Chapitre V. "L’Europe écrit..." ou Spirales et labyrinthes du texte européen
p. 341-429
Texte intégral
– Église catholique veut dire Église universelle, l'Église de tous ?
– Sûrement.
– Alors pourquoi ne voulez-vous pas qu'elle soit réellement catholique ? Pourquoi ne serait-elle pas aussi bien l'Église universelle du Christ et de Mahomet, de Bouddha et de Quetzatcoatl et de tous les autres ? Ce serait alors vraiment l'Église catholique, une Église de toutes les religions !
Lawrence : Le Serpent à plumes.
L'Histoire, comme le drame et comme le roman, est fille de la mythologie. C'est une forme particulière de compréhension et d'expression où, de même que dans les contes de fées chers aux enfants et dans les rêves propres aux adultes sophistiqués, la ligne de démarcation entre le réel et l'imaginaire n'a pas été clairement tracée. Qui entreprend de la lire comme un récit y trouve la fiction et, en revanche, qui la lit comme une légende y trouve l'Histoire.
Toynbee : Étude de l'Histoire.
Et, soudain, la grande révélation de l'ordre des Lettres universelles ! Puissance unique et unanimement respectée, qui réunissait force et cœur dans un même sceptre ! Ici commence ma vie héroïque.
Istrati : Pour avoir aimé la terre.
1Qu'il soit légitime d’étudier le ravissement de l'Europe à travers la texture de l'œuvre de Claudel, celui-ci y engage de lui-même lorsque, dans son dernier essai sur L'Europe précisément, en décembre 1947, il compare la civilisation occidentale à un texte, immense et somptueux, déroulé aussi bien dans l'espace que dans le temps. L'Europe, à coup sûr, signifie et, comme telle, demande à être déchiffrée lettre à lettre. "La grande entreprise d’expression confiée aux enfants de Japhet n'a point connu de relâche sur cet étroit proscenium dédié entre une double Méditerranée à la liquidation du permanent par l'actualité [...]. Un bandeau entre l'est et l'ouest ne cesse de se dérouler où l'acte, précédé aussi bien qu'accompagné de ses conditions, à la manière de cette grande phrase musicale dont parle saint Augustin, développe ses conséquences. L'Europe vigilante écoute, essaie, propose, discute, écrit. Elle écrit, pas seulement avec le fer, pas seulement avec la plume, pas seulement avec une répartition dans le temps de chapitres et de paragraphes, mais avec toutes sortes d'institutions et de monuments dont [il faut] enregistrer le témoignage."1 Elle se fait texte à son tour dans l'œuvre claudélienne, texte tissé de souvenirs avoués et de réminiscences plus dissimulées, texte, surtout, qu'il s'agit de lire pour en évaluer la réelle portée européenne. Car enfin, avec Le Soulier de satin Claudel écrit sa somme théâtrale et, du Livre de Christophe Colomb à Tobie et Sara, en comble les interstices : de ces sommes multiples aux "grandes phrases musicales" c'est tout le texte claudélien – on aimerait dire : sa version – de l'Europe qui surgit peu à peu. Le temps de la connaissance (littéraire) de l'ouest commence pour le poète.
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2Ce qui doit apparaître d'emblée, c'est l'existence, de 1919 à 1939, soit du début de la composition du Soulier à la fin de celle de La Danse des morts, de facteurs communs, littéraires et esthétiques, en raison desquels Claudel rejette, modifie, sélectionne ou fait sien, dans ses drames et dans les textes théoriques qui gravitent autour d'eux, le legs européen. L'Europe nourrit l'écriture des drames ; celle-ci, à son tour, l'agence en signifiants divers. Il est hors de propos, bien évidemment, d'interpréter le champ intertextuel presque infini qui irrigue les sommes du poète ; lui-même avait ri à l'avance de la monumentalité d’une tentative qui irait dans ce sens et à laquelle, pourtant, le texte invite. "Une dame Cotto de Berne me dit qu'elle a retrouvé le thème du Soulier indiqué dans des monuments de Toulouse et de Compostelle, ainsi que dans un usage de Ferdinand le Catholique pour l'investiture de certains dignitaires. Et jusque dans les monuments pélasgiques, [avec] la consécration du soulier à la mère des dieux. Elle a oublié Cendrillon."2 Plus efficace serait donc de retrouver – de relire – les grands modèles occidentaux qui, lus comme tels par Claudel, lui ont servi de normes ou de repoussoirs et qui ont participé, de façon immédiate ou oblique, à la création esthétique de la "phrase" européenne.
3Autant affirmer, d'entrée de jeu, que celles des sources qui sont, du Soulier aux dernières pièces, à l'origine de l'émerveillement et de la délectation, sont en même temps celles qui ont célébré et embrassé la culture européenne tout entière (et qui l'ont, le plus souvent, désignée comme telle) ; et que celles qui sont, à l’inverse, objet de dérision ou de satire, sont à la fois celles qui ont échoué, selon le dramaturge, dans cette mission. S'établira donc une chaîne de significations, ou plutôt une interprétation scalaire, dans l'œuvre (critique) de Claudel, qui servira de vecteur de lecture ; viendra se ranger, sur cette échelle, la gamme entière des différents degrés (relatifs) d'européanité des textes de référence. Et, même si jamais des œuvres mineures n'ont la capacité, ne serait-ce qu'à titre de simples documents annexes, de jeter la lumière sur les arcanes et les recoins les plus sombres des œuvres qui leur sont en tous points supérieures, elles font office au moins de "champ littéraire" (Bourdieu) où pourront être comprises certaines règles, et justifiés certains choix, de la création. Quels sont, ces écueils repérés et cette sélection faite, les indices et les conditions d’élaboration de l'esthétique européenne chez Claudel ?
4Au premier rang des formes périmées de la représentation littéraire européenne figure l'académisme, qui se confond, aux yeux de Claudel, prompt à renvoyer les classiques à ce qu'il croit qu'ils valent, à l'esprit vieil-européen. Le roi d'Espagne de la quatrième Journée du Soulier en est l'infortuné révélateur, comme la suprême et dérisoire expression. Vieux ("un homme au teint pâle, aux yeux profondément enfoncés sous d'épais sourcils, aux grands traits osseux que n'éclaire jamais un sourire, massif et la tête dans les épaules"3), aux goûts surannés et compassés ("Nos académies sont pleines d'imaginations débordantes, de sensibilités frémissantes, de passions volcaniques", vocifère-t-il, "Mais tous ces beaux génies n'auraient pu arriver à leur claire et harmonieuse expression, à leur véritable utilité sociale [...] si, effrayés de leurs propres transports, ils ne s'étaient pas jetés avidement sur tous les freins que la sagesse de nos aïeux a préparés4,) " hostile à l'invention en matière d'art (il ne comprend rien aux "feuilles de saints" universalistes de Rodrigue, qui lui fait savoir, à bon entendeur salut, que "Amor nescit reverentiam, [comme] dit saint Bernard"5) comme en matière politique (il se montre très réservé sur le projet d'union européenne que lui soumet son vice-roi déchu), le second roi d'Espagne correspond trait pour trait à tout ce contre quoi s'élabore l'écriture du Soulier. Comme l'envers de l’œuvre, par sa résistance frileuse à l'innovation (l'union des cultures en art, des peuples en politique), il a toutefois le mérite de renseigner sur ce qui, pour Claudel, empêche de donner du sens à l'Europe. Ce n'est donc pas fortuitement qu'il entre en scène vieilli, noir comme "le Roi de Pique", refermé sur lui-même comme le pays qu'il gouverne vaille que vaille, et "les yeux attentivement fixés sur une tête de mort, faite d'un seul morceau de cristal de roche." Ce "crâne translucide" a beau provenir d'"une tombe mexicaine", il est le sosie du crâne du squelette du bouffon Yorik que contemple et sur lequel médite Hamlet : le roi du drame rappelle irrésistiblement Shakespeare et les feux éteints des anciens modèles théâtraux.6 Ce n'est pas non plus une coïncidence, d'autre part, si ses méditations et ses complaintes interviennent au moment du naufrage de l'Invincible Armada. Rivé à l'espace national (son "bâtiment monarchique s’épanouit en une triple corolle autour de l'Espagne Dieubénite"), incapable de faire face aux dissensions et aux rivalités où a sombré l'Europe ("toutes ces complications, les révoltes en cent points divers à supporter à jour dit, l'Écosse, l'Irlande, toutes ces ambitions, rivalités et intérêts divers à accorder, les troupes de Parme en Flandre à embarquer sous le canon des Pays-Bas...") et préférant la conflagration à l'union du continent (prétextant que "le devoir du Roi Très Catholique était [...] d'écraser Cranmer et Knox et de clouer sur son rocher cette cruelle Sylla, cette harpye à la face humaine, la sanguinaire Élisabeth"), il est le représentant allégorique de l'Européen d'avant l'Europe.7
5Tout comme le roi, les savants pédants de la scène III-2, don Léopold Auguste et don Fernand sont, plus clairement encore, objet de satire. Or pourquoi, sinon parce qu'eux aussi sont issus d'un fonds culturel et littéraire hostile à l'idée européenne et internationale, à savoir à la nouveauté ? Leur situation "en mer, par 10° de latitude nord sur 30° de longitude ouest" – c'est-à-dire, sauf erreur, à mi-chemin de l'Espagne et de Terre-Neuve – ne doit pas faire illusion.8 Tous deux habillés "en vêtements noirs, petits mantelets [et] petites fraises" et surmontés de "grands chapeaux pointus", ils sortent tout droit de la comédie classique comme autant de Diafoirus, dont ils sont, d'ailleurs, les contemporains. À eux aussi pourrait s'appliquer, comme à Scapin chez Molière, la question : "Qu'allai[ent]-il[s] faire dans cette galère ?", quand ils ont quitté les "jardins d'Aranjuez" et voguent en direction de "ce détestable Nouveau-Monde."9 Le dessous des cartes, ici comme dans le Ravissement de Scapin, c'est la philosophie du casanier qu'apeurent les grands espaces. La dernière pièce de Claudel apporte à ce sujet l'éclairage nécessaire : lorsque les personnages choisissent M. Ledessous pour tenir le rôle de Scapin, celui-ci se rétracte :
– Scapin ! Qui est-ce qui fera Scapin ?
– Mossieu Descartes !
– Je ne suis pas Monsieur Descartes, vous le savez ! Je suis Monsieur Ledessous.
6Il n'empêche : le personnage, comme son illustre prédécesseur et sosie, vient de "découvrir que tout le malheur des hommes vient d'une seule chose qui est de ne pas savoir demeurer en repos... dans une chambre." À l'époque où se déroule Le Soulier, à la charnière du XVIe et du XVIIe siècles, le personnage dont se rit Claudel, à l'égal de ses confrères moliéresques, a "la tête du célèbre philosophe Descartes dans le tableau de Franz Hals, tout vêtu d'un costume noir assez piteux."10 Voilà le vieil-Européen, duquel le spectateur est convié à se gausser. Cocasserie pour bouffonnerie, dont Molière, Pascal et Descartes font les frais et à qui Claudel attribue souvent les maximes des uns aux autres, don Léopold Auguste lui aussi, par ailleurs, prend au sérieux toute sentence réfractaire à l'idée européenne, lorsqu'il fait sienne par exemple la pensée 294 de Pascal, pourtant un modèle d'ironie : "Vérité au-deçà des Pyrénées, erreur au-delà", en la modifiant à peine :
Dehors les Infidèles et dedans notre petit champ de pois secs !
7ou lorsqu'il répète, presque littéralement, la stichomythie de Molière :
Qu'est-ce que nous allions faire sur la mer ?11
8Qu'ils reprennent leurs traits ou leurs déclarations (souvent exagérément falsifiées par Claudel) aux grands classiques de leur temps, les pédants du Soulier se fortifient les uns les autres par l'idée que la découverte du monde est un contresens pour la connaissance. Leur haine inflexible pour Christophe Colomb comme pour Magellan et Copernic, au nom du "système de Ptolémée" qu'ils défendent bec et ongles, les condamne à figurer comme exceptions dans l'esthétique européenne du dramaturge, ou comme ses contradicteurs, à l'intérieur d'une pièce entièrement régie par un principe dialogique :
Est-ce un bon et authentique Castillan qui nous a ainsi pris par la main pour nous mener au delà de la mer vers notre Couchant ?
C'est un Génois, un métèque, un aventurier, un fou, un romantique, un illuminé plein de prophètes, un menteur, un intrigant, un spéculateur, un ignorant qui ne savait pas regarder une carte, bâtard d'un Turc et d'une Juive !
Et cet autre qui, non content de découvrir une autre terre s'est mis en tête de nous apporter un autre Océan, comme si un seul déjà ne suffisait pas à nos pauvres mariniers, [...]
Un Portugais renégat, sans nul doute pour nous égarer soudoyé par le souverain de ce peuple perfide.12
9Le personnage de l'Opposant, dans Le Livre, ne fait que reprendre à son compte, mot pour mot, leurs anathèmes à l'adresse de l'universel, avec une pluie d'injures qui n'a rien à envier à celle de ses collègues, dans la scène I-6 où s’ouvre le procès de Colomb :
C'est à toi que je m'adresse, Christophe Colomb, charlatan, ignorant, halluciné, marchand d'esclaves, menteur, révolté, incapable, calomniateur ! Pourquoi es-tu venu déranger l'Espagne de sa vocation et de toutes ses traditions respectables, pourquoi l'as-tu attirée vers l'autre Monde ? Pourquoi es-tu venu déranger l'Europe de son petit travail ?13
10Mais il y a plus : chez don Léopold Auguste, son "amour de la grammaire", son engouement pour "cette chaire sublime à Salamanque", sa vénération du "jury d'agrégation" et de la tradition, son géocentrisme, son mépris des grandes expéditions, sa sacralisation du "noble jardin de notre langage" ou encore son fixisme et son positivisme font de lui l'archétype esthétique de la vieille Europe, tout ce au nom de quoi les protagonistes du Soulier et du Livre affirment leur impatience d’abandonner la terre et la culture européennes. Claudel, à son habitude, règle ici ses comptes aux tenants de l'ordre ancien en superposant, pêle-mêle, diverses strates de figures intertextuelles. Son docteur, qui a le même prénom qu'Auguste Comte, ne se contente pas de porter sur ses épaules ce pesant fardeau, puisqu'il effectue de surcroît un voyage qui rappelle à s'y méprendre celui qu'Anatole France a entrepris en 1909 en Amérique du Sud, dans le but de prononcer une série de conférences sur le positivisme ; l'une d'entre elles, intitulée précisément "Auguste Comte", a commencé par rappeler que la devise du Brésil ("Ordre et Progrès") est celle des positivistes, comme celle de don Léopold Auguste ; toutes, pour combler la mesure, se sont moquées de Rimbaud et des Symbolistes.14 On sait enfin qu'Anatole France fait irruption, de façon tout à fait saugrenue, parmi les noms des accusateurs de Jeanne d'Arc, dans la pièce qui porte son nom15 ; et, autre anachronisme satirique de la même veine savoureuse, que don Léopold Auguste se recommande des "livres de notre solide Pedro, comme nous l'appelons, le rempart de Salamanque, le professeur Pedro de las Vegas, plus compact que le mortier", gardien de la tradition et de l'héritage culturel en littérature, et qui n'est autre que Pierre Lasserre, auteur, en 1920, des Chapelles littéraires où, pour user d'un doux euphémisme, il n'a pas ménagé Claudel, éreintant son style et son écriture.16 Dans le drame de la mondialité, soutenir, comme il le fait, en sus de l'académisme artistique, la nécessité de la nationalité dans la culture et le devoir sacro-saint dû au passé, c'est signer infailliblement son anti-européanisme en même temps que trahir sa stupidité.
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11Les pièces-sommes de Claudel accomplissent un prodigieux travail de sape et/ou de déviance des sources européennes, au sein d'une refonte souvent explosive. Seulement pourquoi dans Le Soulier et ses satellites ultérieurs, qui font le bilan des esthétiques occidentales, le dramaturge s'est-il attaché à faire figurer tout un quartier du champ du savoir et de la culture, si c'est tantôt avec une complicité malicieuse, tantôt avec une rage irrespectueuse ? Peut-être pour porter un regard (non synthétique, mais surplombant) sur ce que les personnages des drames abandonnent en s'échappant d'Europe ou défendent en y restant ; sans doute, par la même occasion, pour déterminer le degré zéro à partir duquel pourrait s'informer et s'écrire une poétique de l'Europe et du monde, celle dont se recommande son œuvre.
12Deux poèmes faisant office de préface au Soulier permettent d'y voir plus clair. Dans la première version de sa Préface au Soulier de satin (poème du 28 septembre 1930), Claudel complexifie probablement son drame plus qu'il n'en dévoile l'intertextualité et le sens ; mais de précieux jalons sont posés. À commencer par des points de repère sur la géographie spirituelle de l'"opus mirandum", lequel serait imité des œuvres de Bosch et de Brueghel et de la Bible :
Tout le monde connaît dans les musées ces tableaux de peintres flamands
Où l'on voit quelque saint Evêque martyrisé à l'ombre d'un moulin à vent,
Ou ces histoires grandioses de l'Ancien et du Nouveau Testament, […]
Et toutes sortes de petites scènes drolatiques qu'il faut regarder à la loupe.
13La peinture flamande, le musée et les saintes Écritures sont des référents éminemment européens ; mais le "tableau" qu'ils composent en s'associant entre eux – comme c'est le cas aussi dans le drame et comme le fait croire la suite du poème-préface – est d'autant plus européen que les éléments dispersés, les détails a priori superficiels, les mises en abyme astucieuses, l'ensemble forme un tout organique :
Chaque personnage de cette grande page peinte serait bien embarrassé de dire qu’est-ce qu'il y fait,
Mais l'enfant qui regarde tout ça d'un seul coup est profondément satisfait.
Le bonhomme que l'on martyrise et l'autre qui trace son sillon
Tout ça va très bien ensemble, je n’ai pas besoin d'explication,
« S'il y a un rapport, trouvez-le, dit le peintre, ça saute de tous les côtés comme une puce. »
L'auteur qui a lâché ce grain vivant de sel noir sourit et se réjouit de son astuce.17
14Si donc Le Soulier peut se définir comme une œuvre européenne, c’est en tant que le sens, dans le drame, est issu de la simultanéité des signes les plus hétéroclites : sans brassage ni synthèse des images, des personnages comme des peuples les plus étrangers, l'œuvre, comme l'Europe, ne veut rien dire. La "grande page" doit son génie à son patchwork ; le texte européen, à sa capacité d'association avec d'autres textes.
