D’une norme l’autre : l’effacement du déterminant dans Chants populaires de Philippe Beck
p. 35-54
Texte intégral
Pour décrire les textes, il nous faut disposer d’une théorie des normes et non plus seulement du système au sens fort : là où les règles exigent ou excluent, les normes suggèrent et permettent.
Rastier, 2007 : 14
Tu n’oublieras jamais les articles, & tiendras pour certain que rien ne peut tant défigurer ton vers que les articles délaissés.
Ronsard, Art poétique, 1565
INTRODUCTION
1Je m’intéresserai ici au rapport à la norme d’un poète contemporain, Philippe Beck, dont le recueil Chants populaires, paru en 2007 chez Flammarion dans la collection « Poésie », propose la récriture versifiée de 72 contes des frères Grimm, soit dans ses termes une « rédification »1 des Contes de Grimm :
(1) Chants sont des contes refaits.
Des rédifications.
« Ouverture », v. 1-2
2La rédification est une opération hypertextuelle2 consistant à transposer un système de normes (celui correspondant au genre du conte, voire du conte de Grimm3) dans un autre système (celui de la poésie du début du XXIe siècle4) :
(2) Livre de chants a le désir de musique au sable.
Ses tuyaux forgent des chants
et les chauffent.
Contes se taillent dedans.
Par le mariage au centre
de chacun.
Un mariage de tuyaux inquiets
en chacun
sous les étoiles.
T. émotifs.
« Ouverture », v. 41-51
(3) Ici, les chants essorent le sec
des récits. Le reste d’humidité
conventionnelle est tombé et évaporé.
« Ouverture », v. 29-31
3La « rédification » selon Beck s’inscrit ainsi dans une longue lignée de gestes de récriture5 :
Perrault reconfigure Apulée, les frères Grimm « reconfigurent à leur tour les nouvelles et contes français pour les adapter aux besoins de leur culture et de leur époque » (Heidmann et Adam, 2010 : 107), Beck reconfigure enfin les Kinder-und Hausmarchen. Le projet de Chants populaires s’inscrit dans une féconde histoire de reconfiguration des contes que la « radicalité » du passage du narratif au poétique, de « l’horizontalité » à la « verticalité » ne doit pas faire oublier.
Bonhomme et Gaudin-Bordes, 2014 : 646
4C’est donc assez naturellement que ce travail a trouvé un prolongement dans la question des normes posée dans cet ouvrage. Le travail de Beck, en revendiquant comme intertexte le texte des Grimm, repose sur l’hybridation générique et permet un jeu complexe sur les normes en présence. Les tensions ne manquent pas en effet entre norme langagière et dynamique textuelle d’une part, norme « poétique » et norme « folklorique » d’autre part, norme sociale du bien dire et norme éthique du « dire juste » enfin.
5J’ai choisi d’étudier, pour réfléchir sur ces normes, « l’effacement du déterminant » dans les poèmes de Chants populaires, d’abord parce que c’est un stylème frappant (le plus frappant sans doute) de l’écriture de Beck, ensuite parce que la référenciation nominale, témoignant d’une filiation et construisant de nouveaux effets de sens, est un bon poste d’observation des relations intertextuelles (Heidmann, 2005 : 115-116), enfin parce que c’est pour moi l’occasion de compléter une étude stylistique initiée par ailleurs dans laquelle je montrais qu’on pouvait envisager l’absence de déterminant devant les noms communs dans les poèmes de Chants populaires de deux manières différentes, soit comme un archaïsme, soit comme une figure7.
6Ainsi, après avoir sommairement rappelé la vulgate grammaticale sur les constructions [[ø +N] + V], je reviendrai sur cette alternative en questionnant les différentes normes en présence dans chacune des deux options.
1. UNE GESTION INÉDITE DES ARTICLES : DE LA RÈGLE DE LA LANGUE À LA NORME DU TEXTE
7Dans son ouvrage L’article zéro en français contemporain, Laurence Benetti pointe l’insistance du discours grammatical sur le caractère obligatoire du déterminant, y compris dans des grammaires récentes comme la Grammaire méthodique du français (désormais GMF) : « Le déterminant se définit comme le mot qui doit nécessairement précéder un nom commun pour constituer un groupe nominal bien formé dans la phrase de base » (1996 : 151).
8Les caractères gras, qui figurent dans le texte cité, signalent, associés au verbe devoir et à l’adverbe nécessairement, l’énoncé de ce que nous appellerons avec François Rastier une « règle », c’est-à-dire une « norme endurcie » (2007 : 8) s’instanciant au niveau de la langue et non du discours, dont la visée est prescriptive, et qui évolue lentement (2007 : 13)8. Comme le note Benetti (2008 : 45), « cette règle a pour conséquence immédiate que les constructions à article zéro ne seront pas jugées aptes à accéder au statut référentiel » :
Ainsi, la plupart des grammairiens et des linguistes qui se sont intéressés à la question de la détermination du substantif s’accordent pour affirmer qu’en français la structure [[ø+N] + V] est agrammaticale et qu’un nom commun placé en position référentielle exige d’être déterminé pour être actualisé en discours, ce qui le distingue du nom propre :
* Fillette dort \/5 Marie dort
cette règle, certes prototypiquement exacte mais plutôt ’grossière’, puisqu’elle ne permet pas de rendre compte d’une série d’occurrences diverses, oblige à traiter comme des exceptions tous les cas, nombreux, qui y dérogent. Il s’ensuit qu’après avoir énoncé une règle, ces grammaires se trouvent contraintes d’énumérer tous les cas dont cette règle ne tient pas compte. (2008 : 46)
9Pour ce faire, la GMF par exemple s’appuie sur un critère syntaxique et différencie les cas
où l’absence de déterminant apparaît même lorsque le GN est en position de sujet (cette caractéristique tient alors à la composition même du GN ou à sa signification, et s’étend alors évidemment à toutes les autres positions syntaxiques), et ceux où elle dépend d’une position syntaxique particulière (phrases incomplètes, constituants du GN, du GV, ou compléments de phrase) » (1996 : 164).
