Chapitre introductif. Histoire et linguistique1. Un parcours en analyse du discours
p. 11-43
Texte intégral
Une présence maintenue
1Au début des années 1970, Régine Robin, dans son ouvrage pionnier sur Histoire et linguistique (1973) accompagné d’une publication collective (Guilhaumou et alii, 1974) auquel nous avons collaboré, pose d’emblée le problème de l’absence de reconnaissance, au sein de la communauté historienne, des recherches ayant trait au langage, en dépit des avancées antérieures de l’école des Annales, autour de Lucien Febvre et Robert Mandrou. La réticence des historiens français face aux études sur les pratiques langagières dans un contexte historique précis a perduré jusqu’à nos jours, d’autant plus qu’elle a été ravivée par la querelle récente à propos du « linguistic turn » (Noiriel, 1996 ; Schöttler, 1997 ; Müller, 2005). L’historien Gérard Noiriel (1998, 184) note encore la position marginale de l’approche langagière au sein de la discipline historienne, en dépit de son rapprochement, déjà ancien mais amplifié, avec l’histoire langagière des concepts en Allemagne et plus récemment avec les recherches équivalentes dans le monde anglophone, comme nous le montrons dans le présent ouvrage2.
2Pourtant la présence de l’analyse de discours en histoire s’est maintenue au cours de ces trente dernières années. Elle a permis aussi de nourrir le débat sur les enjeux discursifs en histoire, sans pour autant entamer la domination de l’approche narrative associée au questionnement sur le caractère fictionnel ou non de l’écriture historique (Prost, 1996).
Trente années de travaux
3Avant de préciser les orientations les plus récentes en histoire linguistique, il convient donc de refaire, dans cette introduction, l’historique des liens entre histoire et linguistique depuis une trentaine d’années. Il s’agit alors de montrer l’importance en France de l’analyse de discours du côté de l’histoire en tant que discipline interprétative à part entière, tant en matière de résultats historiques qu’au plan méthodologique. Hormis quelques incursions dans le discours politique contemporain, les analyses concernent la période moderne, et plus particulièrement le 18e siècle français, majoritairement présentes dans les travaux des historiens du discours.
4Au départ, c’est-à-dire pendant les années 70, la relation entre histoire et linguistique se limitait à permettre l’accès de l’analyse de discours dans le champ historiographique. Une configuration méthodologique, centrée sur la construction du corpus3, dominait l’approche du discours comme objet d’histoire. Les années 80 marquent un tournant décisif dans la mesure où ce qu’il est convenu d’appeler désormais l’analyse du discours du côté de l’histoire, par le fait du recours à une démarche non plus structurale, mais configurationnelle, devient une discipline interprétative à part entière. Enfin, en multipliant les contacts tant en France qu’à l’étranger, puis en les amplifiant dans les années 1990, l’historien linguistique se rapproche de l’histoire langagière des concepts, tout en systématisant sa démarche au sein d’une histoire linguistique des usages conceptuels et en ouvrant une nouvelle perspective sur l’histoire des événements linguistiques.
A- Les années 70 : le discours comme objet de l’histoire
5Dès son origine l’analyse de discours en France4, dont la manifestation la plus spectaculaire est le Colloque de lexicologie politique5 tenu à l’Université de Paris X-Nanterre quelques temps avant les événements de mai 1968, se veut, dans son ensemble, une discipline restreinte, mais rigoureuse sur la base d’un modèle de scientificité emprunté à la linguistique distributionnelle américaine.
Une première démarche de nature sociolinguistique
6De fait, il s’agit d’abord d’une démarche que nous qualifierions aujourd’hui de sociolinguistique en ce sens qu’elle associe un modèle linguistique, essentiellement l’analyse d’énoncé, à un modèle sociologique, défini à travers la notion de conditions de production, autre désignation du contexte dans lequel on puise les éléments du corpus étudié. À la démarche du linguiste qui décrit les propriétés formelles des énoncés, en y cernant des variations, s’associe celle du sociologue qui cherche à comprendre la part de la variation des langages dans les pratiques sociales. Tout est ici affaire de correspondances, de co-variance entre des structures linguistiques et des modèles sociaux en cherchant parfois à établir une relation de cause à effet, même si le simple parallélisme est l’attitude la plus courante en la matière (Drigeard, Fiala, Tournier, 1989). Ainsi, une conjoncture historique peut engendrer des effets discursifs, comment nous l’avions montré (1975b) à propos des effets discursifs de l’hégémonie jacobine en 1793, dans le trajet de l’interdiscours jacobin aux effets de l’événement, et plus largement à l’effet de conjoncture. Plutôt que de la paraphraser, il convient mieux de préciser que cette formulation très ramassée de notre « première » conceptualisation de l’espace discursif, exemplifié par la Révolution française, tient à un moment « initial » et fondateur de notre recherche fortement marqué par la lecture des marxistes, du jeune Marx à Gramsci, et par la médiation privilégiée de la lecture d’Althusser. Ainsi se mettent en place les termes propres de l’événement discursif, dans une relative distance à l’histoire sociale alors dominante.
7De même la recherche de Régine Robin (1970) sur une ville sous l’Ancien Régime, Semur-en-Auxois, comportait d’une part une analyse des structures sociales d’un bailliage bourguignon à la veille de la Révolution française, et d’autre part une analyse du contenu des Cahiers de doléances de la bourgeoisie et de la paysannerie à partir d’un certain nombre de mots-pivots, selon une approche linguistique combinant analyse d’énoncé et étude du vocabulaire socio-politique. Les premiers travaux des linguistes analystes de discours s’inscrivaient aussi dans la même perspective, qu’il s’agisse de l’étude de Jean-Baptiste Marcellesi (1971) sur le Congrès de Tours de 1920 ou de celle de Denise Maldidier (1970) sur le vocabulaire politique de la Guerre d’Algérie.
D’une « boîte à outils » simplifiée…
8Cependant la version « faible » de l’analyse de discours était la plus courante chez les jeunes lexicologues et historiens du discours qui abordaient alors leurs premières recherches : elle revenait à étudier les champs sémantiques de notions jugées centrales dans le corpus pris en compte. Ainsi en est-il du travail pionnier d’Annie Geffroy (1968) sur les discours de Saint-Just, et de notre premier travail sur le discours du Père Duchesne (1974), organe de la presse pamphlétaire, qui tend à mettre en valeur en 1793 une forme dissimulée du discours jacobin autour des usages du mot Sans-culotte. Cette approche du champ sémantique présente toujours l’avantage de s’inscrire dans une tradition lexicologique, incarnée par la grande figure de Ferdinand Brunot et de son Histoire de la langue française (Chevalier, 1994), et qui côtoie tout au long du XXe siècle les avancées des historiens, en particulier au sein de l’école des Annales. Tout en abandonnant le critère implicite chez les historiens classiques de la transparence du sens des textes, tout en permettant de rompre dans le même temps avec la citation illustrative, elle s’avère d’un abord simple, sans acquis technique autre qu’une bonne connaissance des parties de la grammaire.
… à un outillage méthodologique plus élaboré
9Il revenait plutôt au linguiste travaillant sur des matériaux historiques d’élaborer une version « forte » de l’analyse de discours dans une optique essentiellement syntaxique. Cela équivalait à ne retenir, au sein d’un corpus de textes imprimés, qu’une série d’énoncés autour de mots-pivots auxquels le linguiste applique des règles d’équivalence grammaticale permettant d’obtenir, sous une forme paradigmatique, un ensemble de phrases transformées qui constitue en quelque sorte la série des prédicats des mots-pivots. Cependant cette approche syntaxique reste toujours l’apanage du linguiste, ou tout au plus de l’historien linguiste, dans la mesure où l’historien ordinaire trouve trop lourd l’investissement linguistique nécessaire à sa mise en œuvre. Pour autant elle donne une image exemplaire de collaboration interdisciplinaire. Ainsi dans le travail conjoint de la linguiste Denise Maldidier et de l’historienne Régine Robin (1974), sur les Remontrances parlementaires face aux Edits de Turgot de 1776, le corpus des phrases régularisées par la linguiste autour des mots-pivots liberté et règlement est reproduit intégralement. Cependant la sélection des termes repose ici sur un savoir historique préalable : il est supposé d’évidence que c’est autour des notions de liberté et de règlement que se joue alors l’affrontement entre noblesse et bourgeoisie dans la conjoncture de la tentative réformatrice de Turgot qui échouera.
10Au contact de la linguistique structurale, l’historien du discours a donc pu se constituer un outillage méthodologique toujours d’actualité, mais qui a largement débordé sur l’analyse de contenu (Bardin, 1989). Ainsi s’est instauré, dans la relation entre histoire et linguistique, un rapport stable à des outils lexicaux et grammaticaux d’analyse répondant aux besoins de description systématique de l’usage des mots et des énoncés6.