15La seconde version de la Préface au Soulier de satin (de l'automne 1930 également), plus difficile à interpréter, va cependant plus loin. La "page" du drame fait, cette fois, se côtoyer l'Europe tout entière et le monde. Les peuples conviés au spectacle y sont les mêmes que ceux du drame, même s'ils y sont moins nombreux, l'Angleterre (scènes IV-4 et 6), l'Italie (II-5), la Grèce (souvenir de Sous le Rempart d'Athènes), l'Amérique (IIIe Journée de l'"opus" et rappel du Livre) et l'Asie (IVe Journée du drame) :
On entend de la Tamise au Tibre un grand bruit d'armes et de mécaniques.
Toute la terre d’un seul coup s'est couverte de coquelicots blancs, toute la nuit s'est tapissée de lettres grecques et de signes algébriques.
Voici l'Amérique ruisselante qui surgit, l'Asie sent un Dieu nouveau s'agiter au fond de ses entrailles.
16Les liens qu'entretient le poème avec Le Soulier pourraient, à première vue, paraître ténus ; mais on y retrouve le même cliquetis des armes de la guerre européenne et de la croisade qu’à la fin du drame, et surtout la même attention accordée au "totum simul" international que dans toute la pièce. La sémantique, d'autre part, est la même dans les deux textes, qui veut que d'un point du monde à l'autre les signes doivent coïncider et se répondre s'ils aspirent au sens :
Quand le vent souffle, tous les moulins tournent à la fois,
Mais il y a un autre vent, c'est l'Esprit qui balaye les peuples devant soi,
Et qui, quand après un long repos le voici déchaîné, ça met en mouvement tout notre paysage humain !
Les idées d'un bout à l'autre du monde prennent feu comme du foin !
17Or, c'est exactement le même discours qui se fait entendre dans le drame, lorsque Rodrigue, rugissant et volcanique, clame dans la scène I-7 quelle sera sa mission européenne et universelle, :
Il y a cette prison dont nous avons assez, il y a ces yeux qui ont le droit de voir à la fin ! Il y a un cœur qui demande à être rassasié !18
18Le poème-préface développe sur le même modèle, enfin, le thème, précurseur de la guerre, de l'asphyxie des hommes et de l’air qui ne circule scandaleusement plus entre les peuples :
Tout cela, vous direz que ça n'a pas de rapport, mais celui qui pour mieux voir, il est monté sur un arbre,
Il sait que tout ça, c'est les mêmes cavaleries dans le ciel en chantant et la même trompette infatigable !
C'est la même chose qui ne pouvait plus durer, c'est la même bouche qui demande à respirer, c'est la même poitrine qui étouffe !
Les gestes sont différents, mais c'est le même vent qui souffle ! Et c'est pourquoi j'ai brossé cette toile où il y a toutes sortes de choses.19
19On voit maintenant quelles sont les exigences esthétiques fixées par Claudel pour ses propres drames : l'œuvre, à moins d'embrasser l'Europe entière, voire le monde, à moins d'avoir une portée supranationale, est condamnée à l'étouffement. La où l'espace ne fait pas défaut, la création sera inépuisable et le déchiffrement de l'être infini.
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20Tout se passe comme si, dans la dramaturgie claudélienne, la polyphonie somptueuse et éblouissante des codes, images, et références de la culture européenne était menacée de se taire comme voix dérisoire et obsolète, tant que ceux-ci n'obéissaient pas à un principe supérieur de rassemblement ; comme si, au contraire, tous les codes, images et références qui permettraient de réunir étaient promus au rang de voix dominante. Le Soulier construit son esthétique européenne contre les textes qui séparent et sur le modèle de ceux qui com-posent. Il semble, de façon générale, que Claudel ait détourné de leurs significations premières (par la parodie, le pastiche ou le contrepied) ceux des grands textes occidentaux inspirés, selon lui, par un esprit provincial, et qu’il ait emprunté, souvent littéralement, à ceux qui ont été, à l'opposé, explicitement conçus sous l'inspiration de "la passion de l'univers." Qu'en est-il ?
21Parmi les textes qui servent de soubassement à l'écriture du Soulier, et qu'on pourrait appeler chez Claudel l'intertexte (ou les hypotextes fragmentaires) de l'Europe, les pièces de Corneille font figure d'anti-héros. S'il a toujours éprouvé une aversion insurmontable pour Corneille, c'est, au bénéfice de la caricature, en raison de son esprit de "pédant de collège, gonflé du vent de toute sophisterie gréco-latine, [qui] se superposait au plus rembourré des bourgeois de province."20 Corneille ou l'anti-Européen : la charge est moins saugrenue qu'il y paraît. Claudel lui dénie tout génie (excepté d'avoir introduit au théâtre l'idée du sacrifice) parce qu'il aurait évacué l'espace au profit d’une "morale de l'orgueil" calfeutrée et labyrinthique où l'homme se débat sans pouvoir respirer, la loi de la Cité régissant tout à la place de tout autre, de ses sentiments à ses actions. Là réside réellement, étranger à sa nature originelle, dans la lecture (sur)interprétative du poète, le tragique cornélien, dans l'incapacité du héros classique à s'affranchir de son espace psychique et éthique, impuissance qui le coupe du monde extérieur. "Je dois avouer que [Corneille] est un homme que je ne peux pas souffrir", au point qu'"on ne dira jamais assez de mal de ce coriace, de ce cornu, de ce racorni, qui a cru suppléer, dans l'espace n'est susceptible de se superposer à la passion amoureuse des personnages qu’elle englobe, tandis que dans le drame claudélien, trajets, départs et voyages sont les métaphores de la condition humaine dans son intégralité. Aussi les souffrances des personnages de Corneille sont-elles fausses, une fois l'espace soustrait à la scène : Claudel rend interchangeables passions et monde. Ce que Rodrigue résume d'un trait, dans la scène III-11, où il faut mesurer l’écart creusé entre son rôle et celui qui a été traditionnellement réservé à ses prédécesseurs dans la dramaturgie occidentale :
Que parle-t-on dans les classes d'Annibal et de ses éléphants ?
Moi, à la tête de douze vaisseaux, j'ai gravi les monts et des volées de perroquets se sont mélangées à mes cordages ! J'ai ouvert sous mon étrave une houle de montagnes et de forêts ! [...]
Les Grecs et les Romains n'ont jamais vu rien de pareil !21
22La tragédie racinienne peut se situer, avec encore plus d'exactitude, et pour parler succinctement, aux antipodes de l'esthétique européenne de Claudel. Racine apparaît en effet, au fil des remarques et des anathèmes de son critique, comme le dramaturge de l'intolérable compartimentation de l'être. Parce qu'il a rabattu l'inépuisable du monde sur le fini de l'alexandrin, Racine a créé des figures et des situations incomplètes et en sursis. Le reproche vaut bien sûr, chez Claudel, pour tous les poètes qui ont écrit en alexandrins, et quelques nuances (tardives, il est vrai) en modèrent l'impétuosité quand, dans Le Soulier de satin et le public, il soutient mordicus, cette fois, que personne "n'a jamais rien fait de comparable à Britannicus, à Phèdre et à Athalie" ni n'a su créer un "idiome" d'une telle "suavité" que leur auteur, pas même "le grand Will", ailleurs surnommé "Double Véesse".22 Mais la reconnaissance vient tard et ne doit pas occulter qu'à l'époque de l'"opus", en janvier 1925, dans ses Réflexions sur le vers français, Claudel tire à boulets rouges, sans distinction, sur "les cohortes alexandrines de Corneille, de Racine et de Molière", sous le prétexte, bien motivé selon lui, que l'alexandrin du théâtre classique maintient l'homme "forclos" de l'univers et l'en sépare pour le séquestrer dans une réalité complots ourdis par le roi en coulisses (IV-4). Dans la première, don Léopold Auguste en appelle au "Cid Campeador" pour défendre "la tradition de l'Espagne", et don Fernand porte le même nom que le roi dans Le Cid.23 Mais dans Le Soulier Rodrigue prend la défense de l'Europe entière et s'enjoint à lui-même la mission de rassembler l'humanité ; et le roi d'Espagne a des visées mondiales qui ne se limitent plus (ou pas du tout) à la poursuite des Maures : Claudel ouvre le texte de Corneille au monde. Dans la seconde, l'Actrice glisse parmi son répertoire une allusion savante à Sertorius, dont il n'est pas exclu qu'elle ait eu un jour à tenir l'un des rôles, puisque tel est son métier, en rappelant que "l'Espagne en [s]a personne à grands plis [s'était] jet[ée] aux genoux de Sertorius", et en s'identifiant par là à Viriate, la reine des Lusitaniens qui a offert sa main au général – mais l'Actrice ne juge pas nécessaire, avec sa "voix éclatante", de s'agenouiller aux pieds du roi.24 Détails moindres, concèdera-t-on ; mais, à la façon dont Claudel a soutenu que "la pièce de J.-P. Sartre intitulée Le Diable et le bon Dieu [était] comme la contrepartie humaniste du Soulier de satin [avec] toutes les banalités habituelles", de même, Faction espagnole" est la contrepartie européenne, sinon plus large encore, du Cid.25
23À les rapprocher pourtant, les deux textes se recouvrent presque littéralement : concomitance de l'amour et de la douleur, ressort des intrigues par la présence d'un obstacle transcendant, diffraction des actions principales en lignes parallèles et en doubles, ouvertures latérales sur l'épopée, suprématie invincible des personnages féminins, les structures essentielles des deux pièces ne sont pas, a priori, étrangères les unes aux autres. Mais Le Cid est une tragi-comédie qui se joue en chambre (à Séville), alors que Le Soulier est un drame dont "la scène [est] le monde" ; et jamais dans la pièce cornélienne la catégorie de ses « cas » dramatiques laborieusement versifiés, au génie du poète par l'ingéniosité du légiste et la facon de de l'avocat."26
24La paronomase, aussi comique soit-elle, n'explique pas tout au demeurant. C'est contre le modèle dramaturgique et les structures scéniques cornéliens, hissés au sommet du genre par de blâmables critiques, que Claudel réfléchit et s'emporte, dans Le Soulier de satin et le public. Sans espace, pas de drame, et celui de Corneille, qui le fait bâiller, tourne en rond. Ainsi en janvier 1937 encore : "Je trouve [Le Cid] un chef-d'œuvre du genre grotesque [...]. Et il paraît que Corneille est un « poète » ! De même Horace. Tout cela est faux, forcé, déclamatoire, théâtral, artificiel. C'est de la littérature de régent de collège. Polyeucte ne vaut pas mieux. Heureusement que l'ennui est venu rendre toutes ces inepties inoffensives !"27 En d'autres termes, l'espace cornélien est un espace impossible parce qu'il est un espace mort et stagnant. C'est du moins de la sorte que le juge Claudel dans un débordement critique supplémentaire, lorsqu'aux "plaidoiries" fastueuses et aux "propositions dialectiques" interminables des personnages du "théâtre français classique et bourgeois", il préfère l’impatience, le vivant organique – qu'il nomme le "rugissement" – des siens.28
25Deux références explicites à l'œuvre de Corneille, dans Le Soulier, permettent de mieux comprendre quelle transformation Claudel a fait subir aux pièces du "Romain" et comment il a détourné ses pièces de la tradition européenne. La première se trouve dans la scène des "pédants de province" (III-2), la seconde, dans celle des "plaidoiries" de la basse politique et des irréelle. L'alexandrin légifère, il est ordre et mesure, mais surtout il interdit, pénalise, châtie tout ce qui ne se coulerait pas dans son moule ; en lui le langage commande au réel et sanctionne tout ce qui le dépasserait. Et Claudel de reconnaître "dans les magnifiques textes du Code Pénal le balancement de nos vers classiques."29
26Il faut, ici comme ailleurs, faire la part de l'exagération et de l'outrage, mais un fait demeure certain : le support poétique à la représentation du monde à l'âge classique est un support chancelant, car il ne peut guère soutenir que son propre poids. En outre, le monde racinien, à en croire Claudel (ou plutôt à le suivre), ne craint rien tant que l'étendue. De même que, le contenu et le chiffre de son rythme épuisés, l'alexandrin ne peut aller au delà sans subvertir la (sa) nature, de même, son territoire reconnu, l'homme racinien ne songe un seul instant à l'étendre. Aussi est-ce la découverte qui ferait le plus scandaleusement défaut à son théâtre sous la plume de son critique. Dans un cas comme dans l'autre, celui du langage et celui de l'homme, il y aurait, pour filer la métaphore pénale peu obligeante de Claudel, transgression. Le régime de l'ancien se confond à nouveau ici (mais sur des bases inexplorées jusqu'alors) avec celui de l'étriqué et de l'interdit.
27Il existe pourtant un point de contact, assurément, quoique presque invisible, entre Phèdre et Le Soulier. Claudel n'est pas loin, même, en dégageant ce qu'il estime être l'essence de la tragédie célèbre, qu'il ne peut "lire sans un frisson [...] sublime", dans sa Conversation sur Jean Racine, d'indiquer d'où pourrait provenir la scène la plus obscure du Soulier, celle de l'Ombre Double. Il y avance à son interlocuteur Arcas, peu avant de conclure, que le "point essentiel de tout le théâtre de Racine", et plus particulièrement de Phèdre, réside dans le "corps à corps des amants ne fût-ce qu'une seconde dans l'impossibilité."30 L'Ombre Double dit, elle aussi, dans la scène III-13, avoir "existé une seconde seule", lors de l'impossible "soudure" des "âmes" et des "corps" de Rodrigue et de Prouhèze.31 La comparaison, toutefois, s'arrête là, et Merveille n'est pas davantage Phèdre que le vice-roi Hippolyte. Sciemment ou non, le roi d'Espagne prend l'exact contrepied, dans la scène I-6, de ce qui fait pour Claudel la substance du monde racinien. Quand le moment est venu pour lui de savoir qui il placera à la tête de l'Amérique, le roi brosse le portrait du vice-roi idéal à qui incombera, paradoxalement le mieux, cette tâche – "un homme jaloux et avide !" – avant de passer aux conditions qui seront exigées de lui :
D'un seul éclair il a su que c'est à lui ["ces Indes prodigieuses dans le soleil couchant"], et cette sierra toute bleue il y a longtemps qu'elle se dressait à l'horizon de son âme ; il n'y a rien, dans cette carte sous ses pieds qui se déploie, qu'il ne reconnaisse et que d'avance je ne lui aie donné par écrit.
Pour lui le voyage n'a point de longueurs et le désert point d'ennuis.32
28Comment ne pas percevoir l'écho (déformé) de cette image enchanteresse du désert dans le vers célèbre et symétriquement inverse de Bérénice :
Dans l'Orient désert quel devint mon ennui ?
29Il est indéniable que dans ce dernier vers "Antiochus évoque la souffrance de la séparation et de l’exil loin de sa bien-aimée [et que] dans Le Soulier le désert est régulièrement associé à la souffrance de l'amour."33 Mais il faut aller plus avant dans l'interprétation de l'intertexte : l'exil dans le désert est synonyme, chez Racine, de mort-au-monde ; loin de Rome, loin d'Europe, il est l'espace où, le regard et la parole n'ayant plus prise sur autrui et ne pouvant plus séduire, la scène se fonde en tragédie. Dans Le Soulier au contraire, c'est grâce à la souffrance liée à l'exil que les amants – Prouhèze dans la fournaise ardente de la "petite capitainerie en enfer" embrasée sous le soleil du désert marocain, Rodrigue dans ses déserts américain, asiatique et océanique – parviennent le plus sublimement à se dire leur amour : la passion est tributaire de l'espace séparateur.34 Et le sacré, comme elle, est dénué de sens, chez Claudel, sans ce retrait sacrificiel de la présence de l'autre ; ce n'est pas en Espagne, ni en Europe, mais quand chacun d'eux s'en est allé le plus loin d'Europe que les amants sont les plus proches l'un de l'autre. L'étendue spatiale et la démesure prosodique empêchent la tragédie chez Racine ; la proximité et la mesure empêchent le drame chez Claudel. Rien d'étonnant, en fin de compte, à ce qu'il ait préféré au classique nec plus ultra du XVIIe siècle français, qui trouve son expression dans "le champ clos artificiellement délimité par l'élève de Port-Royal", le baroque plus ultra du XVIe siècle espagnol, dans le choix des sources européennes du Soulier.35
30Plus déconcertante en revanche est la façon dont, dans l'écriture de son drame, il a réglé ses différends avec l'humanisme (pourtant tout européen) de Goethe, et qui mériterait à elle seule une place spéciale dans une anthologie des règlements de comptes littéraires. Claudel cependant a connu Goethe à travers les lectures qu'il a faites (ou plutôt subies, à ses propres dires), dès son adolescence, de Wilhelm Meister, Hermann et Dorothée et Faust pour l'essentiel, et, plus tard, par l'intermédiaire de l'essai de Suarès, paru au moment de la rédaction de L'Annonce, intitulé Goethe le grand Européen. Mais rien, et à aucun moment, pas plus par sa lecture directe des œuvres de Goethe que par celle d'ouvrages critiques sur l'auteur de Poésie et vérité, ne lui a paru digne de se hisser à quelque prétention européenne, littéraire ou philosophique, que ce soit dans toute l'œuvre goethéenne. La remarque de préambule vaut qu’on s'y arrête pour comprendre contre quel type de création européenne, voire universelle, Claudel s'est élevé.
31Il a très tôt, on le sait, coiffé le poète de Weimar d'un bonnet d'âne et, une épithète croyant devoir ici renforcer la politesse du substantif, d'un âne solennel.36 Vingt-cinq ans après, Jean Amrouche lui rappelle que "c'est [lui] qui [a] posé le bonnet d'âne sur la tête de Goethe" ; à quoi Claudel lui répond, impénitent, qu'"[il] ne le retire pas."37 Facéties et galéjades écartées, il reste que Claudel est de parti pris quand il retranche la littérature allemande (Kafka seul peut-être excepté) de la littérature européenne, pour de simples raisons linguistiques et poétiques, croyant pour une fois devoir réduire la création au support matériel de la langue. "Une des raisons pour quoi je ne puis supporter la littérature allemande (outre la pauvreté du rayon images) est son caractère inconsistant. Pas de vrais substantifs, une langue filandreuse et vague."38 Il s'en faut de peu qu'à ce reproche somme toute facile à balayer vienne s'en ajouter un autre, qui s'appliquerait chez lui spécialement à Goethe : une langue privée de "vrais substantifs" est une langue sans substance, ennemie et tortionnaire du Verbe – une langue donc apo(r)étique, "satanique". Autant de semonces (banales) qui souillent le jugement, que Claudel lui-même, du reste, s'est vu adresser et dont certains versets du Soulier ou de la trilogie par exemple, qui semblent calqués syntaxiquement de l'allemand, montreraient le bien-fondé.39 Alors ?
