Chapitre I. Les contradictions d’un homme ou ”l’ardente lutte contre soi-même"
p. 19-34
Texte intégral
..."un ennemi qui m'a toujours renversé :moi-même."
Mirbeau, lettre à Alfred Bansard, 1870
..."une vie frénétique de luttes pour un impossible idéal."
Georges Rodenbach, L'Élite, 1899, p. 152
"Sous la verve outrée ou rauque de Mirbeau vit une âme aimante et tendre. Sous ce fracas de carnage, de fureur et de luxure, se cache un grand fond de tristesse et d'amour."
Léon Blum, Nouvelles conversations de Goethe avec Eckermann, 1901
Un être déchiré
1Le 19 juillet 1870, alors qu'il vient de perdre sa mère — "elle est morte de nous", précise-t-il avec un étreignant sentiment de culpabilité — Octave Mirbeau, alors âgé de vingt-deux ans, écrit à son confident Alfred Bansard des Bois : "C'est une vie nouvelle pour moi, mon bien cher ami, et j'aurai bien des luttes à soutenir contre un ennemi qui m'a toujours renversé : moi-même"1. Intéressant aveu de sa double nature et de ses déchirements intérieurs, qui perdureront toute sa vie. Le premier combat qu'il va devoir mener, c'est contre lui-même. C'est aussi, paradoxalement, le plus difficile, et c'est probablement le seul qu'il ne soit jamais parvenu à remporter.
2Son "ennemi intime", véritable cinquième colonne tapie au cœur de la citadelle assiégée par une société darwinienne, ne cessera plus de lui faire des misères et de le "renverser" à tout propos. En dépit de l'intensité de ses joies esthétiques, de son culte rendu à l'amitié de ses "dieux", de son amour passionné pour la nature en général, et de sa "religion pour les fleurs" 2 en particulier — qu'il appelait "ses amies violentes et silencieuses" — ; et aussi, malgré sa richesse, venue sur le tard, malgré ses succès littéraires, malgré la reconnaissance des "cœurs artistes", malgré son prestige à l'échelle de l'Europe, Mirbeau est un homme meurtri, un "névrosé", un "neurasthénique"3, à l'équilibre toujours menacé, et qui, bien souvent, songera à la mort comme à l'unique consolatrice : "Pourquoi redouter le néant ? Pourquoi craindre ce que nous avons déjà été ? Partout la mort est là qui nous guette. (...) N'est-ce point elle qui est la vraie liberté et la paix définitive ?"4. Le moment venu, il saura l'accueillir avec sérénité, l'ayant de longue date "jugée enviable et sans prix"5.
3Il y a plusieurs approches possibles pour rendre compte de la dualité du jeune Octave, qui se perpétuera pendant toute sa vie.
Spleen
4On peut y voir, tout d'abord, une illustration du spleen baudelairien. L'homme, "en proie aux longs ennuis", est en permanence déchiré entre deux "postulations" simultanées. L'une vers le haut, vers le monde des Idées, vers "l'azur" : soif d'idéal, quête d'absolu, rêve d'une utopie sociale, aspiration à une amitié parfaite qui résiste au temps, et à un amour éthéré, qui survive aux déceptions de la chair et aux ravages de la passion. L'autre vers le bas, vers le monde de la matière, des sens, du sexe, et, par conséquent, de la mort, qui lui est consubstantiellement liée.
5De fait, le jeune Mirbeau, tel qu'il apparaît à travers ses lettres de jeunesse, a subi de plein fouet l'influence de Baudelaire — particulièrement sensible dans ses Petits poèmes parisiens6, dans sa conception du "plaisir", et aussi dans son esthétique7. Il ne cesse d'osciller entre deux pôles : le pôle positif, constitué par des valeurs immuables auxquelles il restera fidèle toute sa vie, et qui baliseront ses engagements politiques, littéraires et artistiques (le Vrai, le Beau, le Juste) ; et le pôle négatif, constitué de pulsions sexuelles mal contrôlées et de phantasmes inquiétants, où, sous le poids des conditionnements socio-culturels de son éducation chez les jésuites et de son milieu d'origine — petite bourgeoisie de province —, il s'obstine à ne voir que des "cochonneries" : "Dans ma jeunesse, j'ai toujours dompté ma nature... oui, oh ! oui ! c'est de la saleté", confiera-t-il, sur le tard, à son voisin, le jeune écrivain égyptien Albert Adès8.