10Arrêtons-nous un moment sur l’expression « absence de déterminant ». En l’utilisant dans l’article paru en 2014, j’adoptais la position de Flaux (1997 : 66) expliquant qu’elle ne souhaitait pas se prononcer « sur la délicate question de l’existence en français d’un déterminant – ou d’un article ? – qui aurait la marque "zéro" »9. Le titre retenu ici, « D’une norme l’autre : l’effacement du déterminant dans Chants populaires de Philippe Beck », indique clairement que je considèrerai ici les structures [ø + N] comme des syntagmes nominaux référentiels susceptibles de concurrencer les constructions « standards » avec article plein.
Le tableau ci-dessous récapitule les cas évoqués par la GMF :
Les GN dépourvus de déterminant en toutes positions syntaxiques | « L’absence de déterminant » liée à des positions syntaxiques particulières |
Les NP | Les apostrophes |
Les emplois autonymiques | Les étiquetages |
Les coordinations totalisantes | Les attributs et les appositions |
Les coordinations identifiantes | Les constituants de locutions verbales |
Les énoncés abrégés | Les GP (compléments de noms, compléments de phrase) |
(4) Rendez-vous avait été pris chez un avocat.
Justice est faite / Justice a été rendue aux victimes
Ordre a été donné à la police de ne pas intervenir.
11et justifie « l’absence de déterminant » par « le caractère dérivé du sujet issu de la passivation d’une locution verbale formée d’un verbe suivi d’un nom sans déterminant : prendre rendez-vous, faire/rendre justice, donner ordre, etc. » Les auteurs prennent d’ailleurs soin de rappeler, entre parenthèses, qu’« un nom sans déterminant ne peut pas fonctionner comme sujet d’une phrase simple : * Soleil se couche » (1996 : 435).
12Or, dans Chants populaires, non seulement un nom « sans déterminant » peut fonctionner comme sujet d’une phrase simple, mais les occurrences sont nombreuses. Dans « Suie » on trouve par exemple les vers cités sous (6) :
(6) Soleil la brûle. (S v.5)
Soleil monte. (S v. 25)
13Les premiers vers de « Forêt » (poème n° 10, d’après « Le Petit Chaperon Rouge ») et de « Réversibilité » (poème n° 21, d’après « Blanche-Neige »), cités respectivement sous (7) et (8), sont également représentatifs :
(7) Fillette rouge est aimée des gens
qui la voient.
Velours de feu est un cadeau
familial.
Elle porte seulement du feu.
Le feu doux.
Elle avance.
Dans la prose de l’école,
F. oublie un décor
de forêt pour servir
Ancienneté.
Family commande
la prose morale.
Membres de famille ponctuent
une phrase sociale.
Rouge va droit et seule.
(8) En hiver, des flocons descendent
comme des plumes
d’oiseau discret.
Femme à la fenêtre noire
Donne trois gouttes de sang
à Neige.
C’est un coquelicot de soi,
aux pétales séparés.
Elle a bientôt une enfant à trois couleurs.
Une couleur lui donne son nom.
Mère Suivante est peuplée.
Elle a un miroir qui dit si elle est singulière.
Miroir amagique.
L’enfant grandit. Elle est comme le jour.
L’interrogatoire du miroir
crée de nouvelles couleurs dans le cœur
de la mère suivante :
jaune et vert.
Cœur tangue dans le ventre.
Mère successive.
14L’effacement du déterminant est donc un écart par rapport à la règle syntaxique, mais constitue a contrario la norme du texte de Beck, ou du moins une variation possible, et bien représentée. Cet état de fait ne semble pas par ailleurs conditionné par le genre, que ce soit par le genre d’arrivée qu’est le poème, où l’on trouve bien des cas d’article zéro dans les titres et les phrases nominales, mais pas comme c’est le cas ici dans les phrases verbales en position sujet ou objet, ni par le genre de départ qu’est le conte de Grimm10 (voir les textes 9 et 10, correspondant aux vers cités ci-dessus, où l’on retrouve une gestion standard de la référenciation, fondée sur l’anaphore) :
(9) Il était une fois une adorable petite fillette que tout le monde aimait rien qu’à la voir, et plus que tous, sa grand-mère, qui ne savait que faire ni que donner comme cadeaux à l’enfant. Une fois, elle lui donna un petit chaperon de velours rouge et la fillette le trouva si joli, il lui allait tellement bien, qu’elle ne voulut plus porter autre chose et qu’on ne l’appela plus que le Petit Chaperon Rouge. Un jour, sa mère lui dit :
Tiens, Petit Chaperon Rouge, voici un morceau de galette et une bouteille de vin ; tu iras les porter à ta grand-mère ; elle est malade et affaiblie, et elle va bien se régaler. Vas-y tout de suite, avant qu’il ne fasse trop chaud ; et sois bien sage en chemin et ne saute pas à droite ou à gauche pour aller tomber et me casser la bouteille de grand-mère, qui n’aurait plus rien. Et puis, dis bien bonjour en entrant et ne regarde pas d’abord dans tous les coins !
