Chapitre 5. Déserts et désolation
p. 265-328
Texte intégral
1Le 22 mai 1644, les troupes du vicomte de Turenne évacuaient les dernières places du bailliage d'Amont qu'elles venaient de conquérir et regagnaient les Vosges. La guerre de Dix Ans était terminée.
2Quatre années plus tard, en octobre 1648, les traités de Munster et d'Osnabrück mettraient officiellement fin à la guerre de Trente Ans et la paix allait pouvoir revenir sur l'Europe bouleversée par trois décennies de crise aux conséquences incalculables. Toutefois, on oublie souvent que la paix dite de Westphalie ne fut pas vraiment une paix générale : écarté des négociations, le conflit franco-espagnol n'était toujours pas réglé et les affrontements entre les deux puissances se poursuivirent jusqu'au traité des Pyrénées signé en 1659. Malgré cette guerre, le calme régna en Franche-Comté ; grâce aux suspensions d'armes accordées dès 1642-1643 par le duché de Bourgogne et les principales garnisons françaises qui entouraient la province, les survivants purent regagner ce qui avait été leur ville, leur village, leur terroir, et retrouver enfin des conditions plus normales d'existence.
3Mais une lourde tâche les attendait : c'était un pays anéanti et pratiquement désert qu'ils allaient devoir reconstruire et les témoignages des contemporains soulignèrent unanimement l'état déplorable de la Franche-Comté en 1644 : « La terre et seigneurie de Fraisans appartenant à S.M. aura été réduite à une telle désolation par les malheurs des guerres que le village est encore à présent inhabité, les maisons, fours et halles étant pour la plupart brûlés et démolis », notaient par exemple les officiers de la Chambre des Comptes en 1645. Les survivants du village d'Annoire dans le Jura déclarèrent en 1648 qu'ils n'étaient plus que cinq ou six habitants alors qu'autrefois, leur communauté regroupait plus de deux cents familles. Enfin en 1654, soit dix années après l'arrêt des hostilités, les députés des Etats comtois devaient écrire au roi : « Ce pays demeure pauvre et dépeuplé pour le présent, se remarquant que la plus grande partie des terres qui étaient les plus fertiles autrefois sont encore incultes et désertes et que de cinq parts, il ne s'en trouve pas une qui soit en état, et même quantité de villages demeurent inhabités, les autres n'étant encore repeuplés et rétablis en leur entier. »
4On se doit donc, pour clore cette étude, de dresser un bilan de cette guerre, car si la décennie 1635-1644 fut à l'évidence une catastrophe économique et démographique pour la Franche-Comté, il importe d'évaluer, de chiffrer l'impact de cette tragédie au moyen de sources sérielles, de données mesurables ou comparables. La plus connue est sans doute le dénombrement de population de 1657 qui, confronté à celui de 1614, permet de calculer les pertes subies pendant la guerre. Mais il en est d'autres aussi, moins utilisées sinon inédites, sources du même type ou qui autorisent une approche différente des problèmes, une autre vision des phénomènes. Toutes mettent bien en évidence qu'après la terrible guerre de Dix Ans, la Franche-Comté n'était plus qu'une terre de déserts et de désolation.
Des campagnes dépeuplées
5Les écrits des contemporains, à l'image de ceux cités plus haut, ont témoigné de la situation des campagnes comtoises en 1644 : terres en friches, villages ruinés et inhabités, infrastructures détruites... Seulement, de telles informations, même nombreuses et concordantes, ne sauraient suffire à l'historien : reflétaient-elles toujours l'exacte vérité ? On a souvent vu en effet que pour obtenir un allégement de redevance, un bail plus avantageux, pour modérer les prétentions fiscales d'un souverain sans cesse en quête d'argent, le tableau de la situation était volontairement assombri ou fondé sur les faits ponctuels les plus extrêmes.
6Or, quelques mois après l'ultime invasion de Turenne, et peut-être à cause d'elle, la Cour du parlement de Dole ordonnait un recensement de tous les hommes valides du comté, âgés de dix-huit à soixante ans. A priori, un tel document établi entre août 1644 et janvier 1645, très lacunaire, ne paraissait guère adapté aux recherches démographiques puisqu'il ne concerne qu'une frange bien précise de la population du pays ; il s'avére toutefois très riche d'enseignements et d'autant plus précieux qu'un recensement du même type avait déjà été entrepris en 1632, quatre années avant l'ouverture du conflit.
Les villages inhabités en 1644
7En parcourant le document conservé dans les archives du Parlement, on est frappé d'emblée par la faiblesse des totaux récapitulés en première page : 1 644 hommes aptes à porter les armes pour le ressort de Vesoul, 1 167 pour Pontarlier, 380 pour Salins, 1 220 pour Baume, 500 pour Poligny, 813 pour Montmorot, enfin 1 576 pour Orgelet, soit un total de 7 300. Mais les lacunes sont il est vrai nombreuses : les bailliages de Quingey et Saint-Claude ont été oubliés, ceux de Gray, Arbois, Dole et Omans n'ont aucun chiffre bien que la liste de toutes les communautés ait été préparée, le recensement de Poligny est dit incomplet ; enfin, il manque les effectifs des principales villes comme Pontarlier, Poligny, Baume ou Salins.
8Mais tout l'intérêt de ce petit registre réside dans les listes vierges des bailliages de Gray, Baume première version, Dole, Arbois et Omans : le nom de certaines communautés est suivi d'un signe « N » dont la signification est donnée plus loin : « Néant, il n’y réside personne. » Il indique donc tous les villages qui étaient inhabités au moment du recensement, soit à l'automne de 1644. Pour le bailliage de Dole, une énumération séparée a même été dressée in fine par les commis : « S'ensuit les villages du ressort du dit bailliage de Dole où il n'y a personne, du moins tenu à la connaissance des officiers du ressort ». Ainsi le doute n'était plus permis !
9Le document recense 33 villages et hameaux inhabités dans le ressort de Gray, 62 dans celui de Baume, 77 dans celui de Dole, 8 dans celui d'Ornans, enfin un seul dans celui d'Arbois. Cela représente pour les trois premiers des pourcentages déjà élevés : respectivement 18,5 %, 28,5 % et 44 %. D'autres sources contemporaines ont encore fait découvrir quelques lacunes et omissions dans les relevés du registre et au total, ce sont 204 villages déserts qui se répartissent dans ces cinq bailliages (on trouvera leur énumération en fin de volume) :
Gray | Baume | Dole | Omans | Arbois |
49 | 66 | 78 | 9 | 2 |
10En reportant sur une carte l'emplacement de ces deux cent quarante-six villages, on constate en premier lieu une nette différence entre les bas-pays du nord et la Montagne jurassienne, la vallée du Doubs et ses environs servant en quelque sorte de limite ; le phénomène est particulièrement net dans le ressort de Baume-les-Dames : au nord, de grosses concentrations de points ; au sud, une fois la rivière franchie, une répartition plus lâche, plus uniforme, des premiers plateaux à la haute vallée du Doubs.
11En second lieu, les villages inhabités se trouvent fréquemment le long des frontières, orientales avec la principauté de Montbéliard, occidentales avec le duché de Bourgogne. C'est un constat qui ne surprendra personne, les zones frontalières ayant été les plus exposées, les premières régions à être dévastées et abandonnées par leurs occupants. Il est probable que les villages et hameaux situés au nord du bailliage de Vesoul (terres de Jussey et de Jonvelle) aient connu le même sort, tout comme ceux d'Aval établis le long de la frontière avec la Bresse et le Bugey. On remarquera également deux interruptions dans cette chaîne de déserts : les périmètres de protection que constituaient les villes de Dole et de Gray ; les villageois des environs pouvaient s'y réfugier à la moindre alerte et continuer à vivre sur leur terroir, à l'abri des pillages.
12Enfin, les plus importantes concentrations de points ne se situent-elles pas dans un périmètre de forme sensiblement triangulaire avec pour limites approximatives le Finage à l'ouest, les collines de Fouvent au nord et le Clos du Doubs à l'est ? Même les données partielles du ressort de Vesoul semblent indiquer un nombre plus important de villages déserts dans cette zone et révéler un trait d'union entre le nord du bailliage de Baume et la rive gauche de la Saône. Or, ce triangle qui sera encore mis en évidence un peu plus loin dans l'étude des dénombrements, représente la région privilégiée des communications en Franche-Comté au xviie siècle, la liaison entre la Porte de Bourgogne et l'Alsace, l’axe Saône-Rhône, le plateau de Langres et la Champagne. Dans un contexte troublé comme celui de la guerre de Dix Ans, toutes ces contrées souffrirent particulièrement de la peste et des passages de troupes ; il est Pour les autres juridictions, Vesoul, Salins, Orgelet..., le document ne fournit aucune donnée, à l'exception de Courvières, village du ressort de Pontarlier, seigneurie des Usiers, dit « brûlé et inhabité ». Seules, les sources utilisées précédemment pour compléter le registre ont donné quelques indications, plus partielles malheureusement : donc logique d'y trouver les plus grosses concentrations de villages inhabités en 1644.
13Pour terminer, il convient de faire quelques remarques sur les villages eux-mêmes : si beaucoup étaient de simples hameaux d'une dizaine de feux comme Arsans, Ambre ou Appenans, d'autres en revanche comptaient avant les guerres cinquante, soixante, voire plus de cent familles : Margilley 79, Bians-les-Usiers 72, Noroy-le-Bourg 127, Annoire 116, Saint-Aubin 159... La plupart se situaient près des frontières, en zone menacée, ce qui explique que malgré les surséances d'armes, personne n'était revenu y résider en 1644, au moment du recensement.
14Ainsi, le registre de 1644 et les sources complémentaires ont dénombré au moins deux cent quarante-six villages et hameaux totalement déserts à la fin de la guerre de Dix Ans et nul doute qu'il devait y en avoir encore bien d'autres. Dans les régions des bas-pays, les ressorts de Baume, Gray et Dole en l'occurrence, les données sérielles ont autorisé le calcul de pourcentages qui vont du quart à presque la moitié. C'est un constat surprenant et terrifiant : en 1644, en dépit des armistices, un tiers environ des villages situés en zone frontalière n'étaient toujours pas habités.
15On peut encore utiliser ce recensement d'une autre manière en comptabilisant les communautés manquantes et en les situant géographiquement. Bien entendu, une telle démarche ne saurait apporter les mêmes certitudes que précédemment car un village pour lequel aucun chiffre n'est avancé pouvait très bien être habité : il y eut en effet des oublis, des difficultés pour réunir les informations comme au bailliage de Poligny. Toutefois, le schéma général ainsi constitué semble confirmer les premières données.
16Au bailliage d'Aval, les oublis sont peu nombreux : les grandes villes de Poligny, Salins, Nozeroy et Pontarlier ainsi que quelques villages. Or, ceux-ci ne se répartissent pas n'importe où, mais seulement le long de la frontière avec la Bresse d'une part, et dans la région de montagnes comprise entre Poligny, Salins et Arbois d'autre part. La première zone qui englobe Bletterans et Saint-Amour toujours occupées par les Français, n'est autre que le prolongement de la chaîne des déserts qui court le long de la frontière occidentale de la Comté. La seconde a été le théatre d'affrontements permanents entre les « partisans » comtois postés à Salins et Nozeroy et les garnisons franco-suédoises de Joux et de Grimont ; les chroniqueurs n'avaient-ils pas prétendu qu'en septembre 1639, le marquis de Villeroi avait incendié tous les villages de ce secteur ?
17Au bailliage d'Amont en revanche, du moins pour les seuls ressorts de Baume et de Vesoul, les lacunes sont si nombreuses qu'elles couvriraient une carte. Au bailliage de Baume, on retrouve incontestablement le contraste entre les deux rives du Doubs, l'abandon de toute la partie septentrionale de la juridiction. Quant au ressort de Vesoul, il est pratiquement resté inchangé depuis février 1637 : un vaste désert parsemé de quelques îlots habités. Les concentrations de population correspondent toutes à des sites fortifiés, les villes de Vesoul, Luxeuil, les bourgs de Villersexel, Chariez, Scey-sur-Saône, les châteaux de Vallerois, Baudoncourt, Avilley... et à la terre montagneuse de Faucogney. En outre, le recensement énumère bien souvent des lieux de refuge plutôt que des noms de villages : les baraques de Quincey, les châteaux de Roche, Vaivre, Conflandey, Filain, Neuvelle..., les bois de Noroy. Autrement dit, même si certaines lacunes du document ne correspondent pas forcément à des lieux inhabités, la logique paraît respectée ; ainsi, la terre la plus peuplée du bailliage est celle de Faucogney, contrée d'étangs et de montagnes, isolée et peu passante ; en revanche, les régions vides correspondent à la partie méridionale du bailliage, aux voies de pénétration est-ouest, entre Doubs et Ognon. En somme, c'est le trait d'union entre les zones inhabitées des ressorts de Gray, Dole et Baumeles-Dames qui se confirme.
18On ne connaîtra jamais le nombre des villages comtois encore abandonnés en 1644 mais la plupart d'entre eux se situaient dans les bas-pays, soit au nord d'une ligne Bletterans-Besançon-Pont-de-Roide. Les chiffres ont établi que dans les bailliages de Baume, Gray et Dole, les pourcentages variaient d'un quart à presque la moitié. Le ressort de Vesoul a très certainement connu la même infortune, d'autant plus que les dernières péripéties de la guerre de Dix Ans venaient de s'y dérouler. Enfin, il est probable que la situation a été plus catastrophique encore dans les grandes prévôtés de la vallée de l'Ognon : Châtillon, Cromary et Montbozon.
19Ainsi, la Franche-Comté de 1644 n'avait plus aucune ressemblance avec la province peuplée et prospère des premières décennies du xviie siècle : au moins trois cents villages sans habitants, des régions entières désertes, particulièrement au bailliage d'Amont... Et il faut encore imaginer la situation au cœur-même de la guerre, en 1639-1640, après l'achèvement des grandes campagnes militaires et la fuite à l'étranger des populations ; en 1644, il ne résidait personne à Vy, La Grange et Frémondans, terre de Belvoir, mais en 1639, les trois quarts des villages de la baronnie étaient vides. La même année, les comptes de la seigneurie de Gy mentionnaient l'abandon de Longevelle, Villefrancon, Choye, Autoreille, Avrigney, Bucey, Vantoux et autres. En 1643, avant que fût démoli le château de Grimont, on disait que le val de Mièges était désert à cinquante pour cent. En 1644, malgré l'ultime invasion de Turenne, la guerre s'était apaisée et certaines régions profitaient depuis plusieurs années des armistices locaux et des sauvegardes de l'ennemi ; autrement dit, bien des villages comtois avaient déjà pu se repeupler...
Des villages aux trois quarts vides
20Le recensement d'août 1644 a donc apporté de précieuses indications sur l'état des campagnes comtoises à la fin de la guerre de Dix Ans en signalant les villages inhabités des différents bailliages. Mais tel n'est pas Tunique intérêt du document : les chiffres qu'il énumère, les effectifs des miliciens aptes à porter les armes dans chaque communauté, et qui n'avaient a priori aucune valeur démographique, sont cependant comparables avec d'autres données établies en 1632, soit juste avant le commencement des troubles.
21En novembre 1632 en effet, le parlement de Dole, inquiet de la présence suédoise en Alsace, ordonnait le recensement de tous les hommes valides, capables de défendre la place dont ils dépendaient. Une partie seulement de ce recensement a été conservée, soit une cinquantaine de liasses qui correspondent pour la plupart à une ville, un bourg ou un château : Andelot, Arbois, Arinthod, Boutavant, Bracon, Buffard, Clairvent, Champagne, Château-Rouillaud, Châtelguyon, Châtillon-Guyotte, Chay, Chevreaux, Chilly, Clairvaux, Cramans, Cressia, Crillat, Dammartin, Dramelay, Ecrille, Gigny, Jasney, Jougne, Joux, Jousseaux. Liesle, Laubépin, Loisia, Marignia, Moirans, Montfort, Mont-Saint-Sorlin, Montsaugeon, Morteau, Moutonne, Myon, Nancuise, Nans-sous-Sainte-Anne, Nozeroy, Pimorin, La Rivière, Rochesur-Loue, Saint-Amour, Sainte-Anne, Saint-Claude, Ugna, Les Usiers, Uzelle, Vadans, Vaîte, Vers-en-Montagne, Vaugrenant et Vincelles.
22Après l'élimination des données imprécises, le regroupement de tous les retrahants d'une même place répartis dans plusieurs communautés différentes, le retranchement de tous ceux qui n'entraient pas dans la catégorie des 18-60 ans, limite d'âge fixée dans le recensement de 1644, cent trois villages ont été retenus pour effectuer les comparaisons, un échantillon satisfaisant malgré l'absence de la terre de SaintClaude : ses rôles sont complets pour 1632, mais elle ne figure malheureusement pas dans le registre de 1644. Ces villages-tests se situent tous au bailliage d'Aval, dix au ressort de Montmorot, vingt-six en celui d'Orgelet, vingt-six également en celui de Salins et quarante et un en celui de Pontarlier.
23Le résultat obtenu en comparant les chiffres de 1632 avec ceux de 1644 est purement incroyable : les trois quarts des miliciens avaient disparu. Sur l'échantillon des cent trois communautés villageoises, 5 629 hommes étaient présents en 1632 ; il n'en restait que 1 238 en 1644, soit une différence de 4 391, une diminution de 78 % !
24Il est inutile d'énumérer ici tous les calculs ; on ne citera que les exemples les plus significatifs :
25Dans l'ensemble, rares sont les pourcentages inférieurs à 50 % : quelques villages des bailliages d'Orgelet (Dessia, Rothonay...) et de Pontarlier (Labergement, Remoray, La Ville du Pont...). Les pertes supérieures à 80, voire 90 % concernent surtout le nord-ouest du ressort de Pontarlier (Val de Morteau, Hauterive, La Rivière, Dompierre, Frasne...), les environs de Clairvaux (Charcier, Vertamboz...) ainsi que le val de Mièges où quatre villages, Doye, Communailles, Cuvier et Les Grangettes, n'ont pas même retrouvé 10 % de leurs miliciens.
26Plus de 75 % des miliciens qui peuplaient les villages en 1632 manquaient donc au recensement de 1644. Un tel constat laisse supposer qu'à la fin de la guerre de Dix Ans, à peine un quart des habitants originels vivaient encore au bailliage d'Aval, car ce qui est vrai pour les hommes armés, âgés de 18 à 60 ans, chefs de famille pour la plupart, l'est également pour le reste de la population comtoise, femmes, enfants, vieillards, tout autant victimes de la guerre et des fléaux.
27Peut-on appliquer l'exemple des communautés d'Aval à la province toute entière ? Les éléments de comparaison font sans doute défaut, mais comme il a été démontré à plusieurs reprises que les bailliages d'Amont et de Dole avaient nettement plus souffert de la guerre que celui d'Aval, la situation démographique devait y être au moins identique, si ce n'est pire encore. En d'autres termes, les 78 % d’absents constituaient un pourcentage minimum, valable pour l'ensemble de la Franche-Comté.
28Après la guerre, les officiers du comté de Bourgogne ne rencontraient dans les campagnes qu'une petite fraction de la population des villages, « pas la cinquième partie de six », avouaient-ils parfois. Or, on sait à présent que leurs témoignages correspondent à une terrible réalité : un quart des villages du bas-pays sans habitants, les autres réduits à seulement 25 % de leur population d'avant-guerre. Telle était la situation démographique de la Franche-Comté en août 1644.
Evolution de la situation
29Avec l'assurance d'une paix durable, les villages furent de nouveau occupés et à partir de 1644, la population s'accrut progressivement. Par exemple, entre les deux versions du recensement de 1644 réalisées dans le bailliage de Baume-les-Dames, des changements apparaissent à quelques mois d'intervalle : les villages et hameaux de Vyt-les-Belvoir, La Grange, Médière et Les Essarts-Cuenot entre-autres, dits inhabités une première fois, ont ensuite déclaré des miliciens. Leur réoccupation a donc été rapide, mais convient-il pour autant de généraliser ? A en croire certaines monographies et histoires locales, bien des villages seraient demeurés inhabités pendant plusieurs décennies, si tant est qu'ils n'aient pas été totalement et définitivement abandonnés. Il convient de faire le point sur la question.
30Il n'existe malheureusement plus de sources sérielles après 1644 et il est nécessaire d'attendre 1654 avec le règlement d'un nouveau don gratuit, ou 1657, année du dénombrement de population, pour retrouver une vue d'ensemble des villages comtois. Toutefois, certains documents, les rôles d'impôts en particulier, démontrent que dans plus d'une région, leur réoccupation ne s'effectua que très lentement.
31Ainsi, au bailliage de Gray, quarante-neuf villages et hameaux déserts ont été dénombrés en 1644. Trois ans plus tard, un rôle d'imposition révèle que dix-huit d'entre eux seulement ont été réhabités ; il en reste donc trente et un. En 1650, ils sont encore vingt ; enfin, en 1657, les commis recenseurs en comptent neuf : Les Bâties, La Charme, Chevigney, La Fontaine des Cordes, La Madeleine, Montseugny, Queutrey, Saint-Robert et Le Vivier.
32Dans les autres régions de Franche-Comté, le constat paraît identique : en 1646, Bonnevaux (bailliage de Pontarlier) reste désert, de même que Blanchefontaine (Baume-les-Dames), La Chatelaine, Le Saron (Arbois) et Thuron (Orgelet) ; en 1647, Visoncourt et Neurey (Luxeuil), Munans (Vesoul) ; en 1648, Tournedoz (Baume) et Bians (Pontarlier) ; en 1649, Les Etraches (Pontarlier) et Rix (Salins) ; en 1650, Ollans, Presle (Vesoul), Larnaud (Orgelet), La Fresse (Pontarlier), La Bosse et Coulans (Omans)... En 1650-1651, un document fiscal mentionne encore cinq villages inhabités au bailliage de Baume et douze dans celui de Vesoul. Quant aux dénombrements généraux de 1654 et 1657, ils indiquent que Saint-Igny, Le Verjoulot, Presle, Munans, Montroz, Bonnal entre-autres étaient encore inoccupés en 1654, situation presque inchangée trois ans plus tard puisque Munans, Montroz, Le Verjoulot et les hameaux de la terre d'Argirey manquaient toujours à l'appel.