6L'incarnation littéraire la plus frappante de ces déchirements entre les besoins des sens et les aspirations de l'esprit, ce sera l'abbé Jules, victime de "perpétuelles disproportions entre les rêves de l'intelligence et les appétits de la chair"9. C'est précisément de ce personnage fascinant et pathétique que Mirbeau dira : "Je lui ressemblais, cela m'a permis de le comprendre mieux"10. Ce "douloureux camarade", selon le mot de Mallarmé11, souvent cité par Mirbeau, qui admire cette belle formule, a donné à Maupassant "la notion précise de ce qu'est un damné"12.
7Octave lui aussi devait se sentir "damné". Non pas par quelque dieu sadique attaché à piéger ses créatures, "embusqué dans les cimetières", et ricanant et grimaçant à chaque nouvelle prise, comme il arrivera à Maupassant, précisément, de se l'imaginer, histoire de se défouler en l'injuriant. Mais parce qu'il s'est bien souvent senti incapable de résister aux "appels de la bête" : c'est ainsi que, à en croire Edmond de Goncourt, il aurait "mis en lambeaux le charmant petit chien de sa maîtresse", Judith13, comme Jean Mintié celui de l'infidèle Juliette Roux, dans Le Calvaire.
8"Damné" également dans ses relations teintées de masochisme, d'abord avec Judith Vimmer14, ensuite avec Alice Régnault, qui lui ont, toutes deux, fait gravir les marches d'un crucifiant "calvaire". L'une pendant près de quatre ans, de 1880 à l'hiver 1884, et il va transmuer sa douloureuse expérience dans le premier roman paru sous son nom en 1886 ; l'autre tout le restant de sa vie, avec un paroxysme lors de la très grave crise conjugale qu'il a traversée entre 1890 et 1895, mais dont les prodromes remontent au lendemain même de son mariage, en mai 188715. Ne publie-t-il pas, peu après la légalisation de son union avec Alice — en catimini, tant il en a honte — un conte cruel au titre d'une ironie amère, "Vers le bonheur", où un jeune marié découvre avec désespoir qu'un "abîme" infranchissable sépare à tout jamais les deux sexes, et que seule "la souffrance", peut-être, pourrait à l'occasion permettre de "rapprocher l'homme de la femme"16 ? À l'automne 1894, son angoisse sera si insupportable qu'il ne verra d'issue que dans la folie (il s'imagine alors dans une petite voiture, sous les ombrages d'une maison de santé), ou dans l'anéantissement libérateur. En fait, il va l'exorciser pour un temps par la création littéraire : il se venge de sa despotique épouse en lançant contre elle un implacable réquisitoire, Mémoires pour un avocat, histoire d'un asservissement conjugal17.
9"Damné" encore, parce que, dans sa soif d'absolu, ce "Don Juan de tout l'Idéal", selon le mot de son ami Georges Rodenbach, qui l'a si bien compris18, ne pouvait qu'être "condamné" à de perpétuelles désillusions. La cruauté de ses déceptions est proportionnelle à l'ampleur de ses ferveurs et de ses espérances. C'est pour avoir trop aimé les hommes et trop attendu d'eux en retour qu'il a été de plus en plus porté vers la misanthropie : "Sa haine ne provient que de trop d'amour", constate justement l'auteur de Bruges la morte19. Et sa propre cruauté n'est que l'envers de ses enthousiasmes déçus : Émile Zola20, Paul Bourget et Jean-François Raffaëlli21, par exemple, en ont fait les frais.
Rousseauisme
10Une deuxième approche, non moins classique, où le freudisme ferait bon ménage avec le rousseauisme, insisterait, à l'instar de l'abbé Jules lui-même, sur le conflit nature-culture, et sur le rôle aliénant, compressif, mutilant, des conditionnements et des interdits sociaux en général, et des tabous sexuels en particulier : "Dès que j'ai pu articuler un son, on m'a bourré le cerveau d'idées absurdes, le cœur de sentiments surhumains. J'avais des organes, et l'on m'a fait comprendre, en grec, en latin, en français, qu'il est honteux de s'en servir... On a déformé les fonctions de mon intelligence comme celles de mon corps, et, à la place de l'homme naturel, instinctif, gonflé de vie, on a substitué l'artificiel fantoche, la mécanique poupée de civilisation, soufflée d'idéal"22.
11Parlant pour son propre compte, Mirbeau abondera dans le sens de son double, le 29 juin 1888, en opposant "les tendances primitives et les naturels instincts" dont "chaque individu" est porteur, aux déformations, aux "hâtes", aux "fièvres", aux "névroses", aux "vices" et aux "mille besoins factices" secrétés par la prétendue "civilisation"23. Pour Mirbeau, en effet, ce que l'on appelle, par antiphrase, "l'éducation", n'est jamais, en réalité, que "le meurtre d'une âme d'enfant" (c'est le sujet de Sébastien Roch)24.