Je serai sage et je ferai tout pour le mieux, promit le Petit Chaperon Rouge à sa mère, avant de lui dire au revoir et de partir.
Grimm, Contes I, « Le Petit Chaperon Rouge », p. 160.
(10) Il était une fois, en plein hiver, quand les flocons descendaient du ciel comme des plumes et du duvet, une reine qui était assise et cousait devant une fenêtre qui avait un encadrement en bois d’ébène, noir et profond. Et tandis qu’elle cousait négligemment tout en regardant la belle neige au dehors, la reine se piqua le doigt avec son aiguille et trois petites gouttes de sang tombèrent sur la neige. C’était si beau, ce rouge sur la neige, qu’en le voyant la reine songea : Oh ! si je pouvais avoir un enfant aussi blanc que la neige, aussi vermeille que le sang, et aussi noir de cheveux que l’ébène de cette fenêtre ! Bientôt après, elle eut une petite fille qui était blanche comme la neige, vermeille comme le sang et noire de cheveux comme le bois d’ébène, et Blanche-Neige fut son nom à cause de cela. Mais la reine mourut en la mettant au monde.
Au bout d’un an, le roi prit une autre femme qui était très belle, mais si fière et si orgueilleuse de sa beauté qu’elle ne pouvait supporter qu’une autre la surpassât. Elle possédait un miroir magique avec lequel elle parlait quand elle allait s’y contempler [...].
Blanche-Neige cependant grandissait peu à peu et devenait toujours plus belle ; et quand elle eut sept ans, elle était belle comme le jour et bien plus belle que la reine elle-même. Et quand la reine, un jour, questionna son miroir :
Miroir, gentil miroir, dis-moi, dans le royaume
Quelle est de toutes la plus belle ?
Le miroir répondit :
Dame la reine, ici vous êtes la plus belle,
Mais Blanche-Neige l’est mille fois plus que vous.
La reine sursauta et devint jaune, puis verte de jalousie ; à partir de cette heure-là, elle ne pouvait plus voir Blanche-Neige sans que le cœur lui chavirât dans la poitrine tant elle la haïssait. L’orgueil poussa dans son cœur, avec la jalousie, comme pousse la mauvaise herbe, ne lui laissant aucun repos ni de jour, ni de nuit.
Grimm, Contes I, « Blanche-Neige », p. 299-300.
15On peut donc voir dans ces cas de détermination zéro une norme textuelle (au sens de « propre au texte X », ce que Rastier range sous le terme d’habitus, et on est alors au niveau de l’idiolecte, du fait de style). D’où une première raison de parler d’« effacement » du déterminant, pour souligner qu’il s’agit bien d’un choix auctorial. Mais nous proposons d’aller un peu plus loin en montrant que cet effacement fait d’autant plus sens dans le projet de Beck qu’il lui permet de convoquer, de façon pour ainsi dire souterraine, les normes (ou la représentation des normes) des genres qu’il met en travail.
2. L’HYPOTHÈSE FIGURALE : AUTOUR DU NOM PROPRE
16Beck lui-même, dans un livre d’entretiens consacré à sa démarche poétique Beck, l’impersonnage (2006 : 58), explique que « l’élision de l’article crée une prosopopée des abstractions et une mutation des noms communs en noms propres ou noms de personnages. » Dans l’avertissement de Chants populaires, il note de même :
Les Chants populaires ou contes lyriques sont des chants impersonnels, non pas des chansons, fondés sur la légende de comportements anciens, dont chacun peut s’inspirer. Ce sont des discours intenses, avec des prosopopées. En transposant au tunnel peu irrigué et aéré de maintenant. Chant populaire est le contemporain du monde prosaïque. Il n’est pas antérieur à la prose du monde. C’est pourquoi les contes ne sont pas adaptés à une matière contemporaine (à une « teneur chosale » de maintenant). Ils sont intempestivement maintenus dans un espace à la fois « classique » et prosaïque. Un présent générique détermine la capacité négative de contes qui ne sont pas des fables (ces « énigmes toujours accompagnées de leur solution », selon Hegel). Lyrisme objectif et popularité sont déterminés dans l’« Ouverture ». Ils deviennent des personnages. Comme les personnages célèbres des récits, Cendrillon, Blanche-Neige, qui sont en principe des soldats connus. Mais d’autres impersonnages s’esquissent également (l’Imbécile en principe. Dame Créée, etc.)
« Avertissement », p. 9
17Le terme prosopopée est ici entendu dans le sens large que lui donne Fontanier (1977 : 404) en la classant dans les « figures de pensées par imagination » avec la rétroaction (« autrement Éparnothose ») et la fabulation dont je reparlerai :
La prosopopée, qu’il ne faut pas confondre ni avec la Personnification, ni avec l’Apostrophe, ni avec le Dialogisme, qui l’accompagnent presque toujours, consiste à mettre en quelque sorte en scène, les absents, les morts, les êtres surnaturels, ou même les êtres imaginés ; à les faire agir, parler, répondre, ainsi qu’on l’entend ; ou tout au moins à les prendre pour confidents, pour témoins, pour garants, pour accusateurs, pour vengeurs, pour juges, etc. [...]