L’apport initial de la lexicométrie
11Dans cette perspective, la lexicométrie s’est imposée comme le principal moyen de quantifier les faits langagiers et sert ainsi désormais de support à toutes sortes d’analyses linguistiques (Lebart, Salem, 1994), au sein de ce que nous appelons aujourd’hui la linguistique de corpus (Habert, Nazarenko, Salem, 1997). L’historien du discours peut toujours faire appel à la lexicométrie lorsqu’il veut démêler, en première approche, l’intrication des phénomènes énonciatifs et rhétoriques qui constituent la surface discursive d’un texte, par contraste avec les énoncés qui le structurent sémantiquement autour de mots-pivots étudiés en analyse harrissienne. Nous pouvons ainsi aborder, comme le montre les travaux pionniers de Maurice Tournier et du collectif « Saint-Cloud » (1975, 2002), le vif des usages d’un ou plusieurs mots dans le contexte même d’un corpus. Mais là encore, la procédure d’analyse porte sur un corpus réduit, non plus un corpus d’énoncés, mais le tableau lexical à double entrée des formes recensées automatiquement du corpus qui sont ventilées sur la base de leur fréquence absolue et relative dans les diverses parties du discours. L’analyse factorielle des correspondances est la méthode quantitative la plus spectaculaire en la matière au terme d’une démarche lexicométrique unitaire, comme le montre le travail récent de Damon Mayaffre (2000) sur le discours politique d’entre-deux-guerres, qui s’inscrit cependant dans une autre configuration méthodologique comme nous le verrons. Cette méthode à la fois quantitative et synthétique permet en effet d’appréhender d’un seul coup d’œil, sur l’écran de son ordinateur ou sur la feuille de papier, les clivages les plus importants du corpus, soit entre les auteurs, soit entre des ensembles de vocabulaire, soit les deux ensembles.
12La procédure initiale de l’analyse de discours du côté de l’histoire a donc permis, sur la base des méthodes linguistiques et lexicométriques, d’introduire des critères d’exhaustivité et de systématicité à l’intérieur de corpus représentatifs et comparatifs, sélectionnés sur leurs conditions de production. Ainsi l’historien du discours se démarque dès le départ de l’historien classique en contestant l’idée que la lecture d’un texte n’est qu’un moyen d’atteindre un sens caché, de cerner un référent pris dans l’évidence du sens.
Les limites et la portée d’une démarche inaugurale….
13Cependant l’analyse du discours comme objet de l’histoire présente en ces débuts un triple écueil. En premier lieu, elle introduit une coupure nette entre le corpus choisi, à vrai dire fort restreint au terme de la procédure d’analyse, et le hors-corpus défini de façon référentielle et générale par la notion de conditions de production, ou de situation de communication. En second lieu, le choix des mots-pivots repose sur le jugement de savoir de l’historien, associé aux débats historiographiques du moment. Enfin, elle constitue, sur des bases idéologiques et historiographiques, des entités discursives séparées telles que le discours noble, le discours bourgeois, le discours jacobin, le discours sans-culotte, etc.
14Il convient de ne pas sous-estimer les résultats de ses premiers travaux en matière de connaissance des stratégies discursives. Ainsi en est-il de notre étude comparative de la presse pamphlétaire en 1793 (1975a) qui met en évidence le contraste entre un « authentique » discours sans-culotte, celui de Jacques Roux, et le discours jacobin d’Hébert, auteur du Père Duchesne, basé sur des effets populaires estompant ses contenus jacobins. Là encore sans en paraphraser les termes, il convient de préciser que nous nous positionnions alors par rapport au référent « sans-culotte », dont la centralité dans l’œuvre d’Albert Soboul était référée, au-delà du politique, à l’histoire sociale dominante, certes avec une part non négligeable de considération sur les mentalités. À notre manière, nous marquions la relative autonomie des effets discursifs face aux réalités sociales.
15C’est dire aussi que l’analyse de discours relevait, à un niveau plus fondamental, d’une théorie du discours doublement issue du marxisme et de l’apport alors récent de Michel Foucault, en particulier dans L’archéologie du savoir (1969).
… au sein même des enjeux conceptuels
16Si Michel Pêcheux suivait volontiers Michel Foucault dans sa critique de l’humanisme, et son corollaire la mise en avant de la subjectivité de l’individu, il s’en séparait nettement par le refus d’un geste interprétatif qui récusait, avec Michel Foucault, l’existence d’une formation sociale préconstruite, à l’identique des concepts du matérialisme historique. Il s’agissait alors, toujours pour Michel Foucault, de substituer au mouvement dialectique un « mouvement de l’interprétation » (1994, I, 564 et svtes). Ce refus initial, chez les « linguistes marxistes », de la démarche interprétative, qui devait être fortement corrigé par la suite7, contribua un temps à limiter la portée de l’analyse de discours, et par là même de l’appréhension de l’historicité des textes. Les années 1980 ouvriront, avec retard, l’analyse de discours au questionnement herméneutique.
17Cependant, deux concepts, tels qu’ils sont formulés par Michel Pêcheux (1975), étaient centraux, ceux de formation discursive et d’interdiscours. La notion de formation discursive, au-delà de sa valeur descriptive d’une unité d’énoncés dispersés, permettait de déterminer ce qui peut et doit être dit dans une conjoncture donnée. Sans mettre en cause l’apport de cette notion8, le risque était là de classer les diverses formations discursives d’une formation sociale, à l’exemple de l’opposition noblesse/bourgeoisie sous l’Ancien Régime. Le concept d’interdiscours introduisait alors une approche plus dialectique, dans la mesure où elle permet de dire que toute formation discursive dissimule, dans la transparence du sens propre à la linéarité du texte, une dépendance à l’égard d’un « tout complexe à dominante » selon la formule du philosophe marxiste Louis Althusser (1965), ensemble qui n’est autre que l’interdiscours, cet espace discursif et idéologique où se déploient les formations discursives en fonction de rapports de domination, de subordination et de contradiction. Cette conceptualisation « forte » rencontre un temps le souci de l’historien du discours d’inscrire durablement son interrogation du côté de la tradition marxiste9. Là où dominait au départ une approche taxinomique, isolant des éléments simples (discours bourgeois/discours féodal ; discours jacobin/discours sans-culotte) dans le corps complexe des discours, il est question en fin de compte d’intrication de stratégies discursives, d’affrontements et d’alliances langagiers dans le jeu de l’interdiscours et de l’intra-discours. Notons que sur cette voie s’est opérée la rencontre de Michel Pêcheux avec des chercheurs allemands soucieux des phénomènes langagiers, en particulier Jürgen Link et Peter Schöttler (Pêcheux, 1984, Schöttler, 1988).
18Le bilan de l’analyse de discours comme objet de l’histoire, telle qu’elle a été pratiquée par un petit groupe d’historiens au cours des années 1970, n’a donc rien de négligeable, en dépit de ses limites. C’est par la multiplication des contacts avec diverses interrogations langagières de chercheurs français et étrangers et une attention nouvelle à l’archive que s’opère, dans les années 1980, la sortie vers ce que nous pouvons appeler désormais l’analyse de discours du côté de l’histoire, au titre de la prédominance de l’approche configurationnelle.
B- Les années 1980 : contacts, résultats et ouvertures
Le précieux apport de Jean-Pierre Faye
19Des liens se sont très tôt établis avec des chercheurs allemands soucieux de pragmatique textuelle (Guilhaumou, Lüsebrink, 1981), sur la base d’affinités au sein de la communauté des dix-huitiémistes. Cependant, des contacts qui se nouent au cours des années 1980, l’un des plus fructueux est celui avec Jean-Pierre Faye, même si la réception de ses travaux, des Langages totalitaires (1972) au Dictionnaire portatif en cinq mots (1982), est quelque peu décalée chronologiquement. Ici le politique construit sa tradition, sa mémoire, sa novation dans les trames narratives des événements eux-mêmes. Bien sûr, il est centralement question, du Mein Kampf d’Hitler à la Solution finale, de l’holocauste des Juifs. Mais, c’est la frappe narrative ou l’effet de récit qui donne consistance au totalitarisme nazi au sein de la circulation des langages dans le champ discursif de l’extrême droite allemande de l’entre-deux-guerres. Le fait discursif devient alors événement, action narrée. Le discours n’est pas uniquement ce qui énonce l’action rapportée, mais il est aussi ce qui produit l’action, il est fondamentalement acte de langage. Sociologie des langages et sémantique de l’histoire construisent la relation entre histoire et langage, en inscrivant les pratiques langagières dans les luttes sociales10.