12Après s'être vu "infliger la vie" — selon l'expression de Chateaubriand —, et avant d'être livré en pâture à l’omnipotence de l'Armée et du Capital, l'enfant est en effet condamné à subir l'empreinte indélébile de la sainte trinité :
13- La famille, lieu d'enfermements, d'intérêts sordides et de haines irréconciliables, n'est qu'un étouffoir, où l'on comprime le génie balbutiant de l'enfant et où on l'enduit d'une "crasse corrosive de préjugés"25. Il y est exposé en permanence à "une des plus ravalantes oppressions de la vie : l'autorité paternelle"26. L'objectif de la société est en effet, grâce au "coup de pouce du père imbécile", de "contenir l'homme dans un état d'imbécillité complète et de complète servitude"27. Certes, tous les parents ne sont pas des tortionnaires, et nombre d'entre eux sont animés de ces bonnes intentions dont l'enfer est pavé et sont persuadés d'agir dans l'intérêt de leur progéniture. Mais ils seraient bien en peine de lui donner ce qu'eux-mêmes n'ont pas reçu, au cours de leurs années de dressage ; et ce qu'ils transmettent, de génération en génération, c'est le "legs fatal" des idées toutes faites et des réflexes conditionnés. Nous y reviendrons au chapitre IV.
14- L'école est un microcosme totalitaire où se poursuit, à grand renfort de bourrage de crâne et de punitions mortifiantes, l'aliénation des "pauvres potaches"28.
15- L’Église catholique, et, plus généralement, les religions constituées, distillent un poison mortel pour l'esprit,, et leur ineffaçable "empreinte" — selon l'expression d'Édouard Estaunié — inspire le dégoût du sexe, le mépris du bonheur, considéré comme vulgaire, et le besoin morbide de l'expiation. Voir notamment L'Écuyère (1882) et L'Abbé Jules (1888).
16Bref, la "civilisation", loin de faciliter l'épanouissement des potentialités de chacun, comme le croient naïvement les scientistes et les panégyristes du "progrès", l'enfonce au contraire, toujours plus profondément, dans une névrose inguérissable29. Ainsi, les héros des romans de notre écorché vif seront-ils, comme leur créateur, "emprisonnés dans la vie". Mais, à la différence des "larves humaines" qui peuplent ses contes cruels, "ils ne se résignent pas à ce qu'est l'existence dans l'état actuel des sociétés" : "Ils se refusent à être des créatures de civilisation et veulent être quand même, malgré tout et tous, des êtres de nature. Cela ne va pas sans d'amères luttes", conclut Rodenbach, qui est lui aussi passé entre les mains des jésuites30.
17Rien d'étonnant, dans ces conditions, si, dans "l'abrutissante solitude de Rémalard", dans un milieu petit-bourgeois étouffant, où la dictature de l'Église se double de l'enfer du regard de l'autre31, le jeune Octave a eu tôt fait d'être mûr pour une névrose qui ne lui a plus jamais laissé le moindre répit, et dont il va s'employer à analyser les composantes et à dresser l'étiologie. Dès sa jeunesse, il oscille entre deux positions extrêmes :
18- "La vie frénétique" , qui, selon Georges Rodenbach, résulte de l'impossibilité de réaliser l'absolu32 ;
19- Et la vie végétative, où l'intelligence se noie, et où le détachement, poussé à son paroxysme, pourrait aboutir à l'anéantissement de la conscience, tel que le suggère le pseudonyme de Nirvana, lourd de signification, adopté par l'auteur des Lettres de l'Inde33 ; ou à celui de tous les désirs, tel que le préconise l'abbé Jules : "Ayant vécu sans les remords qui attristent, sans les passions d'amour ou d'argent qui salissent, sans les inquiétudes intellectuelles qui tuent, tu mourras sans secousse..."34. Ou tel que le pratique, dans le droit fil de Schopenhauer, l'amateur de corneilles, qui, dans l'espoir de ne plus souffrir, a décidé "de ne plus rien aimer des hommes que la mort guette, des choses que la ruine menace"35.
20La "vie frénétique", c'est celle de la vie parisienne — "le grand remède " — dont il se gorge lors de ses rares échappées, dans sa jeunesse, puis pendant toutes ses années de "prolétariat de la plume". La "vie végétative", c’est celle à laquelle il se sent condamné dans le cercueil notarial de Me Robbe, à Rémalard ; ou, plus tard, l'absorption dans la contemplation des fleurs, qui inquiétera si fort Alice qu’elle s'en plaindra à Goncourt et imaginera d'absurdes chantages pour l'obliger à travailler...36.