18Je n’utiliserai pas pour ma part le terme de prosopopée, dont j’ai une conception plus étroite (et stable, de Dumarsais à Bonhomme) : il y a prosopopée lorsque l’on fait parler les absents et les morts, ce qui n’est pas le cas ici (on notera au passage la condensation et le nivellement systématique des discours rapportés présents dans le texte des Grimm). Je parlerai donc plutôt d’antonomase, figure reposant sur les « transferts entre noms propres et noms communs » (Fromilhague, 1995/2010 : 72) que Dumarsais (1988 : 123-124) présente en ces termes :
L’antonomase est une espèce de synecdoque, par laquelle on met un nom commun pour un nom propre, ou bien un nom propre pour un nom commun.
Dans le premier cas, on veut faire entendre que la personne ou la chose dont on parle excelle sur toutes celles qui peuvent être comprises sous le nom commun ; et dans le second cas, on fait entendre que celui dont on parle, ressemble à ceux dont le nom propre est célèbre par quelque vice ou par quelque vertu.
19C’est le cas 1 qui nous intéresse ici, sur lequel Dumarsais poursuit :
1. Philosophe, orateur, poète, roi, ville, monsieur, sont des noms communs ; cependant l’antonomase en fait des noms particuliers qui équivalent à des noms propres.
Quand les anciens disent le philosophe, ils entendent Aristote.
Quand les Latins disent l’orateur, ils entendent Cicéron. Quand ils disent le poète, ils entendent Virgile. [...]
20Deux remarques à ce stade :
l’antonomase repose sur une substitution : un nom commun est mis pour un nom propre11 ;
l’antonomase n’a pas de traduction morphosyntaxique : le nom commun de substitution garde son déterminant (l’article défini de notoriété) et parfois sa minuscule.
21Dans Chants populaires, il n’y a donc pas antonomase à strictement parler, mais recatégorisation, puisque les noms communs deviennent des noms propres, sans déterminant et le plus souvent à majuscule. Plusieurs configurations sont possibles :
le « nom de personnage » obtenu par transfert du nom commun au nom propre nomme un personnage préalablement nommé dans le conte source (Le Petit Chaperon Rouge, Blanche-Neige, Cendrillon...) : on est proche de l’antonomase standard (moyennant les modifications morphosyntaxiques suscitées) ou tout simplement de l’abréviation (mais le terme obtenu est bien enregistré comme nom commun dans le dictionnaire ex : Neige pour Blanche-Neige, Cendres pour Cendrillon, Rouge pour le Petit Chaperon Rouge)12 ;
le « nom de personnage » nomme un personnage anonyme dans le conte source (la mère, le père, les soeurs, le prince, mais aussi le loup selon le principe d’anthropomorphisme...) : on verra ici une synecdoque permettant de passer de l’individu au type ;
le « nom de personnage » nomme un actant non humain du conte (concret : la forêt, le miroir, l’arme, le cœur... ou abstrait : l’orgueil, le sommeil, l’amour...) : on pourra parler de personnification.
22Le point commun de ces trois configurations est de faire passer d’une référence accidentelle à une référence proche de celle opérée par le nom propre (Npr) et de condenser sur le nom commun (Nc) référence descriptive, évoquant les caractéristiques du référent visé, et référence dénominative correspondant à une désignation rigide de ce référent13.
23C’est particulièrement vrai lorsque l’antonomase est relayée par la périphrase, comme dans les exemples suivants où les expressions sous (11), avec ou sans majuscule
(11) Fille Unique (C1)
Fille Première (C19)
Fille de Lit Premier (C20)
Enfant du centre gris (C31)
Belle Habillée (C51)
fille isolée (C2)
24sont mises pour le nom propre Cendrillon, d’ailleurs présent dans le poème (C30, 37, 60).
25L’effacement du déterminant, associé quasi systématiquement à la majuscule, signale donc le transfert de catégorie (du Nc au Npr) mais aussi l’opération de désignation elle-même, que met parfois en évidence le « conflit d’étiquettes » de part et d’autre de la conjonction ou comme dans les exemples (12), tirés de « Cendres »
(12) Fille Unique spécialise
des cendres.
Ou fille isolée.
(12’) Nouveau Lit fait deux filles,
ou Filles Suivantes.
(12") Au retour d’un bal, Belle Habillée
donne habit de soleil à l’oiseau blanc.
Ou Oiseau Blanc.
26ou la réduction du substantif lui-même à son initiale, sur le modèle de (13) :
(13) F. oublie un décor de forêt pour servir
Ancienneté.
« Forêt »
27D’une part ces procédés « rigidifient », « essorent » le nom comme le poème « essore » le conte pour n’en garder que l’essentiel, d’autre part ils convoquent la mémoire du lecteur, mémoire immédiate construite par le texte (F < Fillette) et mémoire médiate construite par l’intertextualité, voire l’interdiscours, mobilisant ce que le lecteur sait du personnage ou de l’objet concerné et du rôle conventionnel qu’il joue dans le conte de départ.
28La mémoire discursive d’une communauté donnée vient donc réparer/ combler l’apparent défaut d’actualisation. Mieux : ce défaut d’actualisation permet en quelque sorte de faire entendre « tout ce qu’on raconte de ce personnage, toutes les actions qu’on lui attribue, et en général tout le rôle qu’on lui fait jouer » (Fontanier 1977 : 406-408, à propos de la fabulation14).