32Fondamentalement, Goethe fait partie chez Claudel de la "horde" des penseurs allemands qui, avec Nietzsche, s'est "acheminée vers la catastrophe de la Götterdämmerung". Sur quoi vient se greffer le fait que, en janvier 1927, "en macère de poésie, ou d'ailleurs sur toute autre question, l’opinion de Nietzsche, c'est exactement et littéralement zéro !"40 On n’est pas plus expéditif, surtout quand aux excommunications hâtives s'adjoignent des lectures incomplètes. La raison en est très probablement que Claudel a compris (si l'on peut dire) la pensée goethéenne, comme Th. Mann jusqu'en 1922, comme un système éthique profondément national, et protestant de surcroît, pour aggraver son cas, en tous points réfractaire à l'idée européenne. Il y a surtout que Claudel s'est acharné à camper Goethe dans une attitude obsidionale à l'égard de l'Europe, par l'intermédiaire de ce qu'il croit avoir été, chez lui, avant Nietzsche, la haine et le refus catégorique de l'asservissement de la civilisation à la croix catholique. C'est du moins ainsi que l'entend le "côté droit" de Jules, l'interlocuteur privilégié de plusieurs Conversations dont Jules ou l'homme-aux-deux-cravates, lorsqu'il s'entretient avec son "côté gauche", pour "affirmer avec une modeste fermeté que Goethe a été avec Luther et Kant un des trois fléaux, un des trois mauvais génies de l'Allemagne."41 Aussi est-ce au nom, ou plutôt sous le prétexte du protestantisme du poète de Weimar que Claudel lui refuse l'accès au concert européen. Comme le fait savoir non moins sectairement le vice-roi de Naples dans la scène II-5, seule une œuvre (dans tous les sens du terme) catholique mérite d'être qualifiée d'européenne, parce qu'elle réunit les hommes entre eux, tandis qu'une œuvre protestante ne peut être que nationale, parce qu'elle les isole les uns des autres et les sépare du reste du continent :
Qu'ont voulu ces tristes réformateurs sinon faire la part de Dieu, réduisant la chimie du salut entre Dieu et l'homme à ce mouvement de foi...
... à cette transaction personnelle et clandestine dans un étroit cabinet,
Blasphémant que les œuvres ne servent pas, celles de Dieu sans doute pas plus que celles de l'homme,
Séparant le croyant de son corps sécularisé.
Séparant du ciel la terre désormais mercenaire, laïcisée, asservie, limitée à la fabrication de l'utile ! [...]
Car le protestant prie seul, mais le catholique prie dans la communion de l'Église.42
33La chimie du salut : voilà très exactement la pierre de touche (la pierre d'achoppement) sur laquelle Claudel construit son imaginaire de l'esthétique européenne. Goethe, suivant ce principe irréfragable, est impardonnable d'avoir autorisé Faust à vendre son âme à Méphistophélès, se trompant scandaleusement d'adresse et commettant un trafic illicite, se livrant à un commerce interdit, l'âme n'appartenant pas à l'homme et étant donc incessible : la vente, le troc, ici, l'achat, subvertit la fonction même du rachat, le monnayage circonvient au commandement le plus élémentaire de la communion ; le poète d'Iphigénie en Tauride a fait profession d’épicier, d’"épicier luthérien", précisément, suivant la formule qui sert de blâme à Rodrigue, dans la scène I-7, pour vilipender le négoce frauduleux et simoniaque de son serviteur Isidore.43 "Goethe n'a de talent que quand il est inspiré par Méphisto [...]. Tout le monde a vendu son âme. C'est l'Enfer de Swedenborg !"44
34De nombreux emprunts à Faust sont faits cependant dans Le Soulier, mais tout se passe comme si chacun d'eux montrait, sur le mode sérieux ou (le plus souvent) grotesque, la voie sur laquelle le drame ne devra pas s'engager. Faust penche pour Satan au lieu de s'en remettre à Dieu : tel est le choix eschatologique capital qui, aux yeux de Claudel, est la négation même de toute la pensée européenne. Au nom de l'équation métaphysique (déroutante, "consternante", a dit Gide au sujet du Soulier en octobre 1929) du protestantisme et du satanisme, qui vaut autant chez lui pour l'Allemagne que pour l'Angleterre de Cranmer, Knox et Élisabeth "l'Usurpatrice", et en celui de l'adéquation culturelle et politique (plus traditionnelle) du protestantisme et de l'anti-européanisme, Claudel, par le truchement du vice-roi de Naples, sape les fondements de la pièce de Goethe. La "chimie du salut", qui intéresse le genre humain dans sa globalité, s'est réduite, entre les mains de l'alchimiste solitaire qui a désespéré du savoir philosophique, dans son cabinet d'étude comme dans la cave de Leipzig, à "cette transaction personnelle et clandestine dans un étroit cabinet."45 Comment ne pas observer ici l'apostrophe de Claudel à son bouc émissaire ?
35La fin de non-recevoir de la pensée goethéenne, ainsi que la réfutation, au nom d'une exigence européenne, des thèses faustiennes, sont liées à ce qui suit : Faust détruit l'homme dans son rapport à Dieu, quand au contraire les personnages du Soulier, se sachant toujours comme lui en retrait du sacré – et particulièrement le plus aventureux et le plus satanique d'entre tous, Camille, le sauvage croyant à l'état pur – tentent ultimement de le reconstruire, de "com-poser" à nouveau avec lui, le "Vieillard dangereux" qu'il s'agit d'amadouer pour s'en attirer les faveurs. Camille ou l'anti-Faust, qui refuse, dans sa grande leçon de théodicée pure à Prouhèze, de compromettre l'homme vis-à-vis de Dieu par le miroir aux alouettes de la rédemption et, pour vider subitement la querelle, de négocier le moindre échange entre l'homme et "l'Infini", "la Toute-Puissance", "le Créateur" et "le sympathique Artiste".46 Le concept (ou le dogme) de l'élection, d'autre part, qui sous-tend l'œuvre de l'auteur d'Egmont, outre qu'il est jugé superfétatoire par Claudel, constitue une nuisance grave à l'humanisme européen, pour la simple raison qu'il le contredit. Rien de haïssable autant que le principe de l'unique dans le système du Soulier, qui met en place au contraire, et souverainement, le principe du collectif et le hisse bien au-dessus de celui de l'individuel. Pas de délivrance de l'âme sans libération collective des peuples, ainsi que le clame haut et fort Frère Léon dans la dernière exclamation du drame, qui exclut une interprétation par trop singularisante et particularisante :
Délivrance aux âmes captives !47
36C'en est fini du règne du particulier à la fin de l'"opus mirandum", car Rodrigue, qui a cessé d'être asservi aux affaires humaines, ne gagne rien seul en mourant : c'est le genre humain qui, sans affinités particulières, est objet d'élection. "Catholique veut dire universel", comme l'explique Claudel dans son essai de novembre 1927, Religion et poésie, et "vous ne comprenez pas une chose, vous n'avez aucun moyen de vous en servir convenablement [...] si vous ne comprenez pas sa position dans la communauté générale des choses visibles et invisibles, si vous n'en avez pas une idée universelle, si vous n'en avez pas une idée catholique." Même chose en poésie, où le sens est tributaire de la totalité qu'il subsume. "Bien sûr, même sans une idée générale de la terre et du ciel, vous pouvez faire de la très jolie poésie, vous pouvez ciseler de délicates œuvres d'art, vous pouvez combiner des bibelots fort curieux et intéressants. Mais dans cette poésie païenne, il y a toujours [...] quelque chose d'étriqué et de gêné." Et de conclure sur les simulacres poétiques purement ornementaux qui, à son dire, sévissent partout, au moyen d'une brève parabole : "Même pour le simple envol d'un papillon le ciel tout entier est nécessaire. Vous ne pouvez comprendre une pâquerette dans l'herbe si vous ne comprenez pas le soleil parmi les étoiles."48 "Étriqué" : l'épithète, modérée quand elle s'applique aux "bibelots" de Mallarmé, de Keats ou de Gongora, implicitement mentionnés dans l'essai, serait en revanche un euphémisme pour qualifier, chez Claudel, la pâleur cadavérique et la froideur marmoréenne des héros goethéens.
37Qu'on en juge à l'aide de quelques souvenirs, pas aussi défraîchis que le dramaturge a bien voulu le laisser entendre. Dans la scène III-3 du Soulier, le spectateur peut apercevoir "au loin une terre couverte de riches plantations d'où s'élèvent des colonnes de fumée [et] toute une série de villages qui brûlent", l'incendie ayant été provoqué sur ordre de Rodrigue, jaloux, lequel agresse Almagro, condamné à être pendu, en ces termes :
[...] j'ai de la joie de voir ce feu qui dévore ton œuvre. [...] Oui. j'ai de la joie de détruire cette œuvre qui s'était permis d'exister sans moi.49
38Or, cet incendie meurtrier qui ravage les travaux d'Almagro, comme il a été justement remarqué, "rappelle celui que Faust dans sa jalousie demande à Méphisto d'allumer. En effet, Faust se montre jaloux de la petite chapelle et des tilleuls de Philémon et Baucis [...] comme Rodrigue de l'œuvre d'Almagro."50 Seulement, à la différence du sacrilège démoniaque de Faust, le geste de Rodrigue n'a d'autre finalité que de forcer Almagro à quitter ses terres pour conquérir un territoire infiniment plus étendu que celui sur lequel il vivait ; la destruction est l'étape par laquelle il faut passer pour parvenir à la possession du monde. Aussi Rodrigue rend-il sa victime à l'humanité quand Faust, par la même tentation, s'est coupé d'elle.
39Autre exemple de déviation flagrante par rapport au texte de Goethe : à la fin de la scène III-8 "se dessine l'image gigantesque de l'immaculée Conception", apparition énorme et triomphale qui semble être la réponse symbolique de la Vierge aux menaces et aux objurgations dont Prouhèze l'avait avertie, en se déchaussant, dans la scène I-5.51 Or, ce décor impressionnant provient à n'en pas douter de la fin du second Faust lorsque, après la mort de l'alchimiste en quête de la pierre philosophale, un chœur d'anges et de séraphins emporte son âme et qu'une indication scénique porte : "Mater gloriosa s'approche en planant." Le poème dramatique, de plus, s'achève sur une strophe dont le vers
Tout ce qui se passe n'est que symbole
40rejoint de très près les réflexions de Claudel sur les liens qui unissent les destinées humaines aux desseins célestes : "Tout ce qui est est symbole, tout ce qui arrive est parabole", "la nature est symbole, l’Histoire est parabole." De même, lorsque Claudel évoque en de longues guirlandes poétiques de jubilation le métier de Rodrigue comme ingénieur, dans les scènes III-2, 6 et 11, le drame de Goethe sert encore de référence : on se souvient que Faust lui aussi achève son existence en s'adonnant à de grands travaux de génie civil. Claudel, néanmoins, fait subir une profonde modification à ce dernier hypotexte latent ; car autant Faust cherchait à faire reculer la mer derrière la terre, autant le vice-roi des Indes, à l'inverse, fait envahir la terre par la mer, en perçant l'isthme de Panama. Le décalage est de taille, quand on sait le rôle capital de rassemblement des hommes et des peuples que Claudel, émerveillé par les travaux du canal de Suez par exemple, a toujours confié aux mers et aux océans : là où Faust œuvre seul (et peut-être dans la mauvaise direction), Rodrigue fait travailler le monde entier pour le bien collectif. La scène IV-5 enfin, qui met aux prises sous la double coupe sportive et scientifique l'équipe de Bidince et celle de Hinnulus (lequel, comme son nom l'indique et ses cris le soulignent, hennit comme un âne, l'âne Goethe), est parsemée d'allusions mythologiques (à Silène, à Protée, etc.) qui, toutes, sont empruntées à la "Walpurgisnacht" du second Faust : probablement pour montrer que, par l'utilisation surabondante et surannée qu'il a faite de la mythologie grecque, Goethe a le droit de participer au grotesque "tug-of-war" des deux professeurs et, avec eux, de "tomber les jambes en l'air."52
41Mais on ne peut, en dernier ressort, et les plaisanteries savantes les plus épaisses mises de côté, faire l'économie des remarques suivantes. Derrière la dérision – comme celle qui fait dire à l'irrépressible, dans la scène II-2, que la vieille doña Honoria "se décollera du dos de cet employé comme Marguerite du crâne de Jupiter", clin d'œil désobligeant à la jeune et belle héroïne de Faust comme à la sage Pallas Athéna53 –, c'est toute la représentation, sérieuse cette fois, du monde occidental et des rapports de l'Occident à l'Orient simultanément chez Goethe que Claudel va subvertir dans Le Soulier. L'un des plus longs poèmes du Divan occidental-oriental, "Gingo Biloba", est un texte d'une extrême importance pour comprendre les scènes de l'Ombre Double et de la Lune (II-13 et 14). À la semblance de l'"éventail" qui symbolise le tremblement obscur de l'Ombre Double et de la "palme" qui le fait du frissonnement nocturne de la Lune, la feuille mystérieuse du poème possède une secrète signification allégorique, comme la décrit le préambule :
La feuille de cet arbre qui, de l'Orient,
Est confié à mon jardin,
Offre un sens caché
Qui charme l'initié.
42Fait écho, de surcroît, à la problématique de l'être (simple ou composé) qu'exposent les apparitions fugitives du drame, à la fois unes et embrassant les deux amants "stellaires", l'interrogation du poète de "Gingo Biloba" sur l'ontologie de cet être au "sens caché" dans une strophe suivante :
Est-ce un être vivant
Qui s'est scindé en lui-même ?
Sont-ils deux qui se choisissent
Si bien qu'on les prend pour un seul ? [...]
Je suis à la fois un et double.
43La ressemblance, déjà frappante, va toutefois encore plus loin. De même que dans les deux scènes centrales du drame Prouhèze et Rodrigue s'adressent la parole grâce à l'intermédiaire des deux astres dans "la miséricorde d’Adonaï", de même, dans le poème de Goethe, le poète Hatem converse avec Souleïka, la femme aimée. Leur dialogue recoupe en tous points celui, amoureux aussi, qui se fait aussi à distance, des amants du Soulier :
Souleïka. – Qui a pu réunir pareil couple ? [...]
Hatem. – Que cela soit un symbole de notre bonheur !
Je nous vois déjà, toi et moi,
Tu m'appelles, bien-aimée, ton soleil,
Viens, douce lune, enlace-moi !
44L'Ombre Double, elle aussi, fait place à la Lune et cède la parole aux amants. Mais surtout, la fin du poème, comme les deux scènes de Claudel, dévoile la signification symbolique de ce dialogue amoureux : l'homme et la femme qui s'aiment et qui sont séparés, Hatem et Souleïka, sont à l'image de l'Orient et de l'Occident qui, éloignés l'un de l'autre, languissent de se réunir. Goethe achève sur cette moralité l'une des dernières strophes du poème du Divan :
Si tu es séparé de ta bien-aimée
Comme l'Orient de l'Occident,
Le cœur s’élance à travers tous les déserts,
Il se fait partout escorte à lui-même.54
45Voilà également quel pourrait être le "sens caché" des deux scènes les plus sibyllines du Soulier. Mais on s'y méprendrait. Contre (et malgré) la tentative poétique et théorique de Goethe d'unir l'Orient et l'Occident en conviant l'humanité autour d'une même table :
L'Occident comme l'Orient
T’offrent à goûter des choses pures :
Assieds-toi au grand festin. [...]
L'Orient et l'Occident
Ne peuvent plus être séparés,
46Claudel affirme que ni l’Orient ni l'Occident n'ont chez Goethe la moindre réalité ; en d'autres termes, que son festin n'a pas de substance.55 "Le Divan oriental-occidental ne se sauve [de "l'émanation satanique" et de la "froideur"] que par un petit côté philistin et Biedermeyer assez rafraîchissant : on dirait un fez sur la tête d’un épicier de Cannstadt !"56 Parce que son œuvre aurait témoigné contre l'existence d'une unité culturelle et d'une sphère religieuse communes à toute l'Europe, parce qu'il aurait remplacé comme un forcené le salut et le collectif par le singulier et le commerce frauduleux de l'âme d'un élu, parce qu'il aurait enfin substitué au travail de la grâce agissante sur le monde les catégories métaphysiques de l'olympien et du prométhéen appliquées à l'individu seul, vaines situations de qui se débat fébrilement dans un monde (spinoziste) sans Dieu, Goethe se voit rejeté des structures fondatrices de l'esthétique européenne de Claudel.
47Il serait pourtant abusif d'inférer de ce qui précède que la pregnance des marques nationales sur une œuvre suffirait à convaincre Claudel de l'inanité de celle-ci. Même emporté par les interprétations les plus excessives, il n'a jamais fondé à vrai dire de théorie de la littérature européenne (ou de l'art européen) à proprement parler, sauf à titre exceptionnel, pour la différencier – mais de loin – des autres continents littéraires. Il est un fait, nonobstant, qu’un créateur (jugé) en trop étroite dépendance vis-à-vis de son milieu culturel ne trouve chez lui aucun crédit.57 À ce titre, le cas de Wagner, particulièrement complexe, fait figure d'exemple révélateur. Dans une lettre de mars 1920 à Margotine (surnom donné à Audrey Parr, la femme d'un diplomate de la légation britannique au Brésil, que Claudel a connue à Rome en 1916 et 1917), il écrit qu'il se trouve "engagé dans une histoire de vieux conquistador malheureux en amour qui se venge en ravageant le Maroc et en culbutant la Cordillère des Andes, [où] il y a aussi des pêcheurs, une négresse, un licencié en théologie chinois, un proxénète napolitain, un renégat hollandais."58 Ce renégat hollandais fait problème puisque, même si pour Jacques Petit il sera le personnage de Camille, qui deviendra en effet "Ochiali" le renégat, il ne figure aucun rôle de la sorte au répertoire du Soulier.59 Le rôle, pourtant, n’a pas été abandonné, mais transformé car, comme l'a démontré Antoinette Weber-Caflisch, "on ne comprend pas bien comment Camille pourrait être hollandais, que les Pays-Bas soient encore [en 1577] ou ne soient déjà plus [en 1648] espagnols" ; c'est qu'"il faut voir dans cette affectation hollandaise primitive la véritable marque d'origine de Camille : n'est-ce pas sous l'influence du Vaisseau fantôme, ou Fliegende Holländer que Claudel a conçu son personnage de double satanique [Camille sera surnommé "Cacha-Diablo"] dont l'âme ne peut être sauvée que par une femme prête à faire don de sa vie par amour [Senta-Prouhèze] ?"60
48Or, il faut remarquer que tout le jeu de scène des deux équipes qui tirent sur la même corde, dans la scène IV-5, la plus burlesque du drame, est inspiré assurément du premier tableau du Vaisseau fantôme, où s'affrontent l'équipage de Daland et celui du Hollandais, elle-même construite sur un jeu d'échos parodiques ; ou encore, que l'une des thématiques principales de l'opéra wagnerien recoupe celle qui structure tout Le Soulier : "il s'agit ici et là pour une jeune femme [Prouhèze, Senta] de sauver un héros damné [Camille, le Hollandais] en dépit d'un engagement avec son rival [Rodrigue, Erik] ; et dans les deux drames, la jeune femme donnera sa vie pour le héros maudit avec qui elle choisit de mourir, assurant par là même son salut."61
49Wagner est donc loin d'être absent du drame espagnol ; Claudel ne fait pas non plus mystère de sa dette envers le compositeur quand, dans une note tardive du Journal, il reconnaît, peut-être excessivement, que, "au fond, [Le Livre de Christophe Colomb] c'est la répétition du drame de Wagner, [avec] la rencontre sur le bateau, le filtre [sic] et l'empoisonnement."62 Et c'est encore sur Wagner que, en citant une page de L'Art romantique, il s'appuie pour fonder, en avril 1930, l'une de ses idées maîtresses, l'unité du monde. "Les choses [se sont] toujours exprimées par une analogie réciproque, depuis le jour où Dieu a proféré le monde comme une complexe et indivise totalité (cf. Baudelaire : Tannhäuser et Richard Wagner à Paris)."63 Néanmoins, si l'entreprise totalisatrice de l'opéra wagnerien est connue, abondamment commentée et souvent même admirée de Claudel, rien, dans l'univers des formes musicales et la métaphysique qui le sous-tend, ne lui semble digne, ni même susceptible, de figurer dans la culture européenne.
