À la recherche d’une écriture dramatique nouvelle : Le roi Candaule par André Gide
p. 113-126
Texte intégral
1Le Théâtre complet publié par André Gide1 regroupe dix-sept titres, au sein desquels la part de la production personnelle est minoritaire, avec Le Retour, inachevé, sur un plan de Raymond Bonheur, Le Treizième arbre, courte farce, et Robert ou l’intérêt général. À côté des traductions de Shakespeare, Tagore et Kafka – Antoine et Cléopâtre, Hamlet, Amal, Le Procès et de l’auto-adaptation des Caves du Vatican –, les neuf réécritures dramatiques se tournent soit vers l’Antiquité grecque avec Philoctète, Le Roi Candaule, Ajax (inachevé), Œdipe, Perséphone, Proserpine, soit vers la source biblique avec le triptyque Saül, Bethsabé, Le Retour de l’enfant prodigue.
2Au sein de l’ensemble grec auquel il appartient par son inspiration, Le Roi Candaule se trouve doublement isolé. Alors que Philoctète, Ajax, Œdipe, Perséphone et Proserpine ont des hypo-textes poétiques – les tragédies de Sophocle et l’Hymne à Déméter homérique –, le drame se nourrit librement des Histoires d’Hérodote et de La République de Platon2 ; tandis que les réécritures sophocléennes sont en prose, Le Roi Candaule est en vers libres. Quel sens de tels choix peuvent-il avoir en 1899 pour l’auteur des Poésies d’André Walter3 et des Nourritures terrestres4, le lecteur de la traduction des Tragiques Grecs par Leconte de Lisle et l’admirateur de Racine aussi bien que de Maeterlinck ?
La pratique du vers libre
3Pour Gide, qui vient de publier en revue Philoctète et d’écrire Saül sans débouchés scéniques5, il s’agit, sur l’influence d’Henri Ghéon6, d’expérimenter une écriture théâtrale nouvelle dont les enjeux formels s’expliquent en lien avec la scène symboliste. Le Roi Candaule est la seule pièce en vers libres de Gide, au sein d’un ensemble dédié au thème de l’échec, en contrepoint aux Cahiers d’André Walter7, au Voyage d’Urien8 et à Paludes9. Après les Nourritures terrestres, le poète poursuit l’interrogation sur le bonheur en illustrant les conséquences possibles d’un dépouillement et d’un don de soi excessifs. Le choix du vers libre répond à la volonté de créer un drame poétique, anti-naturaliste. La limpidité de la ligne dramatique autorise un travail réfléchi sur la forme. Le premier acte est celui de la « provocation » : Candaule montre la beauté de son épouse Nyssia à ses convives ; le second illustre le « dépassement de soi », par la substitution de Gygès à Candaule dans la nuit d’amour avec Nyssia ; le troisième est celui de la « rétribution », Candaule payant son audace de sa vie, parallèle actantiel avec la mort presque anodine de Trydo par la main de son mari bafoué, Gygès, au premier acte10.
4Dans Le Roi Candaule, Gide veut « créer […] une langue nouvelle : ni vers, ni prose, mais permettant d’accentuer tantôt l’élément dramatique, tantôt l’élément lyrique11 ». Pour la première et unique fois dans son théâtre, il conçoit la forme comme nécessaire et immuable. Il juge la traduction allemande de son texte en prose par Franz Blei « tristement atone et déstylisée »12. Dans la préface de la première édition (1901), il défend ses choix formels : « du jour où j’ai conçu la pièce, c’est ainsi que je l’ai voulue et, si, depuis, pour satisfaire quelques amis, mettant mes vers trop libres bout à bout, je l’ai fait copier en prose, je n’ai pu me plaire à cette nouvelle apparence13 ». Nous n’avons pas gardé trace de cette « copie en prose ». Entre l’édition pré-originale de 189914 et le texte des Œuvres complètes de 193315 se succèdent peu de variantes, hormis les permutations d’interlocuteurs coutumières dans les dialogues gidiens, les coquilles liées aux rééditions et les coupes préparées pour le projet d’opéra16. Les rares corrections significatives se produisent sur les manuscrits remis à Édouard Ducoté qui ont été conservés17, visant à fixer le texte dès l’édition pré-originale. Ainsi à l’ouverture du second acte, Candaule exhorte Gygès :
Pauvre ! – Tu ne l’es plus. Laisse ton passé mort.