29S’impose une dimension allégorique généralisée, qui fonctionne aussi bien pour les notions abstraites que pour les êtres et objets concrets, les substantifs sans déterminant de Chants populaires ne désignant pas un individu particulier mais un actant type, défini d’une part par ses relations (spécialement ses relations de parenté) avec les autres personnages et d’autre part par sa fonction dans l’économie narrative (où l’on retrouve, au hasard d’une valeur sémantique de l’article zéro, le schéma de Propp !).
30Ce n’est donc pas « sans filet » que Beck s’affranchit de la norme grammaticale qui régit l’actualisation nominale : il peut s’appuyer sur un certain nombre de figures gravitant autour du Npr et susceptibles de guider la lecture en inscrivant le texte à la fois dans le genre poétique, propice à la fabulation allégorique et sensible à l’effet de déicticité du Npr et dans le genre folklorique dont le merveilleux repose en partie sur la neutralisation des traits animé/non animé, humain/non humain.
3. L’HYPOTHÈSE ARCHAÏSANTE
31Elle consiste à voir dans l’effacement du déterminant un trait de langue ancienne15, comme en (14) et (14’) :
(14) Car outre qu’en toute manière
La belle était pour les gens fiers ;
Fille se coiffe volontiers
D’amoureux à longue crinière.
Le Père donc ouvertement
N’osant renvoyer notre amant,
Lui dit : Ma fille est délicate (...)
La Fontaine, Fables, IV, 1, « Le lion amoureux »
(14’) (...) Allons donc, dit la mère.
La belle mit son corset des bons jours
Son demi-ceint, ses pendants de velours.
Sans se douter de ce qu’elle allait faire.
Jeune fillette a toujours soin de plaire.
La Fontaine, Contes, II, 15, « L’ermite »
32Dans ces deux exemples de La Fontaine, l’article zéro devant « Fille » et « Jeune fillette » indique clairement une saisie générique, par opposition au nom commun précédé de l’article défini « la belle », « le Père », « la mère », ou du déterminant possessif « ma fille » qui construisent une saisie spécifique du référent, identifiable dans son individualité16.
33On trouve aussi en ancien français, et encore très rarement en français classique, des exemples de valeur spécifique :
(15) Médecins au Lion viennent de toutes parts ;
De tous côtés lui vient des donneurs de recettes. (La Fontaine, Fables, VIII, 3)
(15’) Défunt marquis s’en allait, sans valets,
Sacrifiant à sa mélancolie
Mainte perdrix.
La Fontaine, Contes, III, 5
34Cette hypothèse diachronique peut dans un premier temps sembler mal venue, « intempestive » (pour reprendre un terme de Beck) dans la mesure où le poète rédifie non les contes de Perrault, dont l’état de langue se rapproche de celui de La Fontaine, et qui revendique l’héritage de ce dernier entre autres en choisissant le même éditeur que lui, mais les contes des Grimm, dont la première édition date de 1812. Or, comme nous l’avons vu en (9) et (10), et si l’on admet que la traduction est fidèle à la langue originale17, les Grimm n’usent pas d’archaïsme : la référenciation passe par l’usage du déterminant, selon la règle moderne. Il en est de même en (16), où l’article indéfini permet de désigner un individu quelconque d’une classe, avant de l’identifier de manière univoque grâce à l’article défini :
(16) Il y avait un homme riche dont la femme était tombée malade ; et quand elle se sentit approcher de sa fin, elle appela à son chevet son unique fillette et lui dit : « Mon enfant chérie, reste toujours pieuse et bonne, et tu pourras compter sur l’aide du Bon Dieu ; et moi, du haut du ciel, je te regarderai et te protégerai. » [...]. Le père prit une seconde femme.
Cette femme avait amené dans la maison ses deux filles qui étaient jolies et blanches de visage, mais vilaines et noires de cœur. Et pour la pauvre enfant du premier lit, ce fut une période affreuse qui commença.
Grimm, Contes I, « Cendrillon », p. 138
35Ce passage est rédifié par Beck sous (16’) :
(16’) Père fait une fin à nouveau.
Nouveau Lit fait deux filles,
Ou Filles suivantes-
avec un cœur noir.
Fille Première est l’adversaire.
Fille de Lit premier.
C15-20
36On peut noter que c’est ici, vers 15, la première mention de l’actant masculin du conte, les 14 premiers vers étant consacrés à la fille pleurant sa mère. La nomination se fait donc en deux temps : par le choix de père plutôt qu’homme pour la première mention et par l’effacement du déterminant devant Père (avec majuscule) où l’on aurait bien vu son père, ou le père18. Il ne faudrait pas croire pour autant que l’article zéro soit une simple variante pour un autre déterminant. Il est d’ailleurs souvent difficile dans notre corpus de substituer à l’article zéro un article plein. Prenons par exemple les vers déjà cités sous (7) :
(7) Fillette rouge est aimée des gens
qui la voient.
Velours de feu est un cadeau
familial.
Elle porte seulement du feu.
Le feu doux.
Elle avance.
Dans la prose de l’école,
F. oublie un décor
de forêt pour servir
Ancienneté.
Family commande
la prose morale.
Membres de famille ponctuent
une phrase sociale.