50Il peut paraître étonnant que le thème de l'errance éternelle, si cher à Wagner, ait peu retenu l'attention de son critique, lequel s'est efforcé de le dissimuler sous d'épais voiles pour lui préférer d'autres connotations. Car Wagner apparaît sans cesse, dans les deux essais critiques majeurs de Claudel qui lui sont consacrés, en janvier 1927 et en mars 1938, comme le musicien du pâteux et du sur-place. "L'Or du Rhin [est] une ratatouille boche [...], une espèce de salade légendaire et métaphysique, ruisselante de sauce", écrit-il entre autres civilités. "Le reproche que Stravinsky adressait à la musique de Wagner... C'est une pâte, disait-il, je m'en souviens. Tout est amalgamé."64 Moins culinaires, les métaphores employées ne sont guère plus tendres pour critiquer la sensation de stagnation qu'il croit se délivrer de ses opéras, soit que "Wagner ait utilisé jusqu’à l’écœurement le procédé du leitmotiv" qui fait piétiner l'action du drame, soit que, "quand ce fut [pour Claudel ambassadeur] le grand coup de vent des traversées, l'Amérique, les tropiques, la Chine, le Japon, [...] Wotan et son commerce souterrain avec la grosse Erda avait perdu pour [lui] pas mal de son intérêt."65
51N'y eût-il que cela à son passif, Wagner s'en serait encore sorti à assez bon compte ; mais il y a bien davantage, et des charges qui pèsent autrement plus lourd sur lui. Est-ce un hasard si le dramaturge emprunte justement à Tristan et Isolde le motif de la scène I-3 du Soulier, animée d'un faux mouvement, où Camille et Prouhèze marchent l'un à côté de l'autre, chacun d'un côté de "la longue muraille [...] d'une espèce de charmille formée de plantes aux feuilles épaisses"66 – et au Vaisseau fantôme celui de la scène II-8, dans la plus parfaite immobilité, où Rodrigue, à bord de son bateau "immobile en pleine mer", "l'un de ses mâts coupé par le milieu", au large de Mogador, est contraint de ne pouvoir accoster, suite au flamboiement d'une grande "flamme rouge, pan ! et ce boulet qui [l'a] fauché" ?67 Au lieu d'aller de l'avant, les héros de Tristan se contentent, pour tout mouvement, d'infimes "tortillements" et, au lieu de se diriger dans la bonne direction, "Wagner, nettement engagé avec Tannhäuser et Lohengrin sur la route du Christ, s'est tout à coup détourné et enfoncé dans la forêt hercynienne."68
52Voilà certainement où Claudel situe l'écueil wagnérien : formidable créateur de mythes, mais mystagogue trop national à qui aurait échappé que le mythe véritable tire sa puissance de son universalité. Or, à la place de l'univers, avec Siegfried et la Walkyrie, "nous sommes en pleine Germanie, [et] toute l'œuvre de Wagner s'organise autour de ça !", si tant est que, avant toute chose, dans "la Tétralogie tout entière", Wagner ne soit que le très contestable "contemporain de Bismarck."69 Aussi, coupé de la vocation première de la mythologie, l'opéra wagnerien se serait-il peu à peu politisé, historicisé et nationalisé en même temps qu'il aurait délibérément renoncé à faire partie du concert européen et se serait le premier engouffré dans l'abîme de la Dämmerung. C'est en bonne partie pour cette raison que Claudel reconnaît (peut-être à tort), dans son essai sur Le Drame et la musique, en mars 1930, s'être délivré de ses enchantements obsolètes et empoisonnés.70
53Toutes choses égales d'ailleurs, Claudel est connu, de façon tout à fait motivée, pour avoir eu la dent dure dans ses jugements critiques, et souvent même lorsque l'objet qui soulève son ire (comme le montre superbement l'exemple de Pascal) se rapproche le plus de ses propres choix et préoccupations. Les demi-mesures sont chez lui systématiquement suspendues, comme le régime de lecture à l'emporte-pièce parfois de rigueur : c'est le prix qu'il a toujours payé, au risque de prêter facilement le Banc à la critique à son tour, pour avoir exigé de la moindre de ses appréciations qu'elle ait une portée absolue et une valeur générale qui vaudraient pour tout. C'est que la création, dans la réflexion claudélienne, n'est pas une fin ni une sphère séparée, aussi supérieur son rang soit-il, mais un moyen et une situation de l'être devant la totalité. La littérature, à ce titre, ne s'avance jamais comme une solution et, si elle le prétend, ses limites s'en trouvent d'autant plus vite aperçues. La demande littéraire, comme on voit, est ici, sinon excessive, pour le moins colossale et sisyphéenne. Il serait donc erroné de taxer le poète de surinterpréter les œuvres, puisque toutes tendent chez lui vers un point qui les dépasse, qu'elles ne visent d'ailleurs pas forcément toutes et qu'elles passent sans exception, ou plutôt comparaissent devant le tribunal du Mané, Tékel, Pharès de l'éternel. Méthode (si c'en est une) ou souci qui comporte (au moins) deux risques majeurs : d'engendrer la monotonie et de glisser vers l'intolérance – risques, au demeurant, théoriquement calculés par Claudel, sinon toujours pratiquement contrôlés, la tâche étant trop ardue. Au moment où tout, l'art y compris, est perçu à l'heure des fins dernières, et toute tentative d'apologétique découragée d'avance, la surmesure n'est pas dans le jugement critique, mais dans sa finalité – et les sentiers escarpés qu'elle emprunte –, aussi extérieure à son objet soit-elle.
54L'hostilité à l'esprit européen (et/ou à l'universalité) n'est évidemment pas la seule raison pour laquelle Claudel a convoqué dans son œuvre, pour les congédier ensuite, certains des plus illustres créateurs. À aucun moment, et bien qu'il soit une somme esthétique des formes périmées et novatrices de l'Occident, Le Soulier de satin ne revêt l'apparence d'un traité sur l'art européen. Mais, à force d'allusions plus ou moins immédiatement repérables et lisibles, le drame finit par dessiner des contours, assembler des constantes et tracer des frontières entre ce qui, sur le plan esthétique et scriptural, appartient en propre à l'Europe et ce qui lui est réfractaire. Ainsi par exemple, tout ce qui se dresse, même non expressément, contre le catholicisme est relégué, à de rares exceptions près, hors de la sphère européenne du drame, les deux termes étant, aussi bien, interchangeables et synonymes l'un de l'autre. Une immense diagonale traverse de la sorte Le Soulier, qui va de la mythologie grecque, préchrétienne donc sous-européenne, aux écrivains et aux philosophes des XIX et XXe siècles qui, pour s'être détournés de la religion, sont tenus pour responsables du déclin de l'Europe. Le raccourci n'est pas aussi caricatural qu'il y paraît ; de fait, Claudel s'est rarement montré aussi intraitable, pour ne pas dire intolérant, que sur ce dernier point.
55La chanson de geste, pourtant admirée par le poète, qui a placé La Chanson de Roland aussi haut que les vers de Virgile et de Dante, fait les frais de la satire du vice-roi des Indes, lequel fait montre d'une désinvolture peu commune à son égard pour se débarrasser de son (trop) scrupuleux secrétaire don Rodilard. Où Claudel se moque de lui-même et, le rire n'étant incoercible que s'il a prise sur tout, même sur ses préférences, caricature ses propres personnages, à la façon d’un Scarron moderne. Le jeu spéculaire avec le sujet même du Soulier est savoureux, qui fait ici miroir aux expéditions guerrières, beaucoup moins épiques, de Camille au Maroc, Sept-Épées en Algérie et don Juan d'Autriche en Turquie :
Le vice-roi — Que lisez-vous dans votre main, Monsieur le Secrétaire ?
Don Rodilard. – L’histoire de Charlemagne, Monseigneur.
Le vice-roi. – Et qu'est-ce qu'il y a d'intéressant dans la vie de Charlemagne ?
Don Rodilard. – [...] On baptisait les Saxons à tas, on amenait à Marseille par longs chapelets enfilés les adorateurs de Mahomet pour en garnir les galères de Sa Majesté. [...]
Le vice-roi. – Si je fais Charlemagne, le féal Ramire fera Roland et gare aux Sarrazins qui le viendront chatouiller !71
56Il n'est peut-être pas de plus féroce critique et d'ennemi plus acharné de Claudel que lui-même et, qui plus est, au cœur de son œuvre, où il souligne ses excès et ses emportements, pour le plus grand profit du rire (même si, en atténuant les pires intempérances, il ne parvient pas à les effacer complètement et ne contrebalance pas tout) et d'une lecture supportable. Mais, comme dans Protée, en 1913 et 1926, source non négligeable du drame-somme,
[Sur] cette mer où le soleil se couche, la miroitante étendue,
Là où les poètes voyaient se précipiter chaque soir l'impossible attelage au milieu des sardines de je ne sais quel dieu ridicule, l’orfèvrerie d'Apollon,
57c'est aussi là où Claudel, par la bouche du roi, est le plus irrévérencieux.72 Si la moquerie a pour objet la représentation mythologique classique du monde à la Versailles, combien elle se révèle plus sanglante encore quand le dramaturge s'en prend aux écrivains nourris de culture classique et dont la pensée ne s'est jamais affranchie, selon lui, des humanités !
La littérature classique est remplie des cortèges de Cybèle, des exploits de Bacchus et des Corybantes ! et je connais quelqu'un à ce propos qui est bourré jusqu'à la gueule de vers latins et de catarapatacades grecques !,
58se gausse sans révérence le chœur de La Lune à la recherche d'elle-même.73 On invoquera aussitôt Hugo (qui, du reste, fournit bon nombre d'éléments à l'espagnolisme du Soulier), mais il n'est, de loin, pas le seul en cause.74 On connaît la haine impitoyable, qui va parfois jusqu'à l'inconvenance la plus hargneuse, de Claudel pour les "chiens de garde" de l'Europe anti-cléricale de 1830 à 1914, dont Schopenhauer, Taine et Renan pour les aboyeurs les plus dangereux.
59Mais il y a beaucoup plus : ce sont bel et bien tous les écrivains qui ont tourné le dos à la religion (et Claudel est prompt à l'excommunication) qu'il rend responsables du déclin de l'Europe parce que, pour suivre son argumentation, ils ont en même temps tourné le dos à la modernité du présent. Naïveté aurorale ? Il faut voir : en un apophtegme lapidaire, il écrit dans son Journal, en juin 1934, que "la philosophie du XIXe siècle est un fumier, c'est-à-dire de la paille fécondée par l'excrément."75 Dieu absent(é), l'œuvre comme la pensée souffre d'un manque à être essentiel et doit (au mieux) se suffire par son génie propre, maigre consolation. Il s'en explique dans Poésie et religion en novembre 1927 : "Au XIXe siècle c’était bien de la vraie poésie, mais c'était de la poésie sans Dieu. Beaucoup de poètes français du XIXe siècle avaient du talent et même du génie, mais ils n'avaient pas la foi. Et si leur œuvre fait à certains l'effet d'un amas de décombres [...], la cause de ce rapide déclin n'est pas qu'ils manquaient de talent, mais qu'ils manquaient de religion."76 Aussi est-ce sous le prétexte qu'une œuvre sans Dieu (et il ne fait pas un pli, pour Claudel, que la mythologie, la légende et la fable lui sont incompatibles) est incomplète, que la culture européenne qui l'a produite souffrait déjà d'un manque pitoyable, ravagée comme un "amas de décombres". Que les écrivains se soient complus à peupler leur imaginaire de vers latins ou de mythes grecs serait sans gravité si, ce faisant, cette plongée dans les eaux mortes et l'univers factice de l'âge classique ne les avait empêchés de réfléchir la surface du temps présent – et le temps présent équivaut ici à l'universalité, que, faute de l'avoir embrassée, les écrivains ont tout bonnement répugné à comprendre.
60Exaltée, l'universalité commande à la dynamique de la civilisation ; exclue des œuvres, l'image de l'Europe ne peut être qu'une image affadie, celle, inadmissible comme telle, de la sempiternelle lamentation sur la décadence. "Toute l'œuvre positive du XIXe siècle a été pour les artistes comme si elle n'était pas. Examinez combien peu ont été intéressés par le présent, sympathiques à ce qui changeait et se transformait sous leurs yeux [...]. Cela, il n'y a eu que les économistes et les socialistes pour essayer de le dire tant bien que mal dans leur patois." De quoi secouer les lieux communs les plus habituellement répandus sur Claudel, que de le surprendre à faire exceptionnellement marquer un point à Stuart Mill, Dilthey, Saint-Simon, Fourier ou Jaurès, et d'en faire perdre un aux écrivains qui ne sont pourtant pas restés en demeure, comme Zola ou Verhaeren. Et Claudel, dérogations pour surprises, à quoi s'ajoutent des lectures paradoxales, de dénoncer l'anachronisme, c'est-à-dire ici l'anti-européanisme, des sommets et des splendeurs littéraires du siècle passé. "L'œuvre de Balzac n'est qu'une espèce d'énorme Götterdämmerung, la Grandeur et Décadence du Passé, [avec] toutes les manières dont une société s'y prend pour finir" ; celle de Flaubert "est partagée entre la fascination du passé et une vision haineuse du présent" ; "toute l'occupation des réalistes [...] est une minutieuse calomnie de leur époque" ; "un Loti", enfin, "se lamente comme un petit enfant devant les choses mortes qu'il ne peut empêcher de s'écrouler." Même critique, sous le même prétexte, envers les écrivains "réactionnaires [...] qui essayent de nous faire croire que les cadavres" – ceux de la civilisation apparemment – "s'ils ne peuvent vivre, peuvent très bien remuer et que l'on peut en faire d'excellents automates."77
61L'Europe meurt parce que les artistes auraient préféré le classicisme, le provincialisme et le passéisme à l'intelligence universaliste du monde moderne. "Il est curieux de constater qu'au XIXe siècle", conclut Claudel dans un texte plus tardif, "c'est l'obsession, la passion du passé, qui caractérise toutes les formes de l'art et de la littérature. Le romantisme avec Hugo, Delacroix, Berlioz, Meyerbeer, A. Dumas et les feuilletonistes, Th. Gautier, Walter Scott, Wagner et plus tard les Parnassiens, Leconte de Lisle, Hérédia, Chateaubriand, Loti, Proust. Les fouilles, les exégèses. Même les réalistes, Balzac, Flaubert, ne se sont pas tournés vers l'avenir. Au rebours, le profond mouvement de Saint-Simon à Marx."78 Marx ? On a tout lieu d'être étonné, chez Claudel, de la réhabilitation surprenante de ce dernier, et au nom de la survie de l'esprit européen. C'est que les tenants de l'ordre ancien, sur le plan esthétique et idéologique, ont failli menacer de ruine l'Europe du présent, en se retournant, vieux Orphées, sur d'oubliables Eurydices.
62À l'appui de ces thèses, nul n'est plus (injustement) maltraité que Gide, quoiqu'il n'ait jamais, que l'on sache, renié l'esprit européen. Mais il y a surtout que la majorité des références à l'œuvre gidienne dans Le Soulier sont des attaques contre son éthique. Ce sont tout d'abord Les Caves du Vatican (1914) qui attirent à elles les foudres du poète et dont on peut retrouver la problématique spirituelle dans la scène I-7 du drame. Rodrigue y tente vainement de baptiser le Chinois (qui se sert de "l'Écriture comme un épicier luthérien", tout licencié en théologie soit-il), comme Claudel avait essayé, de façon pressante, de convertir le "contemporain capital" au catholicisme.79 Dans la scène I-14, un soldat conduit le Chinois auprès de don Balthazar et de l'Alférès en annonçant sa venue à l'aide d'une parole biblique mémorable : "Voici l'homme" – "Ecce homo", calembour douteux sur l'homosexualité de Gide, dont Claudel s'est aperçu à la lecture (scandalisée) des Caves seulement.80 Autant de broutilles, arguera-t-on, et à la limite du supportable. Il en va néanmoins d'autres enjeux.
63Une allusion voilée au Retour de l'enfant prodigue (1907) a pu être observée dans la scène I-3, où Camille détourne de sa signification originelle la parabole biblique, sur le modèle exactement dont Claudel l'a reproché à Gide, en refusant de croire que "ce soit le Fils Prodigue qui ait demandé pardon." On sait que le romancier a fait rentrer l'enfant à la maison paternelle par lassitude uniquement et non par remords, et que ce dernier enflammait le cœur de son frère pour le faire quitter à son tour cette même maison – ce qui expliquerait pourquoi Camille parle de "cet Enfant Prodigue" comme d'un "très mauvais sujet", peu soucieux, comme lui, d'abandonner les siens et son Église, et encore moins désireux, comme Gide, de retourner en son sein.81 Faut-il rappeler également que, non content d'être un renégat, Camille se précipite tête baissée sur le Maroc en maudissant l'Espagne, comme Gide sur l'Algérie, désespéré de tout, au tournant du siècle ? Dans les deux cas, l'affront que Claudel perçoit comme tel est une rébellion, voire un acte de sécession contre l'Église et l'Europe : là où il y a sédition il y a, en même temps, séparation, fugue irréparable, de la maison commune. Gide, enfin, a été choqué que Claudel ait pu lire La Porte étroite (1909) comme un récit spécifiquement protestant, à savoir, pour traduire la querelle dans les termes qui ont été employés, comme le récit d’un renoncement terrestre accepté dans l'espoir d'une récompense céleste. Alissa, de fait, n'est pas Prouhèze, comme Camille le lui fait sentir dans la scène III-10 :
Doña Prouhèze. – Resterai-je sans récompense ?