20Cependant la résonance historique de la Terreur de l’an II à partir de la circulation des énoncés de la Révolution des droits de l’homme et du citoyen, pendant la Révolution française, marque tout autant une œuvre fortement marquée par l’élucidation du langage de la terreur politique au XXe siècle. C’est dire autrement que le temps de la Terreur, pendant la Révolution française, est indissociable de son opposé, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Il est donc peu fiable, selon Jean-Pierre Faye, de dissocier, dans une démarche pseudo-comparative, Terreur et droits de l’homme au profit d’un récit-standard de la terreur propre aux totalitarismes du XXe siècle. Comment donc rendre compte du processus où s’imbriquent paradoxalement l’énonciation paradoxale des droits de l’homme et la proclamation improvisée de la Terreur en 1793 ? Telle est la question que se posait Jean-Pierre Faye au début des années 1980, en résonance avec notre propre travail (1981) sur la mise à l’ordre du jour de la Terreur pendant l’été 1793 qui s’efforce « d’en explorer tous les ressorts et les recoins narratifs » selon les conseils de Jean-Pierre Faye lui-même (1982, 133).
… et de sa proximité avec Michel Foucault
21Entre Jean-Pierre Faye et Michel Foucault, les affinités sont réelles. D’un côté Michel Foucault définit le savoir, dans L’Archéologie du savoir (1969), comme « ce dont on peut parler dans une pratique discursive » et en déduit l’importance des énoncés recteurs en tant qu’énoncés ouvrant le champ des possibles, des concepts à construire et des choix stratégiques. De l’autre côté, Jean-Pierre Faye désigne, de manière concrète, la formule (l’Etat total) et l’antithèse (la Révolution conservatrice), énoncés qui définissent le noyau régulateur du champ idéologique de l’extrême droite allemande de l’Allemagne de Weimar autour de la phrase-pivot, « Nun ist der faschismus eine Konservative Revolution... so konnte er schaffen den totalen Staat »11. Ainsi s’ouvre la possibilité de jeux d’inversion complexes autour de l’axe sémantique Völkisch Bündisch du devenir-peuple : de la recherche d’une communauté totale du peuple à l’énoncé d’Hitler en 1936, « Je suis le révolutionnaire le plus conservateur du monde »12, une conception raciste, antisémite et anti-internationaliste du monde est mise en acte au sein même du langage.
22En second lieu, il revient à Michel Foucault lui-même de définir en 1975 son affinité majeure avec Jean-Pierre Faye. L’un comme l’autre, ils s’efforcent de « faire sortir l’archive dans le mouvement même de sa formation » (1994, II, 740), et ainsi de reconstituer l’enchevêtrement du discours dans le processus, l’histoire, et l’événement, à partir d’un corpus, certes indéfini dans ses limites, mais où l’on peut faire apparaître des connexions stratégiques entre les formations discursives.
L’archive au centre
23Enoncé d’archive, corpus ouvert, événement discursif, telles sont les trois notions qui déplacent les préoccupations des historiens du discours vers de nouveaux horizons au cours des années 1980.
24L’archive n’est pas simplement l’ensemble des textes qu’une société a laissés. Matériel brut désormais exploré conjointement par l’historien classique et l’historien du discours, mais à partir duquel l’historien du discours ne privilégie pas la recherche de structures sociales cachées, elle est alors principalement un dispositif non réglé a priori d’énoncés qui constituent des figures, des objets et des concepts distincts. Ainsi chaque dispositif d’archive établit sa propre mise en ordre. Au début des années 1980, la notion d’énoncé d’archive apparaît alors fondamentale.
25L’énoncé est d’abord attesté dans l’archive, ce qui signifie qu’en son sein s’articulent description et réflexion. En d’autres termes, empruntés à la tradition ethnométhodologique, qui fait son apparition en France au début des années 1980 (Coulon, 1987), le langage descriptif adopté face à l’archive est à la fois une activité de connaissance concertée qui permet de catégoriser un événement et une activité sociale pratique nous montrant comment un acteur enregistre en fait, un rapport sur la base de ses capacités réflexives propres (Widmer, 1986). Il en ressort que le contexte interprétatif d’un énoncé n’est pas extérieur à sa description.
26Le travail historico-discursif du sociologue Bernard Conein (1980) sur les énoncés autour des massacres de septembre 1792 en France est pionnier en ce domaine. Alors que les historiens classiques s’intéressent aux mouvements punitifs de 1792, soit pour les dénombrer, soit pour les expliquer sur la base des arguments développés par les élites politiques dans les clubs et à la Convention Nationale (ainsi de l’énoncé robespierriste, « C’était un mouvement populaire »), Bernard Conein se plonge d’abord, à l’égal des historiens, dans les archives administratives et judiciaires sur ces événements. Il constate alors l’opposition, au sein même de la réflexivité des discours, entre un langage de reprise judiciaire, tenu tant à Paris qu’en Province, qui met en scène la conduite des agents terroristes des massacres sous forme de propos et de conduites d’affrontements rapportés, et un langage de reprise politique sous forme d’un discours hautement réflexif de porte-parole, mais distinct de l’argumentation des acteurs politiques majeurs. Ce discours de porte-parole – notion d’avenir en histoire du discours (Guilhaumou, 1998b) – s’impose comme la norme de la prédication politique auprès du peuple par des modalités « heureuses » de médiation, ou tout du moins l’instauration de lieux intermédiaires, en l’occurrence les tribunaux populaires, qui permettent d’introduire, au-delà du langage terroriste, un langage où l’on peut distinguer l’innocent du coupable.
27Une telle prise en compte de la réflexivité des descriptions sociales ouvre la voie à un individualisme méthodologique, par opposition à la démarche usuellement holiste des historiens. Ce sont désormais les individus, les membres d’une société, certes pris dans des rapports intersubjectifs, qui, utilisant le langage naturel comme contexte, donnent ainsi sens à leurs actes par la médiation d’un discours réflexif. Il s’agit donc de s’en tenir au mouvement des acteurs, aux opérations auxquelles ils se livrent, et à leurs justifications, de les prendre au sérieux, sans se donner les facilités d’une approche surplombante. L’historien du discours se rapproche alors singulièrement des « sociologues de la justification » qui s’intéressent à « ce dont les gens sont capables », formule de titre de la première partie de l’ouvrage du sociologue Luc Boltanski (1990).
Une approche programmatique
28Par ailleurs l’énoncé d’archive est à la fois rare, dispersé et régulier, pour s’en tenir aux analyses de Michel Foucault. Il nous renvoie ainsi à un acte configurant centré sur une intrigue, pour reprendre les termes de Paul Ricœur (1983) dans ses travaux sur le récit. C’est ici que le rapport à l’événement discursif est privilégié dans la mesure où la portée réflexive de l’énoncé d’archive est issue de son insertion particulière dans l’action. La rareté d’un énoncé tient à sa valeur d’argument mis en mouvement par l’insertion du contexte dans le texte même, et sa formulation majeure généralement située en fin de parcours de la configuration de l’événement. Mais cette rareté ne prend sens que dans une vaste dispersion d’énoncés. À ce titre, telle ou telle expression peut réguler un champ discursif par son voisinage immédiat avec une vaste émission d’énoncés. Ainsi en est-il des énoncés « Marat est mort »/« Marat n’est pas mort » situés en amont et aval de l’événement marqué par l’assassinat de Marat, puis l’établissement de son culte (Guilhaumou, 1986b, 1987a)13.
29Lorsque l’événement, et en son sein une régularité d’énoncés, se manifeste à l’intérieur d’une vaste séquence chronologique, il convient alors d’avoir recours, en histoire du discours, à la notion de trajet thématique. Nous entrons ainsi dans une multiplicité de réseaux d’énoncés articulés autour d’autant d’actes configurants déployés le long d’un axe temporel. Là encore, la rareté de l’énoncé se manifeste dans des récurrences syntaxiques particulièrement significatives des enjeux discursifs : ainsi en est-il de la configuration d’énoncés autour du stéréotype « Du pain et X »14 attesté dans le moment révolutionnaire et au sein du trajet thématique des subsistances au 18e siècle dont nous avons proposé (2000a) une synthèse dans le Manuel allemand des concepts socio-politiques en France au 18e siècle (Lüsebrink, Reichardt, 1985-2000). Ce travail a pris par la suite une valeur programmatique, comme l’a souligné Francine Mazière, dans sa récente synthèse sur l’analyse de discours. Elle précise en effet que le titre dédoublé de l’étude – « Coordination et discours ; ‘du pain et X’ à l’époque de la Révolution française » – est programmatique dans la mesure où « il est construit sur une coordination dupliquée qui articule en premier lieu deux domaines, celui du discours et celui de la langue ; en second lieu, un segment d’énoncé du pain a une forme discursive littéralisée par un X […] Une forme est donc repérée par une configuration d’énoncés singuliers coprésents dans un espace historique construit par le chercheur. » (2005, 115).