33Le document précité de 1650 a également dressé la liste de tous les villages qui ne regroupaient pas six feux, tant au ressort de Baume que dans les prévôtés de Châtillon-le-Duc, Cromary et Montbozon situées au sud du grand bailliage de Vesoul. Pourquoi six feux ? Parce qu'en dessous de ce seuil, les villages n'étaient pas considérés comme des communautés à part entière ; ils échappaient ainsi à l'impôt et leurs habitants étaient dispensés d'élire des échevins. Si en 1650 les sites inhabités étaient au nombre de dix-sept, il y avait aussi cent cinquante villages de moins de six feux, quarante dans le bailliage de Baume, quatre-vingts dans la prévôté de Montbozon, le reste dans celles de Châtillon et Cromary... Certains ne regroupaient qu'une seule famille, voire un seul habitant, tels Douvot, Fontenelle, Tournedoz, Avouhaye, Marloz, They, Ollans. Un tableau qui en dit long sur la situation démographique dans ces régions de la Franche-Comté !
34Ainsi, la réoccupation humaine des bas-pays centraux fut lente, progressive. Dix années après l'arrêt du conflit, il y avait encore des villages vides d'habitant et d'autres qui ne comptaient que quelques familles installées souvent provisoirement. L'exemple de Presle est à ce titre révélateur : situé au nord de la prévôté de Montbozon, c'était un village autrefois peuplé de quatre-vingt-deux foyers. En 1644, il est totalement désert ; en 1651, une famille y logeait mais trois ans plus tard, la désolation régnait à nouveau : les commis recenseurs le déclarèrent inhabité. En 1657, on dénombra à Presle six habitants vivant sous le même toit, mais cette seconde tentative n'eut pas plus de succès que la précédente : en 1688, le village était vide encore une fois ; on disait alors qu'une telle infortune serait due à l'importance de l'endettement et à la rapacité des créanciers. On ignore à quelle époque le village fut occupé durablement, sans doute au début du xviiie siècle ; toujours est-il qu'aujourd'hui, Presle est un petit village de Haute-Saône qui compte seulement quelques dizaines d'habitants.
35Tout aussi tardive fut la réoccupation de Salans, hameau de douze feux du bailliage de Baume. Dans l'inventaire des biens des Wurtemberg dressé en 1682, une mention concernait ce site : « Nous avions ci-devant, même en l'an trente-six, onze mesquiers [foyers] d'hommes et sujets au village de Salans situé entre ceux de Courtetain et de Landresse [...], lequel village a été entièrement brûlé et tellement ruiné qu'il n'y a resté aucun habitant, étant demeuré désert et abandonné dès sont passés quarante ans. » En 1690, quelques personnes vinrent s'y installer qui durent même revendiquer les anciens droits du village ; une autre description n'en rappelle pas moins le triste état des lieux : « Lequel village de Salans était composé de peu de maisons comme il apparaît par le site où il y reste encore des matériaux et terres et quelques murailles et chasaux remplis présentement de bois et broussailles. »
36Le Val-de-Gouhenans, village de la prévôté de Montjustin, à quelques kilomètres de Lure, comptait dix-neuf familles en 1614. Or, au début du xviiie siècle, il n'était toujours pas habité comme devait le révéler en 1703 le receveur : « Le village et territoire dépendant du Val devant Gouhenans qui est désert et réduit en bois et en broussailles depuis les guerres de l'an 1639. » Il faut toutefois préciser que le Val était un territoire mainmortable, entièrement en friches, sans rien qui pût attirer les ruraux des environs, si ce n'est un ou deux étrangers insolvables.
37Les auteurs de dictionnaires des communes et de monographies locales ont également donné des exemples : Fontenois-la-Ville, Dampierre-les-Conflans, Le Gressoux, Plainemont et Neurey-en-Vaux pour la Haute-Saône, ou encore Montmorot, Oussières, Reithouse, Vriange et autres du Jura, lesquels villages seraient restés inhabités plus de trente ou quarante ans ; seulement, mieux vaut contrôler la plupart de ces affirmations : toutes les communautés du Jura étaient en effet habitées en 1657, de même que Plainemont et Le Gressoux déjà peuplées en 1654.
38Si certains villages durent attendre vingt, trente, voire quarante ans pour renaître, d'autres sombrèrent définitivement dans l'oubli. Dans l'état actuel des recherches, seuls trois villages de Franche-Comté furent rayés de la carte, c'est-à-dire qu'il n'en reste rien, pas même un hameau ou une ferme pour en rappeler le nom et l'emplacement : Le Montot-lès-Argirey, Le Vivier-lès-Champlitte, enfin Changin qui est un cas un peu particulier.
39Changin était en effet une communauté assez importante, établie à proximité d'Arbois ; elle comptait trente-sept familles en 1614, soit environ deux cents habitants. Pendant la guerre de Dix Ans, le village fut détruit comme beaucoup d'autres, sans doute en 1638 lors de la troisième campagne du duc de Longueville au bailliage d'Aval. En janvier 1644, Jean Sarron, François Parroux et Désiré Baron de Changin déclarèrent que le village avait été incendié et que tous les autres habitants avaient péri dans la tourmente ou s'étaient enfuis. Or, Changin ne devait jamais se relever, du moins sous la forme d'une communauté indépendante : l'ancien village devint seulement un faubourg de la ville d'Arbois, tel qu'il est mentionné dans le recensement de 1657. A cette date, il ne regroupait plus que neuf feux — soit quarante personnes — dont deux de Savoyards.
40Le Montot. hameau de la terre d'Authoison, disparut également durant les troubles. En 1650, et même au delà, personne n'habitait plus les villages autour d'Argirey : Les Blanchards, Les Ages, Le Montot... Argirey lui-même n'abritait que deux foyers en 1650 et quatre en 1657. Or, si les deux premiers existent toujours à l'heure actuelle, sous la forme de simples fermes, il ne subsiste plus aucune trace du Montot qui devait se situer au nord-est d'Argirey, sans doute au carrefour de la route d'Authoison, au pied du mont Manitou. En 1614, Argirey et Le Montot comptaient quinze familles.
41Enfin, Le Vivier-les-Champlitte connut le même sort que Le Montot : hameau de quinze feux en 1614, il fut ruiné et dépeuplé par la guerre. Signalé inhabité dans tous les rôles et les dénombrements du xviie siècle, il ne devait jamais être reconstruit. Seule une petite source, la source du Vivier, rappelle aujourd'hui son emplacement.
42Ces trois villages disparus figurent sur les anciennes cartes de Franche-Comté, même sur celles qui sont postérieures à la guerre de Dix Ans car les géographes de l'époque avaient coutume de copier les travaux de leurs prédécesseurs. Ainsi, sur la carte de Hubert Jaillot, dessinée après la Conquête et le rattachement de la Franche-Comté à la France (collection de la B.M. de Besançon, fin xviie), Le Vivier est représenté au bord du Salon, entre Montarlot et Champlitte-la-Ville ; Changin au bord de la Cuisance, entre Villette et Arbois ; enfin, Le Montot entre Argirey et Sorans-les Cordiers.
43Mais diront certains, les villages disparus de la guerre de Dix Ans sont bien plus nombreux encore. Qui n'a pas entendu parler de Damvaux proche Baume-les-Dames, site qui aurait été rasé en 1637 et dont l'église subsistait encore trente ans plus tard ? On peut citer aussi vers Pontarlier, Les Arcenets, Grange de Fontaine-Ronde, Cessay, La Goutte d'Or, Les Bougnons... Ou encore Baume-les-Mouthier, La Ville de Buchaille, Bourg-dessous-Cicon, Les Pichons de Grandvaux... Enfin, pour clore une liste qui serait longue. Champy et La Grange d'Arsoncourt en Haute-Saône.
44Seulement, sur quels documents se fonder pour prendre tous ces exemples en considération ? De ces villages, il n'est fait aucune mention dans les dénombrements, les rôles d'impôts ou les autres sources contemporaines ; leur emplacement ne figure sur aucune des cartes anciennes... Il y aurait deux possibilités : ou ces lieux ont bien été dévastés et abandonnés, mais avant les guerres du xviie siècle ; ou il ne s'agissait pas de villages, mais de simples granges comme le nom de certains d'entre eux le laisse supposer, c'est-à-dire des bâtiments d'exploitation plus ou moins importants dans lesquels vivaient deux ou trois familles, parfois davantage. Dans ce cas, la liste des villages disparus n'aurait pas de fin s'il fallait prendre en compte de type d'habitat. Les Mortuaciens disaient par exemple en 1660 que les guerres avaient détruit plus de deux mille cinq cents maisons dans le Val, des maisons villageoises sans doute, mais aussi, combien de granges isolées dont personne ne connaît plus ni le nom, ni l'emplacement, et qui ne furent jamais relevées... La prudence est de mise en ce domaine : un village anéanti par la guerre doit au moins avoir prouvé son existence et son occupation antérieure, et seuls Changin, Le Vivier et Le Montot l'ont fait jusqu'à présent.
45Les sources ont ainsi démontré que la situation démographique des campagnes comtoises n'évolua que très lentement. Dix ans après l'arrêt des hostilités, des villages restaient déserts, d'autres ne comptaient que quelques familles. L'exemple des prévôtés de Cromary, Châtillon, Montbozon, des bailliages de Baume et de Gray est particulièrement révélateur ; il peut très certainement s'appliquer à l'ensemble des bas-pays de Franche-Comté.
46Les campagnes comtoises étaient entièrement dépeuplées en 1644. Les villages inhabités se comptaient par centaines et les autres communautés n'abritaient plus qu'un quart de la population d'avant-guerre, parfois moins. Comment dans ces conditions ne pas donner foi aux témoignages les plus extravagants, aux déclarations des contemporains qui estimaient aux cinq sixièmes ou aux neuf dixièmes la proportion des Comtois disparus dans la tourmente ?
47Il est toutefois prématuré de tirer de telles conclusions à partir de constats établis juste à la fin des troubles. En 1644, la population d'Amont vivait encore dans ses refuges, châteaux, forêts et grottes, attendant de regagner les villages. De même, bien des émigrés établis en Savoie ou en Italie y demeurèrent jusqu'en 1647-1649, estimant que la paix n'était pas suffisamment assurée pour rentrer. En d'autres termes, mieux vaut laisser s'écouler quelques années et recourir à d'autres documents pour calculer les pertes démographiques de la guerre de Dix Ans.
48Il faudra toutefois retenir la vision terrifiante de cette Franche-Comté déserte, de ces campagnes dépeuplées, ces villages abandonnés... et imaginer quelle situation les contemporains avaient dû connaître au cœur de la guerre, par exemple en juillet 1639, quand Weimar évacua ses troupes de la Montagne jurassienne...
1614-1657 : les victimes de la guerre de dix ans
49La guerre de Trente Ans fut un conflit particulièrement dévastateur et meurtrier. Dans toute l'Europe, les ravages de la soldatesque, les maladies contagieuses, la faim, la misère décimèrent les populations des villes et des campagnes. Ne cite-t-on pas habituellement l'exemple des Marches allemandes où disparurent les deux tiers des habitants ?
50Au comté de Bourgogne, la crise ne débuta qu'en 1635 mais quatre années de guerre suffirent pour dévaster entièrement cette province. Dès 1637-1638, les témoins du drame ne dressaient-ils pas des bilans plus apocalyptiques les uns que les autres, dénombrant même plus de quatre cent mille victimes ? On sait aujourd'hui que ces estimations ne correspondaient en rien à la réalité : la quasi totalité de la population aurait en effet disparu et ce n'était pas le cas.
51D’un autre côté, bien des témoignages, des indications, des constats comme celui qui vient d'être établi sur l'état des campagnes en 1644, ne laissent aucun doute sur l'étendue des pertes humaines. La guerre a fait disparaître des familles entières, comme à Angirey où Pierre Faucillon « est resté seul de plus de quarante habitants de son nom qui ont tous péris », des communautés telle celle du Magny-Châtelard où « tous les habitants sont morts, du moins l'on n'en sait aucun restant », a vidé des seigneuries : « Il ne reste pas une cinquième partie des habitants des villages de Lombard, Lavans, Cessey, Chouzelot, Palantine, Pessans et Goux », mentionne un document de la Chambre des Comptes de 1663... D'une manière générale, les députés des Etats ont estimé en 1654 que la guerre et les fléaux avaient tué plus de deux cent mille personnes. Qu'en est-il exactement ?
Les dénombrements de population, 1614-1657
52A plusieurs reprises, la Franche-Comté recensa sa population au cours du XVIIe siècle ; cette période est même très riche puisqu'il y eut au moins neuf dénombrements totaux ou partiels réalisés entre 1614 et 1698. Leurs résultats ne sont pas tous parvenus, mais il reste suffisamment de documents pour constituer un domaine de recherches capital pour l'histoire de la province.
53Précédemment, la comparaison des recensements de 1632 et 1644 avait démontré la désertification des campagnes à la fin de la guerre de Dix Ans. Seulement, elle n'avait pu s'effectuer que sur un nombre restreint de communautés et les documents ne concernaient que les hommes en âge de porter les armes et non l'ensemble de la population des villages.
54Pour être en mesure d'estimer les pertes humaines de la guerre, il est donc nécessaire de recourir à des données plus générales et précises : les dénombrements de 1614 et de 1657.
Le recensement de 1614
55C'est une nouvelle organisation de la milice des élus, décidée par les Archiducs vers 1610, qui a motivé ce dénombrement de population par feux. Il touche l'ensemble du territoire comtois de l'époque et suit approximativement les divisions par bailliages et prévôtés. Bien entendu, Besançon ainsi que les terres de Lure et Montbéliard en sont exclues.
56Contrairement à celui de 1657, il existe de nombreuses copies du recensement de 1614 conservées dans les bibliothèques et dépôts d'archives de la région, les unes contemporaines, les autres postérieures (Manuscrit Lampinet de 1636). Alfred de Troyes en a même publié une version1, mais une mauvaise transcription des noms de lieux la rend pratiquement inutilisable.
57En 1614 donc, la population du comté de Bourgogne se montait à 78 211 feux, 25 821 pour le bailliage d'Aval, 14 075 pour le Milieu et 38 315 pour Amont. Plus en détail, on comptait dans les bailliages secondaires :
Arbois | 1 617 |
Montmorot | 4 247 |
Orgelet | 4 113 |
Poligny | 3 552 |
Pontarlier | 5 641 |
Salins | 3 949 |
terre de aint-Claude | 2 702 |
Dole | 6 728 |
Omans | 5 406 |
Quingey | 1 941 |
Baume-les-Dames | 6 896 |
Gray | 9 998 |
Vesoul | 20 406 |
terre de Luxeuil | 1 015 |
58— Le grand bailliage de Vesoul se subdivisait lui-même en terres et prévôtés :
Vesoul | 6 629 |
Châtillon et Cromary | 2 871 |
Faucogney | 2 567 |
Jonvelle | 1 349 |
Jussey | 2 801 |
Montbozon | 1 788 |
Montjustin | 1 755 |
Vauvillers | 646 |
59Le problème a été de déterminer la valeur du feu, seule unité utilisée dans le dénombrement de 1614. Par chance, un autre recensement de la fin du xvie siècle, 1593 plus précisément, très fragmentaire puisqu'il ne concerne que 241 villages de Franche-Comté, apporte des éléments de réponse : il établit en effet une équivalence feux/habitants pour 38 villages de la prévôté de Jussey, 25 de la prévôté de Montjustin, 121 du ressort d'Ornans et 57 de celui de Quingey. Au total, les 11 968 feux de 1593 représentent 62 712 habitants, soit une valeur moyenne de 5,24 habitants par feu.
60Appliquée à 1614, cette moyenne donne une population globale de 409 400 habitants, 410 000 pour simplifier, dont environ 200 000 pour le bailliage d'Amont, le plus peuplé, 74 000 pour le Milieu et 136000 pour Aval.
61Toutefois, le recensement de 1614, bien que complet en apparence, a sans doute sous-évalué la population de la Franche-Comté à cette époque. « Si l'on voulait compter fidèlement et exactement, précise l'auteur d'un manuscrit contemporain, il y pourrait trouver environ 100000 [feux] ». Une autre estimation de 1628, apparemment plus fondée, compte un peu plus de 80 000 familles. De fait, des sources partielles ont bien confirmé que les chiffres de 1614 étaient parfois inférieurs à la réalité : ainsi, quinze villages du val de Mièges furent recensés en 1623 ; ils regroupaient alors 575 feux pour seulement 425 déclarés en 1614. En 1622, des communautés voisines de Lons-le-Saunier totalisaient 500feux, 352 en 1614. Enfin en 1624, trois villages des environs de Jussey comptaient 325 feux et le recensement de 1614 ne leur en attribuait que 247... Réalisé pour une nouvelle organisation de la milice, le dénombrement de 1614 n'a probablement pas pris en compte tous les foyers existants ; peut-être a-t-il omis ceux des membres du clergé, ceux de la noblesse qui étaient assujettis au ban féodal et non à la milice, enfin ceux tenus par les veuves qui n'avaient que des enfants en bas âge2.
62Ainsi, la population totale du comté de Bourgogne en 1614 se situait vraisemblablement autour des 450-460 000 habitants, soit environ 85 000 feux. Un fait semble à peu près certain : elle n'atteignait pas les 500 000 personnes.
63Lorsque l'on projette ces données sur une carte, on est immédiatement frappé par l'importance de l'occupation humaine : excepté les hautes chaînes du Jura et la forêt de Chaux, toutes les régions sont habitées, des Vosges saônoises, aux vallées des rivières, en passant par les plateaux du Doubs. C'est l'expression de plein démographique qui semble caractériser le mieux la situation de la Franche-Comté au début du xviie siècle.
64Au delà de cette apparente uniformité, certaines régions paraissent plus peuplées que d'autres : le Vignoble et le Revermont où de nombreux villages entourent les cités, Bletterans, Poligny, Lons, Arbois et Salins, ville la plus importante à l'époque avec 1 235 feux ; la vallée de la Saône et les plateaux environnants où l'on dénombre moins de grandes villes mais plus de bourgs regroupant deux cents foyers, sinon davantage : Autrey, Voisey, Jussey, Port et Scey-sur-Saône... Sur une plus petite échelle, se distinguent aussi la vallée de la Loue ainsi que l'actuel Haut-Doubs où malgré le climat, l'occupation a été plus intense que sur les plateaux d'altitude inférieure.
65Enfin, toujours selon les chiffres du recensement de 1614, un peu plus de dix mille familles résidaient dans les villes du comté de Bourgogne, soit 12,8 % de la population totale.
Le dénombrement de 1657
« Long-Sancey | 249 personnes. » |
« — Guillaume Ligier, sa femme, Jacques Ligier son fils, sa femme, deux enfants et sa belle-mère | 7 » |
« — L'Isabeau Ligier | 1 » |
« — Charles Maldiney, sa femme, neuf enfants | 1 1 » |
« — Etienne Delefils, sa femme et quatre enfants | 5 » |
« ... » |
66Ce court extrait fait déjà mesurer toute l'originalité et l'intérêt du recensement de 1657 : nominatif dans le meilleur des cas, il distingue hommes, femmes, enfants et domestiques qui composaient traditionnellement le feu, ou famille vivant sous le même toit et faisant feu commun.
67Il fut réalisé au début de l'année 1657 afin de procéder à une répartition plus conforme de l'ordinaire du sel, ce sel de Salins vendu à bas prix aux communautés du pays. Avant 1636, l'ordinaire se montait à 64 000 charges, mais compte-tenu des pertes démographiques dues à la guerre, d'autorité, le gouvernement des Pays-Bas l'avait réduit de moitié en 1644. Devant les protestations unanimes des Comtois, ce même gouvernement ordonna au parlement de Dole et aux Etats de Franche-Comté de procéder à un recensement général de la population comtoise afin de connaître les besoins en sel de chacun.
68Le dénombrement qui n'existe qu'en un seul exemplaire, est conservé aux Archives Départementales du Doubs, dans le fonds des Etats, et a fait récemment l'objet d'une publication in extenso sur l'initiative de l'Institut d'Etudes Comtoises et Jurassiennes3. Ce travail a mis en évidence tout ce que le document pouvait apporter à la recherche : l'état de la population comtoise au milieu du xviie siècle bien entendu, mais aussi le nombre d'habitants de chaque ville et village, le nombre de familles et le rapport feux/habitants qui avait tant fait défaut en 1614 ; il autorise enfin l'étude des familles, nucléaires ou élargies, le nombre d'enfants, de veufs, veuves et célibataires, la répartition des sexes... Nominatif pour certaines régions, il dresse la liste des patronymes franc-comtois de l'époque, des prénoms, renseignements inestimables pour les chercheurs en histoire sociale et les généalogistes. En somme, c'est une mine de renseignements sur la société et la démographie comtoise du xviie siècle.
69En 1657, la population du comté de Bourgogne se montait à 199 131 habitants, soit 199 000 en arrondissant, et se répartissait ainsi : Aval 82 156, Milieu 38 192, Amont 78 783. A l'inverse de 1614, c'est le bailliage d'Aval qui compte le plus d'habitants, mais, on se doit de signaler les nombreuses lacunes du recensement de 1657 au bailliage d'Amont, lacunes auxquelles il faudra remédier avant de tirer des conclusions.
Vesoul | 36 671 |
Gray | 22 739 |
Baume-les-Dames | 15 917 |
terre de Luxeuil | 3 456 |
Dole | 14 217 |
Omans | 18 680 |
Quingey | 5 295 |
Salins | 11 126 |
Orgelet | 14 241 |
Pontarlier | 18 503 |
Montmorot | 9 033 |
Poligny | 13 459 |
Arbois | 4 887 |
Terre de Saint-Claude | 10 907 |
70Les terres et prévôtés du bailliage de Vesoul sont également différenciées (les calculs ont été faits selon les limites territoriales de 1614 différentes de celles de 1657) :
Vesoul | 10 766 |
Faucogney | 7 013 |
Jussey | 6 347 |
Cromary | 2 437 |
Montbozon | 3 360 |
Jonvelle | 2 855 |
Vauvillers | 1 119 |
Châtillon | 2 774 |
71Le dénombrement de 1657 autorise aussi les calculs relatifs à la valeur moyenne du feu, excepté pour les ressorts de Pontarlier, Montmorot et Saint-Claude où seuls les chiffres d'habitants sont donnés :
Franche-Comté | 4,64 |
bailliage d'Amont | 4,60 |
bailliage d'Aval | 4,71 |
bailliage du Milieu | 4,67 |
bailliage de Vesoul (avec Luxeuil) | 4,57 |
Gray | 4,29 |
Baume-les-Dames | 4,76 |
Dole | 4,44 |
Omans | 4,7 1 |
Quingey | 5,20 |
Salins | 4,50 |
Arbois | 4,68 |
Orgelet | 4,84 |
Poligny | 4.65 |
72Pour Saint-Claude, un recensement effectué en 1659 sur l'ensemble de la terre a permis d'évaluer la valeur moyenne du feu à 5 habitants ; elle était probablement identique deux ans auparavant.
