieurs critiques, et à l'appui de laquelle la biographie de G. Antoine a apporté de nouvelles preuves, considérer que c'est la discordance qui est première, la juxtaposition de désirs contraires. Ceci se marque d'abord dans la diversité du projet poétique. L'unité, incontestable, du livre, est conquise sur une disparité qui ne l'est pas moins : la question du genre, appliquée au recueil, permet notamment de faire apparaître l'insuffisance du concept de "description", couramment employé pour décrire un ouvrage qui fait une place considérable, et généralement méconnue, au récit épique, et que l'on a pu définir également comme un journal intime. Par ailleurs, l'examen des rapports de Claudel avec certains de ses aînés, ou avec des contemporains capitaux, permet de mieux comprendre la diversité de son projet, en faisant apparaître (par exemple) la complexité d'un ouvrage qui parvient à conjuguer l'ambition de conduire une exégèse de la Création et une poétique du jaillissement, l'esthétique du tableau et celle de l'allusion... Cette diversité, et ces discordances, doivent d'ailleurs être mises en rapport avec la discordance qui est en Claudel lui-même (ce "brandon de discorde", disait Agnès Meyer30) c'est-à-dire avec le "drame" qui se tient par derrière les paysages souvent tranquilles de son livre. À partir de ce constat, on peut articuler deux séries de questions :
341. C'est une tâche de la critique que de prendre la mesure de la diversité du livre, de retrouver les projets multiples qui l'habitent, et dont il conserve l'empreinte ; c'en est une autre que d'essayer de comprendre comment il parvient néanmoins à préserver une incontestable unité, et à manifester une vigueur, une puissance d'impact, que tant de divisions auraient pu (ou dû ?) gravement entamer. C'est là sans doute l'effet d'une nature dont la force est à la mesure des contradictions qui l'habitent et la menacent, l'heureux produit d'une personnalité placée sous le signe de ce que Bachelard appelle "la psychologie du contre"31 : Claudel préfère (et entend bien préférer : c'est un de ses plus vifs plaisirs) l'affrontement à la plainte, le corps-à-corps à l'élégie, le travail à la nostalgie. Mais c'est aussi la conséquence d'une démarche raisonnée, d'une construction patiente qui use de l'intelligence et de la volonté pour contenir les forces centrifuges, pour mettre ce livre - et son auteur : aux yeux d'un vrai poète, il n'y a guère de différence - "en ordre avec lui-même"32. Quelle que soit par ailleurs la part qui revient au libidinal (et elle est, n'en doutons pas, singulièrement plus grande que les Mémoires improvisés ne le laissent soupçonner) il y a quelque chose d'une discipline dans le soin que met ce paysagiste à "fixer" le tableau dans son "cadre". Ce que Claudel nomme la "raison" est l'un des instruments - l'une des armes - qu'il saisit à cette fin : il nous faudra caractériser les procédures que le mot sert à désigner, et examiner plus précisément l'usage qu'il en fait - sans oublier de marquer les limites de cet usage.
352. On imagine l’œuvre raide et contrainte qu'une pareille discipline n'aurait pas manqué de produire sous des plumes moins inspirées : l'intelligence, écrit drôlement Claudel en 1925, n'est pas plus la vertu fondamentale chez un poète que "la probité chez un entrepreneur de travaux publics"33 ; quant à la volonté, un poète a sans doute beaucoup à craindre d'elle, et d'abord qu'elle ne force le texte, ne contraigne, pour aboutir, cette part féminine de l’esprit sans l'intervention de laquelle toute poésie n'est, écrit-il, que faux semblant. Or, le miracle de Connaissance est que, en dépit de l'intensité, de la violence même, parfois, de la contrainte, rien de tel ne se produit : comment Claudel a-t-il rendu cela possible ? comment s'y est-il pris pour éviter que l'intelligence et la volonté, qui sont les instruments d'Animus, n'étouffent le chant d'Anima ? Notre hypothèse à cet égard est que les Mémoires ne disent pas tout. Il est possible d'apercevoir dans Connaissance les marques d’une esthétique très différente de celle que le vieux Claudel a exposée devant Amrouche, et qui, sans l'annuler, la double plus ou moins secrètement, et gouverne avec elle les proses du recueil : une esthétique qui préfère le vide au plein, la mer incirconscrite à la terre solide, la dissolution à la définition. La décrire, la montrer à l'œuvre dans les textes, reconnaître sous l'exégèse dogmatique de la Création les contours d'une poétique plus proche de Mallarmé ou de Hokusai que d'Aristote et Saint Thomas, tel sera l'objet de notre dernière partie. De même que Maurice Blanchot a pu, par-delà les légendes et les faux semblants, tenter de décrire un "autre Claudel", nous voudrions ici tâcher d'approcher cette autre esthétique.