30Le détour par l’archive a donc singulièrement complexifié la démarche de l’historien du discours pendant les années 1980. Certes l’analyse de corpus, à l’aide d’outils linguistiques adéquats, demeure plus que jamais d’actualité. Mais d’une part il ne s’agit plus de construire un corpus sur la base d’un jugement de savoir, au titre de la désignation de conditions de production, mais de décrire d’abord des configurations d’archives significatives à la fois d’un thème, d’un sujet, d’un concept, et en fin de compte d’en événement. Il est alors toujours temps d’isoler en leur sein un ensemble d’énoncés sur des critères lexicaux, syntaxiques ou énonciatifs et de constituer ainsi un moment de corpus susceptible d’une approche linguistique fine.
Une localisation de la lexicométrie
31L’apport de la démarche lexicométrique s’en trouve aussi quelque peu modifié. Nous prendrons l’exemple d’un corpus chronologique d’environ 150.000 occurrences, le Père Duchesne d’Hébert en 1793-1794, que nous avons étudié (1986a) en collaboration étroite avec le linguiste lexicomètre André Salem (1986). Il ne s’agit plus seulement, à partir de l’analyse du tableau lexical de répartition des formes, de décrire une évolution du vocabulaire sur la base automatisée de regroupements quasi-sémantiques de termes. La démarche à la fois descriptive et interprétative consiste plutôt à articuler des indices quantitatifs d’un fonctionnement discursif, introduisant des éléments contrastifs dans le corpus, à des descriptions locales en prise sur des énoncés hors-corpus.
32Considérons le contexte langagier de la mise à l’ordre du jour de la Terreur en 1793 (Guilhaumou, 1987b) et posons nous la question suivante : quelle place discursive occupe cet événement discursif dans la narration duchênienne ?
33Le réseau d’énoncés de la thématique de la terreur s’organise alors en deux temps. Au moment de la mise en place du mot d’ordre de terreur à l’ordre du jour, pendant le mois d’août 1793, l’usage répété de la figure de l’aristocrate à travers les multiformes « tous les aristocrates », « aux aristocrates », « les aristocrates » légitime de l’extérieur l’existence même de la terreur. Puis l’inversion de l’usage de l’expression populaire « perdre le goût du pain » qui, d’abord appliquée aux amis de la République, devient l’apanage de ces ennemis, réitère le processus de retournement de la terreur, exercé initialement par les ennemis, contre ces mêmes ennemis. Dans un second temps, une fois la mise à l’ordre du jour de la terreur légitimée par la Convention Nationale, le Père Duchesne use systématiquement de la multiforme « tous les ennemis », indice de l’émergence d’une systématique de terreur dans le discours duchesnien.
34En fin de compte, une telle description locale d’origine lexicométrique permet de situer les enjeux stratégiques à l’intérieur même de la description textuelle, et non dans l’articulation d’une surface discursive à une formation discursive déterminée par ses conditions de production, comme nous l’aurions fait au début de l’analyse de discours, lorsqu’il s’agissait d’établir un lien entre les effets populaires dans le Père Duchesne et son contenu jacobin.
Une ouverture problématique
35Au moment où les historiens du discours s’interrogent sur la pertinence de leur dispositif, l’approche quantitative des textes s’avère d’une grande souplesse expérimentale, comme le montrent les premières livraisons des revues Mots, Histoire & Mesure, et Lexicométrica15.
36Les ouvertures problématiques des historiens du discours dans les années 1980 ont été rendues possible par la neutralisation progressive de toute démarche analogique de type sociolinguistique et la constitution de l’analyse de discours comme discipline interprétative à part entière (Guilhaumou, 1993). Mais il a fallu d’abord récuser la notion de conditions de production, et son corollaire, la situation de communication, en situant les ressources interprétatives des textes en leur sein. Puis l’histoire du discours s’est libérée en partie des modélisations sémantiques a priori dans la manière d’agencer les « phrases de base » de l’analyse d’énoncés et/ou d’organiser les listes de termes différenciés issus des analyses lexicométriques de tableaux lexicaux. Enfin il est devenu possible de ne plus instrumentaliser la linguistique en s’en servant comme d’un simple outil, pour ensuite l’exclure du moment interprétatif.
37En effet, si l’autonomie des description est acquise sur la base de descriptions d’énoncés d’archive constitutifs d’actes configurants à l’intérieur de trajets thématiques, il est devenu alors possible de singulariser des fonctionnements linguistiques au sein même de la circulation des énoncés. Nous avons présenté ce moment expérimental, avec Michel Pêcheux (1990), comme un temps d’approche de la matérialité de la langue dans la discursivité de l’archive qui s’attache à un moment de corpus particulier. Nous l’avons exploré avec Denise Maldidier tout au long des années 80 pour en fournir un bilan (1994), en association avec Régine Robin, au début des années 1990.
38Le but de cette approche linguistique, toujours actuelle, est de décrire les enjeux discursifs d’une récurrence syntaxique, par exemple soit du côté de la coordination avec la circulation de l’expression coordonnée « Du pain et X » au sein de la thématique des subsistances au 18e siècle, soit du côté de la négation avec le couple d’expressions « Marat est mort/Marat n’est pas mort » attestées au cours de l’événement de l’été 1793, « la mort de Marat ». Ainsi une question linguistique en débat peut être abordée dans le processus même de description de dispositifs d’archive.
Un tournant interprétatif
39En terme de bilan, les années 1980 ont été marquées chez les historiens du discours par un tournant langagier qui s’intègre dans ce qu’il est convenu d’appeler « le tournant interprétatif ». L’acte d’interpréter constitue alors, dans une perspective herméneutique, « l’art d’expliquer et de transmettre ce qui a été dit par d’autres et qui se présente à nous dans la tradition, partout où elle n’est pas immédiatement compréhensible »16. Il s’agit ainsi de situer l’événement langagier au centre de la constitution linguistique du monde, là où se précise dans l’historicité des discours une vaste gamme pragmatique d’actes de langage, en des lieux où se traduisent des langages spécifiques les uns dans les autres.
40Il s’agit bien alors d’attester de l’existence de l’événement discursif, d’en déclarer la signification attestée par rapport à ce qui est dit dans un moment donné au sein d’une configuration d’énoncés. À partir de la lecture d’archives, l’événement de communication, échelle commune de notre société médiatique (Charaudeau, 1997), est mis à distance, faute de disposer d’une phénoménalité propre, donc de reconnaître aux acteurs de l’histoire une capacité interprétative spécifique.
L’apport de Koselleck
41Comme l’avait justement noté Reinhart Koselleck en 1985, dans un débat court, mais contradictoire avec nous-même (Koselleck, 1988a), alors que nous étions très proche des recherches allemandes en pragmatique historique textuelle, ce fort penchant herméneutique présentait le risque de confondre les faits sociaux et le langage, confusion que des historiens français dénonçait également dans le « linguistic turn » de l’historien américain Hayden White (Chartier, 1998). Koselleck propose alors de toujours maintenir l’écart entre action et discours, entre réalité sociale et manifestation langagière, tout en s’intéressant à la connexion empirique entre la réalité et le discours. Ce « retour au réel », voire au référent, allait progressivement marquer la conjoncture scientifique des années 1990, alors que la démarche configurationnelle atteint une ampleur inégalée grâce à l’émergence d’une nouvelle génération d’historiens du discours. Il est donc temps de faire un premier bilan des liens entre travaux français, recherches allemandes et études anglophones, en ouverture du présent ouvrage.
Vers de nouveaux horizons
42Il faut bien reconnaître que « la dérive » de nombreux linguistes vers une approche discursive de type sémiolinguistique, donc prise dans le champ des sciences de l’argumentation et de la communication, en s’autorisant d’une conception quelque peu ahistorique de l’archive (Maingueneau, 1991) et en s’intéressant surtout aux langages politiques du temps présent, ne pouvait qu’inciter les historiens du discours à marquer leur spécificité. Ainsi les plus jeunes profitent des nombreux contacts, voire des alliances avec d’autres courants de recherches sur les pratiques langagières noués tant en France qu’à l’étranger. Ils les amplifient alors que leurs aînés multiplient les contacts avec une école sud-américaine d’analyse de discours en pleine expansion (Goldman, 1987 ; Orlandi, 1994). Les résultats historiques de leurs recherches passent au premier plan, certes parfois au détriment des questions méthodologiques.
43Pour leurs aînés arrive aussi le temps des premières synthèses qui posent alors le redoutable problème de savoir si ces tentatives synthétiques peuvent éviter le schéma cumulatif ordinaire. Enfin, l’intérêt pour les méthodes linguistiques se déplace vers le questionnement des sciences du langage, et tout particulièrement celui de l’histoire des idées et des théories linguistiques alors en pleine expansion (Auroux 1989-1999), au point d’aboutir à la proposition récente d’une histoire des événements linguistiques.