Regarde-toi, Gygès ! ta robe est pourtant bien changée.
O ! Splendide Gygès ! Qui donc aurait pitié de toi, maintenant18 ?
Pauvre ! – Tu ne l’es plus. Lève-toi ! Lève-toi !
Regarde-toi, Gygès ! ta robe est pourtant bien changée.
O ! Splendide Gygès ! Qui donc aurait pitié de toi, maintenant19 ?
5Si l’image se perd (Laisse ton passé mort est remplacé par la répétition du syntagme Lève-toi) le rythme est conservé, ainsi que l’augmentation métrique au sein de la tirade : alexandrin, vers de quatorze puis de dix-sept syllabes. La première édition a tendance à conserver les leçons fixées par la pré-originale, tandis que les Œuvres complètes de 1933 poursuivent le travail de correction, par-delà les années :
Pauvre ! – tu ne l’es plus. Lève-toi ! Lève-toi !
Regarde-toi, Gygès ! ta robe est pourtant bien changée.
Qui donc aurait pitié de toi maintenant20 !
6L’apostrophe précieuse est supprimée et le troisième vers, diminué.
7Le maintien du compte syllabique est l’indice d’un travail avant tout sonore. Sur le manuscrit, en corrigeant une question de Sébas, Gide remplace : « Sommes-nous bien placés ? » par « Suis-je déjà placé21 ? » La volonté de conserver l’hexasyllabe l’emporte sur l’aspect sémantique. Les corrections de détail visent en général à ne pas affecter le rythme de l’ensemble. Dans les retouches stylistiques elles-mêmes, le dramaturge privilégie la conservation de la cadence :
Vive Candaule ! Tous les beaux discours des flatteurs
Ne valent pas le seul « merci » qu’il veut bien rendre.
Vive Candaule ! Tous les beaux discours des flatteurs
Ne valent pas le seul « merci » qu’il leur adresse22.
8Le souci global de permanence rythmique n’est pas pour autant rigide. La fluidité et la préparation de la diction scénique peuvent être des critères premiers. Sur le manuscrit de L’Ermitage, la réplique de Sébas : « Son mari la ramènera après souper » devient « Son mari la remmène après souper23 » ; la réduction de l’alexandrin en décasyllabe découle de la recherche euphonique. Ce type de correction trouve sa source dans les lectures à vive voix, caractéristiques dans la genèse des œuvres gidiennes, et extrêmement liées aux modes d’écriture symbolistes et à la présentation du texte pour un cercle d’auditeurs choisis. Dans cet état d’esprit, les répétitions et la faiblesse formelle sont systématiquement traquées par Gide, même postérieurement :
Pharnace
Le roi sans doute oublie que les poissons sont tous muets.
Syphax
Pas tous ! On parle d’un qui rendait les oracles24.
Pharnace
Le roi sans doute oublie que les poissons sont muets.
Syphax
Pas tous ! On parle d’un qui rendait les oracles25.
9Peu importe que le premier vers passe de quatorze à treize pieds.