73On remarquera que par rapport à 1593-1614, cette valeur a sensiblement diminué, passant de 5,24 habitants à 4,64 ; le phénomène est également perceptible à l'échelon local :
1593 | 1657 | |
Jussey | 4,82 | 4,21 |
Omans | 5,38 | 4,71 |
Quingey | 5,41 | 5,2 |
74Sur la représentation cartographique de la population de 1657, on constate d'emblée le vide démographique qui s'inscrit au centre de la province, entre approximativement la vallée du Doubs au sud et une ligne Gray-Lure au nord. Quelques concentrations apparaissent seulement, les villes et bourgs de Gy, Pesmes et Marnay.. En dehors de cela, on aperçoit des points disséminés, plus rares encore à l'est entre Baume-les-Dames et la région vésulienne que vers la frontière avec la Bourgogne. En somme, on retrouve le tracé du triangle de la misère dévoilé déjà par la carte des lieux inhabités de 1644 ; c'est là que se situaient la plupart des villages qui ne comptaient pas six feux ou qui restaient déserts plus de dix ans après l'arrêt des hostilités.
75De part et d'autre de cette zone centrale, le constat semble un peu moins sombre, tant sur les plateaux du nord de la Haute-Saône que dans la Montagne jurassienne. Ce n'est plus bien entendu la situation du début du xviie siècle, mais il convient de signaler la permanence d'une occupation uniforme et assez importante dans certaines régions : au sud, la Petite Montagne, le Revermont et la terre de Saint-Claude où malgré le recul sensible des grandes villes, la population s'est dans l'ensemble maintenue. Il en est de même pour le Vignoble et ses centres urbains, Salins, Arbois et Poligny, pour le val de Mièges, la vallée de la Loue, en particulier son cours supérieur, le Haut-Doubs, enfin, pour les moyens plateaux de l'est, les terres et seigneuries de Vercel, Vennes, Le Russey, Belvoir...
76Au nord, on notera la bonne tenue des plateaux de la rive droite de la Saône et des collines sous-vosgiennes : les environs de Champlitte, Jussey, Jonvelle, Vauvillers et Faucogney. On y trouve bon nombre de villages de plus de trois cents habitants : Autrey, Aisey, Godoncourt, Morey, Saint-Bresson...
77Ainsi, il existe en 1657 un net contraste entre l'ensemble de la Montagne jurassienne et le reste de la Comté d une part, entre les régions septentrionales et méridionales du bailliage d'Amont d'autre part, le centre de la province ne regroupant que des villages à peine peuplés, phénomène qui n’apparaissait assurément pas en 1614. Le vide démographique mis en évidence par les documents de 1644 n'avait toujours pas été effacé treize années plus tard.
78On mentionnera pour terminer que dans les différentes liasses de 1657 figurent également les fragments de deux autres dénombrements. L'un fut ordonné par le Parlement en 1659 pour des motifs qui restent inconnus ; il n'en est conservé que la partie concernant la terre de Saint-Claude avec distinction des feux et des habitants. L'autre, réalisé en 1666, avait pour objectif de rectifier et réajuster les chiffres de 1657 : le sel distribué ne suffisait plus pour le nombre croissant d'habitants ; en outre, il convenait d'attribuer un ordinaire aux villages réhabités après 1657. Très partiel, le recensement de 1666 ne touche donc c|ue quelques communautés des ressorts de Vesoul. Baume, Dole, Pontarlier, Omans et, une fois encore, l'ensemble de la terre de SaintClaude.
Les lacunes du recensement de 1657
79Avant d'être en mesure de comparer les chiffres de 1614 avec ceux de 1657, il faut encore apporter deux corrections au dénombrement de 1657 : d'abord essayer de combler les lacunes les plus importantes, ensuite comptabiliser et retrancher la population des immigrants présents en Franche-Comté au milieu du xviie siècle.
80Document unique, le recensement de 1657 comporte en effet un nombre important de lacunes dues à la disparition de certaines liasses. Au bailliage d'Aval, elles ne touchent que Bletterans et Saint-Amour, toujours occupées par les Français, ainsi que quelques villages des alentours. Pour le Milieu, rien ne manque sauf malheureusement la population de la ville de Dole, capitale de la Franche-Comté. En revanche, au bailliage d'Amont, les lacunes sont considérables : les listes de tous les villages de la Franche-Montagne ont été perdues, soit une bonne trentaine de communautés parmi lesquelles Saint-Hippolyte, Maîche et Charquemont ; il en est de même pour la prévôté de Montjustin dans son intégralité, des environs de Saint-Loup et de Faverney au nord, sans compter bon nombre de communautés dispersées. Ce sont au total quelques cent trente villes et villages oubliés, un ensemble qui représentait 6 820 feux en 1614.
81Au moyen de calculs qu'il n'est pas nécessaire de détailler ici, on a établi pour chaque communauté manquante un chiffre de population fondé sur les pertes globales de la même région. Pour la Franche-Montagne par exemple, on sait qu'elle comptait 1 214feux en 1614 ; dans le reste du bailliage de Baume dont cette contrée faisait partie, la diminution du nombre de familles entre 1614 et 1657 représente 45,6 % ; en appliquant aux 1 214 feux ce pourcentage, on obtient un reste de 660 feux, lesquels, convertis en habitants grâce à la moyenne générale de 4,76 attribuée au bailliage, donnent 3 142. C'est ainsi qu'on estime à 16 500 habitants l'ensemble des lacunes du dénombrement de 1657, 2200 pour Aval, 2300 pour le Milieu et 12000 pour Amont.
82En conséquence, le tableau de la population comtoise en 1657 doit être corrigé comme suit :
bailliage | chiffre issu du comptage | chiffre restitué |
Vesoul | 36 671 | 44 926 |
Gray | 22 739 | 23 035 |
Baume-les-Dames | 15 917 | 19 059 |
terre de Luxeuil | 3 456 | 3 534 |
Dole | 14 217 | 16 504 |
Omans | 18 680 | 18 680 |
Quingey | 5 295 | 5 295 |
Salins | 11 126 | 11 126 |
Orgelet | 14 241 | 15 674 |
Pontarlier | 18 503 | 18 503 |
Montmorot | 9 033 | 9 792 |
Poligny | 13 459 | 13 459 |
Arbois | 4 887 | 4 887 |
terre de Saint-Claude | 10 907 | 10 907 |
total | 199 132 | 215 381 |
83La province regroupait donc 215 500 habitants en 1657, une estimation pratiquement équivalente à celle admise jusque-là et qui était de 215 000. Amont comptait environ 90 500 personnes, le Milieu 40 500, Aval 84 500. Contrairement à ce qu'avaient précédemment indiqué les données brutes du recensement, Amont restait le bailliage le plus peuplé de Franche-Comté, bien qu'il eût davantage été touché par les misères de la guerre de Dix Ans.
84Il faut encore recenser les immigrants lorrains, français, suisses et savoyards qui étaient venus s'installer au comté de Bourgogne après les troubles.
85Comme on le verra un peu plus loin, et contrairement aux affirmations souvent répandues, il n'y a pas eu au milieu du xviie siècle un raz-de-marée de l'immigration, c'est-à-dire une arrivée massive et immédiate d'étrangers sur le sol comtois. On conviendra qu'en ce domaine, le recensement de 1657 ne facilite guère la tâche et induit même en erreur : dans certains bailliages en effet, il indique le nombre d'étrangers présents dans chaque communauté, mais sans faire de distinction véritable entre Comtois non-originaires et étrangers réels, sauf dans quelques cas bien précis. Un exemple illustre parfaitement cette confusion : selon les chiffres du dénombrement de 1657, il y aurait à Lons-le-Saunier 924habitants dont pas moins de... 345 « étrangers », soit un pourcentage considérable de 37,3 %. Un autre document, conservé aux Archives départementales du Jura, dénombre à la même date 150 étrangers véritables, à peine plus de 16 %.
86Pour connaître la proportion d'immigrants vivant en Comté au milieu du xviie siècle, il faut avoir recours à un autre recensement, celui de 1654. Effectué entre décembre 1654 et mai 1655, ce dénombrement général avait été ordonné pour procéder au rétablissement de la milice des élus ; en somme, c'était l'aboutissement du projet gouvernemental élaboré depuis 1644. De ce recensement, appelé parfois recensement Joursanvault parce que conservé dans le fonds Joursanvault de la Bibliothèque nationale, il n'est resté que la partie du bailliage de Vesoul, sans les terres et prévôtés de Jonvelle, Luxeuil, Vauvillers et Montjustin. On s'est longtemps interrogé sur la valeur exacte des listes nominatives du recensement Joursanvault ; dans l'état actuel des recherches, il semble qu'elles concernent les hommes aptes à porter les armes, peut-être les feux masculins de chaque communauté ; l'établissement des listes, par ailleurs, a pu ne pas être effectué partout suivant la même méthode. Le dénombrement de 1654 était donc du même type que celui réalisé dix ans plus tôt, plus précis, plus complet et nominatif.
87Tout l'intérêt de ce document réside dans le fait qu'il fait clairement la distinction entre les habitants originels, les nouveaux, enfin les étrangers issus des provinces voisines, avec les dates d'arrivée et parfois la profession des nouveaux venus. De ce recensement, on ne possédait donc que les chiffres détaillés et les listes nominatives du bailliage de Vesoul. Or, une correspondance inédite du parlement de Dole, datée du 26 mai 1655, énumère les totaux généraux pour chaque grand bailliage comtois. On apprend ainsi qu'il y avait au bailliage d'Amont 2 422 étrangers sur 14 992 hommes aptes au service, soit 16,15 % ; dans celui du Milieu, 661 sur 6 429, 10,28 % ; enfin, dans celui d'Aval, 1 600 sur 12 898, 12,40 %. En 1655, il n'y avait donc que 13,64 % d'étrangers en Franche-Comté, 4 683 hommes sur un total de 34319.
88Il est peu probable que ces pourcentages aient beaucoup varié entre 1655 et 1657. Déjà, l'immigration donnait des signes d'essoufflement par rapport à la vague des années 1649-1652 ; ensuite, les rares chiffres fiables du recensement de 1657 semblent indiquer une certaine stabilité, notamment au ressort de Quingey où les étrangers représentaient un peu plus de 10 %, le même taux en somme que l'ensemble du bailliage du Milieu en 1655...
89A partir de ces données, on peut estimer que le nombre d'étrangers présents en Franche-Comté se situait aux alentours de 14 ou 15 %, soit approximativement 31 000 individus ; autrement dit, en 1657, le comté de Bourgogne ne regroupait plus que 184 000 habitants originels. Cette fois, la comparaison entre 1614 et 1657 devenait possible...
La disparition de deux cent cinquante mille personnes...
90La guerre de Dix Ans causa en effet la disparition d'environ 250 000 Comtois. En comparant les données de 1614 avec celles de 1657, on obtient effectivement le chiffre de 226 000, mais si l'on tient compte de la sous-évaluation de recensement de 1614, ce sont au moins 266 000 personnes qui furent les victimes de la tragédie. A défaut de trancher, on se contentera du juste milieu, soit 250 000.
91Jusqu'à présent, les historiens évaluaient le nombre des disparus à plus de la moitié et à moins des trois quarts de la population totale ; ces quelques calculs leur donnent entièrement raison. Plus de la moitié des Comtois ont péri durant la crise ! C'est un fait indéniable, une information qu'il faut absolument retenir. Pour le reste, on sera seulement un peu plus précis : le guerre de Dix Ans a fait disparaître entre 55 et 60 % de la population de comté de Bourgogne.
92Ensuite sur un plan plus local, ces mêmes comparaisons font également apparaître des nuances, confirmant le fait que certaines régions avaient été plus touchées que d'autres. Ainsi, parmi les trois grands bailliages qui composaient la province, celui d'Amont paya le plus lourd tribut à la crise :
bailliage | 1614 | 1657 | sans les étrangers | pertes |
Amont | 200 600 | 90 500 | 75 800 | 62,2 % |
Aval | 135 500 | 84 500 | 74 000 | 45,4 % |
Milieu | 73 900 | 40 500 | 36 600 | 50,8 % |
93De fait, la part respective de population dans ces trois juridictions se trouve modifiée comme suit :
Amont | Aval | Milieu | ||
1614 | 48,93 | 33,05 | 18,02 | 100 % |
1657 | 42,00 | 39,20 | 18,80 | 100 % |
94En 1657, le bailliage d'Aval comptait presque autant d'habitants que celui d'Amont, ce qui n'était pas le cas en 1614. Avec 62 % de pertes démographiques, Amont occupe la première place devant les bailliages du Milieu (50 %) et d'Aval (45 %).
95Il convient sans doute d'affiner un peu plus l'analyse, mais en mentionnant certaines réserves : convertir en habitants les feux dénombrés en 1614 devient une opération de plus en plus aléatoire au fur et à mesure qu'on entrera dans les détails. On ne dispose en effet que d'une moyenne, celle de 5,24 calculée d'après les valeurs inégales de 1593, de 4,82 pour Jussey jusqu'à 5,41 pour Quingey. Aussi, il est préférable d'effectuer les comparaisons qui suivent en se servant à la fois des feux et du nombre d'habitants.
96D'autre part, si le déplacement des familles comtoises n'avait pas d'importance dans le cadre général de la province, il n'en va pas de même pour une étude locale. Il existait en effet un grand nombre de Comtois, environ vingt mille, qui, après la guerre, choisirent de s'installer dans une autre région que la leur ; ainsi, en 1654, ils représentaient plus de 14 % des personnes recensées au ressort de Vesoul. Or, comme on le verra par la suite, les pourcentages sont extrêmement variables d'une région à l'autre, allant de 22 % dans la prévôté de Vesoul à seulement 6,7 % dans celle de Faucogney ; certaines communautés regroupaient presque 50 % de ces Comtois étrangers, d'autres n'en comptaient aucun. N'ayant que l'exemple du bailliage de Vesoul, il est impossible de calculer les gains et les pertes de chaque région, mais il faudra tenir compte du phénomène, ne serait-ce qu'en relativisant les pourcentages obtenus.
97La partie gauche du tableau appelle quelques commentaires : le nombre d'habitants présents dans chacun des bailliages en 1657 a été converti en feux, ceci grâce aux moyennes respectives. Concernant Montmorot et Pontarlier pour lesquels il n'existe pas de rapport feux/habitants, c'est la valeur de 4,71, moyenne générale du bailliage d'Aval qui a été retenue. Quant à la terre de Saint-Claude, il lui a été attribué l'équivalence de cinq personnes par famille qui était celle de 1659. Ensuite, les immigrants étrangers ont naturellement été retranchés des totaux et leur nombre calculé au moyen des pourcentages du recensement de 1654 : 16,15 % pour Amont, 12,4 % pour Aval et 10,15 % pour le Milieu.
98Le classement ainsi obtenu est le suivant : Vesoul. Montmorot, Gray, Quingey, Baume et Dole avec plus de la moitié de pertes ; Salins, Arbois, Pontarlier et Ornans, moins de la moitié et plus du tiers ; enfin, Orgelet, Saint-Claude et Poligny avec moins d'un tiers. C'est un classement qui paraît assez logique, les bailliages les plus touchés étant ceux d'Amont, Vesoul, Gray et Baume, ainsi que ceux qui bordent le duché de Bourgogne, comme Dole et Montmorot. Quingey doit sans doute la quatrième place à sa position de carrefour au centre de la province.
99La principale critique que l'on formulera à l'encontre de ce mode de calcul est la suivante : le feu ne représentait pas véritablement la réalité démographique pour la bonne raison que sa valeur avait nettement diminué entre 1614 et 1657, phénomène dont ne peut tenir compte ce premier tableau ; il importe donc d'en dresser un second fondé cette fois sur le nombre d'habitants (partie droite) :
100Pour convertir les feux de 1614 en habitants, on a employé la moyenne générale de 5,24, excepté pour Omans : 5,38 et Quingey : 5,41 qui sont les valeurs réelles de 1593-1614. Les pourcentages ainsi calculés sont plus élevés que les précédents : plus de 60 % pour Vesoul, Gray et Montmorot ; néanmoins, le classement établi n'est pas bouleversé, les contrées les plus touchées par la guerre restant celles des baspays et des frontières : Vesoul, Gray, Baume, Dole et Montmorot.
101Le grand bailliage de Vesoul, avec 58,3 et 63,6 % de différence par rapport aux chiffres de 1614, se place donc au premier rang des contrées touchées par la guerre. Or, cette juridiction étant composée de plusieurs terres et prévôtés, il est également possible d'effectuer les mêmes calculs et mettre encore davantage en valeur les contrastes locaux. Comme on l'aura remarqué dans le tableau présenté en tête du paragraphe précédent, les chiffres utilisés ne sont pas ceux des commis au dénombrement : des erreurs se sont en effet glissées dans l'organisation du recensement et bon nombre de communautés n'ont pas été classées dans la prévôté qui était la leur en 1614 ; il a donc fallu les inventorier et les replacer. Pour la même raison, ont été retranchés les onze feux, ou soixante habitants, de Cubry-les-Soing, village qui faisait partie du bailliage de Gray en 1614. Les lacunes du recensement ont été comblées ; enfin, on a retiré les effectifs des étrangers, mais d'après les pourcentages réels de chaque prévôté, de 32 % pour Jussey à 6,3 % pour Châtillon, pourcentages que les données précises du recensement de 1654 ont permis de calculer.
102La moyenne du feu en 1657 ne pose pas de problème sauf en ce qui concerne la prévôté de Châtillon ; c'est la valeur du bailliage de Vesoul, soit 4,57, qui lui a été attribuée. Quant au nombre d'étrangers vivant sur les terres de Vauvillers, Jonvelle et Luxeuil, lesquelles ne figurent pas dans le dénombrement de 1654, il a été estimé d'après les pourcentages des prévôtés voisines, environ 30 % à Jonvelle et Vauvillers, et 10 % à Luxeuil. Pour convertir enfin les feux de 1614 en habitants, on a choisi cinq habitants par famille, moyenne approximative entre les 4,82 de Jussey et les 5,24 de Montjustin ; elle est donc inférieure aux 5,24 généralement concédés à la province entière, mais le feu au bailliage d'Amont étant presque toujours plus réduit que celui d'Aval ou du Milieu, il importait de marquer la différence. Jussey a toutefois conservé sa valeur réelle.
103On remarque une certaine homogénéité des pourcentages des pertes, de 60 à 70 %, sauf dans deux cas précis : la prévôté de Faucogney et la terre de Luxeuil, bien moins touchées que le reste du bailliage. Située à l'est, au pied des Vosges saônoises, la terre montagneuse de Faucogney avait davantage préservé sa population ; son cas rejoint celui du ressort de Saint-Claude et de l'ensemble des contrées de montagnes. Pour Luxeuil, l'explication est sans doute un peu différente : en 1634-1635, la terre abbatiale fut traversée à plusieurs reprises par les armées françaises et lorraines, mais par la suite, le verrouillage de la Porte de Bourgogne et de la vallée de la Moselle ramena un peu de calme dans la région mise à l'écart du passage des troupes. De fait, Luxeuil ne fut inquiétée que tardivement, en 1641 par Grancey et en 1644 par le régiment de Turenne. Eloignée des frontières du Bassigny, protégée à l'est et au nord par les sommets des Vosges, cette partie du grand ressort de Vesoul avait moins subi les rigueurs de la guerre, ne perdant que 30 à 40 % de sa population.
104Le dernier aspect de ces travaux comparatifs concernera la population des villes et des villages. Un précédent a déjà été réalisé par deux chercheurs, mais ceux-ci avaient limité leur analyse au seul bailliage d'Amont et sans utiliser le recensement de 16574 Pour traiter le problème de communauté à communauté, il n’est plus possible cette fois de convertir en habitants les feux de 1614 : d'un village à l'autre en effet, la valeur du feu peut passer du simple au double et l'application d'une moyenne générale serait une source d'erreurs. Aussi, les comparaisons s'effectueront-elles au moyen des chiffres de feux. Bien entendu, les lacunes du dénombrement de 1657 n'ont pas facilité les travaux, au bailliage d'Amont comme au bailliage d'Aval. les ressorts de Montmorot, Pontarlier et Saint-Claude étant en l'occurrence dépourvus de chiffres de feux ; pour ceux-ci, les données de 1614 ont été comparées à celles de 1688, mais à titre purement indicatif : entre les 184 000 habitants de 1657 et les 300 000 recensés en 1688, la situation n'était plus du tout la même. Enfin, il fallait revoir le problème des étrangers, ne plus compter seulement les immigrants, mais encore tous les résidants comtois originaires d'une autre communauté.
105La carte représentative fait figurer les pourcentages de pertes proportionnellement à leur importance. On y retrouve ce triangle de la misère déjà mentionné plus haut : cette zone, limitée au sud par la vallée du Doubs et au nord par la région de Champlitte, concentre la plupart des communautés où plus de 80 % des habitants ont disparu. Les lacunes du recensement gênent les observations, mais on peut supposer les prolongements à l'est (prévôté de Montjustin), au centre (prévôté de Châtillon) et à l'ouest (bailliage de Dole).
106L'étude des villages inhabités en 1644 avait aussi révélé une région particulièrement éprouvée que l’on retrouve ici : les prévôtés de Cromary et Montbozon ainsi que le nord du ressort de Baume-les-Dames, autrement dit, la croisée des routes menant vers la Porte de Bourgogne à l’est, l'axe Saône-Rhône au sud-ouest et la Champagne au nord-ouest. On remarquera encore, au-delà du triangle décrit, d'autres contrées ayant perdu beaucoup d'habitants : la vallée moyenne et inférieure de la Loue, la vallée supérieure de la Saône, enfin les environs de Vercel, au sud de Baume-les-Dames, qui semblent matérialiser le tracé de la route de Pontarlier. En somme, la carte ne fait que confirmer l'étroite relation entre les régions de passage et les misères de la guerre.
107Au bailliage d'Aval, moins touché dans l'ensemble, une route paraît également se dessiner : celle qui menait de Bletterans à Pontarlier via Poligny, avec peut-être une bifurcation en direction de Nozeroy et la vallée de l'Ain. L'absence de chiffres de feux pour Montmorot, Pontarlier et Saint-Claude ne permet guère d'apprécier la situation générale du bailliage, mais on notera tout de même, au ressort d'Orgelet en particulier, un grand nombre de communautés dont la population avait augmenté entre 1614 et 1657. D'où provenaient ces nouvelles familles ? Nul ne le sait, peut-être des villages les plus proches dont certains avaient à l'inverse subi des pertes supérieures à 60 %, des autres régions de la province ou encore des territoires suisses ou savoyards... Toujours est-il que nulle part en Franche-Comté, les chiffres n'ont révélé un bilan démographique aussi contrasté et des gains en aussi grand nombre.