21Les grandes batailles pour l'art libre, l'engagement politique, et notamment l'affaire Dreyfus, vont permettre à Mirbeau de desserrer quelque peu "les tenailles" du dilemme en lui permettant de donner un sens et surtout une dignité à ce qui, bien souvent, n'avait été qu'une agitation stérile et une source de remords lancinant. Mais difficile sera toujours la voie médiane qu'il a décidé d'emprunter, à son retour d'Audierne, au moment du "grand tournant" de 1884-1885. Car il ne lui suffit pas de mettre sa plume au service de la Vérité, de la Justice et de la Beauté pour apaiser pour autant son angoisse existentielle, pour étancher sa soif d'absolu, pour combler ses exigences affectives et sexuelles, et surtout pour satisfaire ce permanent sentiment de culpabilité, "distillé" par ces "pourrisseurs d'âmes" que sont les jésuites. Car l'"ennemi" intérieur le plus dangereux, c'est le poison de la culpabilité, dont il n'est jamais parvenu à s’affranchir totalement, et qui n'a cessé de la pousser à "expier" ses péchés de jeunesse.
22Il oscillera donc jusqu'à sa mort entre les deux ersatz mis en œuvre dès son adolescence, partageant sa vie entre l'agitation et la retraite, la nature et la culture, la ville et la campagne. Ainsi, il multipliera les résidences rurales : Le Rouvray en 1885 ; Noirmoutier en 1886 ; Kérisper, près d'Auray, de 1887 à 1889 ; Les Damps, près de Pont-de-l'Arche, de 1889 à 1893 ; Carrières-sous-Poissy de 1893 à 1899 ; Cormeilles-en-Vexin de 1904 à 1908 ; et Triel-Cheverchemont pendant les huit dernières années de sa vie. Mais jamais il n'abandonnera totalement Paris, où il résidera successivement rue de Douai, rue de Laval, rue Lincoln, rue Lamennais, square du Ranelagh, Levallois-Perret, avenue de l'Alma, boulevard Delessert, avenue du Bois, avenue de Longchanp, rue Ampère, et, pour finir, rue Beaujon. Sans jamais parvenir pour autant à un équilibre réellement satisfaisant.
Distanciation par l'humour
23On peut enfin analyser la dualité de Mirbeau comme le produit d'une réaction de la raison contre la toute-puissance d'une sensibilité d'écorché vif. Quand on possède l'hypersensibilité du jeune Octave et qu'on est "né avec le don fatal de sentir vivement, de sentir jusqu'à la douleur, jusqu'au ridicule"37, on éprouve, certes, grâce à l'amitié d'êtres privilégiés, ou par la contemplation des chefs-d’œuvre de l'art, des jouissances incomparables. Mais on est aussi exposé sans protection à tous les chocs et à toutes les souffrances :
24- Celles qui sont inhérentes à la condition humaine tragique (cf. infra le chapitre III) : "C'est vivre qui est l'unique douleur"38.
25- Et celles qui procèdent d'une société inégalitaire et oppressive par essence, dont les lois, "formidables", "ne protègent que les heureux", et ont pour unique objet "cette tâche criminelle : tuer l'individu dans l'homme"39. Nous en reparlerons au chapitre IV.
26Pour survivre, d'abord, et, ensuite, pour diminuer l'empire de la souffrance, force est à l'homme doté de lucidité d'essayer de s'endurcir : il lui faut se forger une carapace pour amortir les coups, autant que faire se peut.
27Cette carapace, chez Mirbeau, prend volontiers la forme de l'ironie et, plus encore, de l'humour, notamment l'humour noir et l'humour sur soi, qui sont d'ailleurs des truchements indispensables pour la transposition littéraire du vécu. Mais ils impliquent fatalement une espèce de dédoublement, que d'autres écrivains, tels que Tchékhov, par exemple, ont bien connu. Comme si la "raison", détachée des contingences matérielles et des impératifs sociaux, assistait en spectatrice intéressée, mais critique, aux agissements "ridicules" du fantoche, livré aux caprices d'une sensibilité tyrannique ou esclave des "grimaces" imposées par la vie en société. Ce détachement ironique, on le retrouve chez la plupart des narrateurs que le romancier va placer au cœur de ses récits : en même temps qu'ils rapportent les faits dont ils ont été les protagonistes ou les témoins privilégiés, ils ne manquent pas de se juger eux-mêmes, et jettent sur leurs aberrations passées un regard rétrospectif chargé de commisération ou de dérision. C'est notamment le cas de Jean Mintié dans Le Calvaire, du protagoniste anonyme du Jardin des supplices, de la Célestine du Journal d'une femme de chambre, ainsi que des divers narrateurs de Dans le ciel, des Mémoires de mon ami, des Souvenirs d'un pauvre diable et d'Un Gentilhomme (roman inachevé). Quand le "je" est ouvertement celui de l'auteur, comme dans La 628-E 8 ou dans Dingo, il ne s'agit plus seulement d'un procédé littéraire de mise en abyme, mais plutôt d'une nécessité vitale pour un homme qui, sans cette faculté de dédoublement, aurait pu sombrer, comme il en a eu à plusieurs reprises l'impression effroyable.