Don Camille. – Ah ! j’attendais ce mot ! Les chrétiens n'en ont pas d'autre à la bouche ! [...] L'éternité bienheureuse dont nous parlent les curés,
Ne [serait] là que pour donner aux femmes vertueuses dans l’autre monde les plaisirs que les autres s'adjugent en celui-ci.82
64Aussi Gide fait-il figure, sous le couvert du protestantisme, de bouc émissaire du Soulier dans ses démêlés avec la morale et la religion, en un mot : avec la catholicité européenne de son contradicteur, parce qu’au monde gidien manque ce qui pour ce dernier fait l'essence des dogmes de l'Europe et qu'il nomme "la moitié la plus importante, le ciel, la troisième dimension, la direction verticale."83
65Au sommet de sa carrière d'écrivain, Claudel étend presque à l'infini les champs intertextuels de son drame-somme. On ne peut, certes, faire le procès de la création artistique, comme de la culture européenne, sans s'en exclure soi-même ni s'en retrancher tout à fait – et Claudel, on l'a dit, est le premier à se parodier lui-même dans ses choix scripturaux et ses goûts littéraires. Mais il reste une définition à laquelle on ne peut plus désormais surseoir : à défaut d'autres points de vue, n'est européenne dans la création claudélienne et son immense système de références qu’une œuvre qui plongerait ses racines dans la saisie immédiate du monde moderne et/ou qui ouvrirait ses frontières sur l'universalité et/ou, enfin, qui ferait se renouer le dialogue entre les hommes et Dieu. Trois conditions sont donc requises pour concourir au déchiffrement (et, pour le poète, à l'écriture) du texte de l'Europe : conditions suffisantes (réductrices peut-être), mais nécessaires (et exigeantes assurément) pour produire, indépendamment de l'idiosyncrasie ou du génie propre à chacune, une œuvre qui soit véritablement mesurée à l'aune de l'Europe.
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66Et les œuvres du XXe siècle commençant ? De 1919 à 1924 (voire en 1925, pour le remaniement de certaines scènes de la 3e Journée), le dramaturge n'a pu, faute de recul et de lectures forcément immédiates des textes contemporains, les inscrire toutes au nombre, le plus souvent, des exécuteurs privilégiés de son "testament sentimental et dramatique", pour reprendre la formule dont lui-même s'est servi, en août 1926, pour qualifier Le Soulier. Reste que l'ambition de servir de thuriféraire à ses contemporains n'a, faible litote, jamais été ressentie par lui comme une obligation pressante. Comme Benda en 1927, il a surtout jugé scandaleux que l'on ait fait accéder sur les bancs de la littérature européenne les écrivains – et ils sont nombreux dans ses essais critiques – qui auraient selon lui trahi l'idéal de l'universalité, quitte, évidemment, à mettre derrière ce concept ce qui arrange au mieux l'exercice de l'argumentation.
67Exercice au demeurant assez clair et dont il est, somme toute, peu périlleux de retracer la logique. Jammes s'y est aventuré, et avec justesse semble-t-il, en décembre 1936, quand il s'est risqué à parcourir la "ruche" (la métaphore est de lui) de son œuvre et de ses sources, aux dimensions de toute l'Europe et de l’univers. "Les esprits qui ont collaboré à l'excellence de son miel [à Claudel] sont les prophètes, les saints, les tragiques et philosophes grecs, Virgile, Shakespeare, Pascal, les singes à gants blancs qui récoltent un thé vierge aux bords du Fleuve-Bleu, les professeurs de violoncelle de Prague, les ingénieurs du Transsibérien, les camelots pékinois [...], les chefs de gare allemands, le nègre du Brésil qui collectionne les papillons, les spécialistes des tremblements de terre du Japon, les tripiers de Chicago, les dentistes de Washington, les conseillers généraux de l'Aisne et de l'Ain, les diplomates, les paysages champenois, les académiciens."84 Le pêle-mêle à la Chagall est savoureux et reproduit assez fidèlement le cosmos claudélien même si, dans cette série impressionnante d'intertextes diffus, certains éléments importants font défaut et certaines approximations mériteraient d'être nuancées et précisées, mais l'essentiel est là, avec l'exigence et la reconnaissance de la mondialité comme suc de la création.
68Claudel s'est montré aussi peu modéré qu'à l'accoutumée dans ses appréciations sur les écrivains européens de l'entre-deux-guerres auxquels il s'en est pris en dehors de ses drames. Il n'a que sarcasmes pour d'Annunzio, en janvier 1939, dans l'œuvre duquel "tout devient décoloré, languissant, évanescent" jusqu'à la "bouffonnerie" et qui, à force d'"avoir tellement employé [...] le mot « pâle », avait épuisé dans les cases du typographe la lettre a surmontée de son petit chapeau." Le monde littéraire de l'auteur de L'Enfant de volupté (1889), du Triomphe de la mort (1896) et des Étincelles du marteau (1928) est le dernier monde de l'Europe d'avant l'Europe, fait d'alanguissements, de spasmes et de velléités : voilà le réel déclin de la culture européenne dans "les pièces et les romans du signor d'Annunzio."85 Dès le mois de juin 1925 déjà, réfléchissant sur le "caractère érudit, de seconde main, qu'a toujours eu la littérature italienne et latine", sur son (soi-disant) degré d'épuisement et de saturation, donc, Claudel conclut que "chez Virgile, c'est de la mosaïque et chez d'Annunzio c'est de la mortadelle."86 Plus saignant encore, si l'on ose dire après ce dernier exemple, est le jugement que porte sur lui Claudel en mars 1938 à l'annonce de la "mort de Gabriele d'Annunzio. C'est bien de lui qu'on peut dire que « poète » c'est « faiseur ». Triste écrivain et méprisable individu. Mussolini et lui, c'est Polichinelle et Arlequin."87 Il n'y a pas à en démordre : d'Annunzio ne bénéficie d'aucune indulgence de la part de son critique qui fait de lui la norme du pire. "T.S. Elliot [sic], ce pseudo-poète comme il est un pseudo-catholique, un fabricant et un un tripoteur sans aucun génie dans le goût de nos pires symbolistes [est] une espèce de d'Annunzio anglais."88
69Fiume valant bien, en l’occurrence, la ligne bleue des Vosges, Claudel a, après la guerre, voué un mépris souverain et une haine indéracinable aux œuvres et à la pensée de Barrès (et, dans son sillage, à celles de Maurras). Le romancier du Culte du moi (1888), des Déracinés (1900) et de La Colline inspirée (1913) aurait, selon le grief qui lui est porté, comme involontairement substitué à ses premières théories sur l'énergie et la volonté les dogmes de la stagnation, de la faiblesse et de la décrépitude. Le concept de nation, exacerbé chez lui dès l'affaire Dreyfus, vire rapidement pour Claudel à l'image du cimetière, à quoi ce dernier objecte, ou plutôt se permet de rectifier, en février 1924, soit au moment d'achever Le Soulier, que le meilleur sujet dont un écrivain moderne ait à s'occuper est "non pas « la Terre et les Morts » mais « la Mer et les Vivants »."89 Le contrepied est trop facile pour constituer une véritable critique ; mais, plus sérieusement, en mars 1934, il affirme de Barrès qu'"il aimait tellement les cimetières qu’il devait être comme chez lui au milieu de ces larves et de ces cadavres [dans les tableaux du Greco]", de telle sorte que sa véritable profession aurait dû être entrepreneur de "pompes funèbres" et que ses voyages les authentiques ne se seraient pas tant faits de Sienne à Cordoue que des Vosges à la Moselle, à bord d'un corbillard.90 Car, comme le répète Claudel dix ans plus tard, "la pensée de Maurice Barrès ne s'éloigne jamais des cimetières. Barrès était un pusillanime, un faible, un respectueux."91 Dans la même veine satirique et polémique, Claudel s'en est pris pareillement à la vision de l'État comme "espèce d'idole à qui les individus doivent se subordonner et se sacrifier", ainsi qu'il en trouve des "exemples" dans "le Léviathan de Hobbes et la « déesse France » de Charles Maurras."92 Et de compléter son réquisitoire contre les pourfendeurs modernes du sentiment de l'universel : "Le mot « méchant » en français a deux sens. On dit « un méchant écrivain » et « un méchant homme ». Dans cette double acception ce terme ne saurait s'appliquer plus parfaitement qu'à Charles Maurras."93 Il faut dire encore, même succinctement -ces critiques n'ayant pas d'incidences ni de répercussions directes sur Le Soulier – que tels se présentent sous leur aspect le plus ignominieux, chez Claudel, les écrivains en butte à l'idée (et à la création littéraire) européenne.
70Suffirait-il pour autant à une œuvre moderne de ne pas faire acte d'allégeance au sentiment de la communauté de la culture occidentale dans son intégralité pour qu'elle encourre le risque de passer pour un piètre succédané de la création littéraire chez Claudel ? Il faut, à l'évidence, faire la part de la sympathie naturelle éprouvée pour certains et de la rigueur de la méthode de lecture du dramaturge. Quoi qu'il en soit, le fond du problème est moins simple et plus dialectique. Car comment expliquer, sur la base de ce qu'on a mis en évidence dans les exemples précédents, l'émerveillement ressenti par Claudel au cours de sa promenade de lecteur Du côté de chez Ramuz, où il met ce qu'il y a de plus régional, chez le romancier suisse, sur le compte de ce qu'il y a à la fois de plus européen ? De quoi devenir soupçonneux. À l'auteur de La Beauté sur la terre (1926), de La Grande peur dans la montagne (1927) et de Derborence (1934) qui l'a félicité, en avril 1925, de s’être mis à l'abri de tout reproche "de régionalisme [et] de folklorisme"94 – peut-être en éprouvant une secrète envie ou en se cachant derrière une feinte modestie –, Claudel lui répond par un semblable compliment. Le monde romanesque de Ramuz, à en croire l'éloge tout spécial qu'il en fait vingt ans plus tard, met le lecteur non pas en face des Alpes suisses mais, plus profondément, l'élèverait à une altitude tout européenne. "Ici", au cœur du "poème interminable" des Alpes, "nous sommes au nœud du drame, au centre de l'effort orographique qui préside au développement de toute la péninsule européenne et comme à son axe de torsion."95 Bel exemple de "page-paysage" (J.-P. Richard) où le décor imaginaire que le texte exhausse supplée (et en rajoute aussi) à la nature de son support. Il n'empêche, Ramuz entre de plein droit ici dans la légende dorée des grands écrivains de l'Europe.
71C'est d'un pareil éloge que Claudel gratifie (une bonne partie de) l'œuvre de Giraudoux, qui a su, dans "la sombre cavité de l'entre-deux-guerres", "se promen[er] dans le monde entier", tant par "sa carrière d'écrivain [que par] sa carrière de diplomate, toutes deux moins parallèles que confondues." Plus précisément, "Giraudoux, par sa double activité, ouvrit sur l'Europe et sur le monde les fenêtres de notre maison de France un peu calfeutrée."96 Juger de l'œuvre d'un écrivain en fonction de son degré d'ouverture à l'Europe ne suffit pas ici : c'est le monde qui est sollicité.
72Une étape supplémentaire dans le raisonnement, et c’est l’entreprise poétique de Saint-John Perse qui obtient, in fine, le prix d'excellence par Claudel. Toute son œuvre, à suivre le fil de son essai qui lui est consacré, exprime la tentative suprême pour s'évader du national à l'Européen et, dans un dernier effort poétique, pour s'échapper de l'Européen à l'universel. Car "il y a [...] une poésie nourrie par l'espace et à qui il faut de l'espace pour se développer, une poésie qui naît moins de l'ajustage précis d'une combinaison verbale que de l'attention hors de nous à un ensemble. [...] Et c'est à cette catégorie que ressortit le poème épique, forte poussée vers un but, qui laisse derrière elle un remuant sillage de spectacles, de figures et d'événements."97 Après Éloges, Anabase et Exil, Vents (publiés en 1946, composés à partir de 1936) retraceraient cette Odyssée luxuriante du vieux continent.
73Les différentes phases critiques d'Un poème de Saint-John Perse doivent être mises en lumière successivement afin d'y dégager l'intention de Claudel. Premier stade : Perse est le poète d'un formidable pays. "Il vient authentiquement de l'ouest. Tout ce que promet le Soleil couchant aux occupants de cette jetée d'embarquement qu'est l'Europe, il est né dedans, au beau milieu de la corbeille antillaise. Le Couchant n'est-il pas la patrie, la vraie patrie de tous les hommes de désir ?"98 Second stade : comme Christophe Colomb ("ce successeur de Colomb") et comme Ulysse (cet "aventurier européen, arrivé au bout de son continent, comment eût-il résisté à cette double tentation du soleil là-bas qui l'appelle et de cette haleine, entrecoupée comme une phrase, qui le repousse ?"), Perse se livre à une exploration et à un inventaire poétiques de l'Europe.99 "Il ouvre sa carrière parmi les vieux peuples d'Europe, sous le mécontentement général, à travers un tohu-bohu de rêves, de théories, de constructions imaginaires, dont l'ouvrier est le Vent."100 Troisième stade : Perse dépasse l'Europe en moulant ses versets sur la mondialité. Dans ses versets en effet, "il y a une inspiration et une expiration cosmiques, il y a la respiration de notre planète [...], nous voyons à l’œuvre les quatre Vents du ciel qui rassemblent l'Humanité."101
74Il est dorénavant plus simple de comprendre l'intérêt très relatif qu'a le plus souvent porté Claudel à l'œuvre de Proust, même si, là comme ailleurs, sa modernité révolutionnaire ne lui a pas sauté aux yeux. La Recherche du temps perdu, pour tout dire, lui a d'emblée semblé être, de tous les romans les plus gigantesques des deux premières décennies du XXe siècle, le texte le plus pathologique qui se puisse concevoir, dont la longueur, la complexité et la structure mêmes n'auraient fait que miroiter le reflet d'un écrivain souffreteux et enfermé à l’intérieur d'une culture qui, s'il s'en est fait l'interprète, est en pleine sénescence – d'un écrivain à mille lieues (dans le temps et dans l'espace) de l'orée de l'Europe moderne. Il n'a que condescendance, dans L'Art et la foi, pour "cette pièce obscure et étouffante où s'était incarcéré le malheureux Marcel Proust, [...] ce laboratoire sinistre qu’il avait aménagé pour transformer la réalité en cauchemar."102 Comme s'il s'était séquestré de son propre chef dans la sylve obscure de (l'Enfer de) la littérature, Proust aurait tout simplement oublié le monde extérieur, le seul encore, pour Claudel, à avoir du sens au temps de la crise de l'esprit. La "chronique de Marcel Proust" devient même le sujet central et comme le corps en putréfaction de l'Europe en littérature au début du XXe siècle, parce qu'elle a entraîné l'écrivain et avec lui Swann, Odette, Charlus, Bergotte, Elstir, Vinteuil, "les vieilles filles en fleur" (ainsi les nomme-t-il fréquemment) et même Saint-Loup dans les profondeurs du révolu, et donc de l'irrévocable, c'est-à-dire de la mort.103
75"La conviction positiviste qui avait soutenu et entraîné le siècle XIX montrait des signes patents d'usure et de déclin. Les forces nouvelles qui s'éveillaient à la vie avaient le sentiment autour d'elle d'une stagnation qui allait jusqu'à l'étouffement. Écœurés des aliments remâchés qui avaient si longtemps flatté le palais, les estomacs ne se sentaient plus nourris." La Recherche, en un mot, est en retard sur son temps, et son temps, pour Claudel, c'est l'avènement de l'Europe. "Pendant qu'Odette et Gilberte à l'ombre de plantes factices offraient réception dans leurs salons à toutes sortes de cadavres ambulants, il y avait des hommes dans toutes les chancelleries de l'Europe qui écoutaient sous eux avec angoisse les fondations de la terre en train de se désagréger."104 Le grief est classique, comme attendue la métaphore de la "banquette arrière" du train de l'Histoire sur laquelle le dramaturge fait asseoir le romancier, qui ne peut que sombrer dans une maussade somnolence au spectacle du passé de l'Europe.
76Il y a cependant plus grave encore : Proust ne se serait pas contenté de se complaire au royaume des morts (écrivant au XXe siècle, se tournant sur le siècle précédent et se coupant par là de la modernité, qui n'est jamais littéraire mais toujours historique pour Claudel), il aurait délibérément suspendu le temps, asservi le récit au passé, méconnu le présent – empêché l'Europe d'advenir. En août 1932, dans La Légende de Prâkriti, Claudel compare "les esthètes dans le genre de Marcel Proust [...] à ce qu'il y a de plus bas dans l'échelle animale", à savoir "aux échinodermes et aux infusoires, à des pâtes absorbantes, aux vers [...], à des bourses gélatineuses", etc., par quoi il fait de lui le sosie de Joyce.105 Après le fou, le prisonnier, le solitaire, l'endormi et l'animal, il y a, tout en bas de l'échelle, le bourgeois, celui de "l'Europe fin-de-siècle", celui qui n'a pas connu (ou voulu connaître) "l'Europe des Entre-deux-guerres, l'Europe de Wilson et de Briand". "L'Europe fin-de-siècle, une fin de siècle qui se prolongea jusqu'au mois d'août 1914, c'était beau ? C'était beau, tous ces Etats bourgeois, uniquement préoccupés de leurs panses et jaloux de leurs voisins ? [...] Et c'était beau ainsi, cette Société dont nos grands romanciers depuis Balzac jusqu'à Marcel Proust nous ont laissé la peinture ? C'était beau, cette exploitation barbare et innocente des plus faibles ?106
77L'œuvre de Proust, on le voit, avec ses "tristes personnages à la recherche du temps perdu" est lue à la lumière (ou à l'ombre) des séismes de l’Europe moderne, dont elle n'aurait pas eu intelligence.107 Ce que confirment en dernière analyse les Mémoires improvisés, où Claudel affirme qu'aucun des "cadavres" proustiens, portraits-types des vieux-Européens, n'a vraiment su franchir les limites des salons. Où l'Europe ne sert plus seulement de critère de lecture pour juger de l'actualité d'une œuvre, mais aussi d'indice d'où inférer la conformation d'un texte aux structures de son temps. "Proust n'a peint qu'une société d'oisifs" ; or, "ne rien faire, rester là les bras ballants n'est pas le rôle à mon avis le plus intéressant" ; "alors tous ces oisifs de Proust ne m'inspirent pas beaucoup de curiosité ni d'intérêt, plutôt du mépris." Si bien que "le drame est tout à fait absent de son œuvre, nous n'assistons qu'à une décomposition concertée. Eh ben [sic] ça a un certain intérêt, le spectacle de la décomposition, mais j'avoue que pour moi ça ne va pas extrêmement loin."108 Qu'est-ce qui va loin, alors, dans l'expression de l'Europe en littérature ?