108Il reste à citer les exemples les plus marquants : Villers-Saint-Martin, où court la légende de la grotte murée, comptait 34 feux en 1614, 5 en 1657 ; de l'autre côté du Doubs, les foyers de Voillans étaient au nombre de 50 en 1614, 12 en 1657, ceux de Pouligney passèrent de 30 à 6... Souvent, une partie des familles installées après la guerre n'étaient pas originaires de la communauté : par exemple, Broye-les-Pesmes 1 10 feux en 1614, 37 en 1657 dont 15 d'étrangers ; Amance, 127 en 1614, 33 en 1657 dont 17 de manants. Parfois, ces étrangers étaient même les seuls habitants comme à Quitteur, La Pisseure, Adrisans, Germondans, Tallans, Pont-sur-l'Ognon, Chassey-les-Montbozon... ; tous les autres avaient disparu dans la tourmente ou vaient gagné des lieux jugés plus accueillants.
109Concernant les communautés urbaines en revanche, il n'a pas été relevé d'écarts aussi importants, même dans le cas des villes détruites et abandonnées au cours des affrontements. Au pire, il restait en 1657 au moins 40 % de la population (Poligny, Champlitte, Orgelet, Jonvelle...), au mieux, les pertes ne s'élevaient qu'à un cinquième ou à un quart (Omans, Salins, Faucogney...). La ville de Gray comptait même 127 familles de plus qu'en 1614, mais il est vrai que le nombre d'étrangers installés n'est pas connu. En toute logique, les cités les moins dépeuplées sont celles que la guerre avait à peu près épargnées : Gray, Salins, Faucogney, Luxeuil, Omans... et sans doute Dole et Besançon.
110Deux cent cinquante mille victimes, une population diminuée de 60 % : ce sont les conclusions du recensement de 1657. En l'espace de quelques années seulement, la peste, la guerre, la famine avaient donc fait de la Franche-Comté une province dépeuplée et ruinée, les chiffres des pertes humaines faisant ressortir encore davantage l'ampleur et la brutalité de la crise. On regrettera sans doute que les témoignages imagés des contemporains aient ici laissé la place aux calculs et aux pourcentages, mais pour mesurer l'impact démographique d'un tel drame, il fallait impérativement la rigueur et la précision des chiffres.
111Les régions les plus touchées ont été celles des bas-pays du nord et de l'ouest : le bailliage de Baume, notamment sa partie septentrionale, celui de Vesoul, les prévôtés du nord-est exceptées, ceux de Gray, Dole et Montmorot. A l'inverse, dans les contrées et ressorts de la Montagne, Omans, Pontarlier, Poligny, Orgelet et Saint-Claude, la population a visiblement moins souffert, un constat qui, il convient de le souligner, contredit une nouvelle fois l'image que l'on donne ordinairement de l'invasion weimarienne, celle de la campagne militaire la plus dévastatrice et meurtrière de toute la guerre de Dix Ans. L'étude par région a en outre délimité une zone centrale particulièrement éprouvée, un triangle de la misère pour reprendre l'image : les vallées du Doubs et de l'Ognon, les basses plaines de la Saône, zone dont le recensement de 1644 avait déjà révélé l'étendue. Contrée de passage, plaque tournante des communications, le centre de la Comté resta ainsi longtemps inoccupé après la guerre ; en 1657, c'est à peine si quelques familles peuplaient les villages.
112L'estimation des députés des Etats selon laquelle la guerre aurait causé la disparition de deux cent mille personnes, s'avérait en définitive assez juste et bien plus fondée que celles émises auparavant, dans les premières années du conflit. Mais de telles exagérations étaient compréhensibles, même sous la plume d'érudits comme Jean Boyvin : elles traduisaient le profond désarroi des contemporains, témoins d'une mortalité omniprésente et effrayante qui déferla telle une vague sur la province comtoise et dont les séquelles s'imprimaient encore clairement, deux décennies plus tard, dans les chiffres d'un recensement de population.
Un pays de ruines et de friches
113La guerre de Dix Ans, épisode franc-comtois de la guerre de Trente Ans, fut meurtrière ; les chiffres viennent de le démontrer. Mais elle fut aussi particulièrement dévastatrice, n'ayant rien épargné, ni l'habitat, ni les infrastructures économiques, ni les cadres traditionnels de l'existence. En 1644, on ne voyait que des villages ruinés, des terres abandonnées et couvertes de broussailles ; les survivants, poursuivis par les créanciers, soumis aux réquisitions de toute sorte, paraissaient dépourvus de tout...
114Si les recensements ont permis d'évaluer les pertes et apporter la preuve que la crise avait bien fait disparaître plus de la moitié de la population, quel bilan peut-on dresser des dommages de la guerre ? Que restait-il du bon pays comtois, riche et prospère qui faisait naguère la fierté des habitants et suscitait l'admiration des étrangers de passage ?
Les villes et les villages
115Le conflit éprouva durement les villes, bourgs et villages de Franche-Comté ; les offensives destructrices de l'ennemi, les quartiers d'hiver et les pillages avaient transformé les cités et les villages les plus florissants en champs de ruines où nul ne demeurait plus. Les villes et les bourgs totalement incendiés ont déjà été évoqués précédemment, mais il convient peut-être d'en rappeler la liste : Pontarlier, Saint-Claude, Poligny, Lons-le-Saunier, Orgelet, Quingey, Nozeroy, Bletterans, Marnay, Jonvelle, Jussey, Saint-Amour, Clerval, L'Isle, Gy, Villersexel, La Rivière, Vercel, Sellières, Arlay, Clairvaux, Moirans, Arinthod...
116De même, plus de trois cents villages et hameaux détruits ont été dénombrés, mais il y en eut sans doute le double, peut-être le triple, car un tel inventaire ne saurait être exhaustif, d'autant plus que l'incendie n'était pas le seul facteur de destruction : combien de lieux furent ruinés pour avoir été simplement abandonnés par leurs habitants, les soldats et les crampets se chargeant de démolir les maisons vides pour récupérer les objets et les métaux, comme aussi les planches et les poutres utilisées en chauffage.
117Au début de l'an 1638, les commis des Etats firent part au Cardinal-Infant que six cents des deux mille villages comtois avaient d'ores et déjà été détruits. Il n'existe aucun moyen de contrôler une telle information, encore moins d'évaluer les « destructions universelles » dont il est fait mention dans les délibérations de ces mêmes Etats en 1654, mais il est certain que le conflit causa des dommages considérables en tous lieux. On évoquera à ce sujet le récit de deux voyageurs ; bien que tardif, il décrit encore tous les stigmates que la guerre de Dix Ans avait laissés dans les villages de Franche-Comté.
118En 1667 donc, soit plus de vingt ans après la fin des hostilités, deux religieux suisses entreprirent un voyage vers Cîteaux en traversant la province comtoise. Ils firent étape à Pontarlier, Salins, Dole et au retour, s'arrêtèrent une nouvelle fois dans la capitale ainsi qu'à Besançon avant de rejoindre l'Alsace par la vallée du Doubs. Franchissant la frontière aux Verrières-de-Joux, ils parvinrent à Pontarlier : « Mais hélas ! nos yeux se mouillèrent de larmes à la vue de tant de maisons à demi-ruinées, tristes restes de la guerre, entremêlées de quelques bâtiments neufs qui semblaient pleurer sur leurs cendres [...]. La messe finie, nous partîmes pour Salins [...]. Nous trouvâmes ce jour-là sur notre route un assez grand nombre de villages que la guerre avait traités comme Pontarlier [...]. Quelques masures debout sur des décombres et servant d'abris à quelques malheureux, voilà tout ce qui reste des bourgs les plus florissants, et encore, ces misérables asiles bâtis avec des ruines, sans art, sans forme, ne peuvent-ils garantir efficacement ni du froid, ni de la pluie, ni de la chaleur. Ce fut dans un de ces villages dévastés, à Levier, que nous nous arrêtâmes à midi ». Et plus loin, sur la route de Dole, ils traversèrent Chamblay, lequel « était encore tout plein de ruines »5. Le récit des deux voyageurs décrit donc le même état de délabrement et de précarité des lieux du Haut-Doubs (Pontarlier), des plateaux (Levier), enfin des vallées des rivières (Chamblay), confirmant le fait que la guerre avait sévi partout, sans épargner aucune région. Les deux cisterciens remarquèrent en outre quelques bâtiments neufs, notamment dans les villes, mais bien peu compte-tenu de la date tardive de la narration. Il est vrai qu'à Pontarlier, l'incendie survenu en 1656 dut encore accroître le sentiment de désolation, mais là comme partout ailleurs, il est visible que la guerre de Dix Ans a laissé des séquelles importantes et durables.
119Dans d'autres cités, les habitations furent à peu près épargnées, mais les ennemis avaient démantelé les fortifications ; c'est le cas de Vesoul, laquelle en 1666 n'était plus qu'une ville ouverte : de la Tour Neuve située vers la Porte Haute, il ne restait rien et, continuait le visiteur des fortifications, « à cent pas de la dite tour, dedans la courtine qui la joint, il y a une brêche de trente-deux toises de longueur, toute la muraille étant à bas jusqu'au pied ». Il remarqua également « que les autres courtines en plusieurs endroits sont ruineuses, qu'il y a diverses brêches et ouvertures, que les fossés sont remplis et presque à fleur de terrain ».
120Dans de nombreux villages en revanche, plus aucun bâtiment ne subsistait : maisons, églises, halles, moulins, tout avait été détruit comme au Barboux, incendié « sans qu'il y demeurât aucune maison », au Magny-Châtelard « entièrement ruiné et brûlé par les malheurs des guerres », ou encore à Sancey-le-Long « entièrement brûlé par deux ou trois diverses fois, même une d'elle à la réserve de deux maisons, encore n'y restèrent-elles entières ».
121Il est vrai qu'au début du xviie siècle, les constructions rurales étaient souvent en bois, de ce bois que la forêt comtoise fournissait à volonté. La pierre était réservée aux fortications, aux églises et aux demeures de notables, les seuls logis encore debout après la guerre quoiqu'en piteux état. Dans ces conditions, le moindre incendie prenait des proportions catastrophiques, surtout lorsque les maisons étaient mitoyennes et groupées ; au cours des troubles, les soldats ne se privèrent pas d'en allumer, causant l'anéantissement de plusieurs centaines de villages (on en verra la liste en fin de volume).
122On passera rapidement sur leur reconstruction car les sources n'en font pratiquement pas mention. On sait que dans bien des régions, elle fut très tardive, les villages restant déserts même après 1650. Le récit des voyageurs suisses cité plus haut fait remarquer qu'avant de reconstruire, les habitants « se baraquaient », c'est-à-dire qu'ils édifiaient des abris de fortune, souvent à partir des ruines (quelques masures bâties sur les décombres). Des maisons neuves, il y en eut toutefois, dans les régions calmes ou protégées par les sauvegardes conclues de longue date : à Remonot par exemple, la bande des Martinvaux en incendia deux à la fin de 1640 ; plus tardivement, à Corbenay au nord de Luxeuil, des soldats français postés à Saint-Loup « ont sappé par le pied et entièrement ruiné la maison bâtie à neuf depuis deux ans [soit en 1653] et fort belle ».
123Si l'absence de textes prive le chercheur de renseignements relatifs à la reconstruction des maisons, il faut toutefois évoquer les innombrables millésimes gravés sur les linteaux des portes et des fenêtres (une des curiosités de la Franche-Comté) et qui peuvent donner quelques indications, encore que la plupart d'entre eux datent des xviiie et xixe siècles. Ainsi, des relevés effectués dans l'ancienne baronnie de Belvoir démontrent qu'il n'y a pas eu de réédification avant 1653 : 1658 à Sancey-le-Grand et 1653 à Laviron, plus rien ensuite avant la fin du siècle. L'équipe de l'association Folklore Comtois établit le même constat en présentant ses recherches sur la maison du Montagnon6 : entre la fin de la guerre de Dix Ans et le rattachement de la Franche-Comté à la France, soit de 1644 à 1678, seuls cinq millésimes ont été observés sur les maisons de la Montagne, 1651, 1658, 1667, 1673 et 1676. En 1688 en revanche, le dénombrement de population qui comptabilisa aussi les maisons des communautés comtoises, en trouva plus de soixante mille ; seulement, plus de quarante ans s'étaient écoulés...
124On terminera avec un phénomène lié à la reconstruction des villages : certains d'entre eux en effet, anéantis complètement, auraient été rebâtis sur un autre emplacement que celui qu'ils occupaient auparavant, ou encore selon une nouvelle disposition. Tel serait le cas de Pierrecourt en Haute-Saône, de Pimorin et du Pasquier dans le Jura, de Laviron et d'Aïssey dans le Doubs ; il y en eut probablement d'autres...
Les châteaux
125Peu nombreux les châteaux et maisons fortes de Franche-Comté qui ne tombèrent pas aux mains de l'ennemi pendant les huit années du conflit ! Faucogney, Sainte-Anne, Arguel, Belvoir, Châtillon-sous-Maîche, La Roche-Saint-Hippolyte et quelques autres.
126La plupart des édifices furent pris, repris, par les armes ou par composition, occupés par les Français ou abandonnés aux mains des mineurs et des incendiaires. Le duc de Longueville par exemple, avait pour tactique de forcer et démanteler toutes les places des régions qu'il envahissait... Il convient là encore d'établir un bilan : que restait-il en 1645 de la multitude de châteaux royaux et seigneuriaux qui couvraient le territoire comtois ?
127Dans un article intitulé Vue d'ensemble sur les anciens châteaux de Franche-Comté, Gaston de Beauséjour avait dressé une liste de châteaux détruits pendant la guerre de Trente Ans7 : tout d'abord, il citait Bethoncourt, Bougey, Bourguignon, Chauvirey, Fétigny, Grimont, Jonvelle, La Villette, L'Isle-sur-le-Doubs, Magny-les-Jussey, Mélisey, Moirans, Montureux, Orgelet, Poligny, Pontarlier, Quingey, Saint-Claude, Saint-Ylie, Scey-sur-Saône, Sellières, Suaucourt, Vadans, VillersVaudey et Virechâtel, énumération qu'il disait avoir faite d'après les travaux d'Emile Longin ; il ajoutait en outre Artaufontaine, Beaujeu, Champagney, Champdivers, Chapois, L'Isle (Vincelles), Château-Lambert, Châtelblanc, Châtelneuf (en Vennes), Châtillon-sur-Courtine, Crevecœur, Demangevelle, Fontenois-les-Montbozon, Fouvent, Frontenay, Gevry, Montdoré, Oiselay, Peintre, Revigny, Rigny, Ruffey, Saint-Loup (Nantouard), Saint-Maurice (Cour-Saint-Maurice), Scey-en-Varais, Thoissia, La Tour-du-Meix, Vaite, Valay, Vannoz, Vers-en-Montagne, Villersexel et Viremont, soit en tout une soixantaine de places.
128Quelques remarques s'imposent d'emblée : d'abord, l'existence au xviie siècle de certains châteaux, en particulier ceux des villes, paraît plus que douteuse ; à Poligny, seul celui de Grimont était ordinairement cité ; à Pontarlier au xvie, une vue cavalière de Gilbert Cousin montre effectivement quelques tours crénelées, mais au siècle suivant, il fut reconnu que le château ruiné abritait seulement le collège ; à Orgelet, la forteresse médiévale, déjà saccagée par les troupes de Louis XI, fut définitivement rasée en 1595 ; à Saint-Claude enfin, il n'y avait pas de château à proprement parler, mais une abbaye fortifiée, l'ancienne Saint-Oyend de Joux.
129Ensuite, une ordonnance du gouverneur comtois, en date du 16 août 1644, démontre que certains édifices n'avaient pas été totalement détruits contrairement aux affirmations de l'auteur : ce sont Oiselay, Scey-sur-Saône, Vadans, Demangevelle, Châteauvilain et La Chaux. Il en fut de même pour L'Isle-sur-le-Doubs qui échappa à l'incendie général du 2juillet 1637, Scey-en-Varais et Vaite. A l'inverse, d'autres sites, comme Viremont. n'existaient probablement plus au xviie siècle : Beauséjour ne cite-t-il pas parmi les châteaux détruits au moment de la Conquête celui de Mont-faucon ? Cette forteresse médiévale, démantelée en 1479, ne joua plus aucun rôle stratégique par la suite.
130Enfin, la liste établie est incomplète. Dresser un tel inventaire n'est certes pas une tâche facile : le problème vient surtout des témoignages des contemporains, pas toujours aussi précis qu'on le souhaiterait. Il n'y a aucune difficulté en ce qui concerne les édifices entièrement rasé comme Grimont. Jonvelle, Colonne ou Mélisey car, généralement, plusieurs sources corroborent le fait. En revanche, sur quels critères se fonder pour considérer qu'un château est effectivement détruit ? Ainsi, l'incendie d'un édifice ne signifie pas forcément sa destruction complète : celui de Montaigu-lès-Lons par exemple, en totale ruine quand Prost-Lacuson le réoccupa en 1640, devint un redoutable nid d'aigle après quelques travaux de réparation. En juillet 1637, on disait le château de Soye, situé au nord de Clerval, incendié par Weimar comme tous ceux du voisinage (Montby, Montmartin, Villersexel...) ; or, quelques jours après l'incendie, une garnison française vint l'occuper ; on sait ensuite que pour masquer ses véritables intentions de gagner la Lorraine, le duc Charles entreprit la reconquête de certaines places de la frontière orientale, dont Soye, et les Français chassés furent remplacés par une garnison comtoise, laquelle gardait toujours la place en août 1644.
131A l'inverse, aux Usiers au nord-ouest de Pontarlier, le château tomba également aux mains des Weimariens durant la campagne de 1639. Il fut ensuite repris par le marquis de Saint-Martin à l'automne de la même année et sa garde échut au Liégeois Robert, lequel le transforma en repaire de brigands avant d'en être chassé en 1642. Deux ans plus tard, le site des Usiers était encore gardé. A priori, l'édifice avait traversé sans trop de dommages les aléas du conflit et était resté un lieu stratégique utile ; tout portait à le croire ; or, en 1649, deux auditeurs pontissaliens de la Chambre des Comptes, les sieurs Charreton et Pierre, visitèrent « en passant le château d'Usier qu'ils ont trouvé en totale ruine [...], excepté un petit corps de logis qui est de trois ou quatre petites chambres », concluant qu'il faudrait plus de dix mille francs pour le réparer.
132On a pu dénombrer ainsi une cinquantaine de châteaux détruits de façon sûre au cours des affrontements. Ce sont pour le bailliage d'Amont : Artaufontaine, Betoncourt, Beveuge, Borey, Bourguignon-les-Morey, Bougey, Champlitte, Châtelard (Magny-Châtelard), Chauvirey, Flagy, Franois, Frotey, Gouhelans, Jonvelle, Leugney, Longevelle-lès-Lure, Magny-lès-Jussey, Mathay, Mélisey, Montby, Montmartin, Montureux, Orsans, Pont-de-Roide, Rigny, Suaucourt, Villersexel, Villers-Vaudey, auxquels il convient encore d'ajouter Autrey-lès-Gray et Ray-sur-Saône qui furent démantelés en 1644-1645 sur décision du gouvernement comtois qui les jugeait trop dangereux à la sécurité du bailliage d'Amont ; celui de Saint-Rémy aurait dû subir le même sort, mais le projet resta finalement sans suite. Au bailliage du Milieu : Châtelneuf-en-Vennes, Chevigny, Cléron, Moissey, Montrond-le-Château, Neublans et Saint-Ylie. Au bailliage d'Aval enfin : Aresches, Arinthod, Beauregard (Publy), Charchilla, Chevreaux, Colonne, Fétigny, Grimont (Poligny), Jougne, Marignia, Montigny-lès-Arsures, Montsaugeon, Ruffey-sur-Seille, Sellières, Soyria, La Tour-du-Meix, Vers-en-Montagne, Villette, Vincelles et Virechâtel. On peut aussi compléter cette liste avec celle proposée par Gaston de Beauséjour, mais sans la garantie des documents d'archives.
133Les châteaux ruinés se répartissent surtout le long des frontières, au cœur du bailliage d'Amont, ressort le plus meurtri par la guerre, enfin dans la partie occidentale du bailliage d'Aval, région qui subit les campagnes dévastatrices du duc de Longueville. On estimera peut-être que le nombre de forteresses détruites était relativement faible pour un conflit d'une telle ampleur et d'une telle violence, mais il faut d'abord tenir compte des lacunes de la documentation, se représenter ensuite que par rapport aux deux cent soixante édifices répertoriés au début du xviie siècle, ce sont environ vingt pour cent d'entre eux qui disparurent, et ne pas oublier enfin que beaucoup devaient être dans le même état que celui des Usiers décrit plus haut.
134Malgré leurs défauts, leurs murailles mal entretenues, les châteaux de FrancheComté ont constitué un élément essentiel de la défense du pays. Ils ont protégé les villes, divisé les forces de l'ennemi, retardé son avance, gêné ses communications ; ils sont surtout restés les seuls lieux de survie offerts aux ruraux comtois en dehors des forêts, des grottes et des villes surpeuplées, au bailliage d'Amont dès 1637, dans toute la province à partir de 1639. Sans doute, la sécurité était souvent illusoire et la quiétude des occupants dépendait pour beaucoup des sauvegardes et des contributions payées à l'ennemi, mais la population réfugiée pouvait se garder des pillards, cultiver à proximité, conserver ses biens.
135La destruction de ces cinquante châteaux diminua d'autant le potentiel défensif de la province et la sécurité de ses habitants. En 1668 et 1674, Louis XIV ordonna le démantèlement de presque tous ceux qui restaient ; certains continuèrent à servir de logis seigneuriaux, les autres furent abandonnés et démolis. Aussi, dans la Franche-Comté d'aujourd'hui, il ne subsiste souvent des anciens châteaux que quelques pans de murs perdus dans la végétation, parfois seulement le souvenir d'un lieu-dit ou d'une légende...
Les infrastructures économiques
136L'autre conséquence de la guerre a été l'abandon d'une grande partie des terroirs et la disparition des principales infrastructures économiques du pays.
137A cause de la peste qui décima la population dès 1635, du conflit armé qui ruina les campagnes et empêcha le déroulement des travaux, l’agriculture comtoise connut des années de crise et de dérèglement : récoltes anéanties ou pourrissant sur pied, champs abandonnés et réduits en friches, troupeaux décimés... La décennie fut marquée par l'ascension vertigineuse du prix des denrées et la généralisation d’une crise de subsistances sans précédent. De 1639 à 1643, l'agriculture comtoise n'était plus qu'une agriculture de survie. Bien entendu, on cultivait encore puisque le marquis de Villeroi lança en 1640 la fameuse guerre des moissons, mais seulement autour des villes et des châteaux, à portée de canon, dans les essarts cachés au cœur des forêts comme à Colonne ou à Noroy-le-Bourg, et autour des villages sauvegardés dont le nombre allait sans cesse croissant à partir de 1640.