28Dès son adolescence, Mirbeau a mis au point un système de défense contre les enthousiasmes, lourds de désillusions, de sa sensibilité exacerbées. Ainsi l'humour lui apparaît-il déjà comme un moyen de ne pas prendre les choses (trop) au sérieux, de faciliter la distanciation de l'esprit face aux emballements du cœur, et de compenser la souffrance de l'âme par la délectation morale de l'intelligence en action40. De même, le cynisme affecté et, plus tard, l'humour noir, sont des moyens de feindre d'être désabusé de tout pour ne souffrir de rien, de se contraindre à jouer un rôle pour ne pas être esclave de ses emportements, d'affecter le détachement dans l'espoir de ne point (trop) s'attacher.
29Bref, chaque fois que notre "emballé" impénitent risque de se laisser entraîner trop loin, hors des limites du raisonnable, et de chuter d'autant plus rudement que l'imagination se sera élevée plus haut, son moi vigilant s'empresse de préparer les retombées à venir. Ainsi, à peine vient-il d'imaginer le décor idyllique propice à des rendez-vous d'amour avec la belle Maria, qu'il ajoute ce prosaïque constat : "Et la fille d'un commissaire de police !"41. Ou bien, alors que son amitié idéalisée pour Alfred Bansard risque de devenir trop tyrannique, il préfère envisager d'emblée le pire : le risque de la séparation et de l'oubli de ces "années qui, hélas ! ont passé comme un rêve dont le réveil vient nous montrer la réalité"42. Aussi bien, quand l'heure sonnera de la séparation imposée par la maturité, n'en souffrira-t-il pas trop. De même, au moment où il crie au "miracle" créé par l'un des "grands dieux de [son] cœur", Claude Monet, dont l'art semble disparaître pour nous laisser "en présence de la nature vivante"43, il prend soin de préciser aussitôt qu'il ne s'agit là que d'une "impression", et que l'art ne donne jamais que "l'illusion de la vie". De là à crier qu'il ne s'agit, comme la littérature ou la philosophie, que d'une "mystification", il n'y a qu'un pas, qu'il lui arrive parfois de franchir, blasphémant alors tout ce qu'il a adoré...
30"En traitement", qui clôt Les 21 jours d'un neurasthénique, témoignera de ce dédoublement permanent. D'un côté, le narrateur tâche de se persuader que l'engagement est utile, et que "le vent est plein de germes" qui vont féconder l'avenir ; de l'autre, Roger Fresselou, retiré dans une vallée inaccessible de l'Ariège, loin du monde corrompu et décevant, ne croit plus au progrès ni au combat d'idées, voit dans l'art "une corruption" et dans la littérature "un mensonge" : puisque tout, inéluctablement, "s'achemine vers la mort", il a préféré rester "où il n'y a plus rien que des cendres, des pierres brûlées, des sèves éteintes, où tout est rentré déjà dans le grand silence des choses mortes..."44. Dédoublement du même type, quand le journaliste Paul Gsell viendra l'interviewer à Cormeilles-en-Vexin : après avoir chanté les grands artistes qui seuls donnent un sens à la vie, Mirbeau proclamera, quinze jours plus tard, qu'il n'aime plus l'art, et que "l'homme n'est fait que pour vivre heureux matériellement..."45.
31Le dialogue, forme qu'il affectionne, permettra souvent à Mirbeau — comme jadis à Diderot — de confronter les deux faces de lui-même, en même temps que de souligner l'universelle contradiction des êtres et des choses. Cette vision dialectique du monde et de l'homme constitue le plus efficace des antidotes contre les embrigadements irraisonnés et contre toutes les formes de manichéisme, de dogmatisme et d'esprit partisan qui guettent les intellectuels engagés. C'est en cela, aussi, que Mirbeau est extrêmement moderne.
32La forme la plus efficace et la plus durable prise par ce dédoublement thérapeutique devenu comme une seconde nature sera, naturellement, la création littéraire en guise d'exutoire. En faisant de ses propres angoisses, de ses frustrations, de ses amertumes et de ses déchirements, la matière première de ses œuvres ; en s'obligeant à se distancier pour mieux les inscrire dans le cadre d'une création mûrement réfléchie, il parvient à les objectiver, d'abord, pour, ensuite, les transmuer par la magie des mots. Sous sa plume, l'évocation des plus atroces souffrances peut devenir jubilatoire... Pensons par exemple à ces exercices d'humour noir que sont "La Fée Dum-dum", "Maroquinerie", ou "Ames de guerre", dans ses Contes cruels, ou encore au discours du jovial bourreau "patapouf" dans Le Jardin des supplices46.