10Si contraignante la pratique du vers soit-elle conçue par Gide, il ne saurait perdre de vue la clarté de son propos dramatique. Il partage les convictions exprimées par son ami Francis Vielé-Griffin : « la forme sans l’idée c’est le néant ; ce mot vers libre caractérise un état d’âme, en ce sens que la liberté […] de jouer à sa guise du clavier de notre langue semble plutôt une conquête morale qu’une simplification prosodique26 ». L’originalité des vers est relayée par des innovations au sein du dialogue théâtral lui-même. Gide modernise les didascalies lorsqu’il introduit un schéma de la disposition des convives :
11Il insère au cœur du dialogue une citation en grec, celle de la devise qu’il imagine inscrite au creux de l’anneau d’invisibilité trouvé dans le poisson par Candaule. Le verbe « κρύπτω » (« je soustrais aux regards » ou « je protège »), seul présent dans le manuscrit remis à Édouard Ducoté, est développé dans les corrections d’épreuves de L’Ermitage, pourvu d’un complément : « Áτυχίαν κρύπτω » (« je cache le bonheur » ou « le succès »28). La source même de la formule est obscure. Elle est absente du texte d’Hérodote puisque Nyssia y est montrée nue à Gygès, caché derrière la porte, dans l’obscurité de la chambre à coucher, et non grâce à une quelconque invisibilité29 ; elle est également absente du passage des Histoires d’Hérodote, utilisé par amalgame, où Polycrate voit la bague sceau, ornée d’une émeraude, qu’il a jetée à la mer, lui revenir dans le ventre d’un poisson30 ; même dans La République de Platon, il s’agit d’un simple anneau en or, au chaton certes magique, pouvant rendre invisible, mais dépourvu d’inscription31. La formule, qui « garde toute l’ambiguïté des oracles du monde ancien »32 a-t-elle été forgée par Gide, éventuellement aidé d’un ami helléniste comme Marcel Drouin ? Au premier livre des Histoires, Hérodote compare l’aptitude des pauvres et des riches à être heureux en employant le mot « εύτυχία33 » et l’une des célèbres maximes delphiques est « Εύτυχίαν εύχου » (« Prie pour le succès » ou « souhaite le bonheur »). Gide accentue les potentialités oraculaires de l’objet trouvé dans le poisson34 pour en faire un symbole.
12Deux passages de la pièce se moquent de la poésie versifiée. Si les « vers de Syphax sont fondés sur de faciles jeux de mots et sur une maladroite utilisation de la rime équivoquée chère aux rhétoriqueurs35 », ils ouvrent aussi un questionnement acerbe sur l’archaïsme de la rime, et par extension sur la faillite du théâtre en vers réguliers :
Plusieurs.
Les vers ! Les vers !…
Syphax.
Attendez… s’ils sont mauvais, tant pis :
Le soleil qui te dora de
Ses sublimes rayons, dorade,
Parle à celui qui saura de-
Viner tes oracles, dorade36 !
13Le procédé d’inclusion poétique ouvre une parenthèse burlesque en marge de l’intrigue et se situe dans la postérité de la lecture commentée des poèmes de Trissotin dans Les Femmes savantes37 ou de la discussion sur le sonnet d’Oronte dans Le Misanthrope38. Le compte équivoque de la rime, qui peut induire une sorte de bégaiement humoristique à la scène, n’est pas sans renvoyer aux problématiques de l’époque symboliste autour du e muet en position finale.
14Les allusions satiriques se poursuivent à l’ouverture du troisième acte. Le manuscrit et l’édition de 1899 insèrent une autre poésie de cour :
Lorsque le roi m’invite
Pourquoi dire : Merci !
Ici plus ne m’habite
L’Ennui.
Qu’un hôte ingrat te quitte !
Moi je suis bien ici ;
Roi charmant, de ta suite
J’en suis39 !
15Par des vers « volontairement faibles40 [dont] le dernier risque d’être mal compris », Gide pastiche Hernani, faisant de Syphax un disciple anachronique de Victor Hugo41. Il souligne la faillite du théâtre romantique. L’édition de 1901 substitue au poème polémique une chanson à boire :
Moi, que m’importe l’échanson !
Quand, sans paraître, il verse son
Vin clair par-dessus mon épaule
Moi, sans regarder l’échanson,
J’offre ma coupe au roi Candaule.
Mais quand l’échanson c’est Candaule,
J’offre ma coupe à l’échanson.
16Gide pastichant probablement une chanson arabe qui est un clin d’œil pédérastique fait à Henri Ghéon42, la phrase de présentation de Syphax n’en est que plus humoristique : « Et cet envoi, ne vous a-t-il pas l’air trop rajouté43 ? » De telles innovations formelles relaient les audaces thématiques de la pièce, comme de porter à la scène de manière nouvelle la question de la nudité – même si Lugné-Poe a finalement laissé l’actrice qui incarnait Nyssia garder une pudique chemise de nuit haut boutonnée44 – ou d’interroger le statut de l’inspiration hellénique par le biais d’une parodie de dialogue platonicien45.
