Introduction. Un moderne : Octave Mirbeau
p. 13-17
Texte intégral
"Je n'ai pas pris mon parti de la méchanceté et de la laideur des hommes. J'enrage de les voir persévérer dans leurs erreurs monstrueuses, se complaire à leurs cruautés raffinées. Et je le dis."
Octave Mirbeau, Comœdia, 25 février 1910
"Il poursuivit également, et avec la même générosité foncière l'injustice sociale et l'injustice esthétique."
Remy de Gourmont, Promenades littéraires, 1904
"C'est parce qu'il était un tendre qu'il fut très vite un révolté."
Paul Desanges, "Octave Mirbeau", Clarté, 1913
1De tous les grands écrivains français, Octave Mirbeau est certainement l’un de ceux qui ont été, et sont encore aujourd'hui, le plus méconnus, tant par l'université française que par le grand public. Après avoir, de son vivant, joué un rôle éminent dans l'histoire de la presse, de la littérature, du théâtre et des beaux-arts, ainsi que dans les luttes politiques et sociales de la Belle Époque, après avoir suscité l'admiration et la reconnaissance des cœurs artistes et des assoiffés de justice, il a sombré, après sa mort, en février 1917, sinon dans l'oubli — car il a toujours conservé ses fidèles, et plusieurs de ses œuvres n'ont pas cessé d'être rééditées —, du moins dans une espèce d'injuste purgatoire, d'où il commence seulement à émerger.
2Les raisons en sont multiples, et nous les avons analysées par ailleurs1 : brouillage de son image par l'ignominieux "faux patriotique" perpétré à l'instigation d'une veuve abusive, soucieuse de se réhabiliter, aux yeux des "bien pensants", par une éclatante trahison posthume2 ; incompréhension des historiens de la littérature, aveuglés par des étiquetages absurdes, et qui, contre toute évidence, ont prétendu ranger Mirbeau parmi les naturalistes, quittes à préciser, sans se soucier de la contradiction, "tendance frénétique" ; et surtout, vengeance post mortem de tous ceux, et ils sont nombreux, qu'il a fait, pendant plus de trente ans, trembler de sa voix d'imprécateur et de prophète3, et qui ont tâché de désamorcer son message subversif en crachant leur venin sur un homme et un écrivain qui avait le grand tort à leurs yeux d'avoir exercé un véritable magistère moral et esthétique :
3- Sur l’homme, en le présentant comme un "excité", un "excessif", un "palinodiste", un "incohérent", quand ce n'est pas un obsédé sexuel et un proxénète vivant des charmes de son épouse, une ancienne horizontale4.
4- Sur l'écrivain, en affectant de ne le considérer que comme un auteur de second rayon, en le classant parmi les petits naturalistes aux côtés d'Henri Céard et de Paul Alexis, en ne voyant en lui qu'un "déformateur du réel", un caricaturiste doté de verres grossissants et enlaidissants, quand ce n'est pas un pornographe se vautrant dans les "cochonneries". L'ambigu succès de ventes du Journal d'une femme de chambre et du Jardin des supplices, auxquels la plupart des lecteurs cultivés réduisent son œuvre, est à cet égard symptomatique et lourd de contre-sens.
5Or, si Mirbeau a tant scandalisé les "bien pensants", les puissants de son temps, et aussi toutes les "larves humaines" dont il a peuplé ses contes et ses romans et qui, par leur stupidité et leur veulerie, se font les complices des crimes et des abus des dominants, c'est parce qu'il n'a jamais pris son parti des injustices et des monstruosités dont ils se rendent coupables et dont, à force d'habitude, ils n'ont même plus conscience. Il n'a cessé de se scandaliser, et, partant, de faire scandale : on le lui a fait payer au prix fort. Circonstance aggravante : au lieu de pousser ses cris de colère et ses coups de gueule dans le ghetto culturel des petites revues, des théâtres pour initiés et des éditeurs marginaux, il a lancé ses bombes dans les plus grands journaux de l'époque, dans des romans à large diffusion, et sur les théâtres les plus huppés de l'époque, à travers toute l'Europe... Anarchiste impénitent, il était aussi riche, honoré et écouté... et par conséquent d'autant plus dangereux pour le désordre établi ! Rien à voir avec le stéréotype de l'artiste maudit, à qui l'on est prêt à tout pardonner, du moment qu'il vit obscur et meurt ignoré de tous.
6Si l'on assiste actuellement à un retour à Mirbeau, il serait erroné d’y voir un effet de mode, et la nostalgie d'une mythique "Belle Epoque" vers laquelle se tournent tant de regards, à l'approche de notre fin de siècle, mais qu'il n'a précisément jamais cessé de stigmatiser. Si Mirbeau est redécouvert et suscite tant de passions, ce n'est pas seulement, non plus, parce que justice a été faite de tous les ragots malveillants et de toutes les étiquettes infamantes, accumulés à dessein pour salir son image et discréditer ses combats. Et ce n'est pas seulement non plus parce que les historiens de l'art, les premiers, les historiens de la Troisième République ensuite, et, avec un temps de retard, les historiens de la littérature, ont fini par prendre conscience de son importance historique. C'est aussi, et surtout, parce qu'un nombre croissant de lecteurs sans œillères ni partis pris — ceux que Mirbeau appelait des "âmes naïves" — ont découvert dans son œuvre, abondante, multiforme, méconnue, insoupçonnée même pour la plus grande partie, des valeurs et des principes, exprimés avec constance et avec une incomparable force de suggestion, et dont l'absence aujourd'hui se fait cruellement sentir, à une époque où le fric, plus que jamais, est le roi incontesté de notre société "libérale", et où, derrière le mot galvaudé de "communication", se camoufle une sournoise entreprise de décervelage et d'abêtissement programmés.