C- Les années 1990 : essai de synthèse et élargissement des recherches
44Tout au long des années 1990, les nouvelles aventures scientifiques des historiens du discours vont se heurter aux réserves grandissantes des linguistes, alors que certains historiens (Noiriel, 1998) préconisent une attention plus soutenue à ces recherches. De fait le lexicologue, pour s’en tenir à sa proximité avec le linguiste, critique non seulement la « hâte conceptuelle » des synthèses discursives proposées par l’historien du discours, mais préfère aussi s’en tenir à la description de jeux de langage (Eluerd, 2001, 121), plutôt que d’entrer de plein pied dans une histoire des concepts.
1- Le temps de la synthèse
45En adoptant une posture herméneutique, l’historien linguiste a changé de terrain. Il ne recherche pas plus un sens caché explicable par des catégories historiographiques qu’un jeu de formes langagières, il s’efforce plutôt de restituer l’observabilité pratique des acteurs à travers les arguments qui leur sont propres. Cependant, il ne peut pas s’en tenir indéfiniment aux ressources interprétatives du travail de configuration des énoncés d’archive. Il doit bien, à un moment donné, procéder à un travail de généralisation, donc donner une cohérence à un ensemble de résultats historico-discursifs tout en conservant, si possible, la visibilité des procédures d’élaboration de ces éléments de connaissance. Ainsi, il opère une synthèse à partir d’une thématisation des catégories attestées dans l’archive. Il valorise ainsi des arguments à forte valeur explicative, certes invoqués par les acteurs de l’événement. Une telle thématisation du langage politique, dans les exemples que nous allons invoquer au sein de notre propre itinéraire de recherche, nécessite à la fois de valoriser des arguments à valeur conceptuelle, de mettre en évidence des figures du sujet intervenant dans des processus singuliers de subjectivation, enfin de marquer la dimension référentielle de certains événements langagiers.
La figure du porte-parole
46Dans cette voie, nous avons d’abord opéré une synthèse discursive autour d’une figure majeure de la Révolution française, le porte-parole (Guilhaumou, 1998b). La première étape a consisté en une vaste enquête archivistique dans un espace précis, Marseille pendant la Révolution française (1992). Nous avons pu ainsi dégager un ensemble de configurations d’énoncés d’archive autour des notions de loi, constitution, souveraineté, etc., et au sein de trajets thématiques significatifs d’itinéraires individuels. D’un tel geste de lecture de l’archive ressort une figure fondatrice de l’espace civique, le missionnaire patriote, caractérisée centralement par un acte de langage, l’acte de faire parler la loi. Nous nous trouvions ici au plus près de l’analyse de discours en tant qu’ethno-méthode en ce sens que le questionnement ethnométhodologique suscitait une posture d’indifférence au lien entre une position sociale externe et la pratique discursive « interne » d’un individu. Qui plus est, dans la mesure où la prise en compte du langage naturel comme contexte, ressource et thème estompe la clôture du corpus, la distinction entre texte et contexte perdait toute valeur heuristique. C’est à ce moment que la dimension herméneutique de l’analyse de discours a été la plus prégnante dans notre trajet de recherche.
47Puis, dans un effort synthétique supplémentaire, nous avons comparé cette figure de l’acteur émergent avec d’autres figures auto-désignées telles que l’écrivain patriote, le grammairien patriote, le juge improvisé. Nous l’avons fait au sein d’un vaste ensemble d’actes de langage – de l’acte de demande à l’acte de souveraineté en passant par l’acte d’obligation, l’acte de dénonciation, l’acte de faire parler la loi, etc. – constitutifs de la dimension pragmatique des discours révolutionnaires. Nous n’avons pas négligé pour autant le monde des notions-concepts (Révolution, liberté, égalité, terreur, etc.) qui structurent ce que nous appelons une pragmatique de la réflexion permettant d’entrer dans l’action au moment où le discours fait réflexion sur lui-même.
Une synthèse en marche
48Cependant il s’agit là d’une synthèse en marche qui suppose d’autres supports, plus ou moins proches thématiquement, en l’occurrence le Dictionnaire des usages socio-politiques pour la période 1770-1815 et les recherches monographiques.
49C’est à l’initiative de l’équipe « 18e et Révolution » (1985-2001) du laboratoire de lexicologie politique de l’ENS de Saint-Cloud que nous avons co-dirigé de nombreuses années, puis, de manière plus personnalisée, qu’ont été publiés, entre 1985 et 2006, huit volumes d’un dictionnaire qui accorde une place prépondérante à la présentation de résultats discursifs tout en mobilisant une part importante de la communauté des historiens de la Révolution française.
50Deux volumes (I-1985 et IV-1989) concernent très classiquement la série des désignants socio-politiques sans-culottes, aristocrates, anarchistes, etc.. Deux volumes suivants (III-1998 et V-1991) s’intéressent aux outils linguistiques, essentiellement les Dictionnaires, et à la conscience linguistique de l’époque s’ouvrant ainsi au champ plus large de l’histoire des idées et des théories linguistiques. Trois autres volumes (II-1987, VI-1999, VII-2003), parcourent un trajet significatif des notions-concepts aux notions théoriques, en passant par les notions pratiques. Nous précisons dans le chapitre suivant les choix thématiques de ces huit volumes.
51Cependant, ce Dictionnaire n’a pas l’ampleur de la vaste entreprise allemande du Handbuch politisch-sozialer Grundbegriffe in Frankreich (1680-1820) dirigé par Hans Lüsebrink et Rolf Reichardt (1985-2000) et, à laquelle nous avons récemment collaboré (2000a). Mais il présente de plus en plus des affinités avec la pragmatique historique textuelle et plus largement avec l’interrogation majeure, mise en œuvre par Reinhart Koselleck, sur les conditions langagières d’apparition des formes discursives en tant qu’accès privilégié à leur compréhension historique.
52Qui plus est, l’histoire des concepts relève aussi de travaux monographiques, à l’exemple des publications anglophones autour de Quentin Skinner et John A. G. Pocock, comme nous le verrons dans le chapitre suivant. Nous constaterons également que l’objectif de ces chercheurs internationalement reconnus vise à montrer que les auteurs pris en compte, de Machiavel à Harrington, ne se contentent pas de conceptualiser dans une situation spécifique, mais qu’en écrivant, ils investissent le contexte dans le mouvement argumentatif de leurs textes par la multiplication d’actes de langage. Il s’agit donc bien de se démarquer de l’histoire classique des idées par un intérêt marqué pour l’histoire des concepts saisis dans le contexte d’« actions linguistiques » désignant le moment où le potentiel normatif et interprétatif des concepts est pris dans l’action politique.
2- Pour une histoire linguistique des usages conceptuels
53Un même ordre de préoccupation se retrouve dans les premiers travaux de jeunes historiens français du discours qui arrivent à terme dans les années 1990.
D’un travail « conceptuel » exemplaire…
54Ainsi en est-il tout particulièrement de l’étude de Marc Deleplace (1996, 2001) sur la notion d’anarchie entre 1750 et 1850. De même que la période choisie correspond au Sattelzeit – terme difficile à traduire littéralement, disons de manière large « le seuil d’une époque » – mis en valeur par les travaux de Koselleck, l’impact des travaux allemands en histoire sémantique se fait ici sentir dans l’effort pour s’intéresser au discours comme objet d’histoire sociale, au titre d’une interrogation permanente sur la connexion empirique entre la réalité et le discours. Au plus loin de l’application de modèles linguistiques, mais aussi une fois acquis l’abandon du corpus stable, clos et homogène, Marc Deleplace aborde la pluralité des langages sur l’anarchie dans le discours parlementaire au sein d’une vaste configuration d’énoncés où l’on peut mesurer des rythmes d’évolution, décrire l’entrelacement d’une notion-concept et d’un désignant politique. En effet, d’abord pris dans le contexte de réflexion théorique sur l’évolution des sociétés politiques, sous l’Ancien Régime, la notion d’anarchie bascule dans le débat institutionnel de la Révolution française. Parallèlement se met en place l’émergence de la fonction de désignant socio-politique de l’anarchie pour aboutir à la fin de la Révolution française à un discours « social » sur les méfaits de l’anarchie et de l’anarchiste qui se stabilise dans la formation d’un anti-modèle social au cours du moment thermidorien de l’an III.
55L’intérêt principal de ce travail novateur est de mettre en évidence la rupture sémantique par laquelle s’opère l’appropriation positive d’un signifiant a priori négativisé. Au plan méthodologique (Deleplace, 1996), il ne s’agit donc pas de s’en tenir à l’étude linéaire d’énoncés clairs, explicites et didactiques, mais de prendre en compte, dans la lignée de Michel Foucault, une configuration d’énoncés éclatés et dispersés.