"L'ennemi intime"
33Ainsi, qu'il s'agisse du fruit du spleen analysé par Baudelaire, de la dénaturation de l'être instinctif par une société contre-nature, comme le déplorent Rousseau et l'abbé Jules, ou de la distanciation critique volontaire opérée par un esprit lucide, le dédoublement apparaît comme une constante de la personnalité de Mirbeau, être "ondoyant et divers", perpétuellement déchiré par une "ardente lutte contre soi-même", à l'instar de l'abbé Jules47, et pétri de contradictions qu'il ne cherche aucunement à cacher — notamment dans La 628-E8 (1907) — au risque d'apporter de l'eau au moulin de ses détracteurs.
34Mais on peut, tout au contraire, y déceler une richesse supplémentaire, qui va donner son poids de souffrance et d'humanité à son œuvre romanesque. Ainsi, Jean-Louis Cabanès perçoit-il, dans les premiers romans officiels de Mirbeau, "un dialogue intérieur", "une sorte de duel avec soi-même", "une réflexion pathétique qui transforme les premiers romans en récits de la subjectivité blessée"48. Signalons quelques unes de ces contradictions, sans prétendre aucunement à l'exhaustivité :
35- Pessimiste nourri de Schopenhauer et de Pascal (cf. infra le chapitre III), foncièrement matérialiste et athée, et convaincu que "l'univers est un crime" et un "malentendu”49 sans rime ni raison, il ne cesse pourtant d'espérer, et d'affirmer, par exemple, que le génie, la Vérité ou la Justice — aussi bien Dreyfus que Rodin ou Van Gogh — finiront toujours par triompher, comme s'il y avait là-haut quelque divinité bienveillante.
36- Nihiliste, pour qui les idéaux sont mystificateurs et meurtriers — voir les prédications de l'abbé Jules —, il n'a pas cessé pour autant de se battre pour les droits supérieurs de l’homme et de l'enfant partout où ils sont bafoués.
37- Darwinien convaincu que la loi du meurtre est universelle, et que l'humaine condition n'est qu'un horrifique "jardin des supplices", il n'en rêve pas moins d'une paix mondiale, d'une amitié franco-allemande, et d'une société fraternelle d'hommes libres, où chacun épanouirait toutes ses potentialités sans nuire aux autres.
38- Misanthrope, convaincu que les hommes ne sont que de grands fauves dont le vernis de civilisation camoufle mal les instincts homicides, il n'en persiste pas moins à les aimer, à les défendre envers et contre tout et à élever des temples à l'amitié.
39- "Gynécophobe", selon le mot de Léon Daudet50, et persuadé, de par sa propre expérience, que la femme "domine et torture l'homme"51. il n'a pourtant jamais cessé d'être attiré masochistement par des femmes vampires, lors même qu'il s'est convaincu qu'elles ne sont qu'un piège dressé par la nature aux "desseins impénétrables ".
40- Passionné et entier, hypersensible, écorché vif, assoiffé d'absolu, il se veut aussi détaché et indifférent, prêche le renoncement, sait s'adapter avec pragmatisme aux situations fluctuantes pour mieux servir les causes qu'il a embrassées...
41Du fait de ces contradictions et de ces oscillations, d'aucuns ont conclu à ses incohérences, à ses "palinodies" ou à son "frénétisme", alors qu’O. M. — comme ses initiales le rappellent symboliquement — n'est qu'un homme comme les autres, placé, "comme nous le sommes tous, entre deux abîmes"52, et condamné à tracer difficilement son chemin dans l'obscurité, à la faible lueur de quelques principes aux contours bien flous. Qu'on ne s'étonne pas, dès lors, si, comme il l'écrivait à vingt-deux ans, il a dû se battre constamment contre lui-même :
42- Contre le tædium vitae, l'ennui et la fascination du néant — ce qu'il appelle successivement "maladie morale qui [le] mine", puis "névrose", puis "neurasthénie".
43- Contre l'idéalisme toujours renaissant de ses cendres, contre les restes d'un romantisme mal éteint et qui, confiera-t-il à Albert Adès, a empoisonné toute son existence53.