Rouge va droit et seule.
37L’article indéfini n’est ici pas viable, car le cotexte, et en particulier les prédicats, ne permet pas de stabiliser l’interprétation générique (*Une fillette rouge est aimée des gens/qui la voient ; *Une fillette oublie un décor /de forêt pour servir/Ancienneté). L’article défini, lui aussi, peine à construire un sens générique. S’il y parvient pour les noms des vers 12 (La family commande/la prose morale) et 14 (Les membres de la famille ponctuent/ une phrase sociale), il renvoie d’abord, dans La fillette rouge est aimée des gens/qui la voient ou La fillette oublie un décor/de forêt pour servir/ Ancienneté, à l’individu connu sous le nom de « Petit Chaperon Rouge » et prend une valeur anaphorique. Seul l’article zéro permet de cumuler une opération de généralisation et une valeur « déictique » proche de celle qu’il a devant les noms propres19.
38Sur le plan référentiel, l’écart par rapport à la règle contemporaine qui veut que le substantif soit accompagné d’un déterminant permet donc de construire une saisie intermédiaire entre le générique pur de (15) et (15’) et le spécifique de (16) et (16’), saisie propice à la construction d’un réfé- rent-type20.
39Sur le plan sémiostylistique, l’effacement du déterminant, associé à l’usage « aléatoire » de la majuscule21, inscrit dans un texte contemporain un trait de langue ancienne, ce qui pourrait en faire un stylème de récriture pertinent du genre du conte22. Sans pour autant que nous le considérions comme une figure23, l’archaïsme peut en effet valoir ici comme signal d’un discours lesté d’histoire (comme trace de récriture, et peu importe récriture de quoi) ou comme symptôme d’une norme sociodiscursive implicite qui, en France du moins, rabat le genre du conte sur une œuvre devenue un « classique », les Contes de Perrault, datant du XVIIe siècle et gardant des traits de langue ancienne.
40Il ne s’agit pas ici de dire qu’on trouve en effet chez Perrault des articles zéro référentiels (ce n’est pas le cas non plus, la construction étant archaïque dès le début du XVIIe siècle24) mais plutôt qu’il existe, pour le lecteur français de Chants populaires, une norme socio-discursive correspondant à un imaginaire langagier, une représentation collective du genre du conte adossée à un état de langue ancien que Beck, par l’effacement du déterminant, « fait entendre » et qui crée un « effet de généricité » orientant le recueil vers les Contes de Perrault25.
41Cet effet ne tient cependant pas à la seule « généricité lectoriale »26 mais aussi à une généricité auctoriale. De par l’accent qu’il fait porter sur la dimension didactique des « contes refaits » que sont ses « chants (populaires) » (« Ouverture », v1), Beck adopte pour récrire les contes de Grimm une posture plus proche de celle de Perrault que de celle des Grimm27. Il est d’ailleurs frappant de constater que les poèmes de Chants populaires remplissent point par point le programme énonciatif de la partie « moralités » des contes de Perrault : choix des vers contre la prose (même si le vers du XVIIe siècle n’est évidemment pas celui du XXIe), choix du discours sapientiel au présent omnitemporel contre le récit au passé, choix d’une détermination générique contre une détermination anaphorique, choix enfin du monde actuel des lecteurs contre le monde merveilleux des personnages (Heidmann et Adam, 2010 : 210-211).
42La généricité complexe du texte de Beck peut donc se résumer ainsi : Chants populaires est un discours poétique (genre 1) qui a pour hypotexte affiché les Contes de Grimm (genre 2) et pour intertexte implicite les Contes de Perrault (genre 3)28.
CONCLUSION
43L’hypothèse synchronique autour des figures du Npr et l’hypothèse diachronique de l’archaïsme permettent toutes deux de réévaluer l’infraction à la règle grammaticale que constitue l’effacement du déterminant. Ce que nous considérions au départ comme un fait de style, un habitus renvoyant à un usage strictement idiolectal, et donc « hors-norme », permet de convoquer, de faire converger, et de mettre en travail les deux systèmes de normes que sont le genre lyrique et le genre folklorique.
44En substituant à la norme sociale du bien dire la norme éthique du « dire juste » (Rabatel, 2011 : 3), Beck semble inviter le lecteur à considérer un genre nouveau, le genre « chant populaire », dont l’effacement du déterminant serait un stylème clef (avec par exemple l’effacement énonciatif, le présent de l’indicatif à la fois déictique et générique, ou le nivellement des discours rapportés).
Bibliographie
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ÉDITIONS DE RÉFÉRENCE :
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Notes de bas de page
1 Beck utilise le préfixe re- (également présent dans refaits) pour former un néologisme qui peut être interprété comme un mot valise issu du télescopage de « réfection » ou « raidissement » et « édification » (aux deux sens architectural et moral du terme, conformément à l’étymon latin aedificare qui signifie « construire, bâtir, élever un monument » mais aussi « instruire pleinement, porter à la vertu »). En effet, s’il existe bien un préfixé pour édifier, il ne s’agit pas de rédifier mais de réédifier issu du bas latin reaedificare qui donne le dérivé réédification (dès le XIIIe siècle pour le sens concret « édifier de nouveau ce qui a été détruit », au XIXe siècle seulement pour le sens « relèvement, rétablissement »).
2 En l’occurrence une opération de « réécriture [...] guidée par un changement de genre » dans les termes d’Adam et Heidmann (2014 : 68).