36Mais, redisons-le, il ne peut s'agir de substituer simplement une image simple à une autre. On trouvera, à cet égard, un utile avertissement dans le précepte paradoxal au moyen duquel Claudel, corrigeant Baudelaire, définit en 1921, dans un texte consacré à Dante, la finalité de la poésie :
Le but de la poésie n'est pas, comme dit Baudelaire, de plonger "au fond de l'Infini pour trouver du nouveau", mais au fond du défini pour trouver de l'inépuisable :34
37Précepte auquel on peut adjoindre ce poème en forme de maxime des Cent phrases pour Éventails (O. Po., p. 721) :
38Prenons pour guide ces aphorismes : suivons les contours nets des définitions claudéliennes sans perdre mémoire de l'inépuisable, ni de l'incirconscrit ; tournons les yeux vers l'azalée, non pas pour oublier la puissante rumeur du torrent, mais au contraire pour mieux l'entendre, et pour approcher de ce point où du concours inattendu des aptitudes opposées et des vertus contradictoires naissent quelques poèmes parmi les plus beaux que Claudel nous ait laissés, et les plus dignes de mémoire que l'on ait écrits en français.
Notes de bas de page
1 B.-P. Howells, art. cité, p. 323.
2 Correspondance P.C.-Suarès, lettre du 29 janvier 1905.
3 A. Béguin : "Notes sur Mallarmé et Claudel", in Création et destinée, II, p. 103. Il n'est pas douteux que Connaissance, où le mallarméisme de Claudel n'est pas niable, est gênant pour A. Béguin dont l’article s'attache à opposer systématiquement les deux auteurs.
4 F. de Miomandre dans un article du Mercure de France de 1903 vante une "orchestration verbale tellement prestigieuse qu'il est impossible d'être plus musicien avec les syllabes de nos dictionnaires" (cité in Mondor, Claudel plus intime, p. 303).
5 Cité in Mondor, op. cit., p. 26.
6 F. Jammes, Les caprices du poète, p. 87. Cité dans l'introduction de la correspondance P.C.-Jammes Frizeau, p. 11.
7 Voir à ce sujet la correspondance P.C.-Jammes Frizeau, et notamment, dans les "Appendices", deux textes de Frizeau : "Comment j’ai retrouvé la foi" (écrit en 1913) et "L'amitié de P.C." (1er juin 1935). Frizeau y indique que CE fut pour lui "comme une sorte de livre moderne de l'Imitation " (p. 378). Et il ajoute : "Je ne puis ouvrir sans amour ce livre qui a été si souvent mon compagnon".
8 Correspondance Rivière-Alain Fournier, p. 299 (11 juillet 1906).
9 Correspondance P.C.-A. Gide, lettre du 20 juin 1907.
10 Saint-John Perse, "Silence pour Claudel", in O.C., p. 484.
11 Il s'agit, redisons-le, de représentations dominantes, qui n'excluent pas les exceptions, dont Valéry est sans doute la plus fameuse. Sur le rôle attribué à la raison par la poétique claudélienne, et le débat, à ce sujet, avec l'abbé Brémond, on consultera avec le plus grand profit la thèse de D. Millet-Gérard, Anima et la Sagesse (voir notamment pp. 219 et suivantes).
12 "Réflexions et Propositions sur le Vers français", O. Pr., p. 28. D. Millet-Gérard, dans Anima et la Sagesse, a donné un commentaire très développé de ce texte.