44- Contre cet autre poison qu'est la culpabilité : culpabilité de ses douze années de prostitution journalistique ; remords de certains articles ignominieux, notamment les chroniques antisémitiques des Grimaces et l'article contre Louis Desprez en décembre 1884. C'est ce poison qui explique aussi bien son asservissement par Judith que son mariage avec Alice et ses capitulations consécutives ; c'est lui, surtout, qui l'a amené, dès son retour d'Audierne, en juillet 1884, à entamer sa "rédemption". Il est significatif à cet égard que le premier roman "nègre" qu'il ait écrit se soit intitulé Expiation54, que le premier roman publié sous son nom soit Le Calvaire, et qu'il ait envisagé de lui donner une suite, jamais rédigée, intitulée La Rédemption.
45- Contre le découragement qui le saisit chaque fois qu'il juge ses œuvres à l'aune de ses rêves : comme ses "dieux" Monet et Rodin, il est atteint de "la maladie du toujours mieux"55, et, comme Cézanne, il souffre de "la joie cruelle de ceux qui ont la nature pour maître" et qui savent "qu'ils l’atteindront jamais''56. C'est ainsi qu'il écrit à Monet, en février 1889 : "Quel atroce martyre, cette certitude où l'on est de ne rien faire qui vaille, le supplice de voir les belles choses au-dessus de soi et de ne pouvoir les saisir"57. De même, en mai 1896 : "Je suis foutu et je ne peux plus rien tirer de ma pauvre cervelle (...). On croit que c'est la paresse qui me tient, tandis que ce n'est que l'impuissance. Je me suis pris le cerveau à deux mains, je l'ai étreint de toutes mes forces pour en faire sortir quelque chose... Et rien... Tout est glacé en moi. Les idées sont parties... Je vois et je pense comme tout le monde... et ce que je fais, c'est un vomissement stupide"58.
46Cet interminable combat contre lui-même, il est clair, à lire sa correspondance, si souvent poignante, qu'il ne l'a pas gagné et qu'il ne pouvait pas plus le gagner que le peintre Lucien de son roman Dans le ciel, parce qu'il a "tendu ses filets trop haut", selon la formule de Stendhal. D'où ses cris d'angoisse, de désespoir ou de dégoût de lui-même qui retentissent à travers ses lettres, notamment celles qu'il adresse à Paul Hervieu et à Claude Monet. Et pourtant, c'est à ces déchirements multiples que nous devons une œuvre d'une richesse, d'une diversité et d’une ampleur exceptionnelles, car seule la création littéraire, comme ses lettres de jeunesse à Alfred Bansard le laissaient pressentir, a permis à Mirbeau d'exorciser sa souffrance et de vaincre ses démons. Si, comme le remarque Gérard Bauër, dans toute son œuvre, "on entend son souffle, son pas", c'est bien parce qu'il était "un personnage infiniment mobile, divisé contre lui-même, cependant authentique"59. Ce n'est pas, d'ailleurs, le moindre paradoxe qu'une œuvre enfantée dans la douleur, et qui témoigne du plus noir pessimisme, puisse apparaître à la plupart de ses lecteurs comme tonifiante et jouissive...
47Mais il lui aura fallu pour cela se ressourcer pendant sept mois au fin fond du Finistère, à Audierne, et se laver, au contact de la nature rédemptrice et de ces hommes simples, sains et courageux que sont les marins bretons60, des souillures accumulées pendant les quelque douze années où il a dû prostituer sa plume. Car avant de livrer les grands combats qui ont assuré sa gloire, il en a mené de beaucoup plus douteux, qui lui ont laissé un souvenir ineffaçable de honte et ont, plus que toute autre chose, renforcé cette écharde dans sa chair qu'est la culpabilité.
Notes de bas de page
1 Lettres à Alfred Bansard, Éd. du Limon, Montpellier, 1989, p. 162.
2 Albert Adès-Theix, "La Dernière physionomie d'Octave Mirbeau", La Grande revue, mars 1917, p. 155.
3 Pensons qu'il a intitulé Les 21 jours d'un neurasthénique le montage de contes cruels qu'il a publié en août 1901.
4 "Le Suicide", La France, 10 août 1885.
5 Cité par Georges Docquois, Nos émotions pendant la guerre, Albin Michel, 1917, p. 17.
6 Publiés par Pierre Michel, aux éditions À l'Ecart, 1993.
7 Voir la deuxième partie de la préface des Combats esthétiques (1993), p. 19-33.
8 Albert Adès : "Octave Mirbeau à Cheverchemont”, Nouvelles littéraires, 27 janvier 1934.
9 Georges Lecomte : "L'OEuvre d'Octave Mirbeau", La Grande revue, mars 1917, p. 28.
10 Albert Adès, art. cité.
11 Lettre de Mallarmé à Mirbeau du 16 avril 1888 (Correspondance de Mallarmé, Gallimard, t. III, p. 184).
12 Lettre de Maupassant à Mirbeau, avril 1888 (catalogue Blaizot, no 289, octobre 1937).
13 Journal des Goncourt, à la date du 20 janvier 1886 (Bouquins, tome II, p. 1215).
14 C'est un chercheur canadien, Owen Morgan, qui a identifié Judith. Je le remercie de tout cœur de m'avoir accordé la primeur de sa découverte.