138En l'absence de toute statistique, on ne peut seulement qu'imaginer la situation des campagnes où les champs délaissés, les prés sans bétail se transformaient rapidement en friches et en broussailles : « Les dits champs et prés ont été laissés en ruine et sans aucune culture, principalement les prés qui sont quasi tous réduits en bois », constataient par exemple ceux de Chamesey au bailliage de Baume. Les vignes avaient tout autant souffert : « Celle dite la vigne du Roi de la contenance de soixante ouvrées a été reconnue être remplie en plusieurs endroits de broussailles ; il convient [d']en replanter plus de la moitié » ; et les habitants de Châtillon-le-Duc de conclure : « Pour la redresser et mettre en état, il faudrait bien dix ans. »
139En août 1644, à peine un quart de la population d'avant-guerre vivait encore sur le sol comtois, un pourcentage qui, d'une certaine manière, laisse deviner l'étendue des terroirs abandonnés de Franche-Comté. Là encore, ce furent sans doute les bas-pays et le bailliage d'Amont, autrement dit les principales terres céréalières, qui restèrent incultes le plus longtemps.
140Quant à l'élevage, les réquisitions, les pillages et les maladies le réduisirent presque à néant. Dans les villages autour de Quingey, on disait des survivants en 1645 : « Ils ne sont que deux ou trois personnes qui n'ont aucuns bestiaux et qui ne cultivent la terre qu'à force de bras ». En 1656, un témoin racontait « qu'il s'est quelquefois rencontré à L'Isle [-sur-le-Doubs] qui est l'un des [lieux les] plus déserts qui soit dans le bailliage où la plupart des habitants ne jouissent d'une grande partie de leurs biens pour ne pouvoir s'accommoder de bestiaux ». En d'autres termes, la situation n'avait guère évolué dans certaines régions de Comté.
141Dans un premier temps, il fallut que les paysans rachetassent des animaux à l'étranger, comme Simon Thiébaut de Dammartin, lequel « à certain jour du mois de juin de l'an courant mil six cent quarante-cinq, aurait acheté à titre d'association avec feu Laurent Outhenin d'Abbenans six vaches de divers poils comme blanc, noir et rouge du lieu de Morgenne proche l'abbaye de St-Gengolph, territoire de Savoie ».
142En 1644, le parlement de Dole publia un édit qui interdisait à tout créancier de saisir les bêtes « trahantes » et les bestiaux destinés à la culture ; or, cet édit ne fut abrogé qu'en janvier 1653. En revanche, une autre ordonnance de décembre 1654 laisse deviner qu'à cette date, l'élevage laitier avait peut-être repris son ancienne importance : elle prohibait l'érection de nouvelles fruitières en Comté, obligeant de surcroît tous les établissements qui n'existaient pas avant la guerre à fermer leurs portes. Autrefois connue pour son élevage de montagne, réputée pour la qualité de ses chevaux, la Franche-Comté dut néanmoins reconstituer entièrement son cheptel.
143En ce qui concerne les infrastructures économiques, granges, fours, moulins, halles, industries, routes et ponts, le tableau dressé par les commis de la Chambre des Comptes de Dole ne laisse aucun doute : tout fut détruit ou presque.
144Ainsi les moulins des seigneuries royales de Faucogney (Roche d'aval), Quingey (Saint-Renobert), Arbois (Couturette et Mesnay), Vercel, Montbozon, Grand'Combe des Bois, Le Barboux, Gendrey (Maillot et les Chailles), Geney (Sageot), Clerval (Monnot), Poligny (Mitan, Bourneaux, Brissou, La Foule, Longeville, Malpertuis et Champmoureau), Etrepigney, Jonvelle, Montdoré, Godoncourt, Courchapon, Osse (Fontemps), Joux (Moulin dessous, Guignet, La Ferrière et Oye) ; de ce dernier établissement, on disait même qu'il « n'y avait plus de vestiges ni de marques ».
145Les fours de Pontarlier, Voray, Faucogney, Arbois, Mesnay, Montigny-lès-Arsures, Fraisans, Montmirey, Poligny (la Place, Mierry, Vieux-Moûtier, Charrigny et le Bourg)...
146Les halles de Pontarlier, Bourguignon-lès-Morey, Arbois, Fraisans, Orchamps-Vennes... les tuileries de Dole et de Clerval, les/orges d'Echalonge...
147Dans toutes les autres seigneuries laïques et ecclésiastiques de la province, semblables inventaires auraient pu être dressés ; les exemples de Mont-Sainte-Marie au bailliage de Pontarlier et de Bellevaux dans la prévôté de Cromary suffisent à le démontrer.
148Le 21 août 1642, visite fut faite aux possessions de la seigneurie de Mont-Sainte-Marie dépendant de l'abbaye du même nom : grange de la montagne du Noirmont, territoire de Rochejean, brûlée ; granges de Beauregard, Montraissaud, Saint-Antoine, Sappeau, Montorge et Cessay idem ; les moulins de Remoray, Longevilles et Labergement brûlés ou ruinés ; l'abbaye elle-même plus ou moins dévastée, notamment les chapelles des Chalon et de Vautrant, la couverture de l'église et le clocher rompus...
149Au bord de l'Ognon, dans les bas-pays du centre, la situation était identique : à Bellevaux où ne résidait plus qu'un seul religieux, souvent absent, on remarquait le mauvais état de l'église (vitres cassées, toitures arrachées, pavés défoncés, plâtres tombés) et « dans le clocher, il n'y a aucune cloche ni horloge pour avoir été enlevées par la garnison de Montbéliard » ; les six moulins et les fours détruits, les vignes en friches à l'exception des vingt-cinq ouvrées plantées devant l'abbaye, les prés qui rapportaient autrefois deux mille francs abandonnés et noyés... Quant aux dîmes et aux cens, ils représentaient à peine deux cents mesures de froment et cin¬ quante d'avoine, à cause que « les villages sont en partie démolis et habités par fort peu de monde et par des pauvres gens qui ne peuvent point [faire] valoir les terres ».
150Tout aussi révélatrices sont les recettes d'une autre terre, l'ancienne abbaye de Belchamp (commune de Voujeaucourt, Doubs) sécularisée par le prince de Montbéliard au xvie siècle :
1634-1635 | 1636-1643 | 1643-1644 | |
argent | 2 174 frs 4 gros | 44 frs 14 blancs | 53 livres 18 blancs |
froment | 4 394 quartes | 179 quartes | 1 quarte 1/2 |
avoine | 4 662 quartes | 116 quartes | 1 quarte 1/2 |
151Les revenus en argent de la seigneurie de Pesmes connurent une baisse aussi spectaculaire : en 1636, ils se montaient à 6 584 francs et 3 gros ; en 1643, 234 francs 7 gros seulement...
152En 1650, le gouvernement comtois procéda à une répartition générale d'impôt, le dernier terme du don gratuit de 1633 qui n'avait pu être payé à cause des troubles. Or, sur les dix-neuf granges et forges recensées au bailliage de Gray, une seule versa sa quote-part ; le constat est identique dans la prévôté de Jussey : un nom sur une douzaine de granges et moulins.
153Quant aux petites industries de Franche-Comté, qu'en restait-il en 1645 ? Les vingt-huit forges et martinets dénombrés au xvie siècle, les verreries, tanneries et papeteries connurent le même sort que les fours et moulins ; tel fut du moins le cas des forges d'Echalonge, de Bley, de Traves, de Fraisans, de la verrerie de La Vieille-Loye, de la papeterie de Cusance... Seules, les salines de Salins n'avaient pas cessé de produire en dépit des difficultés de charroi et d'approvisionnement en combustible.
154On notera pour terminer que faute de chiffres, il est bien difficile d'évaluer les conséquences de la guerre de Dix Ans sur les activités commerciales et tout ce qui s'y rapporte. On sait que la plupart des ponts furent détruits : Dole, Quingey, Voray, Marnay, Baume-les-Dames dont les habitants soulignaient « combien la rupture cause d'intérêt à la ville et à tout le ressort », Pesmes, Emagny, Tourtelet (Arlay), Belmont-sur-Loue, Faverney, Scey-sur-Saône qui comptait neuf arcades et trois chevalets de bois, Clerval, L'Isle-sur-Doubs, Chariez, Roide, Apremont, Voujeaucourt bien qu'il ait été construit en pierre, enfin les trois ponts de Port-sur-Saône et sans doute bien d'autres encore.
155Les routes et les chemins qui n'avaient pas été entretenus pendant une décennie, étaient devenus par endroit difficilement praticables. André Hammerer cite ainsi plusieurs exemples de ces mauvais chemins qui obligeaient les charretiers à passer sur les terres des particuliers, « l'un rempli de buissons et de cailloux qui le rendent entièrement inaccessible ainsi qu'il a été depuis les précédentes guerres, ce qui a contraint les charretiers de se jeter dans les héritages voisins », et l'auteur a remarqué que dans bien des cas, la situation ne s'améliora guère avant 16808.
156Le 21 janvier 1651, le parlement de Dole ordonna aux officiers des bailliages de faire réparer les grands chemins de leur ressort. Peut-être était-ce le signe d'un certain redémarrage des activités comme paraît l'indiquer l'augmentation des taxes perçues par la cité de Besançon sur les marchandises de transit : 4 120 francs en 1649 et 5 590 en 1652 ; ou au moins le désir des gouvernants de favoriser et de développer le commerce ainsi que l'écrivait le baron de Scey aux parlementaires : « J'estime qu'il est très important de favoriser autant qu'il nous est possible les marchands et trafiqueurs quand les occasions s'en présentent, autrement, les étrangers n'oseront plus venir en ce pays non seulement pour y amener des denrées mais aussi pour y en acheter. » Il est vrai qu'à l'exemple de Besançon, les villes et les bourgs de la Comté taxaient toutes les marchandises qui transitaient ou se vendaient sur leur territoire, afin de payer les dettes de guerre.
157Des auteurs de monographies locales ont également signalé la disparition ou le rétablissement tardif de certaines foires de village, seulement, on ignore tout de la fréquence et de l'importance des dites foires avant les troubles et il n'est guère possible de tirer quelque enseignement de ces seuls constats. Dans certains lieux, le bourg de Belvoir en l'occurrence, la guerre ne modifia même pas le déroulement des foires et marchés annuels, aussi convient-il de ne pas généraliser les cas de disparitions.
158En définitive, ce bilan de la situation économique de la province comtoise en 1645 reste et restera très incomplet faute de sources appropriées et de chiffres, mais malgré ses lacunes, il n'en met pas moins en évidence la ruine d'un pays désolé et meurtri par la guerre, un pays qui comptait quantité de villes, de villages et de châteaux détruits, d'infrastructures rasées, de terroirs en friches et abandonnés par les hommes.
159Dans les campagnes, et plus encore dans les bas-pays du bailliage d'Amont, les réfugiés et les exilés, de retour sur leurs terres, eurent tout à recommencer. Devant l'ampleur de la tâche, la meilleure volonté ne cédait-elle pas souvent la place au découragement ? Ainsi, en 1648, quatre années après la fin du conflit, les habitants de Saint-Igny et de Quincey, villages abandonnés et incultes du ressort de Vesoul, demandèrent l'autorisation de demeurer encore en forêt et continuer de cultiver les essarts qu'ils avaient défrichés aux moments les plus sombres de la guerre de Dix Ans...
L'amorce du repeuplement
160A l'évidence, il fallut de longues décennies pour effacer les séquelles d'un cataclysme comme la guerre de Dix Ans. Un siècle fut même nécessaire pour combler les pertes démographiques : ce fut seulement vers 1735 que la province comtoise retrouva en effet un niveau de population à peu près équivalent à celui d'avant-guerre. Grâce aux dénombrements de la fin du xviie siècle, il est même possible de suivre la progression : en 1681, la Comté regroupait 262 756 habitants, soit une augmentation d'environ 47 000 personnes depuis 1657 ; en 1688, elle totalisait 335 500 habitants, chiffre dont il faut retrancher les populations bisontine, luronne et montbéliardaise qui n'avaient pas été prises en considération dans la province de Philippe IV, donc approximativement 300 000 personnes, un gain de 84 000 ; et ainsi de suite jusqu'aux 428 ()()() habitants de 1735.
161Dès 1644, les villes et les villages se sont effectivement repeuplés, accueillant les Comtois revenus d'exil ainsi que les étrangers originaires pour la plupart des provinces voisines. Or, les études traitant du repeuplement de la Franche-Comté, peu nombreuses au demeurant9, ont répandu l'image d'un pays bénéficiant d'une arrivée massive et immédiate d'étrangers. Assurément, des Savoyards, des Français, des Lorrains et des Suisses ont été signalés en Comté dès la fin des troubles ; des analyses fondées ont également démontré que dans certains cas, ces étrangers pouvaient représenter trente, cinquante pour cent, voire la totalité de la population d'une communauté... Mais fallait-il appliquer à l'ensemble de la Comté les résultats ainsi obtenus ? Fallait-il parler de population nouvelle pour caractériser la seconde moitié du xviie siècle ? Rien n'est moins sûr et sous l'éclairage de sources d'archives inédites, certains clichés sont à remettre en cause.
162Bien que le cadre chronologique de la guerre de Dix Ans soit largement dépassé, la question essentielle du repeuplement devait être ici abordée.
Les « étrangers » comtois
163Le nombre des étrangers présents en Franche-Comté dans la seconde moitié du xviie siècle a été longtemps surestimé, principalement pour deux raisons : l'absence de statistiques globales et l'imprécision du recensement de 1657. Celui-ci mentionne en effet un grand nombre d'étrangers, soit en comblant les lacunes du document, environ 50 000 personnes, 25 % de la population totale de l'époque. Seulement, dans la catégorie des étrangers, les commis avaient rangé tous ceux qui n'étaient pas originaires de la communauté recensée, aussi bien le Savoyard natif de Thonon-les-Bains que le Franc-Comtois venu du village le plus proche.
164Baptisés retraitants, résidants, manants, demeurants, non-habitants ou plus simplement étrangers, ces Comtois qui venaient d'un autre lieu que celui qu'ils occupaient au moment du recensement, représentaient en 1657 environ 20 000 personnes. Ce n'était donc pas seulement une petite minorité de gens, mais bien le dixième de la population comtoise de l'époque.
165On pourrait a priori penser que ces étrangers comtois étaient les réfugiés de la guerre qui, pour une raison ou une autre, n'avaient pas encore regagné leur village natal. Les commis recenseurs ne les désignaient-ils pas quelquefois sous le terme de retrahants, à l'image de ceux qui se retiraient dans la ville ou le château le plus proche en temps de guerre ? En réalité, leur présence n'avait plus aucun lien avec la guerre de Dix Ans puisque 9 % d'entre eux seulement étaient arrivés avant 1644.
166Les manants, vocable par lequel on désignera ces Comtois qui avaient choisi de changer de région, vinrent s'installer après la guerre, principalement entre les années 1648-1652. Ils étaient probablement des émigrants qui, revenus d'exil, trouvèrent leur village détruit, leurs biens anéantis et décidèrent alors de quitter leur contrée d'origine pour une autre jugée plus favorable ; ils pouvaient être aussi des survivants de la guerre, attirés par les avantages économiques liés à la reconstruction de telle ou telle région — car comme on le verra plus loin, les manants étaient tous gens de métier — ou chassés de leur communauté par des créanciers rapaces : « Les créditeurs et rentiers poursuivent si outrageusement leurs débiteurs pour le payement des arrérages de rentes courus pendant ce misérable temps de guerre, écrivait-on au roi en 1651, qu'aussitôt qu'ils se sont efforcés de recultiver leurs terres et biens qui auparavant étaient en friches et déserts, les sergents viennent par des saisies les en chasser et les obligent à tout abandonner. » Quitte à tout reconstruire, ne valait-il pas mieux le faire sur de meilleures terres, sous un climat plus favorable, à l'abri des huissiers et des créanciers, là où le cens et les redevances seigneuriales seraient moins élevés, là où vivaient enfin des veufs et des veuves avec lesquels il serait possible de fonder un nouveau foyer.. ?
167Le dénombrement de 1654 est très précis à leur sujet : parmi les 5 189 hommes aptes à porter les armes au bailliage de Vesoul, 764 étaient des manants, soit 14,7 %. Mais au-delà de ce pourcentage général, on remarque certaines particularités locales : dans les prévôtés du ressort vésulien, les pourcentages vont de 6,7 % (Faucogney) à presque 22 % (Vesoul) ; à Chariez et à *Echenoz-la-Méline, les manants représentent plus de 20 % des membres de la communauté, à Rosey plus de 45 % ; en revanche, il n'en existe aucun à Faverney et les villages des alentours comme Amance, Amoncourt, Provenchère, Mersuay, Menoux..., ni dans les grandes paroisses de la terre de Faucogney.
168D'autres exemples pris parmi les liasses les plus précises du dénombrement de 1657, donnent des chiffres et des pourcentages assez semblables : ainsi, à Baume-lesDames, les manants étaient au nombre de 159, 18,6 % de la population de la ville. Une étude a été menée sur quatre-vingts communautés du bailliage du Milieu, soit un groupe d'environ neuf mille cinq cents habitants ; cinquante-neuf communautés dépendaient du ressort d'Omans, les autres de Quingey.
169En 1657, le bailliage d'Omans comptait 10,7 % de manants, celui de Quingey 15,4 %. Parmi les communautés les plus accueillantes d'Omans, on relève les noms de Naisey, Renédale, Maisières-Notre-Dame, Lavans-Vuillafans et Evillers... La ville d'Omans, bien que légèrement plus peuplée que celle de Baume-les-Dames, n'en regroupait que trente-six. Au ressort de Quingey, quarante-deux étrangers vivaient à Byans et soixante-dix-sept à Liesle, soit des pourcentages voisins de 20 %. Comme au bailliage de Vesoul, il existait là aussi des secteurs presque totalement dépourvus de manants, les environs de Trépot d'une part (Trépot, *Tarcenay, Foucherans, L'Hôpital-du-Grosbois), la terre de Montfort d'autre part (Montfort, Samson, Ronchaux, Myon, Echay et Bartherans).
170D'où provenaient ces gens ? En règle générale, il semble que les villes ont davantage profité du mouvement, mais le phénomène ne doit en aucun cas être assimilé à une forme d'exode rural : il y eut également des déplacements de la ville vers la campagne ainsi que de village à village. Ensuite, c'est la proximité qui l'emporte : la plupart des manants venaient en effet des communautés situées à moins de vingtcinq kilomètres autour de leur nouvelle résidence. A Faucogney par exemple, excepté une personne originaire d'Annoire dans le Jura, tous les nouveaux arrivants habitaient auparavant la même terre, pour ne pas dire la même paroisse, ou encore les cités proches de Luxeuil et de Villersexel. Dans d'autres cas, l'éventail paraît un peu plus ouvert et certains n'ont pas hésité à changer complètement de région : on rencontre ainsi un Dolors, un Sanclaudien et un vigneron de Vuillafans à Vesoul ; un Graylois, mais aussi trois personnes issues du bailliage d'Aval (Frontenay, Monnet et Les Chalêmes) à Baume-les-Dames.
171La proportion de citadins est assez importante parmi les manants : 8 % à Faucogney, 11 à Chariez, 23 à Echenoz-la-Méline, 25 à Vesoul, 50 à Rougemont... Qu'une ville comme Vesoul, siège du bailliage d'Amont, ait attiré officiers et hommes de loi venus d'autres cités, cela paraît logique ; seulement, le constat est aussi valable pour le bourg de Rougemont ou le gros village d'Echenoz-la-Méline et il n'est pas rare de recenser un ou deux anciens citadins parmi les membres des petites communautés villageoises : un Vésulien à Vellefaux par exemple.
172Des sources d'un autre type, les registres des nouveaux habitants reçus dans les grandes villes, apportent aussi quelques précisions : ainsi, entre 1644 et 1652, 170 personnes furent admises dans la cité impériale de Besançon. Sur les 122 dont l'origine est connue, 79 venaient des villages (64,7 %) et 43 des villes et des bourgs de Franche-Comté (35,3 %). Parmi ces 43 citadins et bourgeois, 24 habitaient auparavant une ville à mairie comme Pontarlier, Dole, Baume-les-Dames, Lons-le-Saunier. Vesoul, Bletterans, Omans, Gray, Salins ou Poligny. Les Baumois étaient les plus nombreux, suivis des Vésuliens et des Graylois. En ce qui concerne les villages, la cité de Besançon a curieusement plus attiré les habitants du futur département du Doubs que ceux des autres ressorts d'Amont ou d'Aval. Bien que Besançon soit située au centre de la Comté, ce fut de l'est, de la vallée de l'Ognon aux sources du Doubs, que vinrent la plupart des manants qui avaient manifesté le souhait de devenir bisontins. En revanche, un sondage effectué dans les registres paroissiaux de Dole, pour l'année 1656, démontre qu'au contraire, les manants étaient majoritairement issus du bailliage d'Aval et de la partie occidentale du Milieu. Un siècle et demi avant la création des départements, les bassins d'influence des grandes villes semblaient déjà se dessiner...
173Enfin, il existe concernant les manants une information capitale qui renseigne à la fois sur les hommes et les motifs supposés de leurs déplacements : ils étaient pratiquement tous des gens de métier.
174Outre les prêtres, recteurs d'école, officiers, soldats et médecins que l'on rencontre ordinairement parmi les manants des villes ou des villages, les archives des années 1645-1658 ont énuméré presque toutes les professions courantes de l'époque. Il convient évidemment de différencier les villes et les campagnes : dans les communautés rurales, les manants étaient surtout laboureurs, grangiers et selon les régions, vignerons. Des artisans s'y installèrent aussi, mais très souvent, ils exerçaient une activité en rapport direct avec l'agriculture : tonnelier dans les vignobles, menuisier, tisserand, charron ou maréchal-ferrant ailleurs.
175En ville, les métiers se diversifiaient davantage, toutefois, les vastes emplacements de jardins et de cultures qui s'étendaient à proximité ou à l'intérieur-même des cités avaient toujours besoin de laboureurs et de vignerons. Ainsi à Vesoul, on comptait en 1654 quinze vignerons et quatre laboureurs manants sur vingt-sept professions déclarées, soit la grande majorité. Les Magistrats des grandes villes (Dole, Besançon, Lons-le-Saunier) les admettaient volontiers au rang de bourgeois ou d'habitant.
176Avant d'énumérer les autres activités des manants, il faut signaler d'une part qu'une ville peu touchée par la guerre n'avait pas les mêmes besoins qu'une autre dévastée ou brûlee comme Poligny et Lons-le-Saunier, d'autre part que ces besoins évoluaient dans le temps au rythme de la reconstruction et du repeuplement. Ainsi à Lons entre 1645 et 1650, œuvraient des maçons, charpentiers, menuisiers, cloutiers, couvreurs, serruriers avec aussi quelques cordonniers, tisserands et un ou deux potiers, chapeliers, tailleurs, pâtissiers et apothicaires. En 1658, les métiers du bâtiment subsistaient encore, mais d'autres secteurs d'activités s'étaient développés : boucher, mercier, tanneur, sellier, corroyeur, maréchal, marchand, papetier, greffier ainsi que l'inévitable hôte public...