Les pierres d’achoppement
17La critique contemporaine mentionne peu la forme. L’évaluation du contenu philosophique – notamment des allusions à Platon, Renan et Nietzsche –, éclipse la question des innovations dramatiques. Le Roi Candaule est « un drame platonicien sur le bonheur », affirme Romain Coolus dans La Revue blanche46. La création par Lugné-Poe le 9 mai 1901, au Nouveau-Théâtre, à moitié financée par Gide lui-même47, donne lieu à une représentation unique qui ne passe pas inaperçue mais dont la réception est mitigée, en grande partie à cause de la « brochure » et de la « préface, à la fois entortillée et dédaigneuse », qui indisposent, par l’affirmation que « l’art n’existe plus » et que « nul n’est plus là pour le comprendre »48. La presse stigmatise le « grand goût de pure poésie et de littérature désintéressée qui anime tous les esthètes, tous les apôtres de la Revue blanche, grands coureurs de chimères » ; elle déplore l’obscurité du symbole traité : « que peut-il y avoir à généraliser dans le cas du roi Candaule qui est rare et exceptionnel par définition ? » ; on ne voit « rien de commun entre l’histoire du roi Candaule et l’éducation du peuple49 » mentionnée dans la préface.
18Quand certains abordent la forme, ce n’est pas pour en apprécier les apports, mais pour essayer de la définir : « la brochure nous révèle que Le Roi Candaule est écrit, non pas en vers libres, non pas même en vers blancs, mais en phrases rythmées qui, à défaut de la rime, ont çà et là, si l’on y prend garde, la mesure du vers » ; « le dialogue [s’organise] en vives répliques coupées prosodiquement [où] la rime se glisse même quelquefois », « averti par quelques cadences harmonieuses, je m’étais demandé, à l’audition, si Le Roi Candaule était en vers ou en prose et il m’a fallu un redoublement d’attention de tous mes sens réunis pour acquérir la certitude qu’il était en prose buissonnière et capricieuse, avec de petits essais de versification intermédiaire50 ». Pour d’autres, au contraire, « c’est un poème en vers libres, très libres, et qui font regretter la poésie d’Hugo [dans] Hernani [et Les] Burgraves […], une forme décadente » ; « mieux eut valu soit écrire en simple prose, soit ne pas recourir à cette poésie bâtarde, inharmonique, dont s’est engoué, à tort, un certain public51 ».
19De tels jugements conduisent à se demander si les raisons de l’échec du premier contact de Gide avec la scène sont à chercher dans la singularité de son œuvre ou dans sa parenté avec la mouvance symboliste moquée par la presse. La deuxième préface insérée par Gide en 190452, qui présente un collage rageur des pires jugements portés sur la pièce, vise à stigmatiser l’absurdité de la réception critique tout en s’érigeant en martyr. Les contemporains n’ont pas saisi la subtilité de l’interrogation sur la fonction de l’artiste, dont Candaule est le miroir, en prolongement du dialogue avec Pierre Louÿs, non plus que l’effet de surenchère par rapport aux sources : la possession de Nyssia par Gygès inventée par Gide ouvre une brèche autobiographique cryptée, dans la mesure où la figure féminine renvoie à la personne réelle de Mériem, Ouled Naïl convoitée lorsqu’elle se rend aux bains d’Hammam-es-Salahin, à Biskra, et partagée entre Paul Albert Laurens et André Gide en 189353.
20Le manque de reconnaissance des allusions est aggravé par l’absence de compréhension des revendications formelles, telles que les théorise Francis Vielé-Griffin dans L’Ermitage : « l’alexandrin, dont nous usons du reste à notre gré, est désormais un vers aussi libre qu’un autre. Le vers n’est jamais libre et se distingue précisément par-là de la prose […] puisqu’il n’y a vers qu’à cette condition rigoureuse et précise : que les mots du poète, disposés dans un ordre rhythmique et typographique voulu, ne soient plus libres d’en changer » ; L’Esthétique de la langue française de Remy de Gourmont lui fournit un argument : « [le poète] coupe les vers […] quand le sens s’y prête, d’accord avec un rhythme concret et propre à dire une émotion particulière54 ». Sans en faire un absolu, Le Roi Candaule comporte de nombreux alexandrins :
Oui, Candaule le dit. Oui, la reine Nyssia
Ornera le festin de ce soir. – Soir splendide55…
21Une variante d’apparence aussi mineure que la virgule ajoutée après la seconde interjection sur le manuscrit de L’Ermitage, en soulignant la symétrie des hémistiches, revendique le droit de recourir à une cadence classique. Les corrections plaident pour la liberté de la nouvelle forme dramatique, entre héritage et innovation. C’est dans cet état d’esprit que Gide peut choisir de privilégier le nombre pair, en corrigeant un octosyllabe : « je vous quitterais à l’instant » par un décasyllabe : « je quitterais cette table à l’instant56 ».