15 Voir notre biographie d'Alice Régnault, épouse Mirbeau, loc. cit. ; et notre biographie d'Octave Mirbeau, Séguier, 1990, ch. XI.
16 "Vers le bonheur", Contes cruels, Séguier, 1990,1.1, p. 122-123.
17 Recueilli dans les Contes cruels, t. II, p. 80-112.
18 Dans L'Élite, Fasquelle, 1899, p. 143.
19 Ibid., p. 145.
20 Voir notre article sur les relations entre Mirbeau et Zola, dans les Cahiers naturalistes, no 64, 1990, p. 47-77.
21 Voir notre édition de la Correspondance Raffaélli-Mirbeau, Ed. du Lérot, 1993.
22 L'Abbé Jules, ch. III de la deuxième partie (Combats pour l'enfant, p. 55).
23 "Impressions littéraires", Le Figaro, 29 juin 1888.
24 Voir notre préface aux Combats pour l'enfant, Ivan Davy, Vauchrétien, 1990.
25 Dans le ciel, L'Échoppe, Caen, 1989, p. 60.
26 Ibid., p. 56.
27 Ibid., p. 57.
28 C'est le titre d'une de ses chroniques du Gaulois, parue le 4 octobre 1880 dans la série "La Journée parisienne".
29 Voir l'analyse du caractère névrotique de la société contemporaine dans ses Chroniques du Diable (les Belles Lettres, 1995) et dans Paris déshabillé (L'Échoppe, Caen, 1991).
30 Rodenbach, op. cit., p. 148-149.
31 Voir notamment "La Névrose au village", dans les Chroniques du Diable, loe. cit.
32 L'Élite, p. 152.
33 Publiées par Pierre Michel, L’Échoppe, Caen, 1991.
34 L'Abbé Jules, chapitre 3 de la deuxième partie (Combats pour l'enfant, p. 54).
35 "Les Corneilles", Contes cruels, 1.1, p. 131 sq.
36 Voir le témoignage d'Edmond de Goncourt, dans son Journal, t. III, p. 642.
37 "Souvenirs d’un pauvre diable", Contes cruels, l. II, p. 495. Même formule dans Dans le ciel, p. 35.
38 "Les Hantises de l’hiver", Le Journal, 17 février 1895.
39 Dans le ciel, p. 82.
40 Voir les Lettres à Alfred Bansard, no 14, 15, 17 et 30.
41 Ibid., p. 56.
42 Ibid., p. 58.
43 Voir Correspondance avec Monet, Éd. du Lérot, Tusson, 1990, p. 249.
44 Contes cruels, t. I, p. 226-227.
45 Interview par Paul Gsell, dans La Revue, 15 mars 1907.
46 Le Jardin des supplices, éd. Folio, p. 202-214.
47 L'Abbé Jules, Albin Michel, p. 55.
48 Jean-Louis Cabanès, "Le Discours sur les normes dans les premiers romans de Mirbeau", communication recueillie dans les Actes du Colloque Octave Mirbeau d'Angers, Presses de l'Université d'Angers, 1992, p. 162-163.
49 Dans le ciel, p. 47.
50 Léon Daudet, "Octave Mirbeau", Candide, 29 octobre 1936.
51 Voir le chapitre III des Contes cruels.
52 "Impressions littéraires", loc. cit.
53 Albert Adès, "L'Œuvre inédite d'Octave Mirbeau", Excelsior, 3 juin 1918.
54 Court roman publié sans nom d'auteur chez Calmann-Lévy en 1881, et écrit pour le compte de l’Italienne Dora Melegari, qui utilisera par la suite le pseudonyme de Forsan. Cf. infra le ch. II.
55 Cf. Correspondance avec Monet, p. 50.
56 Préface de Cézanne, Berheim, 1914 (texte recueilli dans les Combats esthétiques de Mirbeau, t. II).
57 Correspondance avec Monet, p. 72.
58 Ibid., p. 186.
59 Gérard Bauër, "Octave Mirbeau héros de son théâtre", Les Annales, août 1959, p. 8.
60 Voir l'évocation qu'il en donne dans "Kervilahouen", dans la Revue indépendante de janvier 1887. Sur ce séjour à Audieme, voir le chapitre Vili de notre biographie d'Octave Mirbeau.
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