13 Poèmes, certes, mais en prose, les textes de CE poursuivent ainsi le but qui est, selon Claudel, celui de la prose : produire dans l'esprit du lecteur "un état de connaissance", "fournir une description analytique exacte et complète" de l'objet ("Réflexions et Propositions sur le Vers français", O. Pr., p. 4). Mais, dans ce livre, la connaissance n’exclut pas (au contraire) l'état de joie : "l'intelligence n’est rien sans la délectation", dit la Conversation sur Jean Racine (O. Pr., p. 459).
14 J.-P. Richard, dans "Connaissance du Riz", parle du "caractère carré (...) de la construction syntaxique" (Microlectures, p. 173).
15 Claudel lisait en latin, outre Virgile, les textes de la liturgie, les psaumes, et Saint Thomas. Il a signalé l'influence des auteurs latins (Horace et Virgile particulièrement) sur certaines de ses œuvres de jeunesse, et notamment La Ville (voir le texte qu'il rédigea à l'intention d'Agnès Meyer en septembre 1929, et qui a été publié par Eugène Roberto dans les Cahiers Canadiens Claudel, 2, p. 164.)
16 Par exemple : "à cette heure que l'on dort…" ("Vers la Montagne", p. 147) ; "au moment que leur main..." ("Portes", p. 189) ; "au temps qu'il ne peut plus naviguer..." ("La Marée de Midi", p. 299). Voir aussi dans le même poème l'emploi de l'archaïque "durant que" ("durant que je parle"). De telles tournures contribuent à produire ces phrases "en ronde-bosse" à quoi, dit H. Guillemin (Claudel et son art d'écrire, p. 148) on reconnaît les maîtres.
17 Voir par exemple "Portes", "Considération de la Cité".
18 Bachelard, La Terre et les Rêveries de la Volonté. Voir notamment l'introduction, ainsi que le premier chapitre, intitulé "Le monde résistant".
19 "Réflexions et Propositions sur le Vers français", O. Pr., p. 28.
20 J.-P. Richard, "Connaissance du Riz", in Microlectures, p. 173.
21 Voir notamment les notes 11 p. 43 ; 56 p. 73 ; 89 p. 107 ; 98 p. 109 ; voir également M. de Gandillac "Scission et co-naissance d'après l’Art poétique de Claudel" in G. Cattaui et J. Madaule, Entretiens sur P.C.
22 Claudel ou l'Enfer du Génie, p. 95. La formulation "il assurera etc." jette évidemment un doute sur la réalité de cette lecture ; voir ci-après chapitre 2.
23 Il semble toutefois adopter un point de vue plus nuancé dans l'introduction aux Ag., où il évoque Saint Thomas, "peu cité mais certainement présent comme il le sera dans Le Repos et certains poèmes de CE" p. 35.
24 C'est la thèse de Howells dans l'article cité note 1.
25 Une campagne anti-symboliste se dessine en effet autour de 1895. On reproche à Mallarmé et à ses disciples le goût de l'obscurité et de l'abstraction, l'indifférence à la vie. C'est l'époque, notamment, du mouvement naturiste de Saint-Georges de Bouhélier, qui exalte les splendeurs de la Vie, de l’Univers, et aussi de la Nation.
26 Les commentaires de G. Gadoffre dans son édition de CE insistent souvent sur cet aspect de l'héritage symboliste ; voir par exemple son analyse de "Religion du Signe", "Portes", "La Nuit à la Vérandah", "La lampe et la Cloche", etc.
27 In lettre à Léon Guichard du 26 décembre 1930, cité dans les notes de J., I, p. 1366.
28 Voir ci-dessous dans le chapitre 2 les pages consacrées à Mallarmé.
29 "Jules ou l'Homme aux deux Cravates", O. Pr., p. 848.
30 Expression tirée du Note-book d'Agnès Meyer, cité in Claudel ou l'Enfer du Génie, p. 249.
31 Bachelard, La Terre et les Rêveries de la Volonté, p. 28.
32 "L'autre Claudel", NRF, septembre 1955, p. 409.
33 Positions et Propositions, O. Pr., p. 4.
34 "Introduction à un Poème sur Dante", O. Pr., p. 424. Baudelaire est cité inexactement : c'est au fond de l'inconnu, et non de l'Infini, que son voyageur se propose de trouver du nouveau.
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