22Une pierre d’achoppement plus grave est le respect de la disposition typographique. Gide parvient à imposer la rigueur dans la transcription de son manuscrit pour L’Ermitage :
Archélaüs
Qui donc ?
Sébas
La cuisinière.
Archélaüs
Ta goton d’hier soir57 ?
23Le respect des blancs se perd dans les éditions subséquentes, rendant le compte linéaire fantaisiste : ce qui est désigné comme une seule unité dans le manuscrit en devient trois par la suite58. La disposition pour l’œil est détruite par la pratique éditoriale de l’alignement marginal à gauche, systématique lors du changement d’interlocuteur. Or, la règle visuelle a été posée par Vielé-Griffin : « Nous composons une strophe au mieux de notre talent et la transcrivons typographiquement en alinéas complémentaires, chacun, de notre pensée qui se trouve ainsi analysée pour l’œil et pour l’oreille59 ».
24Une telle exigence pourrait laisser à penser que le dramaturge s’adresse avant tout au lecteur. Il est cependant des modifications de disposition typographique qui altèrent le sens, voire modifient les effets scéniques. Le même dialogue peut être soumis à des logiques de présentation différentes :
Sébas
Son mari la remmène après souper.
Archélaüs
Tant pis
Pour toi.
Sébas
Tant pis pour elle, pauvre enfant60…
Sébas
Son mari la remmène après souper.
Archélaüs
Tant pis pour toi.
Sébas
Tant pis pour elle, pauvre enfant61…
25Le manuscrit et la pré-originale62 sont attentifs à la majuscule qui oblige à scinder en deux, avec enjambement, le syntagme « Tant pis/ Pour toi », qui est en revanche regroupé dans la première édition. La diction qui en découle rend la réplique banale et lui ôte son effet humoristique. Une variante en apparence aussi minime a des impacts sur l’interprétation du texte63. En accédant à la scène et à la publication, le jeune poète dramatique découvre les impedimenta qui « interdisent au vers libre d’accéder à sa logique propre, qui est d’ordre spatial »64.
L’adéquation formelle
26La préface de 1901 garde trace de ces déceptions : « Certains m’ont reproché qu’un artifice de typographie ait donné l’apparence du vers à ce qui n’est le plus souvent qu’une prose nettement scandée65 ». L’expérimentation des vers libres reste ponctuelle dans l’œuvre dramatique gidienne. La contrainte formelle ne semble pas avoir été aussi consubstantielle à la démarche de Gide qu’à celle de Ghéon, qui use du vers libre pour tirer vers le symbole un drame qui, comme L’Eau-de-vie, se situerait sans lui dans la postérité des pièces naturalistes66. Gide n’a pas non plus créé une forme unique et indissociable de son univers dramatique comme celle du verset claudélien.
27Après la création de la pièce, Gide relâche de sa rigueur dans le contrôle du texte, de sorte que le fil conducteur éventuel de ses corrections se perd. Le vers : « Il faut plus de sagesse encore pour le paraître », abrégé en 1933 par l’utilisation de la licence poétique « encor », devient un alexandrin67. En 1901, on peut lire un vers : « Et bien plus tard encor l’ivresse », où l’on trouve « encore » en 1899 et 1904-194768. Les deux graphies de l’adverbe peuvent coexister dans une même édition : en 1901, « encore » apparaît aux vers 120 et 122 alors que le vers 52 emploie la forme élidée. Comme l’ironisait la chanson de Syphax, la politique de Gide sur les e muets n’est pas claire. Le contrôle idéal du texte est par définition impossible, quand il est soumis à l’urgence des corrections. Que dire de variantes fantaisistes comme celles qui substituent les uns aux autres des verbes de sens aussi différents que « épuiser », « éprouver » et « épouser » à la fin du distique :
– Oh ! plénitude de mon bonheur !