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78Comment écrire l'Europe ? Simple coïncidence ou constat vraisemblable, dans Le Soulier, c'est au moment où il se glisse dans une pièce à la Beaumarchais que don Luis, après avoir enlevé doña Isabel avec une ingéniosité toute figaresque (dans la scène I-4), meurt (dans la scène I-7) ; au moment aussi où il joue le plus à la perfection le rôle des médecins de Molière que don Léopold Auguste disparaît en poussière (dans la scène III-5) ; au moment où don Balthazar est le plus semblable, dans son refus de se retourner pour voir la vérité en face, à don Juan devant la statue du Commandeur, qu'il meurt (dans la scène I-14) ; au moment enfin où elle s'apparente malgré elle au plus près à une héroïne de Corneille que Prouhèze, retranchant son amour derrière le code de l'honneur comme Chimène avec Rodrigue, s'apprête à mourir (dans la scène III-13). Le Soulier paraît donc devoir s'interrompre systématiquement à chaque retour en arrière qu'il effectue. Serait-ce à dire pour autant qu'il y aurait un refus, de la part de Claudel, de s'inspirer du grand répertoire et des œuvres du passé pour forger les structures de son esthétique européenne ? On sait que ce qu'il a le plus souvent apprécié chez les exégètes du bouddhisme est précisément, selon lui, leur attirance pour le nouveau et leur rejet de l'ancien. Il retient ainsi, en août 1921, d'un ouvrage de l'orientaliste Focillon, l'Art bouddhique, une histoire légendaire dans laquelle sont racontés "les souvenirs de Knochi sur son père", lequel "étudiait avec un maître taoïste, et en conséquence était toujours amené à rejeter ce qui était ancien et à s'attacher à ce qui était nouveau."109 La seule existence des drames historiques de Claudel, du Livre de Christophe Colomb à Jeanne d'Arc au bûcher suffit à se convaincre que le problème est ailleurs.
79Homère aurait eu de quoi rebuter Claudel par la surabondance, dans ses épopées, de figures mythologiques, la discorde qui y règne entre les hommes et les dieux, sans parler de l’exacerbation des conflits politiques nationaux qui les régissent toutes deux. À y regarder de plus près cependant, Homère se révèle le plus grand coryphée du monde européen dans la pensée claudélienne. S'il en va tout autrement que prévu, c'est bien, semble-t-il, parce que la création homérique embrasse la totalité des actions humaines selon les desseins de la divinité, et que tout y est d’emblée placé sous le signe de l'universalité, condition première de l'épanouissement de toute grande œuvre européenne. Ainsi "la juste colère d’Achille a amené une rupture de l'équilibre universel, il y a un grand remue-ménage d'opinions au ciel et sur la terre", comme l'étudie Claudel dans son premier essai sur L'Iliade110. Quant à L'Odyssée, son déploiement symbolique et cosmogonique s'organise autour de la terre et de la mer dont est née toute l'Europe, la Méditerranée ; de façon significative, Claudel remarque dans son essai Sur l'Odyssée que "la racine de L'Odyssée c'est l'olivier."111 De plus, l'exil infini des héros de cette seconde épopée, "l'égarement de tous ces acteurs licenciés qui n'arrivent plus à retrouver le port natal et que le pays abandonné se refuse à réintégrer" les force à arpenter, comme Rodrigue, Colomb ou le Père jésuite, l'intégralité du monde connu. La scène IV-7 du drame, qui correspond au nostos d'Ulysse après vingt ans d'errance, est en même temps la scène la plus heureuse du drame, la seule même, à vrai dire, où l'homme est sorti du système métaphysique du Soulier qui fait en sorte que la récompense ne vient pas forcément couronner l'effort, la perte ou le renoncement. Don Alcindas fait savourer son bonheur (ulysséen) à Diégo Rodriguez, de retour à Majorque sans espoir d'y retrouver doña Austrégésile, qu'il a quittée pour courir sa fortune loin sur l'océan. Cette scène est donc en quelque sorte une alternative au dénouement du drame tout entier (dont il reprend, en abyme, le nom du protagoniste, le thème des retrouvailles des amants, de la lettre échangée par delà les mers, et surtout du soulier) :
Diégo Rodriguez. – Je ne suis pas digne de lécher la semelle de ses souliers ! [...]
Don Alcindas. – Pensiez-vous qu’elle [doña Austrégésile] vous attendrait ces dix années ? Si belle et si désirable ? Qui étiez-vous pour mériter une telle fidélité ?112
80Ulysse, assurément. Là où le dénouement du Soulier laisse au spectateur le soin de décider ad libitum si "le pire n'est pas toujours sûr", à savoir : si même le renoncement de Rodrigue à Prouhèze suffira ou non à exaucer leur vœu de se retrouver dans une vie ultérieure, la scène homérique du drame, en revanche, répond par l'affirmative. Homère introduit un sourire heureux et une happy end (facultative) à l'œuvre.
81D'autre part, la structure d'ensemble de L'Odyssée, qui englobe l'existence d'un héros entre deux périples, d'Ithaque à Ithaque, cette "structure incomparable" est aussi celle-là même à l'intérieur de laquelle se meuvent les grands pèlerins des drames claudéliens, Colomb et Rodrigue, partis d’Espagne pour conquérir le monde (et, faudra-t-il ajouter, dans les deux cas à cause d'une femme absente, qu'elle s'appelle Hélène, Isabelle ou Prouhèze) et revenir finalement en Espagne. Le vice-roi le sait, qui enjoint à son équipage, dans la scène III-13, de bien considérer le casus belli qui l'a conduit aux confins du monde, ouvre la scène de la Renaissance espagnole sur l'Antiquité homérique :
Regardez-la, comme ceux-là qui de leurs yeux maintenant fermés ont pu regarder Cléopâtre, ou Hélène, ou Didon, ou Marie d'Écosse,
Et toutes celles qui ont été envoyées sur la terre pour la ruine des Empires et des capitaines et pour la perte de beaucoup de villes et de bateaux.113
82D'où le paradigme suivant, dont le dramaturge a étendu la sphère méditerranéenne de Homère à celle de l’univers dans Le Soulier : le drame épique est toujours déclenché par une femme (Prouhèze/Hélène) qui est passée d'un camp (celui de Ménélas/celui de Rodrigue) à un autre, ennemi et éloigné (celui de Pâris/celui de Camille), et par le ravissement de qui il s'agit de livrer bataille pour la retrouver. Dans l'optique homérique comme dans celle du Soulier (et, dans une moindre mesure, dans celle du Livre), l'origine n'est vraiment comprise que si elle a été préalablement quittée : le sens ne surgit que du détachement. C'est là le discours homérique que tient, dans la scène III-1, le saint de tous les Européens, saint Adlibitum qui, après avoir reconnu la nécessité de quitter son lieu d'origine (Prague, en l’occurrence), fait l'éloge du retour :
Sans doute il fallait que le Jardin primitif soit effacé, comme une ville condamnée dont on retourne le sol et dont on encombre les abords avec des pierres, comme un cœur ravagé par la pénitence,
83mais l'origine, s’exclame saint Adlibitum,
C'est là qu'est la patrie, ah ! de t'avoir quittée quelle est notre infortune !114
84Et Homère aurait lui aussi désiré dans L'Odyssée, d'après les intentions et les propos que lui prête Claudel, faire retourner Ulysse à Ithaque après l’avoir fait errer vingt ans, comme Rodrigue, dans le monde entier. "Et pourtant, dit Homère, moi, l'éternel vagabond, je sais qu'il y a un retour possible, un vrai retour, l'aventure immense du vrai retour à réussir [...]. Ô patrie ! Ce n'était rien pour moi de t'étreindre avant que de t'avoir méritée ! Ce n'était pas trop de vingt ans d'absence et de tribulations !"115
85Claudel, à l'évidence, traduit L'Odyssée (à la différence de Joyce) en termes chrétiens : le retour à Ithaque préfigure, à mots couverts, le seul et unique "vrai retour", celui de l'homme égaré à Dieu. On comprend mieux maintenant pourquoi il a donné le sous-titre du Soulier à l'épopée homérique, dont l'aède, d'ailleurs qualifié de "divin", plus encore que Socrate avec son "démon", a "démontré que le pire n'est pas toujours sûr."116 Pour Ulysse, qui retrouve Pénélope à Ithaque, le pire a été évité ; pour Rodrigue, qui lui aussi a erré des lustres en quête des reflets et du message de Prouhèze, le pire peut exister, mais dans l'attente de retrouvailles célestes. Il s'agit, là comme ici, "en pleine Méditerranée", d'œuvres "parfaite[s] dans [leur] unité, complète[s] et indéchirable[s] dans le mouvement majestueux depuis l'alpha jusqu'à l'oméga de ses XXIV chants", où le poète – dont peu importe, pour cette raison, qu'il soit ou non un scripteur apocryphe – est "le témoin émerveillé d’un drame transcendant, d'une intervention de la volonté divine dans les affaires humaines" et où le héros, en se rendant maître "non seulement de Troie" (ou de l'Espagne), "mais de l'humanité" (ou du monde), ont "pour amie la Sagesse."117 La Sagesse ? Dépoussiérées de leur enveloppe profane, L'Iliade et L'Odyssée seraient donc, mûes moins par "Arès, Aphrodite, Apollon [...], Poséidon, Zeus, Hermès [ou] Athéna" que par la Sagesse, une formidable parabole chrétienne... C'est assez dire que pour Claudel une esthétique européenne n'est pas forcément limitée, d'une part, à la représentation du monde européen ni, de l'autre, à l'ère chrétienne. Si "la grande lumière allumée dans Le Soulier de satin" brille aussi dans "les deux grands poèmes d'Homère", c'est parce que tout, dans ces "textes", est en état de "composition" – les héros et les dieux, la terre et le ciel, le mare nostrum et l'univers.118 Dans la création, le beau com-pose (comme le bien en morale), sinon il périt ; l'Europe a suivi le mouvement.
86À supposer que la proposition soit fondée, le modèle virgilien représente avec plus d'assurance encore l'un des hypotextes archétypaux du drame. Que Claudel reconnaisse dans L'Énéide "le chef-d'œuvre des chefs-d'œuvre", au point qu'un seul de ses vers aurait suffi à inspirer à Honegger la partition musicale du Soulier, ne permet pas complètement de comprendre en quoi le "poème épique" serait sous-jacent à l'esthétique européenne de ce dernier.119 Le point d'intersection entre les deux œuvres est en fait ailleurs. Dans la scène I-7, le Chinois se moque (en la maudissant) de la tournure étrangement virgilienne qu'a prise à ses yeux la rencontre de Rodrigue et de Prouhèze sur la côte africaine :
La peste soit de cette tempête qui nous jeta sur la côte d'Afrique, Et de cette fièvre qui nous retint là-bas !120
87Sciemment ou non, l'allusion faite par Isidore au chant IV de L'Énéide est transparente : comme celle d'Énée et de Didon, et qui plus est après la tempête, la rencontre amoureuse de Rodrigue et de Prouhèze est le fruit, sauf malice, d'un "hasard objectif", dont le caractère fortuit ne prend son sens que vu sous le regard des dieux. Plus loin, les scènes II-3 et 4 permettent d'y voir plus clair sur la parenté de Prouhèze et de Didon au moment de l'arrivée (importune pour don Pélage) de Rodrigue, confirmé dans son rôle d'Énée. Si ce n'est pas à Carthage en Tunisie, c'est du moins dans l'un des présides du Maroc que tout a commencé, ainsi que le rappelle douloureusement Pélage à doña Honoria :
Le fait est que le seul temps où je l'aie vue franchement sourire, ce sont ces durs mois d'Afrique qu'elle a passé avec moi.
88Il revivifie peu après le souvenir de Merveille, laquelle insère une page de L'Énéide dans Le Soulier :
Don Pélage. – À la pensée de cette Afrique de nouveau [...], Comment s’étonner que votre cœur ait défailli ? [...]
Doña Prouhèze. – Je me souviens de ce bateau avec mille peines que nous avons réussi à faire entrer pendant le siège.121
89Il fallait donc que Rodrigue soit retenu dans l'un des postes fortifiés de la côte africaine pour se séparer ensuite de Prouhèze et rassembler enfin l'humanité entière, comme il fallait qu'Énée soit retardé dans son retour pour quitter ensuite Didon (laquelle, comme Prouhèze, se suicidera, sinon dans l'explosion de sa forteresse, du moins par le feu aussi) et fonder enfin Rome : la figure féminine, dans les deux cas, est à l'origine de la création d'un (du) monde et sert à la fois d'opposant et d'adjuvant au héros investi par les dieux d'une mission supérieure. Il demeure que le temps passé auprès de la femme aimée ralentit l'action épique chez Virgile, en instaurant une plage de temps suspendu dans l'éternité, et que l'amour écarte Énée du rôle que les dieux qui le guident lui ont imparti, tandis que cette même séquence adventice en quelque sorte dans Le Soulier est le ressort de toutes les actions futures de Rodrigue, pour qui la passion mène à la sainteté : les deux métaphysiques se croisent mais pour dessiner ensuite le tracé de deux courbes asymptotiques. Il n'empêche : les deux espaces imaginaires qu’elles créent sont superlativement européens pour Claudel, en ce qu'ils sont le lieu de la confrontation épique de la volonté et du destin, de l'homme et du monde, de Rome (ou de Majorque) et de l'univers. Le cygne de Mantoue, "le plus grand des poètes", ainsi que le nomme le dramaturge en septembre 1924, le "poète divin", "le plus grand génie de l'humanité", a beau être un poète pré-chrétien, sur lui (différemment sur ce point de chez Broch) l'intuition de la "co-naissance" est déjà là qui l'a conduit à la révélation.122
90L'interprétation de Dante par Claudel – fruit de toute une vie – va encore plus loin dans ce sens, non seulement parce que le texte de la Divine comédie irrigue l'écriture du Soulier, mais surtout parce que le mouvement qui y pousse le poète et avec lui l'humanité vers les sept cercles de l'enfer est le même qui, dans le drame du Siècle d'Or, pousse l'homme vers les cinq continents du globe. Dante est, comme il appert de la grande étude qui lui est consacrée en mai 1921, un poète d'autant plus européen que son souffle "pneumatique", par son "inspiration" et son "expiration", "ce souffle mystérieux que les Anciens appelaient la Muse et qu'il n'est pas téméraire d'assimiler à l'un des charismes théologiques, ce que l'on désigne dans les manuels sous le nom de gratia gratis data", s'étend jusqu'aux confins de l'être.123 Aux "poètes précellents [de] la catholicité" – et à Dante le tout premier, ainsi que le soutient Claudel dans son Introduction à un poème sur Dante –, les "choses si vastes [qu'ils ont] à exprimer" sollicitent l'univers : "le monde entier leur est nécessaire pour suffire à leur œuvre", car "leur création est une image et une vue de la création tout entière." Chez Dante en particulier, "le génie poétique suprême" s'est réellement accompli, plus encore que dans les "grands romans fabriqués par les Spinoza ou les Leibniz", romans "abstraits" sur la "philosophia perennis", sous la forme d'une "poesis perennis" qui a engrangé "l'univers des choses invisibles" comme celui des choses visibles.124
91Florentine, l'œuvre de l'Alighieri eût pu l'être, mais elle eût été incomplète, et surtout, sans la connaissance de l'exil (terrestre et supraterrestre), sans vérité. Car "la vérité seule réunit et tout ce qui n'est pas avec elle dissipe", et Dante est le poète qui "met ensemble" ce monde-ci et l'autre, "et qui, en rapprochant les choses, nous permet de les comprendre."125 D'autre part, l'image de la vie de Dante que donne Claudel, de retour du Danemark avant de repartir pour l'Extrême-Orient, est exactement celle, semi-autobiographique, qu'il donne de lui-même au moment où il écrit Le Soulier. Le poète est par vocation en exil, l'homme reste toujours en dehors du sacré ; aussi l'œuvre doit-elle chercher à réunir hommes, terres et mondes. Or, ce que le modèle dantesque permet de comprendre, c'est qu'il ne peut y avoir de somme (esthétique, théologique) sans retrait du sens, sans que tout y converge "en vue d'un sens [...] qui satisfait à la fois l'âme et le corps." "Dante aussi a connu ce même exil où nous sommes, on peut même dire qu'il est le type de l'exilé, exclu d'un monde dont aucune partie n'était assez grande pour le contenir tout entier" ; c'est pourquoi "son œuvre n'est qu'une espèce d'effort immense de l'intelligence et de l'imagination pour réunir ce monde de l'épreuve où il se traîne, ce monde des effets [...], au monde des causes et des fins, une espèce de gigantesque travail d'ingénieur pour rejoindre, pour unifier les deux parties de la Création, pour la fixer dans une espèce d'énonciation indestructible."126
92En 1921, c'est là pour le dramaturge jeter déjà les bases fondamentales du Soulier, et peut-être aussi d'un projet qui dépasse la littérature. Ces dernières propositions coïncident certainement, plus encore qu'à l'Ode jubilaire sur Dante, à ce qu’il faut bien admettre sous le nom du palimpseste de la Divine comédie dans le drame. "Toute la Divine Comédie se résume finalement dans la rencontre de Dante et de Béatrice, dans l'effort réciproque de deux âmes séparées par la mort et dont chacune travaille à s'apporter elle-même à l'autre dans la solidarité de ce monde qu'elle a revêtu, [...] c'est [l]e dialogue de deux âmes et de deux mondes."127 Dans le drame en effet la faculté de l'amour est inséparable du mouvement vers le divin car tous deux procèdent de l'incomplétude de la créature : Prouhèze est, par son nom même comme Béatrice la joie, la promesse qui ne pourra être tenue dans ce monde-ci. Béatrice morte, le poète va la rechercher jusqu'en enfer pour parfaire la totalité de l'être, de même que, Prouhèze disparue, Rodrigue va à sa recherche en parcourant le monde connu (l'Europe) et le monde inconnu (la non-Europe). L'amour force à l'achèvement du monde : voilà semble-t-il la grande scolie métaphysique qui structure et que s'efforce de démontrer l’organon dantesque, celle aussi qui donne son orientation majeure au Soulier et, dans une moindre mesure, au Livre.