7Bref, le message de Mirbeau n’a rien perdu de son impact, et les multiples combats qu'il n'a cessé de mener pendant un demi-siècle, avec une efficacité redoutée des uns et admirée des autres, n'ont, hélas ! rien perdu de leur actualité. Au moment où les idéologies sont démonétisées ; où les politiciens de tout poil — ceux que Mirbeau qualifiait de "mauvais bergers" — sont complètement discrédités ; où le libéralisme économique, qui ne connaît plus de frein à son développement tentaculaire, apporte tous les jours de nouvelles preuves de sa nocivité criminelle ; où la nature est saccagée au nom du productivisme et de la course aux profits ; où le mercantilisme triomphe sans vergogne et exhibe complaisamment les tares hideuses que Mirbeau vilipendait déjà, il y a plus d'un siècle ; où la barbarie, le racisme, l'antisémitisme, et le fanatisme religieux et "patriotique" parlent haut et fort, réclament leurs "droits", triomphent peu ou prou sur la plus grande partie du globe et commencent à contaminer de nouveau la vieille Europe, que l'on croyait pourtant définitivement vaccinée ; où les principes des Lumières sont remisés au magasin des accessoires, et où les droits de l'homme, vulgaire chiffon de papier, sont impunément foulés aux pieds, y compris dans nos pseudo-"démocraties", il est plus que temps de se replonger dans une œuvre qui nous révèle sans ambages les hommes et les institutions tels qu'ils sont vraiment, dans toute leur horreur méduséenne5, et qui nous invite courageusement, mais sans illusions, à œuvrer pour "augmenter la somme de bonheur possible parmi les hommes"6, en nous ralliant à des valeurs, éthiques et esthétiques, le Vrai, le Beau et le Juste, sans lesquelles la vie sur terre n'est plus que malentendus, crimes, folies et barbaries.
8Il convient donc de prendre une juste mesure des grands combats d'Octave Mirbeau, et de chercher dans son œuvre, non seulement une jouissance esthétique — ce qui est déjà énorme —, mais aussi des leçons. Non pas, certes, des réponses toutes faites et des dogmes rassurants et pernicieux, car il pose plus de questions qu'il n'apporte de solutions et révèle plus de contradictions qu'il ne propose de croyances sécurisantes. Mais une leçon de lucidité, une leçon de modestie, une leçon de dignité, une leçon de courage, une leçon de générosité. C'est nécessaire, sinon suffisant, pour redonner goût à la vie et à l'action, pour restaurer le prestige de l'engagement, et pour donner envie de se battre pour des valeurs et des idéaux, certes passés de mode, mais qui n'en sont pas moins des impératifs catégoriques pour toutes les âmes d'élite auxquelles s'adressait, il y a un siècle, notre "imprécateur au cœur fidèle"7.
Notes de bas de page
1 Voir la préface d’Octave Mirbeau, l'imprécateur au cœur fidèle, biographie, par Pierre Michel et Jean-François Nivet, Librairie Séguier, 1990, p. 11-13.
2 Sur le faux Testament "politique" de Mirbeau, concocté par Gustave Hervé, voir le chapitre XXIV de notre biographie de Mirbeau (p. 920-922.) Le texte en est reproduit en appendice de notre édition critique des Combats politiques de Mirbeau, Librairie Séguier, 1990 p. (266268).
3 C’est Guillaume Apollinaire qui voyait en Mirbeau "le seul prophète de ce temps" dédicace (de L’Hérésiarque, 1913, signalée dans le catalogue de la vente de la bibliothèque de Mirbeau, 1919.)
4 Sur cette ancienne actrice et horizontale, voir la monographie de Pierre Michel, Alice Régnault, épouse Mirbeau, À l’Écart, Alluyes, 1993.
5 Voir Claude Herzfeld, La Figure de Méduse dans l'œuvre d'Octave Mirbeau, Nizet, 1992.
6 Cf. les Combats pour l'enfant, d'Octave Mirbeau, édités par Pierre Michel, Ivan Davy, Vauchrétien, 1990, p. 187. La formule de Mirbeau est le corollaire de celle de Camus dans La Peste : "diminuer arithmétiquement la douleur du monde". Albert Camus se situe dans le droit fil des combats d’Octave Mirbeau. Lui aussi a connu, après sa mort, et pour les mêmes raisons, une traversée du désert.
7 L’expression est de Jean Vigile, dans une série d'article du Perche, les 17, 24 et 31 juillet 1981. Nous la lui avons empruntée pour servir de sous-titre à notre biographie d’Octave Mirbeau. Nous remercions bien vivement Jean Vigile de nous y avoir autorisés.
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