177A Vesoul en 1655 s'installèrent des cordonniers, barbiers et tisserands, mais aussi des charretiers et rouliers, signe d'une certaine reprise des échanges. Parmi les nouveaux habitants de Besançon, on trouvait des cloutiers de Vercel et de La Vèze, des couvreurs d'Orsans et de Cussey-sur-l'Ognon, des charpentiers de Bolandoz et Levier, des drapiers de Clerval, Poligny et Champlitte, des marchands de Pontarlier et d'Ornans, un tailleur de Gray, un horloger et un gantier de Vesoul. Quant aux Dolois, ils accueillirent parmi tant d'autres déjà cités un tourneur, un coutelier, un armurier, un chaudronnier, un imprimeur, un épicier et un confiseur.
178Ce qui frappe dans toute cette énumération, c'est l'absence presque totale des petits métiers, vacher, pâtre ou berger, valet, ou encore celui désigné sous le terme vague de manouvrier. Un berger et un manouvrier figurent sur les rôles d'imposition de Lons-le-Saunier, un valet a même été reçu habitant en 1656, mais ce sont les seules mentions.
179Visiblement donc, les manants comtois, tant des villes que des villages, étaient tous des gens de métier qui n'avaient sans doute que l'embarras du choix pour aller exercer leur art dans les conditions les plus avantageuses. Car la demande devait être forte après une catastrophe économique et démographique comme la guerre de Dix Ans. En 1647, le Magistrat bisontin mettait sur le même pied d'égalité un personnage « de grande considération ou qualité relevée » et celui qui était un « excellent maître en sa profession ». Le déséquilibre entre l'offre et la demande entraînait d'ailleurs certaines conséquences que détaillent les officiers du bailliage de Gray : « La rigueur, ou plutôt la tyrannie qu'exercent les artisans, manœuvres et ceux qui travaillent de leurs bras aux besognes champêtres est telle que, nonobstant le bon prix du blé et du vin qui n'excède [pas] trente gros la mesure, ils ne délaissent de le vouloir faire payer de leurs besognes, ouvrages et journées à même, voire à plus haut prix que lorsque le blé valait douze francs. » Ce pourrait être ainsi la principale raison du déplacement d'une partie de la population comtoise après la guerre de Dix Ans, de la présence des manants au sein des communautés urbaines et rurales : il y avait du travail, des possibilités d'exercer dans les meilleures conditions, de profiter des avantages dûs à la rareté de la main-d’œuvre et aux besoins considérables d'une province qui commençait sa reconstruction. Grâce à son métier, le manant célibataire ou chargé de famille, ruiné par la guerre ou rentré récemment d’exil, allait pouvoir se nourrir, s'enrichir, se marier ou se remarier, voire à terme devenir l'un des citoyens des villes les plus prestigieuses de la Comté...
180En prenant l'exemple de la seigneurie de Belvoir, on trouve ainsi Gaspard Bonnot de Sancey installé à Arcey depuis 1649, le boucher Pierre Faivre-Jolicard du Grand-Sancey demeurant à Besançon, Jean-Claude Piguet du Long-Sancey et Anne Tournon sa femme, présents à Dole depuis 1650, tandis que les frères Jean et Ermenfroid Cuenot du même village étaient reçus habitants cinq années plus tard. Les textes ont même relevé parmi les nouveaux citoyens de Besançon le notaire Denis Dumont du Grand-Sancey, admis dès 1644 ; or, le personnage n'y résida même pas, préférant demeurer à Sancey et y exercer la curieuse profession de notaire et hôte public ; peutêtre s'était-il assuré un refuge en cas de nouveau conflit... Enfin, à Marchaux vivaient les frères Tobie, François et Claude Marnet du Long-Sancey, présents en ce lieu depuis 1647, et à La Corne-de-Chaux la famille Maldiney dont le père, Richard, était échevin en 1666. A l'inverse, le Maîchois Germain Vessaux, réfugié au château de Châtillon-sous-Maîche pendant les guerres, vint s'établir à Belvoir dès 1646 et y demeura jusqu'à sa mort survenue vers 1680 ; avec sa femme Claudine Lanière, il tenait auberge au bourg-dessous ; en 1657, il avait six enfants et hébergeait une servante.
181Plusieurs études de ce type, menées sur un plan purement local, permettront sans doute de mieux connaître la nouvelle existence de ces manants comtois. Les archives sont là qui n'attendent que le bon vouloir des chercheurs.
182Ainsi, au cours de la période qui suivit la guerre de Dix Ans, une partie de la population comtoise décida d'aller vivre ailleurs, dans une autre communauté, dans une autre région que la leur. Ces manants, puisque tel est le nom qui leur est le plus souvent donné dans les textes, représentèrent au moins 12 % des habitants originels du comté de Bourgogne, soit entre 18 et 20 000 personnes. La mobilité de la population comtoise au milieu du xviie siècle apparaît donc comme un phénomène important.
183Assurément, ces 20 000 Comtois dont les déplacements n'étaient plus liés à la guerre et à l’insécurité, méritaient plus d'attention que les historiens ne leur en ont accordé jusque-là. Certes, on ne saurait nier que l'arrivée des immigrants étrangers dans la province constitue l'événement démographique le plus important des années d'après-guerre, mais pour autant, il ne faut pas perdre de vue le fait que le repeuplement de certaines villes, de certaines régions, a été mené par les Comtois eux-mêmes.
184Quant aux généalogistes et historiens des familles, sont-ils toujours absolument sûrs que le personnage qui apparaît vers 1650 dans les registres paroissiaux ou les papiers d'une communauté, est bien un immigré originaire de Savoie, de France ou d'ailleurs ? Dans le doute, mieux vaut peut-être d'abord penser à ces 20 000 Comtois étrangers et à leurs pérégrinations.
Une immigration importante mais progressive
185Les années qui suivirent la guerre de Dix Ans furent marquées par l'arrivée de nombreux étrangers venus des pays voisins ou d'autres plus lointains. Seulement, l'immigration n'eut pas véritablement l'ampleur que des auteurs lui avaient attribuée. Si quelques villages méritèrent à juste titre le qualificatif de colonie étrangère, la Franche-Comté ne fut en aucun cas une seconde Savoie ou un quatorzième canton helvétique. Sans crainte de tomber dans la pure fiction, certains ont même suggéré que l'inertie des Comtois en 1668 serait en partie due à l'importance de la population étrangère... D'ailleurs, il fallait aux romantiques du xixe une immigration massive pour appuyer leur thèse du dépeuplement quasi universel de la province, à défaut de quoi, ils auraient été aussitôt démentis par les recensements de 1657 et de 1688.
186L'immigration étrangère en Franche-Comté débuta à la fin des troubles, parfois même un peu avant, et se poursuivit aux cours des xviie et xviiie siècles. Il convient dans un premier temps d'essayer de mesurer l'ampleur véritable du phénomène, de préciser sa chronologie et son implantation géographique.
187L'estimation du nombre des immigrants a été le problème le plus difficile à résoudre. Sur quoi se fonder en effet ? Les témoignages contradictoires des contemporains ne permettent guère de se faire idée globale sur la question : en mai 1646 par exemple, devant le nombre considérable de Français présents dans les villages frontaliers du ressort de Gray, les officiers supplièrent « la Cour vouloir interdire aux communautés de les recevoir sans [...] les présenter, premièrement pour leur faire prêter serment de fidélité à Sa Maté, et les inscrire pour en savoir le nombre et les lieux de leur retraite ». A l'inverse, en janvier 1647, les officiers de Luxeuil déclarèrent qu'il n'y avait dans toute la terre abbatiale qu'un seul étranger natif de Thennelières vers Troyes et fixé à Ailloncourt.
188La même remarque s'applique aux registres paroissiaux. Très utiles pour recenser les lieux d'implantation des familles étrangères, connaître la date approximative de leur arrivée et le nom de leur patrie d'origine, enfin suivre leur descendance, ils ne permettent pas de calculer autre chose que des pourcentages, lesquels peuvent varier considérablement selon l'année et la paroisse considérée. En outre, ce type de documents écarte d'emblée les familles sans enfant ainsi que les servants, pâtres, domestiques et autres célibataires encore nombreux en ces années de reconstruction et d'incertitude ; on en compte ainsi soixante-seize rien que dans le rôle des étrangers de Lons-le-Saunier dressé en 1657, et quatre-vingt-onze dans les villages du bailliage d'Ornans.
189Les sources essentielles restent bien entendu les dénombrements de population, ceux de 1654 et 1657 en l'occurrence. Le second a longtemps servi de base aux chercheurs qui ont estimé la part des étrangers à environ 25 % de la population globale, soit 51 000 personnes. Or, comme il a été précédemment démontré, il y avait étrangers et étrangers, d'un côté les immigrés authentiques, de l'autre les manants comtois entre lesquels le document fait rarement une distinction convenable. Aux 51 000 étrangers, il importe déjà de retrancher 20 000 Comtois, chiffre approximatif calculé plus haut. Ainsi, la proportion d'immigrés n’était plus de 25 %, mais de 14,5 % seulement.
190Avec le recensement de 1654, dit Joursanvault, le doute n'est plus permis : habitants originels, manants et étrangers sont cette fois parfaitement différenciés. Malheureusement, le document n'a pas été conservé dans son intégralité ; il ne subsiste qu'un chiffre global pour la seule ville d'Arbois et la partie détaillée consacrée au bailliage de Vesoul, moins les terres de Luxeuil, Jonvelle, Montjustin et Vauvillers. Les étrangers représentaient alors 1 139 personnes, 18 % des 6 328 hommes recensés.
191Telles étaient les sources de l'historien jusqu'à ce qu'une information capitale pour la recherche démographique de cette période soit découverte dans la correspondance du parlement de Dole : le 26 mai 1655, dans un courrier adressé au gouverneur de Franche-Comté, le président de la Cour énumérait noir sur blanc les résultats du recensement de 1654 en séparant bien pour chaque bailliage les Comtois et les étrangers : « Il y a dans le bailliage d'Amont douze mille cinq cent soixante et dix originels de cette province, tous capables de porter armes, et deux mille quatre cent vingt-deux étrangers ; dans le bailliage d'Aval, onze mille deux cent nonante et huit originels et seize cents étrangers ; dans le bailliage de Dole, cinq mille sept cent soixante et huit originels et six cent soixante et un étrangers. »
Comtois | étrangers | % | |
bailliage d'Amont | 12 570 | 2 422 | 16,15 |
bailliage d'Aval | 11 298 | 1 600 | 12,40 |
bailliage du Milieu | 5 768 | 661 | 10,28 |
Franche-Comté | 29 636 | 4 683 | 13,64 |
192En 1655, dix ans après l'arrêt des hostilités, il y avait donc 13,6 % d'étrangers parmi les hommes en âge de porter les armes. A l'aide de ce pourcentage, on est en mesure d'évaluer la population d'immigrés présente en Franche-Comté en 1657 : un peu plus de 29 000 personnes. C'est un chiffre minimum car, entre 1655 et 1657, l'afflux des familles, en constante diminution depuis 1652, ne cessa cependant pas totalement. Aussi peut-on raisonnablement estimer qu'elle se situait entre 14 et 15 % du nombre total d'habitants et représentait environ 31 000 individus.
193Le tableau ci-dessus a montré que la proportion d'étrangers différait d'un bailliage à l'autre ; elle était de 16,15 % pour Amont, soit un peu moins que les 18 % du ressort vésulien calculés sur les données du recensement Joursanvault ; 12,4 % pour Aval ; enfin, 10,28 % pour le Milieu. Sur les 31 000 immigrés de la province, Amont en comptait donc 15 000, Aval 11 500, le Milieu 4 500.
194Au delà de ces différences, le recensement de 1654 — pour peu que l'on rectifie les totaux qu'il propose — révèle des écarts parfois considérables entre les terres et prévôtés du ressort de Vesoul : de 6,3 % à Châtillon à 32 % à Jussey,...cinq fois plus !
195Il aurait peut-être fallu un cadre d'observation plus large que celui du seul bailliage de Vesoul, d'ailleurs incomplet, mais il est néanmoins possible de proposer quelques explications. En premier lieu, il est visible que les immigrants se sont davantage regroupés dans les régions frontalières qu'à l'intérieur du pays ; ils sont donc plus nombreux dans le quart nord-ouest du bailliage, prévôté de Jussey et plaines de la Saône, que dans les contrées du centre. On objectera sans doute que Faucogney était aussi une terre frontalière, mais son cas est un peu différent : comme on le découvrira plus loin, rares étaient les immigrés originaires des régions situées à l'est de la Franche-Comté, seigneurie de Lure-Passavant, principauté de Montbéliard, Alsace et Allemagne, précisément celles qui bordaient la terre de Faucogney. En outre, certains facteurs d'ordre socio-économique ont dû également intervenir : région de montagnes et d'étangs, à l'habitat dispersé et au climat rude, Faucogney offrait moins d'attrait que les plaines de la Saône ; ensuite, la macule de mainmorte qui existait toujours dans cette seigneurie royale en dépit d'une charte d'affranchissement accordée à la ville en 1424, gênait le repeuplement ; les habitants l'avouaient d'ailleurs eux-mêmes et voyaient l'avenir « sans espérance qu'aucuns étrangers se veuillent habituer aux dites ville et terre [...], parce qu'ils trouvent plus de commodités et de liberté dans le reste de la province ».
196Quelques données précises relevées en 1657 paraissent confirmer l'existence d'un contraste très marqué entre les régions frontalières et l'intérieur du pays : selon des critères de calcul différents de ceux de 1654, le taux d'étrangers était de 5,2 % au ressort d'Ornans, 10,3 % en celui de Quingey et 25,4 % en celui de Gray ; dans certains villages situés rive droite de la Saône, les pourcentages valaient bien ceux rencontrés autour de Jussey et de Vesoul : Attricourt 56,3 %, Oyrières 56,7 %, Montureux 41,2 %, Bouhans 35 %... De même, dans la ville de Lons-le-Saunier, les étrangers représentaient 14,6 % de la population, mais seulement 10 % à Baume-les-Dames, 5 % à Arbois et 3,5 % à Omans, comme si, plus on s'éloignait des frontières occidentales et plus le nombre d'immigrés allait en diminuant. En somme, tout semblait indiquer un afflux massif d'étrangers en provenance... du royaume de France.
197Le recensement de 1654 permet enfin de préciser la chronologie de l'immigration étrangère, du moins entre 1644 et 1654. On sait par ailleurs que quelques familles vinrent s'installer en Comté avant même la fin des hostilités ; en novembre 1643 par exemple, les officiers des bailliages de Baume, Omans et Pontarlier reçurent l'ordre du Parlement de ne plus poursuivre, molester ni user de vexations envers « les étrangers catholiques originels des Etats amis et alliés de cette province, s'y étant retirés depuis peu pour y établir leur fortune et domicile, nommément ceux de Gruyères ». Des registres paroissiaux ont aussi mentionné des baptêmes d'enfants étrangers dès 1643 ou 1644, mais dans l'ensemble, les cas sont rares. De fait, sur les 995 immigrés du bailliage de Vesoul dont on a pu dater la venue, à peine 19, soit même pas 2 %, étaient présents avant 1644.
198Le graphique indique donc trois périodes. La première, de 1644 à 1649, marque une progression lente du nombre des arrivées avec seulement une petite accélération à partir de 1647. On notera aussi la régularité de la courbe de la prévôté de Jussey qui se place au dessus de celle de Vesoul. De 1649 à 1652 en revanche, c'est une hausse spectaculaire qui se dessine ; l'immigration étrangère battait alors son plein au bailliage de Vesoul et probablement dans toutes les autres régions de Franche-Comté. La paix de Westphalie, la volonté des Français d'octroyer aux Comtois des armistices de plus longue durée à partir de 1649, mais encore les troubles de la Fronde qui éclatèrent en Bourgogne et au Bassigny furent probablement les raisons de cette augmentation massive. Les années 1653-1654, enfin, enregistrent une diminution nette du nombre d'arrivants ; visiblement, on assiste à un retour à la normale après la hausse exceptionnelle des années 1649-1652. Il est dommage que la courbe ne puisse être prolongée au delà de 1654 ; se stabilise-t-elle ensuite au niveau moyen de 1649 ? Continue-t-elle de baisser ? Elle connaîtra vraisemblablement d'autres hausses, peut-être après la paix des Pyrénées, plus certainement après les guerres de conquête et l'annexion de la province comtoise à la France, mais seules des études générales seront en mesure de confirmer ces hypothèses. Toujours est-il que l'immigration étrangère paraît bien avoir été un phénomène des années 1650 ; elle révélait le repeuplement d'une province assurée d'une tranquillité durable, d'une province qui commençait de se reconstruire.
« De diverses nations »...
199Français, Lorrains, Savoyards et Suisses, tels furent, et de loin, les plus nombreux parmi les nouveaux venus. C'est à peine en effet si l'on peut rencontrer quelques Allemands et Alsaciens, ainsi que des gens originaires de pays plus lointains comme l'Italie au sud ou les Pays-Bas et le Luxembourg au nord. En d'autres termes, la proximité d'une part, l'absence d'ouverture en direction des territoires de l'Empire d'autre part, caractérisaient l'immigration en Franche-Comté au milieu du xviie siècle.
200Depuis la publication de l'étude du général Fournier consacrée aux Savoyards10, on a volontiers hissé ceux-ci au premier rang des étrangers tant pour leur nombre que pour l'étendue de leur implantation. Or, l'examen détaillé des recensements démontre au contraire la prépondérance de l'immigration française. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, ceux qui en principe étaient toujours des ennemis, puisque la guerre franco-espagnole se poursuivait en Europe, ceux dont les armées avaient assiégé Dole, dévasté les campagnes et tourmenté les habitants, ceux-là furent pourtant les premiers à vouloir devenir comtois. Au bailliage de Vesoul, presque la moitié des immigrés recensés, 49 %, étaient effectivement des Français.
201Les Lorrains viennent ensuite avec 35 % des occurrences, et loin derrière les Savoyards (7,5 %), les Suisses (4 %) et les autres nationalités, les cas indéterminés ne comptant que pour 1,5 %.
202On objectera à juste raison qu'étant donné la position du ressort de Vesoul, éloigné de la frontière avec la Suisse et des routes de Savoie, les Français et les Lorrains seraient nécessairement les plus nombreux parmi les immigrés. De fait, le tableau révèle que dans les prévôtés plus méridionales de Châtillon, Cromary et Montbozon, les proportions changent au profit des Suisses et surtout des Savoyards. En outre, si ces derniers regroupent seulement 7,5 % de la population étrangère, ils sont davantage présents sur le terrain puisqu'on les retrouvent dans plus de 16 % des communautés du bailliage.
203En considérant toutes les indications de nationalité qui figurent dans le dénombrement de 1657, les Savoyards occupent bien la première place avec 44 % des occurrences contre 30 % aux Français, mais ce n'est pas suffisant pour combler l'écart évoqué précédemment. Au bout du compte, les immigrés français conservent la tête avec 37 % contre 30 aux Savoyards. En 1657, ni les ressorts de Pontarlier, Orgelet et Saint-Claude, ni ceux de Dole et de Montmorot ne fournissent de renseignements sur leurs étrangers. Or, si dans les premiers les Savoyards devaient probablement l'emporter, dans les seconds en revanche, tout laisse à penser que les Français y étaient largement majoritaires ; ainsi, dans le rôle de Lons-le-Saunier établi en 1657, les origines se répartissent comme suit : villes et villages de Savoie 20 %, de France 50 %, autres 9 %, non-identifiés 21 %. A Dole, parmi les 139 baptêmes d'enfants étrangers célébrés à Notre-Dame entre 1645 et 1658, 66 concernent des Français et seulement 12 des Savoyards.
204Une géographie de l'implantation étrangère au milieu du xviie siècle semblerait ainsi se dessiner : les Français peupleraient surtout les ressorts frontaliers de Vesoul, Gray, Dole et Montmorot. Les Lorrains seraient aussi présents au nord du bailliage d'Amont, en majorité dans les terres de Luxeuil et de Faucogney, en grand nombre dans celles de Jussey et de Vesoul. Quant aux Suisses et aux Savoyards, ils se partageraient les bailliages de la Montagne jurassienne. Dans celui d'Orgelet toutefois, il faut aussi tenir compte de la proximité immédiate de la Bresse française et du Bugey ; pour les autres, on sait que les Suisses arrivaient en tête au bailliage de Baume-les-Dames et les chiffres manquants de la Franche-Montagne auraient sans doute renforcé encore la tendance ; enfin, qu'ils étaient globalement à égalité avec les Savoyards dans ceux de Pontarlier et d'Ornans, encore que dans certaines contrées, ils les dépassaient largement : à Orchamps-Vennes par exemple, les registres des baptêmes célébrés entre février 1646 et novembre 1659 ont mentionné un enfant lorrain, un savoyard et... cinquante-deux suisses, la plupart issus du canton de Fribourg. Au bailliage de Pontarlier, si les registres de Saint-Bénigne recensent autant de baptêmes suisses que de savoyards, ceux de Montbenoît en revanche donnent des pourcentages identiques à ceux d'Orchamps-Vennes : 1 Savoyard, 1 Italien, 1 Français et 28 Suisses.
205On retiendra donc de ces chiffres que Français et Savoyards représentaient les deux tiers de la population immigrée présente en Franche-Comté en 1655-1657, les premiers étant un peu plus nombreux que les seconds, et qu'ensuite, le dernier tiers se partageait entre les Lorrains et les Suisses, à peu près à égalité, et laissant la place à une infime minorité composée de Belges, Liégeois, Luxembourgeois, Alsaciens, Allemands et quelques autres. L'ordre du classement est-il une surprise ? Pas vraiment puisqu'en 1650, la France qui bordait directement la province comtoise du Bassigny au nord jusqu'au Pays de Gex à l'extrême sud, était le pays le plus peuplé d'Europe : sa population subissait alors les troubles de la Fronde et elle n'ignorait pas les possibilités d'accueil qu'offrait la Comté désolée par la guerre de Trente Ans. Enfin, ni la langue ni la religion ne constituait un obstacle : de coutumes et de langue françaises, la Franche-Comté restait résolument vouée au catholicisme.
Les Français
206Les remarques d'ordre général étant formulées, que sait-on de ces principaux groupes d'étrangers, à commencer par le plus important, celui des Français ?