93Le monde connu – la Toscane, l'Europe – est un monde fini et, comme tel, devient un monde privé de sens. Règle infrangible que revivifient les exclamations que Claudel prête à Dante dans la plus importante des Feuilles de saints, composée en janvier 1921 à Copenhague, l’Ode jubilaire :
Ce monde à lui tout seul tel qu'il est, c'est difficile de nous persuader qu'il est complet et suffisant.
C'est difficile de nous faire croire que nous avons droit sérieusement à pas autre chose. [...]
« Ce n'est pas moi qui ai quitté Florence », dit le Poète, « c'est Florence qui ne pouvait plus me tolérer.
Si je suis monté jusqu'au ciel, c'est l'exil qui m'offrait le premier degré ». [...]
Mon exil ne cessera pas tant que je suis privé de toute la terre !
Ah, ce n'est plus Florence dont je suis altéré, ce qui m’a mis en marche dès l'enfance, ce qui me dresse maintenant et qui me rassemble,
C'est la passion de l'Univers !128
94L'Europe du Soulier est à l'image de la Florence du poète exilé et c'est, en dernier ressort, contre sa finitude insensée que Dante, comme Rodrigue, mène sa quête amoureuse et mystique. "Ce que l'éternel Exilé a le droit d'accuser, c'est sa patrie terrestre, Florence, c'est cette désolante Italie du XIIIe siècle", comme cette Espagne du XVIe siècle, dont chacun d'eux a d'abord dû s'affranchir.129 La Divine comédie apporte à la littérature européenne non plus seulement l'espace, qui est rémission éventuelle et purgatoire réel, mais la "sublime catholicité" de l'espace, comme la nomme Claudel, à savoir : l'espace de la vacance et de l'infini.
95L'étendue des emprunts du Soulier à la littérature européenne suffirait à persuader de la réussite (dantesque) de Claudel dans son entreprise de réunion des textes et des cultures. Milton y côtoie Pascal comme Rabelais Byron : le dramaturge, comme Camille, y "parle toutes les langues."130 La seule image (symbolique, il est vrai, comme un universel de l'imaginaire) du boitement de Rodrigue dans la IVe Journée cristallise autour d'elle les figures les plus variées, de la claudication de Jacob à celle de Rimbaud, de Verlaine et du nom même de Claudel (dont il aimait, avant Francis Ponge, à sourire), et d'Héphaïstos à Cervantes (qui perd un bras à la bataille de Lépante comme Rodrigue sa jambe au Japon), Shakespeare, Byron et jusqu'au personnage de Jules Verne, Tamerlan, dont le nom signifie "Timur-le-Boiteux"...131 Il est d'autres rencontres universelles, aussi exceptionnelles que la précédente, dont celle, imprévue, qu'occasionnent les versets suivants du Chinois, qui scrute plus qu'intimement la Négresse Jobarbara dans la scène I-11 :
Je vois le cœur tout étouffé par le téton comme une pelote sombre, jetant un rayon maléfique. [...]
Je vois le foie comme une enclume où les démons viennent forger le mensonge et les deux poumons au-dessus comme d'affreux soufflets.
Je vois les entrailles comme un paquet de reptiles d'où s'échappe une vapeur infecte et balsamique ! [...]
Je vois mon argent tout empilé de chaque côté de la colonne vertébrale, comme des grains dans un épi de maïs !132
96Curieuse ode érotique, et d'autant plus curieuse qu'elle provient de l'analogie et du rapprochement de deux textes aussi éloignés l'un de l’autre que les personnages qui semblent l'improviser : en février 1927, Claudel indique à Frédéric Lefèvre que "la Tao-Te-King est l'un des grands classiques de l'humanité [et qu’il] se rapproche beaucoup de Platon qui, dans le Timée, fait une description si poétique et si amusante des organes du corps humain, quand il compare par exemple le foie à une enclume."133 La mondialité n'est donc pas seulement l'objet de discours explicites, elle irradie jusque dans la textualité du drame.
97La somme claudélienne, au demeurant, se déploie autrement qu'à la façon d'une collection et s'organise autrement qu'à la manière d'une bibliothèque, aussi savante et fournie soient-elles, et bien que la culture européenne revête souvent chez son auteur l'apparence, un peu maussade, d'un morne rayonnage de livres. "Pour embarcadère [à son œuvre poétique] l'explorateur [il s'agit de Saint-John Perse] a choisi une bibliothèque, cimetière d'idées et d'images momifiées [...] parmi les vieux peuples d'Europe", "innombrable sédiment de livres par hautes couches crétacées", quitte ensuite, pour le poète, à larguer les amarres et à refermer le précieux thesaurus de ses fossiles.134 La somme est avant tout un drame historique et, comme tel, prend acte dans un lieu et un temps donnés. Sans être dominantes ni même patentes, ce sont bien, comme il a souvent été remarqué, les œuvres théâtrales du XVIe et du XVIIe siècles – époque à laquelle se déroule Le Soulier – qui servent de modèle au drame européen. Le roman aussi – quoique peu d'indices rattachent à lui le drame, sauf à accepter l'idée, à titre purement hypothétique, que Rodrigue rejouerait le rôle de la folie et de la sagesse mystiques de Don Quichotte, et son serviteur chinois celui du bon sens et du sensualisme de Sancho Pança.135 Mais on sait, d'autre part, que Cervantes est aussi l'auteur d'une comédie en quatre "Journées", La Comédie du siège de Numance ; que, d'une façon plus générale, l'appellation des actes en "Journées" provient du théâtre espagnol de l'âge baroque ; et que le sous-titre du Soulier, "Le pire n'est pas toujours sûr", est le titre d'une comédie de Calderon, No siempre lo peor es cierto, Calderon ayant lui-même retourné le proverbe espagnol "Siempre lo peor es cierto".136 Or, ces références au théâtre espagnol de la Renaissance et du Siècle d'Or sont pour la plupart détournées de leur signification première par Claudel, qui les délivre de leur ancrage purement national afin de leur faire acquérir une portée tout européenne, voire universelle.
98En lisant Calderon en octobre 1919, il reconnaît qu'il n'y trouve "ni caractère ni poésie de style", mais que ce dernier "est comme Lope de Vega un prodigieux inventeur de scénarios."137 En juillet 1925, lors de son voyage en Espagne, qui le conduit de Madrid à Ségovie puis à Tolède et à Avila et dont il y a nécessité de rappeler qu’il suit la rédaction du Soulier et non qu'il la précède, Claudel y découvre (ou y retrouve plutôt) deux éléments importants de son drame, "l'auberge de la Sangu [à la] Cervantes [avec son] style platiresque rejoignant le style portugais manoélitain et plus tard le baroque", sur le modèle rétrospectif de l’auberge picaresque de la scène I-14 ; et, à Avila, "à la recherche de sainte Thérèse", "la statue splendide de la sainte en bois peint mêlé d'or" – "seuls les Espagnols, [avec] leurs sculptures en bois polychrome, ont vraiment su rendre l'expression de l'amour religieux et le pathétique de la dévotion" – à la semblance enfin de la statue de la Vierge et de Prouhèze déchaussée comme sainte Thérèse d'Avila dans la scène I-5.138 En 1930, pour finir, il écrit dans le second poème qui sert de "Préface au Soulier de satin" :
Et qu'est-ce qu'il fait [l'auteur du drame], je vous prie ? sinon de s'amuser à la façon
De Lope de Vega et de tous les grands vieux dramaturges anglo-saxons
Parmi lesquels celui qui a fait sortir Henry le Sixième et Hamlet de son crâne en forme de cornichon.139
99La véritable interprétation des dramaturges espagnols dans ses essais théoriques, toutefois, est plus tardive. Claudel confie alors s'être abondamment servi, pour élaborer "la technique" du Soulier, de "l'ancienne technique du théâtre élizabéthain ou de Calderon."140 Or pourquoi ? Lope, Calderon ou Shakespeare, malgré la forte pregnance de la culture nationale dans leurs pièces, n’auraient pas représenté simplement (voire pas du tout) le drame d’un peuple ou d'une culture mais, semble-t-il à la lueur de l'essai sur José-Maria Sert, "le drame [de] la comédie universelle."141
100À l'instar des dramaturges espagnols du XVIe et du XVIIe siècles, Sert, le dédicataire du drame, et deux fois présent dans le paratexte (Genette) de celui-ci (puisque son nom figure en toutes lettres au début et est comme redoublé dans la formule de saint Augustin "Etiam peccata", "même le péché [sert]"), Sert, donc, est pour lui l'artiste espagnol de la mondialité. Pour avoir conclu "le pacte de l'Espagne avec Dieu", Sert a fait de "la peinture", comme Gaudi de l'architecture, Guillen du langage poétique et Valle Inclan du théâtre à la même époque environ, "un Acte Sacramentel, suivant le nom que portent les pièces sacrées de Calderon."142 Où l'on voit que, là encore, Claudel "écoute" l'œuvre d'autrui et en traque les signes européens à la lumière de sa propre création. En août 1925, soit un an après la fin de l'"opus mirandum", il s'extasie sur la "superbe cathédrale de peinture [de] Sert" en des termes qui, outre celui de la "cathédrale", s'appliqueraient plus parfaitement encore au Soulier. "Il ne s'agit plus de l'Espagne seulement, mais de la catholicité tout entière", car "on voit déboucher dans le sanctuaire d'un côté l'Orient avec ses éléphants et de l'autre l'Occident avec ses vaisseaux."143
101À la réception du drame, la critique a été assez tôt sensible à ce dernier pan d'écriture. En mai 1929, Jean Prévost remarque qu'"au moment où [Claudel] semble quitter toute règle, il se rapproche des sources premières de notre classicisme, cette source à gros bouillons de Lope, de Calderon, de Guillen de Castro [...], moins éloignée qu'on ne le suppose du Soulier de satin."144 Sans être inexact, le jugement en dit trop, ou pas assez : Claudel a, de fait, systématiquement tiré à lui ses lectures, en détournant ses sources espagnoles (et plus baroques que "classiques") vers une signification nouvelle, qui va dans le sens d'une universalisation du drame de la condition humaine.
102Le cas, extrêmement complexe, de Shakespeare apporte, si besoin était, la preuve la plus éclatante de la déviation par Claudel de l'intertexte de l'Europe en vue de créer un texte européen. D'innombrables figures shakespeariennes parcourent le drame. Don Balthazar, par exemple, le protecteur de Prouhèze, porte un nom fréquent, selon Pierre Brunei, chez les hommes de confiance dans le théâtre du "grand Will", notamment dans Roméo et Juliette ou Beaucoup de bruit pour rien ; le personnage de l'irrépressible viendrait, de même, du personnage de Gower qui, dans Périclès, somme le public de prêter toute son attention à ce qu'il dit, avant chaque acte, et qui explique, comme son sosie futur, que la durée peut être abrégée comme on le souhaite au théâtre, un peu à la manière du Temps dans le Conte d'hiver ; un rapprochement de scènes s'impose, en outre, entre la scène II-10 du Soulier, où le vice-roi de Naples attire à lui doña Musique "sur ce lit de roseaux et de fougères", et la scène II-2 du Songe d'une nuit d'été, qui fait dialoguer dans des termes très proches Lysandre et Hermia. Pierre Brunei étudie encore que le nom de Merveille, le surnom de Prouhèze, est la traduction de Miranda, du nom de l'héroïne de la Tempête ; dans cette pièce, de surcroît, Ferdinand, l'amant de Miranda, devient roi de Naples, titre que porte, dans Le Soulier, un échelon en-dessous, le mari de doña Musique...145 Simple circulation et éparpillement des emprunts (qui n'excluent nullement la vénération), pourra-t-on objecter. Ce serait néanmoins méconnaître la façon dont Claudel, après avoir béatifié Rimbaud et Verlaine, a européanisé l'œuvre de Shakespeare.
103Car tout, chez ce dernier, lui semble pouvoir se ramener à l'effort incessant de l'homme pour retrouver "le lien qui relie les créatures humaines entre elles", comme celui, dans le Roi Lear, de l'Angleterre pour renouer un pacte désespéré avec la figure du Père, le Pape, rassembleur de l'Europe et du monde. Sur ce modèle interprétatif, le théâtre de Shakespeare se ramène à ces cris hystériques ou à ces lamentations pathétiques pour recouvrer, même si la tentative est déjouée à l'avance, une unité primitive, celle qui assurait le monde du Paradis perdu.146 Shakespeare est, avec Macbeth en Écosse, Roméo ou Othello en Italie, Richard en Angleterre, Timon ou Périclès en Grèce, le grand dramaturge du "somnambulisme" du sacré en Europe, après que Hamlet a découvert qu'il devait y avoir quelque chose de pourri dans le royaume du Danemark.147 Voilà pourquoi le roi d'Espagne reprend les traits et refait les gestes de Hamlet dans la scène IV-4, et qui plus est au moment de la défaite de l'Armada : le monde européen, c'est-à-dire chrétien ici, a perdu son unité quand l'Angleterre s'est séparée de Rome, ce dont il a lieu de se lamenter :
L'hérésie est pour la chrétienté une telle souillure, elle est pour un cœur universel une chose tellement abominable et hideuse,
Que n'aurais-je eu qu'une chance, le devoir du Roi Très Catholique était de l'essayer [...].148
104Shakespeare, "Double Véesse" dans une Europe scindée en deux dieux par la faute d'usurpateurs, l'Européen comme malgré lui, a transpercé, en souhaitant pouvoir le guérir, le "cœur universel" du continent au moment du grand schisme ; par là, Claudel le définit comme le dramaturge le plus moderne de l'Europe.
105Y aurait-il ici surinterprétation, sureuropéanisation – décalage par rapport à une norme qui ferait défaut à l’origine ? Nullement, car pour Claudel il en va de l'essence de l'esthétique baroque, par le prisme de laquelle sont lues les œuvres de Calderon, de Shakespeare et, évidemment, la somme baroque du Soulier, d'exprimer le plus profondément l'âme européenne. Il est devenu un lieu commun, parfois difficile à justifier, mais le plus souvent historiquement fondé, de faire appel aux catégories de l'art et de la pensée de l'âge baroque pour étudier le drame ; un domaine entier de la critique leur est d'ailleurs consacré, sans qu'il soit besoin de franchir à nouveau ce pont aux ânes, au demeurant semé d'embûches.149 Mais il est plus significatif de remarquer que c'est par la définition qu'il donne de l'art baroque, en novembre 1936, que Claudel parvient à découvrir en même temps ce qui fait la spécificité à ses yeux de la culture européenne et qui en fonde l'unité supérieure. "L'art baroque", écrit-il dans À la louange de l'Autriche, "est un art qui a couvert pendant trois siècles, de la Renaissance à la Révolution, le monde entier de ses monuments, qui a eu un égal succès dans les pays germaniques, chez les Latins et dans les colonies du nouveau monde", il est, enfin, un art "dont le territoire esthétique a été le plus large qui ait jamais existé", et particulièrement au cœur de l'Europe, "à Prague" comme "à Vienne" et "à Salzbourg", mais aussi "en Bavière ou en Italie" et "en Hongrie", sans oublier, bien sûr, en Espagne et au Portugal.150 La splendeur du baroque n’a d'équivalent (et d'explication) que sa qualité émissive dans la civilisation de l'ancien monde : c'est le baroque qui permet de penser l'Europe comme un tout simultané chez Claudel. Et si, à son tour, l'art baroque nourrit l'esthétique du Soulier c'est, semble-t-il, en plus du principe théorique qui vient d'être énoncé, parce qu'il a la capacité de fonder une poétique du rassemblement de la terre.
106C'est là souligner, d'entrée de jeu, que le baroque claudélien ne se borne pas, territorialement, au monde européen, et que, plus largement, comme catégorie spatiale, il met l'Europe de plain-pied sur l'univers. Tel est l'un des objets fondamentaux d'un essai de décembre 1937, dans lequel Claudel s'attache à montrer qu'"il est impossible d'oublier que la découverte de l'Extrême-Orient et le développement de l'art baroque aux XVIIe et XVIIIe siècles ont été synchroniques et que c'est de la première que le second a probablement reçu l'accentuation décisive."151 Dans Le Soulier, la célèbre "lettre à Rodrigue", qui parcourt et structure toute la IIIe Journée, en est sans doute l'expression suprême. Universelle, c'est Camille qui, en indiquant les pays par lesquels elle a transité, l’apprend à Prouhèze (qui en est l'expéditrice) dans la scène III-10 :
Je pense que la lettre à Rodrigue ne va pas errer éternellement sans qu'un jour elle touche son destinataire. (...)
Il y a dix ans qu'elle court des Flandres à la Chine et de la Pologne à l'Éthiopie.
Plusieurs fois même je sais qu’elle est repassée à Mogador.
Mais à la fin j'ai lieu de croire que Rodrigue enfin l'a reçue et qu'il se prépare à y répondre.152
107Universelle, elle l'est encore parce qu'elle passe, comme l'Évangile d'une oreille à l’autre, d'une main à l'autre, de don Léopold Auguste qui en est porteur sur l'océan dans la scène III2 (et qui parle de "la fameuse lettre à Rodrigue" comme "une espèce de proverbe, comme l'épée de Damoclès et la Maison que Pierre a bâtie") à la Logeuse de Panama (qui la lui arrache brutalement dans la scène III-5), et de doña Isabel (qui implore don Ramire de la lui remettre, au moment où la lettre tombe des cintres dans la scène III-6) à Rodrigue finalement (qui, saisi d'un tremblement soudain, à la fin de la scène III-9, n'arrive pas à la lire).153 Aussi la "lettre à Rodrigue", que certains s'empressent d'acquérir, dont d'autres craignent qu'elle ne leur porte malheur et dont d'autres enfin attendent l'arrivée, délivre un sens mystérieux et l'universalité du sens à la fois, à la façon dont se construit, de même, tout Le Soulier. Que signifie-t-elle donc ?
108Elle peut déjà se prévaloir, en tant que moteur dramatique de toute une Journée, d'être un agent de structuration et d'union du monde entier, conformément à la faculté d'universalité qu'attribue Claudel à l'art baroque. Bien plus : elle opère, selon la vision baroque du monde la plus répandue, une prodigieuse inversion des signes. Car au moment où la "lettre" a été écrite par Prouhèze à Mogador, elle se donne à lire comme une demande amoureuse ; mais dans la scène III-10, son expéditrice a déjà renié le contenu passionnel de sa missive et elle éprouve même du remords à l'avoir envoyée ("Cet appel, qu'en un moment de désespoir j'ai jeté les yeux fermés dans la mer"), tandis que Camille, par une jalousie qui l'aveugle, ne peut qu'envisager la permanence (sémantique) de ce discours amoureux.154 Prouhèze a raison : le sens de la lettre a comme miraculeusement changé, il s'est renversé sur lui-même, les dix années de son errance en ont comme altéré la signification. Dans la scène III-13 en effet, elle fait savoir à Rodrigue qu'il s'agissait d'un appel à Dieu – en d'autres termes, d'un appel à la renonciation à leur amour terrestre – si tant est que son destinataire ne l'ait entretemps compris de la sorte.