… À une approche plus micro-discursive
56Il convient cependant d’associer à cette démarche d’analyse d’un vaste trajet autour d’une figure négative une approche plus « micro-historique » du discours parlementaire de la Révolution française. À ce titre, le travail de Yannick Bosc, issu d’une thèse (2000) en cours de publication, constitue un exemple encore unique d’étude exhaustive d’un débat parlementaire pendant le moment thermidorien, donc à la Convention, et plus précisément autour de l’intervention de Thomas Paine sur la Déclaration des droits. Nous sommes ainsi immergé progressivement dans la dynamique discursive d’un travail continu de justification, d’ajustement, de légitimation, voire d’inversion des énoncés sur les droits de l’homme et du citoyen de la part des acteurs parlementaires du débat, avec en son centre la question du maintien ou du rejet des principes de liberté et d’égalité comme horizon d’attente du projet révolutionnaire depuis 1789. D’un point de vue méthodologique, la question du contexte en analyse de discours est au centre de ce travail.
57À l’encontre de l’historien classique qui reproche à ce travail de désincarner volontairement les arguments des protagonistes du débat en se refusant d’opérer une vaste description historiographique d’un contexte hors-corpus, il s’agit bien de révoquer l’évidence d’un contexte préétabli au profit d’une construction du contexte par la complémentarité des ressources disponibles dans le débat lui-même, donc par des effets constants de renvois et de réseaux. C’est dans la dynamique rendue visible par le chercheur que le travail de retour aux principes par Paine, puis de justification de leur abandon partiel par Boissy d’Anglas en particulier, et enfin d’ajustement des usages permet de mettre en place le contexte du débat. Le contextualisme d’une telle démarche, qui met l’accent sur une dynamique argumentative conférant une force illocutionnaire, une dimension actionnelle aux concepts confrontés, nous rapproche tout autant de la synthèse récente de Rolf Reichardt (1998c) sur la culture démocratique de la Révolution française, dans la continuité de sa remarquable monographie, en collaboration avec Hans-Jürgen Lüsebrink, sur la prise de la Bastille (1990) que de l’histoire des concepts telle qu’elle se pratique dans le monde anglophone de la recherche, en particulier chez Quentin Skinner (2002b). L’histoire langagière des concepts remet en débat la question du contexte, comme nous le verrons en présentant, dans le premier chapitre, la démarche critique de Mark Bevir (1999) en matière d’histoire des concepts.
Une perspective anthropologique à proximité de la matérialité de la langue
58L’analyse de discours du côté de l’histoire s’oriente ainsi vers une démarche, certes fort attachée à l’étude des usages lexicaux17, mais qui s’élargit au champ d’une histoire sociale des représentations positives et négatives, de leur insertion dans un sens commun, comme condition de l’intercommunication humaine. L’intérêt porté à la manière dont la langue constitue les mots comme enjeu politique, ouvrant ainsi des possibles en terme de projet et d’affrontement politique, est désormais au centre des préoccupations de l’historien du discours.
59En ce domaine, le travail de Sophie Wahnich (1997a) sur la thématique de l’étranger pendant la Révolution française élargit à sa manière le champ de l’analyse de discours. Proposant une conjonction entre l’histoire des savoirs discursifs et l’histoire des représentations étendues aux émotions, Sophie Wahnich situe ainsi les modes d’intervention de la notion d’étranger, tant juridico-politique (la loi contre les étrangers) que pratique (l’hospitalité), dans une vaste discontinuité de trajectoire d’appropriation et d’invention langagières. Plus particulièrement, le dispositif d'archive décrit autour du rapport de Barère du 7 prairial an II fait figure, au-delà de son contenu inouï, la déclaration de guerre à mort contre le peuple anglais, d'événement linguistique. En effet, le dévoilement de l'identité tyrannique du peuple anglais rend compte du travail de perversion de la langue du droit effectué par « l'astucieux langage des anglais ». Le crime de lèse-humanité des anglais est avant tout un crime linguistique, si l’on peut dire, par l'usurpation qu'il suppose du langage de la souveraineté.
60Dans la mesure où tout peuple peut et doit accéder à l'humanité en se constituant en tant que peuple, en créant donc une langue du peuple, le propre des anglais est de pervertir fondamentalement la nouvelle langue politique. L'anglais est cette figure majeure qui limite la novation du français national, qui en détruit la dimension interciviliste. À ce titre, le discours montagnard sur les anglais, et plus largement de l'opinion publique en l'an II fait événement sur le terrain même de la langue : il garantit la pérennité de l'espace-temps dans lequel peut se déployer la novation du français, langue nationale. Sophie Wahnich rencontre donc bien la matérialité de la langue dans la discursivité de l’archive, au moment où la dénonciation par les Montagnards en l’an II de l’usage, dans le discours des Anglais, de syntagmes figés, de structures syntaxiques précises à l’encontre de la Révolution, bloque le processus d’appropriation de l’événement révolutionnaire.
61Plus avant cette chercheure s’intéresse au concept comme répertoire d’arguments, et en particulier au concept central de souveraineté (Wahnich, 1999). Enfin elle étend, d’un point de vue anthropologique, l’approche conceptuelle de la rationalité discursive des acteurs de l’événement aux raisons pratiques, donc aux croyances et aux émotions18.
62Il ne restait alors qu’un pas à franchir pour faire de l’histoire du discours une histoire globale, en y introduisant une réflexion sur les fondements moraux et cognitifs de l’individuation langagière. Tel est présentement l’objectif d’une histoire des événements linguistiques.
3- Vers une histoire des événements linguistiques
63L’ouverture à une perspective d’histoire des événements linguistiques constitue le propos central du présent ouvrage. Nous nous contentons, en introduction, d’en résumer les principaux traits.
Une perspective encore élargie….
64Le contact désormais permanent entre les perspectives épistémologiques de Reinhart Koselleck et les interrogations méthodologiques de la nouvelle génération des historiens du discours permet enfin de sortir du débat sur les dangers du « tournant linguistique » sans cesse soulignés par les historiens français dans leur confrontation avec les historiens narrativistes américains (Chartier, 1998). Il est désormais admis l’existence de lignes de résistance du réel à toute interprétation purement textuelle, voire fictionnelle, de la réalité. Mais il s’agit de lignes de tendance du réel toujours susceptibles d’être négociées par des auteurs, des acteurs, des orateurs et des spectateurs qui disposent de possibilités langagières ayant valeur de ressources interprétatives diversifiées, donc suffisantes pour comprendre le réel.
65Ce souci maintenu de conserver la connexion empirique entre l’action concrète et le discours, que nous précisons dans la postface, permet alors d’intégrer à l’analyse de discours une perspective sur la langue empirique (Auroux, 1998), c’est-à-dire sur cette portion de réalité où s’élaborent des types-idéaux au sens sociologique (Schnapper, 1999), ou des types cognitifs au sens sémiotique (Eco, 1997) C’est là que nous pouvons faire intervenir la notion d’événement linguistique, notion devenue essentielle dans la mesure où elle permet de dépasser la réflexion antérieure sur la conscience linguistique, et plus précisément l’économie linguistique des révolutionnaires français (Guilhaumou, 1989).
… À la dimension cognitive
66Une fois affirmée, avec Sylvain Auroux, que la réalité est structurée par la langue empirique, au titre de la réalité d’un espace/temps de l’intercommunication humaine, nous pouvons considérer une modalité essentielle de l’événementialité, sa donation linguistique. De l’existence incontournable de la langue empirique, retenons que le langage existe d’abord, d’un point de vue empirique, sous la forme de singularités événementielles, mais qu’il acquiert sa stabilité dans leur identification au sein de schèmes fondateurs d’une langue jugée commune par ses utilisateurs. Quelque chose existe, quelqu’un parle au sein d’une événementialité originaire elle-même « vide de sens », mais juge de l’appartenance de chacun à une communauté de langue.
67Nous portons alors notre attention sur des éléments cognitifs producteurs de sens au sein d’un continuum où l’événement est attesté en des points singuliers particulièrement significatifs. Ces véritables éléments constituants de la production du sens forment autant de schèmes intermédiaires entre les données de la langue empirique et les catégories de la langue abstraite. Schèmes au sens kantien, ils sont garants du statut cognitif de l’événement, de son rôle au sein de la production des connaissances dans la mesure où ils fournissent les règles, les principes et les exemples d’application de catégories abstraites au concret de l’intuition sensible. Ils établissent des relations spatio-temporelles permettant de conceptualiser le réel dont on fait l’expérience en tant que continuum segmentable. Ils peuvent alors être identifiés dans l’activité de sujets cognitifs et la présence d’objets cognitifs au sein d’événements linguistiques.
