Conclusion
p. 229-231
Texte intégral
1La guerre de Dix Ans, épisode comtois de la guerre de Trente Ans, fut sans conteste l'une des plus graves crises économiques et démographiques de toute l'histoire de la Franche-Comté.
2Les fléaux de la peste, de la guerre et de la famine ravagèrent la province, décimèrent les habitants. Les chiffres parlent d'eux-mêmes : des dizaines de villes incendiées et de châteaux détruits, des centaines de villages ruinés de fond en comble, un pays pratiquement désert en 1644 et qui perdit au bout du compte soixante pour cent de sa population, au moins deux cent cinquante mille personnes, des dépenses et des dettes par millions, une économie presque réduite à néant...
3La peste qui exerça ses ravages entre 1635 et 1639 fut particulièrement meurtrière. Les déplacements des armées, la fuite des populations, l'absence de mesures de prévention et de protection accentuèrent la virulence, la « fureur » de la contagion, la plus grave depuis la Grande Peste de 1348. Cette épidémie généralisée, la dernière que connut le pays, fit disparaître au moins le quart, si ce n'est le tiers des habitants du comté de Bourgogne.
4La guerre amena sur le sol comtois des mercenaires de toutes nations et de toutes confessions qui se comportèrent partout avec la même licence, qu'ils fussent au service de la France et de ses alliés, du duc de Lorraine ou de l'Empereur. Prêts à s'enrôler pour celui qui payait le mieux et à l'abandonner au moindre revers de fortune, ces soldats vivaient constamment sur le pays, pillant, violentant, tuant bien davantage qu'ils ne combattaient. Aussi, en plus des incursions destructrices de l'ennemi comme le siège de Dole en 1636, les trois offensives de 1637, les campagnes successives du duc de Longueville et de Bernard de Saxe-Weimar, les Comtois eurent à supporter la présence permanente des armées amies, une véritable occupation qui dura quatre années et qui, en définitive, désola entièrement la province. Synonyme de guerre cruelle et sans merci, l'invasion weimarienne de 1639 fut longtemps citée en exemple ; il est désormais reconnu que le passage des Impériaux de Gallas causa des dommages et des souffrances plus considérables encore.
5Conséquence de l'épidémie de peste, des troubles guerriers, une crise économique intense et durable décupla le prix des denrées et provoqua une famine sans précédent. Jamais au cours de l'Histoire, même aux plus sombres années de la période médiévale, on n'avait assisté à des scènes aussi horribles : rues des villes jonchées de cadavres, enfants se battant pour une charogne de voirie ou dévorant le corps de leur mère, des mères qui tuaient elles-mêmes leur progéniture pour s'en nourrir, êtres squelettiques errant à la recherche d'herbe, de glands, de bois, de cuir, de n'importe quelle denrée susceptible d'apaiser leur faim...
6Fidèle à son image de conflit meurtrier et impitoyable, la guerre de Trente Ans devait représenter pour la Franche-Comté un épouvantable drame humain, plein de larmes et de sang, où le comble de l'horreur fut maintes fois dépassé. Les témoins de l'époque eurent de bonnes raisons d'insister sur la catastrophe, sur la coupure que l'épisode de la guerre de Dix Ans constituait par rapport au passé. Avec un peu de retard sans doute, la Franche-Comté était bien entrée dans le tragique xviie siècle.
7Brutal, puisque quatre années lui suffirent pour désoler entièrement la province comtoise, et généralisé, le désastre de la guerre de Dix Ans ne toucha cependant pas les régions avec la même intensité. Ainsi, et en dépit d'une opinion couramment répandue, la Montagne jurassienne dans son ensemble eut moins à souffrir que les bas-pays du nord et de l'ouest.
8Si la peste ne l'avait pas épargnée, la Montagne ne connut en revanche qu'une seule campagne militaire d'envergure, l'invasion des Suédois de Weimar en 1639, moins dévastatrice qu'on ne le prétend habituellement en dépit des exactions et des atrocités commises (l'incendie de Pontarlier). En 1636, elle échappa aux Impériaux de Gallas et, même si elle dut subir les quartiers d'hiver des troupes comtoises et lorraines, elle était généralement évacuée aux beaux jours, ses habitants pouvant ainsi cultiver et moissonner à peu près normalement. Enfin, la Montagne bénéficiait d'un atout essentiel : la proximité de la Suisse, lieu de refuge et de ravitaillement pour tous les Comtois.