207Si sa première place ne constitue pas réellement une surprise, elle n'en suscite pas moins certaines interrogations : l'étranger français n'était pas un immigrant comme les autres en ce sens que dans un passé tout récent, il représentait encore l'ennemi perfide et infâme qui ne reculait devant rien pour anéantir la province espagnole d'outre-Saône. En 1655, ce passé avait sans doute été un peu oublié ; douze ans s'étaient écoulés et bon nombre de protagonistes et témoins de la guerre de Dix Ans avaient disparus. Quant au royaume de France, en dépit de ses propres difficultés, il avait respecté ses engagements et laissé la Comté en paix depuis 1644. Néanmoins, la tragédie de la guerre n'avait-elle pas fait naître un sentiment anti-français dans les rangs des survivants, à l'image de celui que l'on vit se propager après la Conquête ? En mars 1648 par exemple, un soldat de Château-Chalon fut emprisonné à Dole pour homicide : avec des paysans de la région, il avait tué un sujet comtois qui « suivait l'année ennemie et portait une écharpe blanche » (la couleur de la France) ; or, son défenseur justifia le crime par « les incommodités que recevait des ennemis le pauvre peuple et la haine qu'il avait très justement conçue contre tous ceux qui les aidaient ou s'étaient jetés parmi eux ». Un peu plus tard en 1655, un différend éclata entre le mayeur de Salins et le gouverneur militaire de la place, le commandeur de Saint-Maurice-Lemuis ; le premier s'empressa d'écrire à la Cour du Parlement pour rappeler aux conseillers que la mère du commandeur était française, que son frère aîné avait épousé une Française, belle-sœur du lieutenant royal de Bresse, que sa sœur s'était mariée au baron de Ruffey de Vienne, frère du lieutenant royal de Bourgogne, enfin que ses deux neveux, élévés par lui après la mort de son frère aîné, avaient finalement rejoint la France malgré quelques années passées au service du roi d'Espagne. Comme quoi, le fait de se rapprocher de la France suscitait encore la suspicion et la haine bien après la fin de la guerre de Dix Ans, tant au sein du peuple que des classes dirigeantes.
208Il n'empêche qu'entre 1644 et 1657, les Comtois accueillirent, sinon à bras ouverts du moins sans inimitié, des milliers d'immigrants français qui venaient combler les vides laissés par la guerre. Leur présence n'éveilla aucune animosité particulière au sein des populations autochtones et ne provoqua pas d'inquiétude parmi les gouvernants qui n'hésitaient pourtant pas à restreindre, voire à interdire les grands rassemblements populaires autour des villes closes à cause du nombre important d'étrangers qui y participaient et du danger que cela représentait. Il y avait manifestement là un paradoxe...
209Les trois quarts des immigrants français provenaient des provinces les plus proches, le duché de Bourgogne, la Champagne et le Bassigny, enfin la Bresse et le Lyonnais ; on trouve en quatrième position le Nord (Artois et Picardie), constat qui peut peut-être étonner sauf si on rappelle que la guerre y causait toujours des ravages ; puis viennent le Centre (Auvergne et Marche), l'Ile-de-France (Paris et ses environs), enfin le Languedoc, les Ardennes, les Evêchés lorrains et le Dauphiné. Dans l'ensemble, c'étaient donc des familles qui avaient vécu en plaine ou sur les collines et plateaux de faible altitude, et qui retrouvaient un peu le même type de paysages et de cultures en Franche-Comté. La plupart émigraient pour connaître à nouveau la paix et la sécurité car si la France avait été la principale bénéficiaire des traités de Westphalie, la guerre lui avait coûté cher et, entre les troubles de la Fronde, les dérèglements climatiques des années 1649-1652 et la poursuite de la lutte contre l'Espagne, la conjoncture économique du moment n'était guère florissante. Comment ne pas être tenté de s'installer en Comté, province réputée franche, où on avait besoin de bras, où on parlait la langue et où la paix régnait malgré tout... ?
210En 1657, plus de la moitié des habitants de Vernois-sur-Mance, Venisey, Attricourt et Oyrières étaient des immigrants français. Ils représentaient aussi plus du tiers à Port-sur-Saône, Rupt, Chauvirey, Auvet, Quitteur, Bucey-lès-Traves, Gevigney...
Les Savoyards
211C'est probablement un édit qui fit naître l'idée tant répandue d'une immigration massive des Savoyards en Franche-Comté : en 1645 en effet, on interdit à tous les sujets de duché de Savoie de quitter leur province pour aller habiter en pays étranger, à peine de confiscation des biens et même de la vie.
212En 1645, la guerre de Trente Ans s'éloignait de l'est de la France et des provinces limitrophes, laissant derrière elle des campagnes dépeuplées. Or, rien n'indique que le pays étranger mentionné dans l'édit soit exclusivement le comté de Bourgogne : les affrontements et la peste n'avaient-ils pas également ravagé le Duché, la Bresse et la Haute-Alsace ? Ensuite, la caractéristique de la population savoyarde, pour ne pas dire sa seconde nature, était la migration saisonnière, la recherche de revenus complémentaires qu'une agriculture de montagne n'était pas en mesure d'apporter ; le retour de la paix dans les régions septentrionales dut amplifier le phénomène, mais on ne doit pas pour autant faire l'amalgame systématique entre un flux temporaire et une installation définitive. Pour François Lassus, l'implantation massive des Savoyards en Comté dans la seconde moitié du xviie siècle n'était pas « l'expression d'une colonisation délibérée mais le plus souvent l'épiphénomène d'un mouvement beaucoup plus large d'émigration saisonnière qui touche une grande partie de la population mâle [...] ; les migrants ne semblent pas se fixer définitivement ici ou là dans une proportion qui soit réellement exceptionnelle »11.
213En somme, l'édit de 1645 ne serait qu'un interdit préventif et, en aucun cas, il ne permet de conclure à un raz-de-marée savoyard en direction du comté de Bourgogne. De fait, si les archives de la seconde moitié du xviie siècle ont révélé la présence en Franche-Comté d'une population savoyarde importante, elles ont aussi démontré qu'elle n'était pas la plus nombreuse et qu'elle n'avait pas précédé les autres groupes d'immigrants : comme les Français, les Lorrains et les Suisses, la plupart des Savoyards commencèrent d'arriver vers 1649, soit quatre ans après l'entrée en vigueur de l'édit cité plus haut.
214En revanche, les Savoyards avaient ceci de particulier qu'ils étaient présents sur tout le territoire comtois. Contrairement aux Français, aux Suisses et aux Lorrains qui s'installèrent en majorité dans les régions les plus proches de leur patrie d'origine, les Savoyards étaient partout, dans les montagnes et les plateaux du Jura bien entendu, mais aussi dans le Vignoble, les vallées de la Loue, du Doubs et de l'Ognon, le Pays Gissois, la région vésulienne et même dans les environs de Jussey et de Faucogney... Seulement, et c'est la seconde caractéristique de leur implantation, ils ne vivaient jamais nombreux au même endroit. S'il est fréquent que l'on puisse dénombrer plus de quinze Français ou Lorrains dans une même communauté, rarement les Savoyards dépassent un ou deux individus ; en 1655 par exemple, il n'existe que trois exceptions : Authoison trois sur vingt et un, Germondans quatre sur douze, enfin Avouhaye, hameau de la commune de Buthiers, seule colonie savoyarde digne de ce nom avec cinq sur huit... On serait d'ailleurs bien en peine de citer le nom d'une communauté où les Savoyards ont été nombreux ; le général Fournier propose bien Aresches dans le Jura, seulement, les quarante-huit personnes recensées comme originaires de cette province le furent entre 1650 et la fin du xviie siècle, un écart chronologique trop important pour signifier quelque chose. Il reste peut-être Pugey, à côté de Besançon, où en 1657 vingt-sept des soixante-dix habitants dénombrés étaient savoyards, soit un pourcentage de 38,5 %. De ce point de vue, l'immigration des Savoyards en Franche-Comté diffère donc de celle des Français, bien que toutes deux aient été à peu près d'égale importance.
215« Si nous tentons de définir les régions d'origine de tous ces expatriés, notait Fournier, nous constatons que la grande majorité est issue des pays haut-savoyards pauvres et peuplés. » Le Chablais, le Faucigny et la Tarentaise étaient en effet les principales régions d'où provenaient les immigrants. La coutume qui place le Faucigny au premier rang se vérifie sans doute sur l'ensemble des xviie et xviiie siècles, mais c'est d'abord du Chablais qu'étaient issus la plupart des Savoyards présents en Comté avant la paix des Pyrénées : Thonon, Evian, Draillant, Féternes et surtout Abondance.
Les Lorrains
216Moins nombreux que les précédents (environ 15 %), les Lorrains s'établirent principalement au nord de la province, au bailliage d'Amont, à proximité de leur terre d'origine. A de rares exceptions près en effet, leur présence ne dépassa guère la région vésulienne et resta concentrée dans les prévôtés de Jussey, Vesoul, Luxeuil, Faucogney et vraisemblablement Jonvelle et Vauvillers. Le recensement de 1654 révèle que certaines communautés de ces terres abritaient un grand nombre d'immigrés lorrains, jusqu'à vingt-cinq à Vesoul, vingt-deux à Faverney, quinze à Mersuay... Contrairement aux Savoyards, les Lorrains étaient restés groupés.
217Il est probable qu'au sein de cette population lorraine figurât une part importante de réfugiés. Dès 1651 en effet, l'expédition française contre le château d'Aigremont et le siège d'Epinal poussèrent bon nombre de personnes, parmi lesquelles les membres du Parlement lorrain, à s'exiler en Franche-Comté. Par la suite, l'occupation française, le sursaut des partisans de Charles IV et les mouvements liés au siège de Belfort continuèrent de troubler le sud de la Lorraine et les réfugiés ne devaient guère songer à s'en retourner. Il est toutefois impossible de mesurer la part respective de ceux-ci par rapport aux émigrants véritables : aucun document, pas même le recensement de 1654, n'en fait la distinction.
218La majorité des immigrants venaient du quart sud-ouest de la Lorraine, soit la région comprise entre l'évêché de Toul, le comté de Bourgogne, le Bassigny et la vallée de la Moselle. Les villes et villages frontaliers, Fontenoy, Plombières, Remiremont, Bains..., sont le plus fréquemment cités, de même que Mirecourt et ses environs, ou encore les terres dites de surséance comme Fougerolles, le Val-d'Ajol et Fresne-sur-Apance.
219On notera pour terminer que la région de Faverney. où aucun manant comtois n'avait été recensé, constituait en revanche une véritable colonie de Lorrains : en 1654 en effet, ceux-ci représentaient 25 % des habitants à Menoux, 27 % à Faverney, 33 % à Cubry, 43 % à Amance, 47 % à Fleurey et jusqu'à 71 % à Mersuay.
Les Suisses
220Dernier grand groupe d'immigrants, les Suisses étaient en 1654 un peu moins nombreux que les Lorrains, environ 12 %. Ils s'établirent principalement dans le quart sud-est de la Comté, entre les plateaux de l'Ognon, la région bisontine et la vallée de l'Ain, et plus spécialement dans les trois bailliages de Baume, Omans et Pontarlier où, en dépit des lacunes, les textes paraissent démontrer qu'ils étaient les plus nombreux parmi tous les étrangers recensés. Leur présence fut d'ailleurs certifiée avant même l'arrêt des hostilités en Franche-Comté : dès novembre 1643 en effet, le Parlement comtois ordonna qu'on cessât de maltraiter ces immigrés helvétiques « retirés depuis peu » ; c'est incontestablement la plus ancienne source mentionnant l'existence d'un groupe d'étrangers bien définis dans une région relativement étendue.
221Que les Suisses fussent les premiers à venir s'installer au comté de Bourgogne, le fait n'avait rien de surprenant : les Cantons bordaient la Montagne jurassienne et à l'exception des quelques expéditions armées menées contre Joux et Grimont, ou des raids des pillards, cette région ne connut plus de grands bouleversements après le départ des Weimariens en juillet 1639. Elle ne pouvait donc qu'être la première à attirer les immigrants, les plus proches voisins helvétiques en particulier.
222Roger Bonnaud-Delamare qui a étudié l'immigration suisse dans le cadre de la principauté de Lure-Murbach12, a constaté que tous les cantons avaient fourni au moins un émigré adulte et que celui de Lucerne représentait à lui seul presque la moitié du nombre total des arrivants.
223En ce qui concerne la Franche-Comté, bien que le nombre d'occurrences soit dix fois moins élévé et la chronologie plus restreinte — la paix des Pyrénées servant de limites à cette étude —, il apparaît bien que l'immigration helvétique ait été presque exclusivement fribourgeoise, plus de 75 % des Suisses venant en effet de ce canton et de son sujet le comté de Gruyères. Le reste se partage entre les cantons de Berne, l'évêché de Bâle et la principauté de Neuchâtel (quatre mentions), les cantons de Bâle, Lucerne et la république de Genève (une mention).
224Il faut dire aussi que Fribourg était catholique, comme la Comté, et que pendant la guerre, il s'était révélé plus favorable aux Espagnols qu'aux Français, certains auteurs l'ayant même surnommé le plus hispanophile des Cantons helvétiques. De fait, il fut le seul à envoyer des troupes aux secours de Dole assiégée en 1636, troupes qui n'arrivèrent jamais à destination, les Bernois leur ayant refusé le passage. Liens religieux et politiques, liens économiques aussi : depuis la fin du xve siècle, Fribourg était un acheteur régulier du sel de Salins et les dettes de l'Espagne envers ce canton étaient même assignées sur les revenus des sauneries. Enfin, il paraissait exister une certaine similitude des activités agricoles dans les deux régions, notamment entre le Pays de Gruyères et la zone montagneuse de la Comté, similitude fondée sur l'élevage et marquée par la fabrication d'un même type de fromage à pâte fondue, le « vachelin » au xviie siècle, le comté et le gruyère aujourd'hui...
225Pendant la guerre de Dix Ans, la plupart des Comtois cherchant refuge en Suisse s'étaient dirigés vers le canton de Fribourg ; quelques années plus tard, ce furent les Fribourgeois qui vinrent occuper les terres vides de la Montagne comtoise.
226Pour connaître les principales causes de l'émigration suisse, on ne peut que renvoyer à l'ouvrage de Bonnaud-Delamare, en rappelant toutefois que les sujets helvétiques présents en Comté entre 1643 et 1659 n'étaient pas issus des mêmes régions que ceux recensés à Lure et à Murbach et que par conséquent, les causes possibles énumérées par l'auteur ne les concernent pas forcément, en particulier la guerre des Paysans de 1653 qui toucha surtout les cantons de Bâle, Berne, Soleure et d'Argovie.
227On terminera par une remarque : dans l'ensemble, les immigrés suisses ne vivaient jamais très nombreux au sein des communautés comtoises et nulle part il n'existait de colonie digne de ce nom. Si à Orchamps-Vennes par exemple, les étrangers mentionnés dans les registres paroissiaux étaient presque exclusivement des Suisses, jamais ils n'ont représenté plus de 16 % de la population. De ce point de vue, l'immigration helvétique ressemblait un peu à celle des Savoyards.
Les autres nationalités
228Parmi ceux qui arrivèrent en Franche-Comté après la guerre de Dix Ans, certains n'appartenaient pas aux quatre groupes précédemment étudiés ; ils venaient de plus loin, de l'Italie, des Pays-Bas espagnols, ou encore des provinces de l'Empire. Autant dire qu'ils étaient peu nombreux, Français, Savoyards, Lorrains et Suisses réunissant déjà plus de 95 % des occurrences. Effectivement, à peine une cinquantaine de communautés comtoises accueillirent ces gens, toutes nationalités confondues.
229Ainsi, des Allemands s'installèrent à Vesoul, Port-sur-Saône, Sauvagney, Geneuille, Filain, Faucogney, Quers, Liesle, Besançon et Dole. Leurs origines sont rarement indiquées ; on sait seulement que celui qui vivait à Filain venait du Pays de Hesse, landgraviat luthérien divisé entre Cassel et Darmstadt. Quant à la famille qui fit baptiser un enfant à Besançon, paroisse de La Madeleine en 1658, elle serait native de Weschauf, peut-être Warschau, nom allemand de Varsovie..
230En bonne logique, les Alsaciens auraient dû être regroupés avec les Français puisqu'à la paix de Westphalie, l'Alsace autrichienne fut cédée au royaume de France. Néanmoins, il a été décidé de les différencier, d'autant plus que l'Alsace dont il est ici question se limite pratiquement au seul comté de Belfort. Sur les dix-huit personnages ou familles recensés, neuf venaient en effet de Belfort-même, cinq des villages voisins de Saint-Germain-le-Châtelet, Boulogne, Croix, Botans et Angeot, un seul de Ferrette, l'origine des trois derniers restant inconnue. En somme, l'immigration alsacienne avait seulement concerné le Sundgau catholique et francophone. Il est possible que l'annexion de cette province par la France ait été la cause des départs, en direction de la Franche-Comté ou d'ailleurs, mais le phénomène est resté marginal : elle-même ravagée par la guerre de Trente Ans, l'Alsace aurait plutôt tendance à accueillir les émigrants.
231On citera avec les Alsaciens l’unique exemple d'un immigré de Lure qui quitta sa ville natale pour celle de Vesoul.
232Tout aussi proches géographiquement, les Montbéliardais ne gagnèrent la province comtoise qu'en petit nombre pour la bonne raison qu'il leur fallait abjurer le luthéranisme, seule religion en vigueur dans la principauté. Effectivement, deux familles seulement furent recensées, l'une de Montbéliard installée à Adrisans, la seconde de Saint-Maurice-Echelotte résidant à Gondenans-les-Moulins. Une autre qui fit baptiser un enfant à Besançon en 1644, venait du territoire de Mandeure, probablement de la partie qui appartenait à l'archevêque de Besançon, donc catholique.
233Avec les Belges, Liégeois et Luxembourgeois, autrement dit les habitants des Pays-Bas espagnols, on aborde ici les contrées plus lointaines. Pour être exact, les Pays-Bas se divisaient en trois Etats : les Pays-Bas proprement dits à l'ouest et le Luxembourg à l'est, tous deux placés sous la domination des Habsbourg d'Espagne, et la principauté de Liège au centre, en théorie indépendante. Ce fut précisément du Pays liégeois que vinrent la plupart des immigrés : sur les vingt-deux cas répertoriés, six sont en effet issus du Liégeois, cinq du Luxembourg, trois des Flandres, trois du Hainaut, Limbourg et Brabant, le reste n'a pas d'origine connue. Peu de noms de villes ont été mentionnés : Bruxelles, Liège, Noirefontaine, Valenciennes, Houffalize, Marche-en-Famenne, enfin Thionville qui dépendait à l'époque du Luxembourg. La guerre franco-espagnole était peut-être le principal motif des départs, encore que les Flamands, pourtant en première ligne, n'aient pas été les plus nombreux. Ces immigrants du nord s'installèrent à Dole, Lons-le-Saunier, Salins, Baume-lesDames, la vallée de la Loue ainsi que dans les bourgs d'Amont : Amance, Saulx, Port-sur-Saône...
234Parmi les étrangers venus des pays méridionaux, des Italiens étaient présents à Durnes, Montbenoît, Scey-en-Varais, Baume-les-Dames, Saint-Marcel-lès-Jussey ainsi que dans les villes de Besançon et Dole où ils comptaient parmi les nouveaux habitants. On ne sait presque rien les concernant si ce n'est que la plupart étaient originaires d'Italie du nord, Lombardie et duché de Milan, possessions des Habsbourg d'Espagne. Trois noms ont été cités : Gravesche, Vigogne (Vigone ou Vigenavo ?) et Montaye, tous non-identifiés.
235Quant aux Espagnols, il n'en déplaise aux inconditionnels de la Franche-Comté espagnole ou hispanique, deux cas seulement ont été dénombrés : un adulte habitant à Villers-sur-Port au bailliage d'Amont et une famille à Dole qui fit baptiser deux enfants à Notre-Dame, le premier en janvier 1651, le second en mars 1652 ; elle serait native de Maltha ou Malthe, lieu qui n'a pas non plus été localisé. Inutile donc de chercher en Andalousie ou en Castille la parenté des familles comtoises aux cheveux et aux yeux sombres, une idée reçue qui, depuis le xixe siècle, n'a cessé de faire son chemin.
236Parmi ces nationalités minoritaires, il s'en trouvait probablement d'autres encore moins représentées. Dans le dénombrement de 1654 figure par exemple la mention d'un certain Abel, un Suédois qui avait abjuré l'hérésie protestante devant l'inquisiteur à Beaumotte proche de Montbozon, sans doute un ancien mercenaire de Weimar égaré en Franche-Comté depuis les guerres. De même, sous l'appellation générale d'Allemands se cachaient peut-être aussi quelques Polonais, Croates ou Hongrois qui avaient suivi l'armée impériale de Gallas en 1636... Mais ceux-là entrent dans la catégorie des étrangers déjà présents avant 1644, une catégorie marginale...
237Ainsi, que faut-il retenir des « diverses nations » présentes en Franche-Comté dans la seconde moitié du xviie siècle ? Que quatre groupes se distinguent nettement : les Français et les Savoyards d'une part, les Lorrains et les Suisses d'autre part, qui totalisaient plus de 95 % des effectifs. Les Français étaient les plus nombreux, suivis de peu par les Savoyards, ces deux nations réunissant les deux tiers des étrangers tandis que Lorrains et Suisses se partageaient le troisième, avec une légère avance en faveur des Lorrains. Dans un cas comme dans l'autre, ce fut donc la proximité qui joua, un constat que confirme encore l'étude détaillée des immigrés français, le plus grand nombre venant des provinces limitrophes telles que Champagne, Bassigny, Bourgogne et Bresse.
238Seules les régions situées à l'est de la Comté dérogent à la règle pour des raisons religieuses, politiques ou socio-économiques dont l'incidence respective est encore mal connue. Toujours est-il qu'en 1650, le comté de Bourgogne semblait plus tourné vers l'Europe occidentale et la France que vers l'Empire ; le fait n'était peut-être pas nouveau, mais la signature des traités de Westphalie, interdisant désormais à l'Empereur d'intervenir au delà du Rhin, dut accentuer encore la coupure.
239Enfin, il convient encore de souligner la particularité de l'immigration savoyarde : contrairement aux autres groupes d'étrangers qui se fixèrent d'abord dans les contrées frontalières, les Savoyards gagnèrent d'emblée l'ensemble du territoire comtois. C'est ainsi qu'en 1659, ils étaient présents quasiment partout.
240Il est évident que toutes ces observations ne sont valables que pour la période 1644-1659, donc pour les premières décennies de la reconstruction comtoise. Les schémas établis se modifieront probablement par la suite mais rien ne sera connu sans recherches approfondies. L'étude des mouvements migratoires, menée ici pour le milieu du xviie siècle, n'a été rendue possible que grâce à des documents démographiques d'une qualité exceptionnelle.