Le cas de la « langue française » au 18e siècle
68Il importe alors de décrire empiriquement et historiquement une telle dynamique événementielle d’un référent producteur de données en langue. Le cas du 18ème siècle français, que nous abordons dans le chapitre II, s’avère ici tout à fait intéressant dans la mesure où il met en œuvre, sur la base du modèle de l’ordre analytique des Encyclopédistes, un contrôle sémiotique de l’expérience humaine face à « l’abus des mots ». Nous nous trouvons ainsi, avec l’événement linguistique, dans la description de la dynamique d’un référent producteur de données en langue. Il s’agit d’abord de situer en amont, c’est-à-dire au début du 18e siècle, l’apparition de « La Langue Française » à la mesure de la langue commune au sein du premier dictionnaire monolingue, sous le label de Dictionnaire de l’Académie française. Puis il convient en aval de marquer l’émergence d’un sujet politique de la langue, qui, au cours de la Révolution française, introduit, avec le concept de « langue politique », une conscience de l’adéquation entre la langue et la politique au sein d’un espace délibératif, le réseau des associations politiques avec en son centre la Société des amateurs de la langue française d’une part, la Convention elle-même d’autre part, donc sous l’égide des figures complémentaires du grammairien-patriote et du législateur-philosophe.
69L’objectif n’est pas de s’en tenir à la volonté explicite des contemporains de rationaliser l’usage des mots, au titre d’une recherche de la juste adéquation des mots et des choses. Il importe plutôt de préciser quels sont ce quelque chose, la langue française, et ce quelqu’un, le sujet politique de la langue qui peuvent permettre de produire une adéquation tendancielle des mots et des choses par les normes de langue qu’ils introduisent dans le flux de la communication humaine et sociale.
70Dans une perspective d’histoire des événements linguistiques, l’historien soucieux des pratiques langagières et de leur fonctionnement linguistique s’avère en fin de compte plus un historien linguiste qu’un historien du discours. C’est là où la différence entre les générations joue son rôle. Pour sa part, la jeune génération d’historiens du discours s’efforce plutôt de travailler à part entière en histoire langagière au sein de la communauté des historiens français. Elle s’est alors nettement dissociée des modèles linguistiques structuralistes des années 1970, et ne cherche pas vraiment de nouvel ancrage dans les sciences du langage.
4- Une lexicométrie d’avenir
71Finalement, c’est peut-être, au plan méthodologique, le renouveau actuel de la démarche de l’historien lexicomètre, centrée sur une nouvelle approche du corpus, qui devrait permettre de nouer plus solidement le fil entre histoire et linguistique, si spécifique pendant longtemps de la conjoncture française en analyse de discours.
La logométrie
72Au-delà de l’apport de la lexicométrie au travail du linguiste sur des matériaux historiques, relatifs en particulier à la Révolution française (Moreau-Steuckardt, 2000), nous retiendrons comme significatif de cette évolution les travaux de Damon Mayaffre (2000, 2004) : le premier d’entre eux nous entraîne sur les rives du discours politique français de l’entre-deux-guerres.
73La première originalité de ce travail réside dans la constitution d'un vaste corpus d’environ 1.500.000 occurrences réparties de manière à peu près équivalentes entre les discours de quatre dirigeants politiques des années 30, Thorez, Blum, Flandin et Tardieu, sur une dizaine d’années, justifiant ainsi une étude à la fois contrastive, synchronique et diachronique. La lexicométrie, avec sa boîte à outils (les listes de fréquences et de répartition des formes par sous-corpus, l'analyse factorielle des correspondances à valeur globalisante, les énoncés répétés, etc.), est mise à contribution tout au long de ce travail. Mais ce qu’il importe avant tout de souligner, c’est qu’il s’agit d’une expérimentation tout à fait novatrice en matière de « très grand corpus » : il est avant tout question ici du corpus discursif lui-même comme objet d’histoire à l’horizon d’un genre discursif spécifique.
74Ainsi les critères usuels de constitution de corpus (homogénéité, contrastivité et diachronicité) sont respectés, mais ils n’aboutissent pas à un échantillonnage habituel. Le choix se veut quasi-exhaustif dans le champ discursif étudié – le discours parlementaire de quatre dirigeants politiques – sur la base d’un travail d’archivage et de numérisation systématique. C’est donc le corpus lui-même, plus exactement sa description à partir de critères quantitatifs qui constitue sa propre norme interprétative.
75Qui plus est, l’analyse de discours sur des corpus de faible envergure devait faire appel en permanence à des données contextuelles pour valider l’interprétation historique. Mais ici la taille même du corpus rend possible, dans de nombreux cas, la présence du contexte dans le texte lui-même. Cette question de la réflexivité du corpus, donc de la disponibilité, dans le corpus lui-même, d’une grande partie des ressources nécessaires pour interpréter les discours politiques étudiés marque un bond qualitatif par rapport aux études lexicométriques antérieures. Nous percevons tout particulièrement l’intérêt de cette démarche herméneutique au moment de l’interprétation historique des résultats, là où les textes à l’appui du débat sur des questions historiographiques précises sont le plus souvent des textes du corpus qui font en quelque sorte réseaux.
76Au système citationnel usuel constitué sur la base d’une lecture ordinaire d’un hors-corpus définissant la situation de communication se substitue donc une mise en configuration construite à l’intérieur même de l’espace du corpus. Le temps du corpus limité, échantillonné, clos est désormais bien révolu chez les historiens du discours. Et dans le même temps, la spécificité de la démarche française en analyse de discours acquise dès son origine, faire appel à des outils linguistiques d’analyse au sens large, demeure19.
Une « histoire linguistique » actuelle
77S’il est usuel de qualifier les historiens anglophones s’intéressant aux déploiements historiques des langages politiques d’historiens du discours, et de regrouper les chercheurs allemands sous la qualification d’histoire sémantique, il revient en fin de compte aux historiens français du discours d’être des historiens linguistes, au titre de leur intérêt marqué pour le fonctionnement des formes linguistiques dans le cadre de ce que nous pouvons désormais appeler l’histoire linguistique des usages conceptuels. Il s’agit ainsi d’introduire, dans la désignation commune d’histoire des concepts, deux notions centrales dans les travaux français : l’une, l’usage, associée à une longue tradition d’analyse lexicologique de l’usage des mots en discours (Eluerd, 2000), l’autre, le linguistique, issue d’un champ des sciences du langage en France où chaque évolution majeure nécessite un repositionnement par rapport à la référence stable au métier d’historien. La récente publication collective du laboratoire de lexicologie politique de Saint-Cloud, sous la responsabilité de Pierre Fiala (1999), amorce une telle évolution. En son sein, nous notons en particulier la présence de l’historienne de la Révolution française, Raymonde Monnier, l’une des responsables par ailleurs du réseau européen « History of Political and Social Concept Group »20 dont les travaux de ces dernières années (1999a et b, 2003) marquent une évolution sensible vers l’analyse de discours.
78De notre approche, par étapes chronologiques, du lien entre l’histoire et la linguistique, il ne faudrait pas cependant en retenir l’image d’une discipline interprétative sans aucune prise sur les problèmes du temps présent. Au contraire, à l’instar de Michel Foucault, nous pensons que le moment de l’analyse de discours est toujours un moment contemporain au sens où il relève d’une interrogation à part entière sur l’actuel dont nous avons précisé par ailleurs les enjeux (Guilhaumou, 1998a).
L’affirmation d’une démarche interprétative
79Enfin trente années de recherche collectives et personnelles en histoire du discours, d’abord avec le soutien de l’historienne Régine Robin et de la linguiste Denise Maldidier, puis au contact des chercheurs de ma génération, enfin avec l’apport de jeunes chercheurs, ne nous ont toujours pas convaincu de la nécessité de légitimer ce domaine de recherche, toujours émergent, par un discours de type rationaliste sur la manière dont les données y sont collectées, à partir des ressources représentationnelles et matérielles, et consécutivement sur la façon d’évaluer les résultats d’une méthode qui serait appliquée à ses résultats.
80En effet, si l’analyse de discours du côté de l’histoire s’avère, d’une étude expérimentale à l’autre, d’un chantier discursif à l’autre, une bonne logique de découverte pour des phénomènes langagiers propres, rien ne prouve qu’elle a vocation à être reproductible, donc à incarner une méthode générale applicable à d’autres contextes. Méthode interprétative par excellence, elle ne produit pas vraiment une accumulation de résultats, mais plutôt une chaîne discursive qui laisse visible les procédures de découverte de chacun des chaînons. Elle est donc ouverte à toutes sortes de réélaboration, sur la base de la relation empirique du discours à la réalité, tant dans ses procédures que dans ses horizons et ses résultats, a contrario des limites inhérentes à toute démarche rationaliste. Elle est donc toujours à refaire dans sa démarche méthodologique même. C’est pourquoi elle n’est pas vraiment en adéquation avec l’effort actuel des analystes du discours pour donner une cohérence disciplinaire à leur domaine de recherche, par le listage et la définition de catégories générales, à l’exemple des Termes et concepts pour l’analyse du discours de Catherine Détrie, Paul Siblot et Bertrand Vérine (2001) d’une part, du Dictionnaire d’analyse de discours de Patrick Charaudeau et Dominique Maingueneau (2002) d’autre part, même si le courant des historiens du discours est présent dans ce second dictionnaire21.