3 Généricité évoquée dans le métadiscours qu’est l’avertissement, ainsi que dans les poèmes programmatiques « Ouverture » et « Finale » (plan épitextuel).
4 Généricité affichée cette fois au plan péritextuel (Adam et Heidmann, 2004 : 68) par le titre, l’avertissement, le nom de la collection. Voir aussi Rastier (2007 : 16) sur la traduction.
5 Béatrice Bonhomme et moi-même (2014) avons étudié la rédification en précisant les quatre « gestes » qui lui sont associés : revisiter le passé par l’écriture, citer ou écrire « d’après », signifier (c’est-à-dire faire sens, dans un but didactique) et signifier à une communauté donnée (dans un but éthique, voire politique, la langue étant un « mode d’être collectif »). Sur le « didactisme » des poèmes de Beck, voir Bonhomme et Gaudin-Bordes (2014 : 58-62).
6 Perrin (2010 : 162) signale que le titre Chants populaires est une citation de la préface de la 1ère édition des contes donnée par les Grimm en 1812.
7 Voir Bonhomme et Gaudin-Bordes, 2014.
8 La proposition de « remembrement » faite par Rastier (2007 : 13) repose sur la triade langue/discours/style engageant respectivement des règles, des normes, des habitus.
9 On sait que le premier linguiste à affirmer l’existence d’un article zéro en français est Gustave Guillaume, dont la théorie repose sur le continuum entre nom « en puissance » et nom « en effet » : « L’article zéro est celui qu’on a dans : perdre patience. Il s’oppose, dans des conditions qui se laissent discerner, à l’article extensif [le] dont il annule les effets selon un mécanisme non pas de régression mais de continuation. C’est quand l’article extensif a atteint le maximum de son effet propre qu’intervient, dans la vue d’outrepasser ce maximum, de le transcender, l’article zéro. L’opposition de l’article extensif et de l’article zéro, transcendant par rapport à l’extension, trouve une juste expression résumée par le contraste de deux exemples tels que : perdre la raison et perdre patience. » (1975 : 144, cité par Benetti 2008 : 7).
10 Sur le genre « conte de Grimm », voir Adam et Heidmann 2004.
11 Nicolas Laurent parle de « décalage dénominatif » pour rendre compte du « mouvement par lequel le répertoire des noms d’une personne ou d’une chose – ce qu’on peut appeler son répertoire dénominatif – s’ouvre rhétoriquement à la diversité d’expressions conceptuelles perçues comme appartenant ’en propre’ à cette personne ou à cette chose. C’est donc à une pensée scalaire du NP qu’invite l’antonomase de NC » (2015 : 43).
12 Comme le note Dumarsais (1988 : 125), « Les adjectifs ou épithètes sont des noms communs, que l’on peut appliquer aux différents objets auxquels ils conviennent ; l’antonomase en fait des noms particuliers : L’invincible, le conquérant, le grand, le juste, le sage, se disent par antonomase, de certains princes ou d’autres personnes particulières. »
13 Laurent (2015 : 44) décrit en des termes proches l’antonomase de nom commun, « expression doublement analysable comme description définie référant à un x identifiable par un NP et comme NP référant à cet x ». Mais les configurations qui nous intéressent chez Beck ne sont pas des descriptions définies, toutes ne se substituent pas à un Npr, toutes ne fonctionnent pas comme un second Npr. Ce ne sont pas non plus des dénominations figées conventionnellement disponibles comme « L’Orateur » pour Cicéron ou « la Ville Lumière » pour Paris (voir Laurent, 2014 : 356).
14 Fontanier note l’affinité de la figure de la fabulation avec le genre poétique, et dans une moindre mesure avec « des ouvrages de morale et de philosophie ».
15 « L’histoire de l’article de l’ancien français au français moderne est celle de la généralisation de son emploi devant le substantif, consignée au XVIe siècle par du Bellay (Défense et illustration de la langue française, p. 163) ou Ronsard : ’Tu n’oublieras jamais les articles, & tiendras pour certain que rien ne peut tant défigurer ton vers que les articles délaissés. (Art, 23)’ » (Fournier, 1998 : 142). Les occurrences sous (14), (14’), (15), (15’) sont citées par Fournier (1998 : 151-152).
16 Narjoux (2004 : 42) mentionne le cas des « énoncés à valeur d’aphorisme », comme Songes et montagnes n’ont pas même balance (Jaccottet) : « l’absence d’article est commutable avec l’article défini pluriel, générique extensionnel, qui vise la classe du point de vue des éléments qui la composent, envisageant sans exception tous ses constituants, mais sans que le locuteur puisse ou veuille déterminer le champ exact des référents concernés. » On trouve aussi des noms sans déterminant sujet d’une phrase simple dans « les énoncés traduisant un souhait ou une hypothèse, avec verbe au subjonctif, au conditionnel » comme Offrande par le pauvre soit offerte au pauvre mort (Jaccottet) où le subjonctif et le conditionnel « indiquent qu’il s’agit d’une simple représentation mentale de l’énonciateur ».
17 Même si aucune des différentes traductions que nous avons consultées ne déroge à l’usage moderne du déterminant, la comparaison est évidemment un peu biaisée.
18 De même, l’article zéro devant Nouveau Lit et Fille première remplace un article défini (ce n’est pas le cas pour Filles suivantes et Fille de Lit premier analysables comme « étiquettes », voire comme appositions).