Comtois et étrangers
241L'installation en Franche-Comté de plus de 30 000 étrangers de diverses origines n’a semble-t-il posé aucun problème majeur. Dans les textes en effet, point de manifestations tangibles de rejet, point d’exemples de vexations et mauvais traitements à l'image de ceux infligés par les pillards des montagnes aux Suisses des bailliages de Baume, Omans et Pontarlier en 1643... Le général Fournier citait bien un édit du Magistrat de Pontarlier, daté du 22 décembre 1653, et ordonnant la sortie de tous les Savoyards et autres étrangers de la ville, avec interdiction aux bourgeois de les loger sous peine d'amende, seulement l'auteur avait omis un membre de phrase qui change totalement le sens du texte : « Edit sera fait portant ordonnance à tous Savoyards et étrangers n'étant de métier, de sortir de la ville et interdiction aux bourgeois de les loger à peine de cinquante livres. »
242De fait, si bon nombre d'immigrants étaient gens de métier, il y en avait aussi qui ne déclaraient aucune profession définie ; ils se disaient valets ou serviteurs et se mettaient au service des autres, tant dans les maisons et les boutiques des villes que dans les exploitations rurales. On ignore combien ils étaient par rapport à l'ensemble de la population étrangère, mais les chiffres de Lons-le-Saunier et d'Ornans montrent qu'ils dépassaient largement le cadre de la marginalité. Les autorités de l'époque avaient des difficultés à les dénombrer pour la bonne raison que ces hommes et ces femmes, en majorité Savoyards et Français, célibataires pour la plupart, changeaient constamment de lieu de résidence ; les commis recenseurs, présents à Tromarey en 1657, disaient d'eux : « Et quant aux valets et servantes, [ils] sont présentement en nombre de trois ou quatre, lesquels ne servent ni ne se veulent laisser que pour huit ou quinze jours et par ainsi, sont tantôt de travailler en un village, tantôt en un autre, étant tous Français ou Savoyards et gens inconnus et qui ne sont [ni] permanents ni résidants actuellement au dit lieu. » Pour les échevins de Franois-lès-Besançon, c'étaient « des étrangers qui peuvent [tout] abandonner quand bon leur semble ».
243Ce furent sans doute ces étrangers-là que le Magistrat de Pontarlier avait souhaité expulser en 1653, pour une raison ou pour une autre. Il faut toutefois préciser que cet exemple est resté unique et que partout ailleurs, les Comtois s'accommodèrent de ces gens de petite condition, itinérants au besoin, et dont l'origine n'était pas toujours bien connue.
244Pour clore la question des métiers, les indications tirées du recensement de 1654 et des rôles d'impôt ont démontré qu'aucune spécialisation par nationalité n'est apparue ; il serait donc vain de rechercher exclusivement des maçons savoyards, des charretiers français ou des verriers lorrains dans l'éventail des professions mentionnées. Tout au plus peut-on relever quelques tendances attendues, comme la prépondérance des Français de Champagne et de Bourgogne parmi les vignerons. On remarquera parmi tous ces métiers un serrurier et un vitrier lorrain, un tavillonneur et deux pêcheurs français, un mineur savoyard : de France et de Savoie vinrent aussi un chirurgien-apothicaire et un maître d'école.
245Exercer une profession définie était un atout, mais pour résider au comté de Bourgogne, il fallait d'autres conditions auxquelles le gouvernement veilla strictement malgré son désir de ne pas entraver l'immigration : prêter serment de fidélité au roi d'Espagne, être de bonnes mœurs et, surtout, n'avoir point d'autre religion que catholique, apostolique et romaine.
246Dès 1646, les officiers des bailliages se plaignaient que trop d'étrangers s'établissaient sans qu'il leur fût demandé « attestation de leurs origines et [s']ils sont catholiques et de bonnes mœurs ». Le 29 novembre, la Cour du Parlement interdit donc aux échevins de recevoir les nouveaux arrivants sans attestation. Et quelle attestation produire si ce n'est un certificat délivré par le curé ou l'échevin du lieu d'origine, personnes les mieux placées pour connaître le comportement social et spirituel des émigrants et en faire foi... Seulement, comment obtenir pareil document quand on venait de très loin, quand la route du retour était en outre fermée comme ce fut apparemment le cas pour les premiers Savoyards ? Parmi les étrangers résidant à Lons-le-Saunier en 1657, bien rares étaient ceux qui pouvaient effectivement présenter une telle attestation : « ...Un autre serviteur nommé Antoine Berlier de Moûtiers en Tarentaise qui n'a aucune attestation [...] »« ...Une servante Lucrèce Ryot de Mâcon et Marie Donnier du canton de Fribourg, laquelle a une attestation non légalisée et au regard de la première, n'a aucune attestation... ». Bien que renouvelée les 18 décembre 1654 et 25 août 1657, l'obligation du certificat d'origine fut finalement abolie en janvier 1658 ; dès lors, résider trois années sans problème suffisait à démontrer les bonnes vie et mœurs des nouveaux Comtois.
247En revanche, les autorités comtoises se montrèrent intransigeantes sur la « conforme religion » des étrangers désireux de se fixer sur les terres du Roi Catholique. Et de fait, des Suisses calvinistes et des Montbéliardais luthériens durent abjurer leurs croyances pour être admis en Franche-Comté ; on en trouve mention dans certains registres paroissiaux, ceux de Montbenoît par exemple : « Denis François Leula, abjurant l'hérésie calviniste le 23 juin année 1652, en présence de Denis Vielle et Guideline Roussel... »
248L'attention ayant été constante, il y eut peu d'incidents mettant en cause des étrangers. En 1648, le conseiller Bonvalot fit savoir qu'il conviendrait de porter remède aux « déportements de quelques particuliers suisses retirés à Recologne », déportements de nature confessionnelle visiblement puisque ce fut à l'archevêque de Besançon en personne qu'il s'adressa. En 1656, le clergé comtois se plaignit des mœurs dissolus de Jacques Gilbert, Lorrain de nation et curé d'Aillevillers, qui avait engrossé sa servante avant de la marier à l'un de ses cousins. Un scandale à peu près semblable devait aussi retomber sur le Normand Guillaume Champrois, curé d'Arpenans. Il convient cependant de ne pas tirer des conclusions trop hâtives de ces deux exemples isolés : après la guerre de Dix Ans, le discrédit touchait en effet l'ensemble des curés de campagne, soit recrutés à la sauvette pour combler les vides laissés par la guerre, soit pervertis au cours des années difficiles et peu enclins à s'amender malgré le retour au calme ; « La guerre a servi de prétexte à certains curés de ce pays pour s'émanciper à divers excès [...] et à mener une vie libertine et des plus scandaleuse », écrivait le président du Parlement en 1645 ; treize ans plus tard, rien n'avait beaucoup changé : le concubinage était toujours d'actualité, de même que le lucre, certains prêtres s'immisçant « si fort dans les affaires du commerce qu'ils font office de marchands et de maquignons, vendent publiquement aux foires et marchés, tiennent logis et hostellerie dans les villages ». Ce fut sans doute ce qui poussa l'archevêque Charles-Emmanuel de Gorrevod à proposer l'établissement d'un séminaire pour les jeunes prêtres dans les bâtiments de l'abbaye Saint-Paul de Besançon...
249Les seuls problèmes religieux qui ont été signalés touchèrent seulement les régions frontalières de la Comté et mirent plus en scène des étrangers itinérants que de véritables immigrés. Ainsi, en juin 1655, l'inquisiteur Pierre Symard, lequel devait bientôt s'illustrer dans la dernière chasse aux sorcières de Franche-Comté, se plaignit au parlement de Dole de la facilité avec laquelle les hérétiques frontaliers fréquentaient le Val de Morteau et les lieux circonvoisins. La Cour dut écrire à cet effet aux officiers des bailliages concernés. Plus au sud, à la limite de la terre de Saint-Claude, une affaire de la même nature fut révélée deux ans plus tard : « Divers particuliers de cette ville et terre de Saint-Claude et autres du Pays de Gex tiennent dans leurs granges et fruitières au val de Mijoux [...] des fermiers et bergers de religion contraire à la catholique, apostolique et romaine avec danger d'un préjudice irréparable à celle-ci. » On dénombra au moins vingt-cinq granges où vivaient des hérétiques, aussi l'abbé de Saint-Claude ordonna-t-il le départ définitif, dans un délai de dix jours, de tous ces fermiers et bergers suisses, gens de petite condition qui se mettaient au service des Comtois.
250Enfin, la dernière épidémie de sorcellerie qui s'abattit sur le comté de Bourgogne entre 1657 et 1659, ne mit en scène pratiquement aucun immigrant étranger, contrairement aux précédentes : à la fin du xvie siècle par exemple, on exécuta et on bannit bon nombre de sorciers et sorcières originaires de Lorraine, Savoie et Bugey. Or, au milieu du xviie, deux cas seulement ont été relevés par les spécialistes de la question : celui de Marie Virot, une adolescente native de Saint-Seine en Bourgogne et qui échappa à sa condamnation, la sentence ayant été rendue en août 1659, au moment où les autorités commençaient à douter du zèle de Symard et de l'importance des faits, et celui plus antérieur de Claude Châtelain de Saint-Gervais en Savoie, exécuté par la justice criminelle de Saint-Claude le 24 novembre 164313. Une visite générale des prisons de Comté, réalisée entre le 1er février et le 18 mars 1658, confirma le fait qu'il y avait peu d'étrangers parmi les criminels : elle ne recensa en effet que les Savoyards Jean de Laval, François Desmoulin et Jean Boulon, les Français Claude de La Rhode et Jean Reccard, enfin le Lorrain Claude Jourdot, la plupart incarcérés pour usage et fabrication de fausse monnaie.
251Quant à la place de l'étranger dans la communauté comtoise, les sources n'ont pas apporté beaucoup de renseignements, évoquant seulement les problèmes d'impositions et de taxes.
252Un étranger qui désirait en effet s'établir, pouvait devenir citoyen ou bourgeois d'une ville, pourvu qu'il eût des moyens et possédât les qualités requises ; il n'avait qu'à prêter serment et verser ses droits d'accès. Sinon, il restait simple habitant ou résidant et s'acquittait du droit d'habitantage qu'un édit du Parlement de décembre 1652 limita à trente francs au maximum. Alors, il était soumis comme les autres à toutes les charges, dettes, impôts et taxes de la collectivité. En revanche, dans le cadre des communautés rurales, les règles ne sont pas si clairement énoncées et rien ne figure dans les édits et coutumes de Franche-Comté. Le 14 juin 1691, la communauté de Domprel au bailliage de Baume accepta de recevoir en son sein le Suisse Guillaume Seguin de Vesin, canton de Fribourg, qui résidait à Domprel depuis 1655 ; or, l'admission qui le concernait lui et sa descendance, ressemblait fort à celle d'un bourgeois puisqu'il dut prêter serment, payer cent francs et accepter la part de dettes communales qui pourrait lui échoir. Quant aux étrangers résidants, ils étaient sans doute tenus de verser au moins un droit d'habitantage, ne serait-ce que pour avoir accès aux prés communaux, au moulin et à la fruitière. En février 1654, ceux de Levier se plaignirent que leurs étrangers usaient des bois et des prés, faisaient même du foin sur les héritages des absents, « sans vouloir rien contribuer pour la réparation de l’église, entretien des fontaines et autres choses nécessaires » ; le corps de la communauté décida de les taxer dix francs chacun.
253Les étrangers posaient problème en effet : si on les soumettait à trop d'impôts et remboursements de dettes, ils risquaient fort de quitter le village pour aller ailleurs et, d'un autre côté, il aurait été injuste de faire peser tout le poids des taxes sur les seuls habitants survivants et laisser aux étrangers l'usage des biens collectifs sans rien demander en contrepartie. Le gouvernement comtois évita les réglementations autoritaires et laissa les communautés agir à leur guise, toutes n'étant pas dans la même situation économique : en 1649, le Val de Morteau imposa chaque tête de bétail paissant sur les communaux, six gros pour une vache, un bœuf ou un cheval, trois pour un veau et deux pour une chèvre ; or, l'étranger et le résidant devait verser deux à trois fois plus, respectivement dix-huit, neuf et quatre gros. A Guyans-Vennes en revanche, la taxe du bétail ne faisait pas de différence entre habitant et étranger, mais tous les nouveaux arrivants auraient à payer deux cents francs, la moitié seulement s'ils prenaient femme au village. A Jussey enfin, on faisait un peu selon les possibilités de chacun ; le rôle qui détaillait le montant des taxes imposées aux étrangers en 1650 allait en effet de vingt à deux francs et s'achevait par cette mention : « L'on n'impose point François Dubourg, Savoyard, mari de Barbe dite La Patiffère, à cause de son infirmité. » Le parlement de Dole lui-même ne savait pas trop comment légiférer sur la question : en novembre 1652, il décida tout d'abord que les étrangers ne seraient pas comptés dans les rôles d'impositions. Un an plus tard, sans doute à cause des protestations des Comtois, il résolut de leur faire payer à l'arrivée une petite somme d'argent afin de contribuer aux dettes. Enfin en février 1654, il autorisa les échevins à imposer les étrangers aux mêmes charges que les habitants, exception faite toutefois des réfugiés, des Lorrains notamment, lesquels en principe ne devaient pas rester en Franche-Comté. Ainsi, les résolutions de ménager les étrangers vivant sur le sol comtois avaient finalement cédé la place aux nécessités économiques et l'impôt fut peut-être le premier élément d'intégration des immigrés au sein de la population autochtone.
254En définitive, si les sources n'ont pratiquement rien révélé sur les relations entre Comtois d'origine et nouveaux arrivants, n'était-ce pas le signe d'une assimilation sans problème, sans heurt, facilitée encore pour certains par la communauté de langue, par l'exercice d'une activité professionnelle recherchée ? La documentation a été volontairement limitée dans le temps mais si l'on pousse la recherche jusqu'à la fin du xviie siècle, dans les enquêtes judiciaires par exemple, on s'aperçoit que bien peu d'affaires concernent des immigrants étrangers et leur descendance. Bien au contraire : les témoins entendus au cours des enquêtes sont de plus en plus souvent des Français, Suisses, Savoyards ou Lorrains de nation, présents en Franche-Comté depuis la fin de la guerre de Dix Ans. Une preuve de la confiance qu'on leur accordait, de la connaissance qu'ils avaient de la vie communautaire de tous les jours, de leur place dans la société comtoise...
25551 000 étrangers, le quart des habitants du comté de Bourgogne à l'époque, un tel chiffre tiré du recensement général de 1657 pouvait effectivement donner l'image d'une immigration étrangère sans précédent, et laisserait penser qu'une population nouvelle allait désormais présider à la destinée de la province de Franche-Comté.
256En réalité, un tel chiffre résultait de deux phénomènes contemporains et spécifiques de la reconstruction d'après-guerre : d'une part une authentique immigration venue de l'étranger, mais limitée à seulement 31 000 individus, soit environ 15 % de la population totale ; d'autre part un déplacement d'au moins 20 000 Comtois qui, ayant délaissé leurs communautés natales, avaient choisi de s'établir en d'autres lieux. La part des étrangers dans le repeuplement de la Franche-Comté s'avérait donc moins importante qu'on ne le supposait a priori et la reconstruction démographique de la province fut d'abord et avant tout l'œuvre des Comtois eux-mêmes.
257L'immigration avait été plus ou moins permanente dans la Comté des Habsbourg. Combien de familles nobles tiraient en effet leurs origines de France, d'Italie, des Pays-Bas ou d'ailleurs, les Precipiano, Emskerque, Wateville, Salenove.. ? Combien de villageois avaient été manants avant de s'intégrer à part entière dans une communauté rurale ou urbaine ? Seulement, les conséquences démographiques de la guerre de Dix Ans en avaient multiplié la portée par cent ou par mille, facilitant par làmême son étude.
258Jusqu'à la fin du xviie siècle, et même au delà, les étrangers continuèrent d'arriver et de s'installer au comté de Bourgogne, puis dans la Franche-Comté française, quoiqu'à un rythme beaucoup moins soutenu que celui des années 1648-1654. La place ne manquait certes pas dans cette province qui, en l'espace d'une décennie seulement, avait perdu plus de la moitié de sa population. Or, malgré l'immigration, malgré la récupération démographique freinée il est vrai par les crises économiques de la seconde moitié du siècle et les guerres de Conquête, il fallut attendre 1735 pour que soient effacés les derniers stigmates de la guerre de Dix Ans.
***
« Personne, écrivait Jean Boyvin en 1646, ne se peut imaginer la désolation de ce misérable pays, que ceux qui le voient de près et y touchent les misères du doigt. »
259Assurément, après la tragique et dévastatrice guerre de Dix Ans, la Franche-Comté n’était plus que l'ombre d'elle-même. Province peuplée, elle était devenue un désert ; dans ce pays autrefois riche et relativement prospère, les voyageurs ne trouvaient plus que des villes incendiées, des campagnes désolées où les ruines côtoyaient les champs abandonnés, des routes sans trafic ni charroi...
260Un désert en effet : en 1644, les villages inoccupés se comptaient par centaines, au bailliage d'Amont principalement ainsi que le long des frontières. On recensait parmi eux des hameaux de quelques feux, mais aussi des bourgades qui. avant les guerres, pouvaient regrouper plus de cent familles. Ceux qui étaient encore habités n'abritaient plus en moyenne que vingt-cinq pour cent de la population d'autrefois, un constat à peine croyable et pourtant effectué sur les communautés de la Montagne jurassienne, région la moins touchée par les troubles. La guerre de Dix Ans avait-elle donc fait autant de victimes que les estimations folles des témoins du drame le prétendaient ?
261Le dénombrement de 1657 permit de trancher : les fléaux conjugués de la peste, la guerre et la famine tuèrent soixante pour cent de la population comtoise, soit environ deux cent cinquante mille personnes. Il y eut en effet 215 000 habitants recensés en 1657, dont 31 000 étrangers, contre 410 à 450 000 en 1614. La situation démographique de la Franche-Comté en 1644 résultait donc de toutes ces disparitions ainsi que d'un phénomène migratoire d'une ampleur considérable.
262Un désert et aussi un pays couvert de ruines : treize villes, plus de trois cents villages et hameaux, une cinquantaine de châteaux rasés ou démantelés, tel est le bilan très incomplet que les documents d'archives ont permis d'établir. A ces dévastations s'ajoutent encore la liste de toutes les infrastructures économiques détruites : granges, moulins, halles, industries, ponts..., liste longue sans doute à l'image de celle dressée par les commis de la Chambre des Comptes de Dole sur les terres du roi d'Espagne.
263La région la plus meurtrie fut incontestablement le bas-pays comtois, les ressorts de Montmorot et de Dole ainsi que le grand bailliage d'Amont. Mais au sein-même de cette région, il convient de différencier une zone particulièrement éprouvée : située au centre de la Comté, elle aurait pour limites approximatives la vallée du Doubs au sud et une ligne Champlitte-Montbéliard au nord. C'est là qu'en 1644, on devait recenser le plus grand nombre de villages abandonnés ; c'est là encore qu'en 1657 furent enregistrées les pertes démographiques les plus importantes ; c'est là enfin que se situaient les deux villages que la guerre raya définitivement de la carte, Le Vivier et Le Montot.
264Tous ces chiffres et ces quelques bilans partiels démontrent bien l'ampleur de la catastrophe qui s'abattit sur la Franche-Comté et qui fut d'autant plus brutale que quatre années seulement lui avaient suffi. Dès 1640 en effet, tout était pratiquement terminé : la province exsangue et dépeuplée se repliait sur elle-même pour longtemps. Il ne restait plus aux survivants, aux nouveaux venus, qu'à tout reconstruire, tâche démesurée qu'ils s'efforcèrent de mener dès la fin des hostilités, dans des conditions rarement favorables.
Notes de bas de page
1 Troyes (Alfred de), La Franche-Comté de Bourgogne sous les princes espagnols de la Maison d'Autriche, 1ère série, Recès des Etats, Paris, 1847.
2 Le document de 1614 a été étudié par Virginie Lidoine, Le recensement comtois de 1614 : dénombrement de la population et répartement de 25 compagnies d'élus sur tout le pays, Univ. Franche-Comté, Mémoire de maîtrise, 1994, 115 f. ; Le recensement comtois de 1614 et sa révision en 1629 : société féodale et cavalerie, Univ. FrancheComté, mémoire de DEA, 1995, 385 f.
3 La population de ht Franche-Comté au lendemain de la guerre de Trente Ans ; recensements nominatifs de 1654, 1657 et 1666, édité sous la dir. de François Lassus, 4 vol., Annales litt. de l'Univ. de Besançon 583 à 586 (Cahiers d'Etudes comtoises), Paris, 1995.
4 Desaive (Jean-Pierre), Lapeyre (Marie-Claude), "Le bailliage d'Amont en 1618 et 1688, dénombrements et cartographies", Actes du 98e congrès national des sociétés savantes, histoire moderne et contemporaine, tome 2, Besançon, 1976, p. 107-118.
5 Saunois (abbé), "Une excursion en Franche-Comté en 1667", Annales FrancComtoises, tome 4, 1865, p. 321-337.
6 Garneret (Jean). Bourgin (Pierre), Guillaume (Bernard), La maison du Montagnon, Besançon, 1980.
7 Beausejour (Gaston de), "Vue d'ensemble sur les anciens châteaux de Franche-Comté", Mémoires de l'Académie de Besançon, 1910, p. 1-61.
8 Hammerer (André), Sur les chemins du sel.... p. 197.
9 Le meilleur article sur la question est encore celui de Debard (Jean-Marc), Lassus (François), "Le dénombrement du comté de Bourgogne de 1688", Mémorial du Tricentenaire, Besançon, 1979, p. 65-122. Les auteurs y analysent aussi les chiffres du recensement de 1657.
10 Fournier (F.M.), "L'immigration savoyarde en Franche-Comté avant 1789", Mémoires de la Société d'Emulation du Doubs, 1959, p. 1-100.
11 Lassus (François), "L'immigration des maçons en Franche-Comté ; deux exemples : Savoyards au xviiie, Tessinois au xixe, Actes du 108e congrès national des sociétés savantes, histoire moderne, tome 1, Paris, 1983, p. 203-232.
12 Bonnaud-Delamare (Roger), L'immigration helvétique dans les principautés de Murbach et de Lure après la guerre de Trente Ans, Paris, 1966.
13 Bavoux (Francis), La sorcellerie au Pays de Quingey, Besançon, 1947, p. 161. Duparchy (Louis), "La justice criminelle dans la terre de Saint-Claude ou Saint-Oyend de Joux aux xvie et xviie siècles", Mémoires de la Société d'Emulation du Jura, 1891, p. 408.
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