9Les autres contrées, celles situées au nord d'une ligne Lons-le-Saunier-Besançon-Montbéliard, connurent à l'inverse tous les malheurs de la guerre de Dix Ans, la peste mais aussi le siège de Dole, les invasions successives de l'ennemi, le passage et le séjour de l'armée impériale, les déplacements des troupes lorraines durant les campagnes, et la famine de 1638 y fut d'autant plus terrible que ni la Lorraine et l'Alsace ruinées, ni la Suisse trop éloignée ne pouvaient venir au secours des populations. Tous les cas d'anthropophagie mentionnés dans les textes devaient être ainsi recensés au bailliage d'Amont.
10Au sein des bas-pays plus touchés que la Montagne, il convient de distinguer encore la zone centrale, le triangle de la misère qui s'inscrit entre une ligne Champlitte-Montbéliard et la vallée du Doubs, soit pour reprendre la configuration des départements actuels, le sud-ouest de la Haute-Saône, le nord du Doubs et du Jura. Cette région de passage avait été presque totalement dépeuplée au cours des affrontements comme en témoignent tous les villages inhabités en août 1644. Globalement, elle perdit les quatre cinquièmes de sa population et vit disparaître Le Vivier et Le Montot, les deux hameaux comtois que la guerre de Dix Ans raya définitivement de la carte.
11Lucien Febvre avait insisté à juste titre sur le contraste entre le règne bienveillant de l'empereur Charles Quint et l'absolutisme hautain et tracassier de Philippe II d'Espagne. En 1580, concluait-il, nul n'ignorait plus que « la Comté vit, travaille et souffre pour les besoins de la politique espagnole aux Pays-Bas ».
12Le règne de Philippe IV n'apporta aucun changement, bien au contraire. Plus que jamais « coffre à deniers et réservoir d'hommes » de 1621 à 1635, la Franche-Comté fut ensuite abandonnée à son sort. En 1595, contre les menées du roi Henri IV, l'Espagne avait au moins envoyé l'armée de Velasco à son secours ; en 1637, menacée de partout, envahie, courue par les armées impériales, la province ne bénéficia que de l'assistance d'un aventurier sans scrupule qui était animé par le seul souci de recouvrer ses Etats et de ménager ses troupes, un ramas de mercenaires avides de pillage et de butin. Il fit de la Comté sa place d'armes et l'évacua dès qu'elle fut ruinée.
13Délaissés par les Suisses qui n'intervinrent que diplomatiquement et sans efficacité aucune, les Comtois ne reçurent des Espagnols qu'une aide financière tardive, insuffisante et irrégulièrement versée, une aide de dernière limite qui permit seulement de conserver quelques troupes en garnison et de ravitailler les villes principales. Tantôt livrés à eux-mêmes, tantôt soumis à l'autorité arbitraire du duc de Lorraine, les dirigeants comtois assumèrent leurs responsabilités, mais se déchirèrent pour le contrôle du pouvoir : vieille querelle ravivée entre bourgeoisie parlementaire et noblesse d'épée, mais aussi rivalités entre les conseillers au Parlement, entre les chefs militaires... Isolée, oubliée par ses maîtres et ses alliés, la Franche-Comté qui manquait de tout faillit bien être conquise en dépit du courage et de la ténacité de ses habitants.
14Après la guerre, la province ne fut pas plus favorisée dans sa reconstruction. Sans cesse plus exigeante, l'Espagne versa quelques secours, mais en contrepartie, s'appropria les revenus du sel de Salins, refusa d'acquitter les emprunts et les dettes de guerre et réclama de nouveaux impôts. En somme, la domination directe des Espagnols ne procura jamais aucun avantage à la Franche-Comté, si ce n'est l'illusion de l'autonomie et de la liberté. En dépit des promesses, l'âge d'or de Charles Quint ne devait pas se renouveler ; au xvie siècle, le fléau de la guerre avait au moins pu être évité ; au xviie, les habitants du comté de Bourgogne n'eurent même plus cette chance.
15Avec le départ des derniers contingents de Turenne en 1644, une nouvelle page de l'histoire comtoise s'était tournée. Une autre époque commençait pour une province ruinée, diminuée et inquiète, pour un peuple qui allait progressivement devenir indifférent, désuni, las d'espérer le retour d'un passé glorieux et paisible. Ce n'était plus le comté de Bourgogne ; c'était déjà la Franche-Comté.
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