Comment aurais-je assez de mes seuls sens pour l’épuiser69 ?
28La conservation du compte syllabique prime-t-elle à ce point sur le sens, ou s’agit-il de fautes de recopiage, de frappe, voire de lecture ? Malgré la rigueur à laquelle Gide aspire, sa pièce n’échappe pas aux aléas que connaissent de tout temps les textes théâtraux70. La matière échappe au poète.
29Si Gide n’a pas réussi « le grand défi, pour l’auteur dramatique de ces années précédant le tournant du siècle, […] de créer une langue originale71 », Le Roi Candaule lui a « fait comprendre […] les énormes difficultés que l’artiste doit surmonter pour donner une forme simple, nette, définitive aux profondeurs mouvantes et insondables de l’âme humaine72 ». Loin de n’avoir été qu’une expérience formelle ponctuelle, la pièce a initié un mouvement de balancier entre vers et prose dans l’écriture dramatique de Gide : tandis que Saül73, Philoctète, Ajax74, et Œdipe75 sont en prose, Le Retour est une variation autour de l’alexandrin ; Perséphone76 est majoritairement écrite en octosyllabes, et le mètre régulier domine, au milieu de vers libérés, dans Proserpine77. Le lecteur gidien, familier de ces expérimentations, se trouve invité à voir dans Saül une figure dramatique de l’échec fortement parente avec Candaule, et que dire de la ressemblance, tant formelle que thématique, entre Le Roi Candaule et Bethsabé78, quasi-monologue en vers libres, dont l’argument est le partage de la femme convoitée, aperçue au bain, entre le roi et son ami79 ?
30« L’accueil de Saül et la générosité du Roi Candaule ne sont que deux aspects du même défaut moral80 » qui font écho, l’un en prose, l’autre en vers, au discours leurre des Nourritures terrestres. Alors que le narrateur-poète affirme, dans l’envoi de cette œuvre, se dévoiler « sans apprêts, sans pudeur81 », « Candaule peut incarner l’artiste qui, lorsqu’il découvre des beautés ou des vérités cachées, comme est secrète la beauté de Nyssia82 », les dévoile quelles que soient les conséquences.
31Les difficultés expérimentées par Gide dans la pratique du vers libre ont pu le pousser à accepter, pour ce texte comme pour celui de Proserpine et de Perséphone83, un travail d’adaptation. Par la partition musicale, il approche davantage du but premier : fixer son texte dans une harmonique réfléchie. Lorsqu’en 1913, Henry Février lui propose de tirer du Roi Candaule un opéra, le texte est déjà prêt pour la scène lyrique ; il comporte même un Chœur contrasté, divisé entre esprits nobles et jouisseurs. L’adaptation du drame en livret permet d’aller plus loin que la pratique théâtrale du vers libre. Sur les conseils d’Henry Février, Gide se livre à un travail radical. Outre les coupes larges qui permettent de condenser le texte, il élague toute amplification inutile. Le texte est resserré, ainsi la réplique de Nicomède :
Eh bien ! mon cher Syphax, – voilà un petit festin
Qui ne s’annonce pas trop mal. – Qu’en penses-tu ?
Eh bien ! cher Syphax, – voilà
Qui ne s’annonce pas trop mal84.
32La recherche de l’épure stylistique totale a pu fasciner Gide. Le travail de contraction de 1913-1917, même s’il n’a pas débouché sur une création, n’a pas été totalement perdu. Certaines ultimes corrections de 1933 en ont hérité. Et le succès moderne du Roi Candaule à la scène lyrique ne semble-t-il pas l’aboutissement paradoxal des recherches formelles de Gide à l’époque du symbolisme85 ?
Notes de bas de page
1 André Gide, Théâtre complet, Paris, Ides et Calendes, 1947-1948.
2 André Gide, Romans et récits. Œuvres lyriques et dramatiques, I, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2009, p. 1356-7.
3 Les Poésies d’André Walter. Œuvre posthume [anonyme], Paris, Librairie de l’Art indépendant, 1892.
4 André Gide, Les Nourritures terrestres, Paris, Mercure de France, 1897.
5 André Gide, Philoctète, La Revue blanche, décembre 1898, p. 481-98 ; Saül (II, 7 ; IV, 2 ; V), La Revue blanche, 15 juin 1898, p. 283-303.