19 Nous suivons ici Benetti (2008 : 57) qui constate, « d’un point de vue énonciatif, une opposition entre ø (déictique) et LE (anaphorique ou déictique). Apparemment, l’article zéro devant Npr force l’interprétation déictique, alors qu’un article défini laisse ouverte la possibilité d’une interprétation anaphorique. » Benetti qualifie de « déictique », « toute information relative à l’instance d’énonciation », que « ce rapport soit une présence perceptible aux interlocuteurs ou non ».
20 Bonhomme et Gaudin-Bordes 2014 : 53. On sait que la saisie générique peut être opérée par l’article défini singulier ou pluriel ou par l’article indéfini.
21 On ne peut s’empêcher de penser que les poèmes de Chants populaires renouent ici avec une autre pratique ancienne, celle de la « mise en relief du lexique par des majuscules, très fréquente au XVIIe siècle » et par exemple dans les Histoires et contes du temps passé de Perrault (Heidmann et Adam, 2010 : 174).
22 Pour Neveu (2010 : 74), « l’archaïsme, c’est tout à la fois un potentiel évocatif et l’exploitation de ce potentiel à des fins communicationnelles » et Bonnard a raison de parler d’« effet d’archaïsme », « et de souligner que cet effet est produit par la substitution d’un code ancien au code moderne ».
23 C’est la proposition que fait Bonnard dès 1981 dans Procédés annexes d’expression, §58, cité par Neveu (2010 : 81) : « Figures de syntaxe. Si l’on entend par ’figure’ toute connotation voulue, le solécisme peut être figure, du moment qu’un écrivain le recherche pour produire l’effet ’familier’ ou ’populaire’. L’archaïsme est figure si le locuteur compte qu’il sera reçu comme tel. C’est une figure que la place du pronom conjoint devant le verbe recteur dans cette phrase de Colette : Une amie me vient voir, où l’emploi de pas sans ne au sens positif chez Verlaine : Es-tu donc pas (= quelque peu) jaloux ? ». Nous avons pour notre part une conception plus restreinte des figures du discours.
24 Pour mémoire, l’incipit de « Cendrillon ou la petite pantoufle de verre », conte de Perrault : « Il était une fois un Gentilhomme qui épousa en secondes noces une femme, la plus hautaine et la plus fière qu’on eût jamais vue. Elle avait deux filles de son humeur, et qui lui ressemblaient en toutes choses. » (1981 : 171)
25 Laure Himy-Piéri et Stéphane Macé notent, dans l’introduction à l’ouvrage Stylistique de l’Archaïsme, la « dimension prioritaire de la réception dans la description des faits de langue archaïque » et « la stabilité toute relative » d’un objet dont la perception « est au moins liée à un état de la mémoire discursive, et à la compétence du locuteur, ou du groupe de locuteurs » (2010 : 10). Claire Badiou-Monferran (2013 : 16) propose également, « d’en finir avec la superposition du ’contresens’ et de ’l’anachronisme’ », « d’accueillir sans exclusive, sans hiérarchisation, dans un cadre d’analyse se réclamant d’une temporalité élargie, toutes les lectures qui, conscientes des codes esthétiques qu’elles mobilisent, font sens, c’est-à-dire, participent, pour une communauté donnée de lecteurs, à la relance éthique, pathétique et logique du sens ».
26 Voir Adam et Heidmann (2004 : 65) : « Sur le plan de sa réception, tout texte est affecté, tout au long de l’histoire de sa lecture, par les différentes grilles interprétatives qui lui sont appliquées (généricité lectoriale) ». Voir également Schaeffer (1989 : 131) : « La difficulté du problème de l’identité générique des oeuvres littéraires n’est pas due uniquement au fait que les textes sont des actes sémantiquement complexes. Elle est liée aussi au fait que les oeuvres, tant écrites qu’orales, ont toujours un mode d’être historique. Tout acte de langage est contextuel et on n’accède à sa réalité pleine que si on peut l’ancrer dans ce contexte. Dans le cas d’œuvres littéraires, et en donnant ici à ce mot le sens très vaste de monuments et de documents langagiers préservés au-delà de leur émission initiale (ce qui inclut pratiquement tout acte communicationnel écrit et un certain nombre d’actes oraux), la différence des contextes dans lesquels deux œuvres identifiées par le même nom de genre ont vu le jour, mais aussi la multiplicité des contextes dans lesquels une même œuvre peut être réactivée constituent deux facteurs dont il faut absolument tenir compte lorsqu’on se pose la question de l’identité générique. »
27 Adam et Heidmann (2004 : 63) montrent que Perrault lui-même convoque l’intertexte didactique des Fables de La Fontaine dans l’édition qu’il donne en 1697 de ses Contes, les présentant non seulement comme des contes mais aussi, par le choix de l’éditeur Barbin, la présence de moralités, et la préface, comme des fables.
28 « Avec l’intertextualité, c’est-à-dire la présence d’un texte dans un autre sous forme, plus ou moins implicite et littérale, de citation, de plagiat (emprunt non déclaré) ou d’allusion, nous touchons à un aspect du dialogisme et de l’interdiscours : la circulation de (fragments de) textes dans la mémoire interdiscursive d’une collectivité et des individus qui la composent. » (Adam et Heidmann 2004 : 69)
Auteur
Université de Toulon, BABEL EA 2649
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