81À vrai dire, l’histoire linguistique n’existe finalement que dans l’entrecroisement, sans cesse remis en jeu, des points de vue des acteurs, des auteurs, des spectateurs, voire des lecteurs et du point de vue des chercheurs eux-mêmes. C’est donc une démarche foncièrement herméneutique dans la manière dont elle appréhende le discours à la fois comme une activité pratique et une activité de connaissance, donc non seulement comme un monde de représentations mais, aussi et surtout, comme un monde de vérités publiques et processuelles. Mais elle relève aussi d’une prise en compte de la connexion empirique entre la réalité et le discours, comme nous le soulignons dans la postface, lien complexe qui interdit en fin de compte toute confusion entre la réalité sociale et les faits discursifs.
82Toute la capacité à la découverte de l’historien linguiste procède donc d’une comparaison entre des points de vues individuels, des croyances intersubjectives et des savoirs scientifiques, y compris les plus contradictoires dans la mesure où la démarche discursive ne retient ici que des critères de compréhension, de consistance, de progressivité et d’ouverture et non des propositions généralisables et/ou généralisantes. L’historien linguiste ne prend connaissance des faits discursifs qu’au sein de processus foncièrement intersubjectifs, tout en étant indissociables de la réalité : ces processus sont un bloc de réalités parmi d’autres pris dans leurs interconnexions.
Une démarche locale, donc non-reproductible, mais réaliste
83L’analyse de discours en histoire n’est donc délimitée et produite, le temps de l’événement configuré par des énoncés attestés, qu’au sein d’une opération intellectuelle certes fort abstraite, du fait de la reconnaissance de la seule réflexivité du discours des membres d’une société donnée, mais purement locale dans sa liaison avec le réseau interconnecté des croyances des individus et des savoirs des chercheurs. Elle n’est donc jamais associable à des règles rationnelles, généralisables au titre de l’existence, fort contestable à vrai dire, d’une faculté universelle propre à opérer la reconnaissance des données collectées.
84À suivre Jürgen Habermas dans ses réflexions les plus récentes (1999) sur les relations entre la vérité et l’objectivité, la réalité et la référence, nous pouvons caractériser « la vérité » de l’analyse de discours selon les trois modalités successivement apparues, et maintenant concomitantes, du « tournant linguistique ». Dans un premier temps, l’approche analytique dominait : il s’agissait alors d’étudier les structures des faits de discours associées aux structures sociales en tant que représentations langagières, effets discursifs. Puis s’est s’imposée l’approche pragmatique qui valorise le discours en action sur la base d’actes spécifiques de langage. Enfin c’est l’approche herméneutique qui occupe finalement le devant de la scène discursive en focalisant l’intérêt de l’analyste du discours sur les structures du monde vécu telles qu’elles sont interprétées par les agents ordinaires de ce monde intersubjectif.
85La question qui se pose actuellement à l’historien du discours n’est pas de trouver la rationalité de cet ensemble, mais d’y introduire une certaine dose de réalisme, sur la base des réflexions récentes de Searle sur la construction de la réalité sociale (1995) et de l’apport stimulant d’Eco (1997) sur l’ontologie. Une fois admis la nécessité de maintenir la distinction entre la réalité et le discours contre toute dérive narrativiste post-moderne, il nous faut considérer les référents du discours dans leur réalité même.
86Sans renier un riche passé, l’historien linguiste se pose désormais les questions suivantes : comment appréhender les discours d’un point de vue sémiotique, c’est-à-dire à travers les objets empiriques et linguistiques qui les typifient avant même que se thématisent des effets discursifs ? Qu’en est-il de la manière dont ses objets cognitifs régulent des institutions normées, en particulier les outils linguistiques (la grammaire et le dictionnaire), au sein de l’espace/temps de l’intercommunication humaine ? Existe-t-il vraiment des sujets cognitifs, hors de l’observatoire de l’historien linguiste, qui fixent, dans un moment historique donné, les règles de l’observation discursive, sans pour autant imposer une place aux porte-parole appréhendés dans le processus de délocalisation tendancielle du sujet agissant ?
Notes de bas de page
1 Le propos développé dans cette introduction a fait l’objet d’une première publication en allemand sous le titre « Geschichte und Sprachwissenschaft : Wege und Stationen in der ‘analyse du discours’ », Handbuch Sozial-wissenschaftliche Diskursanalyse, R. Keller und alii hrsg., Band 2, Opladen, Leske+ Budrich, traduction et présentation de Reiner Keller, 2003, p. 19-65.
2 Voir le chapitre I.
3 Voir le début de notre étude, « Le corpus en analyse de discours : perspective historique » (2003).
4 Pour un bilan des vingt premières années de l’analyse de discours du côté de l’histoire, voir Goldman, Guilhaumou, Robin, 1989 et Guilhaumou, Maldidier, Robin, 1994 ; Mazière, 2005.
5 Publié dans les Cahiers de lexicologie, 1969 I-II.
6 Cet outillage est toujours d’actualité chez les historiens, comme le montre en particulier le récent ouvrage de Didier Le Gall, Napoléon et le Mémorial de Saint-Hélène. Analyse d’un discours, Paris, Kimé, 2003.
7 À l’initiative de Pêcheux lui-même lorsqu’il prit la décision de constituer, en 1982, le groupe de recherche « Analyse de discours et lecture d’archive ». Voir Pêcheux (1990).
8 La notion de formation discursive est toujours d’actualité. En effet, elle continue à rendre compte des modalités de construction discursive du sens dans ses relations au contexte historique et social, comme il est apparu lors de la récente rencontre (2002) de Montpellier autour de Paul Siblot sous le titre De l’analyse du discours à l’idéologie : les formations discursives. Notre intervention à cette rencontre a fait l’objet d’une publication (2005a).
9 Nous n’avons pas la place de développer cette relation fondamentale au marxisme, dont nous résumons les étapes, au sein de notre propre itinéraire de recherche, dans Guilhaumou, 1996.
10 Marianne Ebel et Pierre Fiala (1983) s’inscrivent dans la même perspective lorsqu’ils montrent en quoi le discours xénophobe suisse relève de tensions et de conflits au sein même d’un discours apparent de consensus politique et de stabilité sociale. Voir aussi Alice Krieg-Planque, 2003. Nous avons présenté le travail de Jean-Pierre Faye sur le discours nationaliste allemand dans « Orientaciones actuales sobre et analisis del discurso politico contemporane », in El discurso politico, M. Monteforte Toledo ed., Editorial Nueva Imagen, Mexico, 1980.
11 Guido Bortollo, Faschismus und Nation, Hanseatische Verlag-Anstalt, 1932.
12 Volkischer Beobachter, 6 juin 1936.
13 Voir la part de l’analyse du récit de cet événement dans le chapitre III.
14 Voir la reprise de nos travaux en ce domaine dans Guilhaumou, Maldidier, Robin (1994).
15 Lexicometrica, la plus récente, est disponible sur le site www.univ-paris3.fr/lexicometrica/. Mots a évolué, au début des années 1990, vers une revue sur l’argumentation politique, part importante de l’analyse de discours en France du côté des linguistes.
16 Gadamer, 1991, 142. L’herméneutique de Gadamer montre que la totalité de notre expérience du monde passe par le langage, sans se confondre avec lui, et que le concept de tradition se prête à une interprétation langagière, sans s’y réduire.
17 Comme le note Eluerd (2000, 107), l’expérience des historiens du discours est précieuse au lexicologue dans la mesure où l’historien ne dissocie pas contexte et ressources de la description discursive, mais le linguiste lexicologue conserve toujours une certaine méfiance vis-à-vis du trajet de la réflexivité généralisée à la synthèse préconisé par l’historien. Pour une approche du mot en analyse de discours dans les sciences sociales, voir aussi Branca-Rosoff éd. (1998).
18 Deux revues jouent ici un rôle essentiel, Langage & Société et Raisons pratiques (publication annuelle), dans l’extension des préoccupations de l’analyse de discours aux raisons sociales et pratiques.
19 Avec son travail suivant sur Paroles de Président (2004), l’approche, désormais qualifiée de logométrique, s’est affinée. Cf. aussi la nouvelle philologie numérique (Viprey, 2005).
20 Voir le chapitre I.
21 À vrai dire ces deux ouvrages se situent sur des positions épistémologiques distinctes, comme nous le montrons dans un compte-rendu inséré dans un débat et publié dans Mots, No 71, mars 2003, p. 172-176.
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