6 Henri Ghéon-André Gide, Correspondance, Paris, Gallimard, 1976, p. 225-78, 340.
André Gide, Le Roi Candaule, édition critique présentée par Patrick Pollard, Lyon, Centre d’études gidiennes, 2000, p. XII-XV.
7 Les Cahiers d’André Walter. Œuvre posthume [anonyme], Paris, Librairie académique Didier-Perrin, 1891.
8 André Gide, Le Voyage d’Urien, Paris, Librairie de l’Art indépendant, 1895.
9 André Gide, Paludes, traité de la contingence, Paris, Librairie de l’Art indépendant, 1893.
10 André Gide, Romans et récits, I, p. 1362.
11 Peter Schnyder, Pré-textes, André Gide et la tentation de la critique, Paris, L’Harmattan, 2001, p. 111.
12 Paul Claudel-André Gide, Correspondance, Paris, Gallimard, 1949, p. 50 (25 septembre 1905).
13 André Gide, Romans et récits, I, p. 516.
14 André Gide, Le Roi Candaule, L’Ermitage, vol. 19, sept.-déc. 1899, p. 161-198, 362-385, 455-474.
15 André Gide, Œuvres complètes, t. III, Paris, Gallimard, 1933, p. 287-396 ; Romans et récits, I, p. 511-88.
16 André Gide, Le Roi Candaule, p. XLII-XLVI.
17 103 feuillets, grand in-4° sans filigrane, écriture à l’encre au recto, marques pour l’imprimerie au crayon bleu, antérieur à septembre 1899, Bibliothèque de la Fondation Martin Bodmer (Cologny-Genève). André Gide, Le Roi Candaule, p. XLI.
18 André Gide, Le Roi Candaule, p. 74 (II, 1, ms. Bodmer).
19 André Gide, Le Roi Candaule, L’Ermitage, p. 365.
20 André Gide, Le Roi Candaule, p. 74.
21 Ibid., p. 23 (I, 1, ms. Bodmer).
22 Ibid., p. 21 (I, 1, ms. Bodmer).
23 Ibid., p. 25 (I, 1, ms. Bodmer).
24 Ibid., p. 43 (I, 2, v. 312-3, 1899-1933).
25 Ibid., p. 43 (I, 2, 1933-47).
26 Francis Vielé-Griffin, « Causerie sur le Vers libre et la Tradition », L’Ermitage, juin 1899, p. 82-83.
27 André Gide, Le Roi Candaule, p. 35 (I, 2, 1899-1933).
28 Ibid., p. 48 (I, 3, v. 355). Gide ne place ni accents ni esprits sur les mots grecs. Nous les avons restitués.
29 Hérodote, Histoires, I, 7-12.
30 Ibid., III, 39-43.
31 Platon, La République, II, 359d-360b.
32 André Gide, Le Roi Candaule, p. XXXIX.
33 Hérodote, Histoires, I, 32.
34 André Gide, Le Roi Candaule, p. XIX ; p. XVI et XVIII sur la lecture par Gide des textes de Gautier et Baudelaire.
35 Jean Claude, André Gide et le théâtre, II, Paris, Gallimard, 1992, p. 348.
36 André Gide, Le Roi Candaule, p. 44.
37 Molière, Les Femmes savantes, III, 2.
38 Molière, Le Misanthrope, I, 2.
39 André Gide, Le Roi Candaule, v. 965-72.
40 Ibid., p. XLIII.
41 Victor Hugo, Hernani, I, 4 : « Oui, de ta suite, ô roi ! de ta suite ! j’en suis ! / Nuit et jour, en effet, pas à pas, je te suis ! » (Paris, Alphonse Lemerre, [s. d.], p. 31).
42 André Gide, Le Roi Candaule, p. XXXVIII. – Henri Ghéon-André Gide, op. cit., p. 185.
43 André Gide, Le Roi Candaule, p. 101.
44 Ibid., p. XXIII-XXIV sur la discussion avec Pierre Louÿs.
45 Ibid., p. XXXIII-XXXVII sur les noms des personnages.
46 15 mai 1901, p. 148.
47 Jean Claude, « Gide et Lugné-Poe », Bulletin des Amis d’André Gide, n° 41, janv. 1979, p. 3-34.
48 Anonyme, Le Soleil, 20 mai 1901.
49 Id.
50 Id.
51 Duvenay, Le Chroniqueur mondain, 15 mai 1901.
52 André Gide, Romans et récits, I, p. 585-8.
53 André Gide, Souvenirs et voyages, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2001, p. 283-4 ; – André Gide, Le Roi Candaule, p. XXXIX ; – Henri Ghéon-André Gide, op. cit., p. 205 sur des partages similaires.
54 Francis Vielé-Griffin, art. cit., p. 83-5.
55 André Gide, Le Roi Candaule, p. 30 (I, 2).
56 Ibid., p. 36 (I, 3).
57 Ibid., v. 85.
58 Ibid., p. 24, v. 85-7.
59 Francis Vielé-Griffin, art. cit., p. 84.
60 André Gide, Le Roi Candaule, p. 25. (ms. Bodmer, 1899).
61 Ibid., p. 25. (1901).
62 André Gide, Le Roi Candaule, L’Ermitage, p. 166.
63 André Gide, Le Roi Candaule, p. 25 : leçon d’origine rétablie en 1933-42.
64 Michel Murat, Le Vers libre, Paris, Honoré Champion, 2008, p. 21.
65 André Gide, Romans et récits, I, p. 516.
66 Clara Debard, « Vers un théâtre nouveau ? Les créations françaises par Jacques Copeau au Vieux-Colombier (1913-1914) », dans Classicisme et modernité dans le théâtre des XXe et XXIe siècles, Aix-en-Provence, Presses Universitaires de Provence, 2014.
67 André Gide, Le Roi Candaule, p. 28.
68 Ibid., p. 21, v. 52.
69 Ibid., p. 32, v. 177-8 ; « éprouver » : ms. original ; « épouser » : pré-originale de 1899 ; « épuiser » : édition de 1901.
70 Voir Clara Debard, « Le labyrinthe textuel des Bonnes », dans Jean Genet, du roman au théâtre, Aix-en-Provence, Publications de l’Université de Provence, 2011, p. 87-98.
71 Peter Schnyder, op. cit., p. 111.
72 Id.
73 André Gide, Saül, Paris, Mercure de France, 1903.
74 André Gide, Ajax, Les Écrits nouveaux, oct.1921, p. 34-7.
75 André Gide, Œdipe, Commerce, automne 1930, cahier XXV, p. 7-83.
76 André Gide, Perséphone, La N.R.F., mai 1934, p. 745-61.
77 André Gide, Proserpine, Vers et Prose, t. XXVIII, janv.-mars 1912, p. 19-21.
78 André Gide, Bethsabé, L’Ermitage, janv. et fév. 1903, p. 5-12 et 94-8.
79 Clara Debard, « Les enjeux de la référence biblique dans le triptyque théâtral Saül, Bethsabé, Le Retour de l’Enfant prodigue », dans Gide et la Bible, B.A.A.G., n° 179/180, juil.-oct. 2013, p. 71-85.
80 André Gide, Le Roi Candaule, p. XXX.
81 André Gide, Romans et récits, I, p. 349.
82 Jean Claude, op. cit., II, p. 276.
83 Igor Stravinski, Perséphone. Création à l’Opéra de Paris le 30 avril 1934.
84 André Gide, Le Roi Candaule, p. 25.
85 Alexander Zemlinski, König Kandaules. Partition complétée par Antony Beaumont. Création à l’Opéra de Hambourg le 6 octobre 1996.
Auteur
Maître de conférences et habilitée à diriger des recherches en littérature française et théâtre à l’université de Lorraine. Elle est auteur ou co-auteur de quatre ouvrages : Œdipe d’André Gide, édition critique annotée et commentée (Honoré Champion, 2007), André Gide et la réécriture, actes du colloque de Cerisy (Presses Universitaires de Lyon, 2013), D’un genre à l’autre : la transmodalisation dramatique (Presses Universitaires de Lorraine, 2014) et Jacques Copeau et le Théâtre du Vieux-Colombier. Dictionnaire des créations françaises 1913-1924 (P.U. de Lorraine, 2017).
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