109Or, ce retournement baroque des significations est rendu dramatiquement possible parce que cette lettre a parcouru en sens inverse le destin de Rodrigue. Il faut regarder le texte de près : la lettre est d'abord en la possession d'un moine, puis d’un galérien, enfin d'un pendu, comme le rappelle don Fernand, en passant "de Barcelone à Macao" et "d'Anvers à Naples."155 Et, précisément, le moine coïncide avec le dernier rôle de Rodrigue, lorsqu'il se résout, dans la scène IV-11, à suivre la Mère Glaneuse dans son couvent ; le galérien correspond au rôle de Rodrigue tout au long des IIIe et IVe Journées, lorsqu'il quitte l'Espagne pour l'Amérique (III-3), puis pour Panama (III-6), pour le Japon (IV-2), les Philippines (IV-8), puis enfin Mogador (III-13) ; le pendu enfin n'est autre que le rôle subi, plus que joué, par Rodrigue lors de son cruel interrogatoire par Camille, dans la salle de tortures des souterrains de la forteresse de Mogador, où justement se profile l'ombre d'une corde au plafond, dans la scène II-11.156 Les étapes parcourues par la "lettre" sont donc exactement celles par lesquelles Rodrigue s'est rendu ou se rendra, mais en sens inverse : Rodrigue détisse ce que Prouhèze avait tissé pour lui, il défait son destin à mesure même qu'elle le lui prépare, la lettre d'amour s'inverse en lettre de séparation. La scène la plus baroque du drame est donc, de ce point de vue (qui n'en exclut pas d'autres), la scène III-13, où Rodrigue croit répondre à l'appel d'une femme et répond en fait à l'appel de Dieu. "Deus escreve direito por linhas tortas", comme le proverbe portugais en avait déjà prévenu le spectateur. Si les mots, les lignes, le langage font sens dans Le Soulier, c'est en tant qu'ils ont la capacité de se retourner sur eux-mêmes. Pouvoir tout baroque et tout européen aussi, à l'image des "archives de la mémoire" ou de "ces livres qu'on lit à rebours",157 puissance signifiante en-mouvement qui, dans un ultime geste baroque, engage l'homme à travers le monde, à bord de "cette grande compagnie de transports en commun qu'on appelle la Vie, où nous sommes embarqués sur la foi d'un billet indéchiffrable."158
110Plus immédiats à déchiffrer sont les emprunts, comme fossilisés dans l'écriture du Soulier, à Baudelaire certes, dont Claudel réfute la poétique du faux infini, mais surtout à Rimbaud.159 Tout porte à croire toutefois qu'il faille moins rechercher du côté de la poétique des Symbolistes que, plus simplement, de celui des réminiscences subjectives du dramaturge sur le poète d'Une Saison en enfer pour saisir la portée de ce dernier intertexte. Il ne fait aucun doute, pour la majorité des critiques sur Claudel, que le personnage de Camille est le sosie de Rimbaud, sinon l'auteur des Illuminations lui-même, par la porosité de la frontière, chez eux deux, entre l'abjection et la béatitude, et surtout par leur précipitation dans l'exil. On a pu, par exemple, identifier "cet explorateur [aux] pieds blessés" dont Camille vante le modèle exemplaire à Prouhèze dans la scène I-3, comme étant une "allusion quasi certaine à Rimbaud", sachant que le poète, malade, a dû quitter l'Afrique et, à son retour en France, à Marseille, se faire amputer d'une jambe.160 Dans la même scène, exceptionnellement violente, c'est encore l'image du Rimbaud en trafiquant d'armes enfui au fin fond de l'Abyssinie qui sourd à travers l’autoportrait de Camille, quand celui-ci montre à Prouhèze, en s'en flattant, qu'"il y a du Maure dans [s]on cas, à cause de ce teint un peu sombre." Il y a, de surcroît, du commerce secret et illicite dans le "cas" de Camille qui, pour l'aggraver, et en facilitant la sédition en Afrique par ses ventes d'armes, s’apparente à celui auquel s'est livré son double :
Vous pensez à ce voyage de deux ans que j'ai fait à l'intérieur du pays [au Maroc], déguisé en marchand juif.
Beaucoup de gens disent que cela n'est pas le fait d'un gentilhomme ni d'un chrétien.161
111Comment ne pas associer dorénavant à Camille, converti à l'Islam, revêtu d'"un grand burnous arabe" et "tenant à la main le petit chapelet mahométan" dans les scènes III-7 et 10, la figure ravagée, et contemplée "tragiquement" par Claudel, de Rimbaud, "tout noir comme un nègre, la tête nue, les pieds nus, dans le costume de ces forçats qu'il admirait jadis, sur le bord d'un fleuve d'Éthiopie" ?162 Comment ne pas reconnaître également en Camille, le haïsseur de l'Europe, l'exilé volontaire pour trouver Dieu à tâtons hors d'Europe, la figure de Rimbaud, celle, perçue dans son trajet hallucinatoire par Claudel, du poète aux "courses interminables, à travers l'Ardenne d'abord, à travers la Belgique, à travers le Nord, à travers l'Europe, et le monde et la mer, et l'Afrique enfin sur cette route horrible et calcinée" ?163
112Le Maroc du Soulier est l'Abyssinie rimbaldienne, la négation de l'Europe où trouver Dieu par des voies obscures et sanglantes. Comme Rimbaud enfin, Camille accomplit en le vivant le rêve du "Bateau ivre", perpétuellement en quête d'"une eau d'Europe", mais en préférant les "archipels sidéraux" à la célébrissime et détestable "Europe aux anciens parapets."164 Camille est, à l'intérieur du système esthétique occidental du Soulier, la mauvaise conscience de l'Europe, à jamais irréconciliée avec elle-même et, comme son frère en parjure, le chrétien scandaleux et l'imprécateur du livre de l’ancien continent, qu'il referme pour en ouvrir un autre :
Moi, ce n'est pas un monde nouveau qu’on m'a donné pour le pétrir à ma fantaisie,
C'est un livre vivant que j'ai à étudier et le commandement que je désire ne s'acquiert que par la science.
C'est un Alcoran dont les lignes sont faites de ce rang de palmiers là-bas, de ces villes nacrées sur le bord de l’horizon comme un titre,
Et les lettres, de ces foules dans l'ombre des rues étroites aux yeux de braise, de ces formes empaquetées qui ne peuvent sortir une main sans qu'elle devienne de l'or.165
113Comme livre ou comme texte de l'Europe, Le Soulier ouvre le livre du monde. Encore faut-il le prouver.
114Les élucubrations et les rixes pseudo-scientifiques des savants acariâtres de la scène III-2 ont beau prêter à sourire, elles ne doivent pas occulter le sérieux de leur provenance. Tout, dans cette scène burlesque, de la description des baleines aux têtes "comme une montagne creuse toute remplie de sperme liquide" et des "baleineaux [...] accrochés à leur pis, comme une île qui se consacrerait à l'exploitation d'une montagne", à la situation en mer des personnages, fait l'effet d'un palimpseste, splendide de malice, des romans de Jules Verne.166 Les baleines objets de scandale et de révolte viennent, pour commencer, du chapitre "Cachalots et baleines" de Vingt mille lieues sous les mers ; la didascalie, ensuite, est une réécriture du chapitre "Par 47°24' de latitude et 17°28' de longitude" dans le même roman ; et le commandant du vaisseau, fin connaisseur de la terminologie maritime, est certainement un double du capitaine Nemo.
115Claudel sauve ainsi du ridicule les aventuriers sédentaires du drame quand il rappelle dans son Journal, en novembre 1931, son admiration de toujours pour Verne et ses "lectures interminables du Tour du monde et des récits de voyages."167 Par là, les bouffons pédants reproduisent (en creux évidemment et, pourrait-on dire, à leur corps défendant) ceux des textes dont Rodrigue s'est nourri dans sa jeunesse quand, "tout enfant", "son père lui racontait Cortez et Balboa."168 Dans un cas comme dans l'autre, il s'agit de voyages loin d'Europe qui alimentent l'imaginaire du dramaturge comme la rêverie du personnage. L'intertextualité du Livre de Christophe Colomb est à cet égard tout à fait révélatrice de la réticence qu'a éprouvée Claudel à s'abstraire de sa tendance à conférer une dimension universelle à ses lectures, de son penchant surtout pour les œuvres ouvertes sur le monde entier.
116Contemporain (spirituel) de Christophe Colomb, le Greco a servi de modèle à la construction du drame du "rassembleur de la terre." À la façon de Dorian Gray, le personnage de Colomb sort lui aussi d'un tableau. Claudel reconnaît lui-même à quel point cette provenance est troublante. Décrivant en octobre 1939 dans La Peinture espagnole le "chef-d'œuvre" du Greco représentant "saint Ignace de Loyola à l'heure de sa conversion", il est frappé par un "personnage au-dessus de lui [qui] d'une main essaie de l'arracher au sol, de l'entraîner en avant [et qui est] encore Ignace lui-même, parvenu, au travers de sa chrysalide, à l'état adulte." Voilà qui correspond avec exactitude au principe d'écriture de la fin du Livre, lorsque sont représentés le personnage de Colomb vivant et, au-dessus de lui, son double sanctifié ou, en quelque sorte, son alter ego céleste. De fait, toute la structure dramatique du Livre repose sur cet effort pour arracher, extirper Colomb de la terre et pour l'élever au ciel, ce qui ressort particulièrement dans les scènes (I-6, I-11, II-6, etc.) dans lesquelles les deux Colomb s'entretiennent entre eux. Or, précise Claudel, "voici le conquistador de Dieu, le nouveau Cortez, le nouveau Albuquerque, le nouveau Charles Quint !" en la personne d'Ignace de Loyola peint par le Greco.169 Aux pérégrinations horizontales des conquistadores et du navigateur répond celle, verticale, du saint du tableau, car toutes s'équivalent dans Le Livre : c'est en quittant l'Europe que le pèlerin prépare son ascension spirituelle.
117On sait d'autre part que le motif de Colomb a également été révélé à Claudel par la lecture d'une apologie passionnée du "Christophore" par Léon Bloy dans un texte de 1883, Le Révélateur du Globe, dans lequel Bloy souhaitait que Colomb fût béatifié. La Messe là-bas, écrite par Claudel de mai à décembre 1917 à Rio-de-Janeiro, en porte les premières traces :
L'Océan, comme la vallée du mouvement de la Mort parcouru par le suçoir des trombes,
A vu jadis cet homme qui portait le Christ et qui avait le nom de la Colombe.170
118Mais, bien évidemment, c'est Le Soulier qui, en 1924, est la source la plus récente du Livre ; une lettre (inédite) de Claudel à Benoist-Méchin de juillet 1923 charge celui-ci de "demander à Adrienne Monnier des renseignements auprès de Larbaud hispanisant" sur les vaisseaux et les conquistadores du Siècle d'Or.171 Comme pour Le Soulier en effet, et parmi les modèles espagnols dont il s'est souvenu, Claudel s'est très probablement servi de la pièce de Lope de Vega, La famosa comedia del nuevo mundo descubierto per Cristobal Colon (1614), dans laquelle les procédés de l'allégorie (Lope y met en scène la Providence, l'Imagination, l'Idolâtrie et la Religion Chrétienne, Le Livre la Postérité dans la scène I-5, la Conscience dans la scène II-4 et le Paradis de l'Idée dans la scène II-7), du mélange des tons burlesque et sérieux (Lope y entremêle comme Claudel des épisodes comiques à une intrigue plutôt grave) et du "spectacle total" (Lope y préconise un éclairage spécial et une musique propre à souligner la scène du miracle de Colomb), tous ces procédés structurent aussi Le Livre. Il est possible, enfin, comme en fait l'hypothèse Jacques Petit, que Claudel ait utilisé l'épopée en douze chants du poète catalan Jacinto Verdaguer, l'Atlantida (1877), qui aurait pu lui être révélée par José-Maria Sert.172 Quoi qu'il en soit, c'est dans tous les cas dans les eaux extra-européennes que Claudel est allé puiser pour répondre, à Washington, en 1927, au projet du metteur en scène autrichien Max Reinhardt, qui a créé Le Livre à l'Opéra de Berlin en 1930.
119Serait-ce à dire pour autant qu'avec ce drame de la "Colombe" toute référence à la dramaturgie européenne ait été soigneusement effacée ? Il semble plutôt que, plus encore qu'il ne l'a fait avec Le Soulier, Claudel se soit servi au contraire de l'œuvre des plus grands dramaturges européens, quitte, par la suite, à les congédier ou, du moins, à s'éloigner de leur représentation jugée trop fermée du monde. Non qu'il faille d'emblée restreindre la portée signifiante de l'intertexte théâtral, mythologique et philosophique occidental du Livre. Quand, par exemple, Colomb répond spirituellement à l'un de ses contradicteurs : "C'est Rien qui vous fait peur ?", il reprend à son compte, pour mettre les rieurs de son côté et les autres dans sa poche, la facétie de Homère jouant sur le nom qu’Ulysse, au chant IX de L'Odyssée, s'est donné ("Personne") pour aveugler Polyphème. Colomb, visiblement inspiré et en verve, rétorque d'autre part qu'il n'est pas un "petit homme d'un jour", reprenant au vol dans la scène I-17 la parole du Prométhée d'Eschyle qui, prenant les hommes en pitié, les nomme les "éphémères".173 Claudel, du reste, en traducteur d’Eschyle, écrit à Milhaud en décembre 1927 qu'"au fond, ce Christophe Colomb, c'est à peu près Prométhée."174 Colomb émaille encore son ode au nouveau monde de références classiques, que ni la cour ni les marins ne goûtent, quand il évoque dans la scène I-11 les "îles d'or des Bienheureux", formule à l'histoire plutôt longue et promise au succès s'il en fut, puisque Platon s'en était déjà servi dans le Phédon (115 c) et qu'Aristophane l'avait citée, ironiquement, dans les Grenouilles (v. 83-85), pour désigner le royaume des morts.175 Outre l'indéniable passion dantesque et la métaphysique béatricienne sur quoi se fonde le couple Colomb-Isabelle dans la scène II-5, la mention des "Bermudes" dans les scènes I-16 et II-7 du Livre provient, selon toute vraisemblance, de la Tempête de Shakespeare, de même que, dans la scène I-11, celle de la "coupe" de Gênes "où venaient boire les nations" est issue du Livre de Jérémie, où il est dit que "Babel était une coupe d'or dans la main de Yhwh [qui] enivrait toute la Terre [et dont] les nations ont bu de son vin."176
120Mais il faut, si l'on se soucie de restituer ce qui lui appartient en propre, compter à rien, ou à peu de chose, ces brèves résurgences dans l'écriture du Livre, car l'essentiel est ailleurs. Le Livre se donne à lire avant tout comme le "récit" d'une histoire déjà vécue et dont il s'agit pour l'Explicateur de feuilleter une dernière fois les pages. Shakespeare, Molière et Corneille ont chacun utilisé, selon des angles d'approche très différents il est vrai, la pratique spéculaire du théâtre dans le théâtre : Hamlet fait jouer une tragédie devant la cour d'Elseneur pour démasquer les coupables et obtenir la vérité par un dévoilement où chacun peut se reconnaître ; dans l'Impromptu de Versailles le métier d'auteur et celui d’acteur deviennent le sujet même de la pièce quand Molière montre sa troupe au travail ; et dans l'Illusion comique les acteurs jouent une pièce pour désarmer les préventions d'un père courroucé et gagner de lui la réconciliation finale.177 Seulement, le discours métathéâtral du Livre ne garde trace de ces modèles, exception faite peut-être dans la scène des Démons (I-16) et celle des Conseillers (II-1). En revanche, il n'est rien de comparable au sérieux qui est traditionnellement mis au service du théâtre dans le théâtre, que l'on sache, à l'ère classique, afin que s'accomplisse une "alétheïa" (Heidegger) de la vérité, dans la scène de la Controverse du Livre (II-2) où la mise en abyme répond avant tout à un besoin de détente chez le spectateur. Pourquoi ?
121"L'âme a besoin de regagner le sol de temps en temps, ne fût-ce que pour y retrouver le support d'un nouveau bond", ainsi que l'affirme Claudel dans Le Drame et la musique en mars 1930.178 D'autre part, la pièce à l'état naissant, le "work in progress" captive beaucoup plus le dramaturge que son résultat comme figé. Et dans la scène de la Controverse, de fait, la hardiesse va jusqu'à mettre en question les conventions mêmes du spectacle ; ce qui est vu coïncide très exactement avec ce qui devrait être caché : l'insolence pousse les choristes à critiquer le scénario, l'Explicateur les rappelle à l'ordre comme des collégiens, les musiciens désœuvrés font montre d'un sans-gêne exceptionnel, et pour pimenter le tout l'Explicateur lui-même, passant dans le camp des subversifs, traite son "Livre" avec une suprême désinvolture (certaines de ses pages sont collées ensemble, le nom en est effacé, etc.). Autant de clins d'œil complices au spectateur qui brisent l'envoûtement et l'émotion théâtrale et qui ont pu être comparés à des trouvailles par lesquelles Claudel devançait Brecht et le fameux "Verfremdungseffekt", raison pour laquelle, selon J. de Labriolle, cette scène de la Controverse, toute spéculaire, prend à l'égard de l'œuvre un recul vraiment inhabituel.179
122Reste qu'il faut couper court à tout essai pour rabattre la spécularité dramaturgique claudélienne à des modèles connus (qui ont fait leurs preuves) ou à venir (qui feront les leurs) dans la tradition européenne. Le drame de Colomb se présente sous la forme d'un "livre" et, comme tel, prolonge la réflexion du poète sur le liber scriptus de Dieu et de la Création, grand Livre qui déborde les simples questions de pure littérarité et qui consigne, en miroir, le texte de la vie et de la mort. "Il n'y a pas une séparation radicale entre ce monde et l'autre, dont il est dit qu'ils ont été créés en même temps – creavit cuncta simul –, mais des deux se fait l'unité catholique, en des sens divers, comme ce livre dont il est dit qu'il est écrit à la fois dedans et dehors."180 C'est l’existence et la confrontation des hommes et du divin, et non pas (seulement) le texte lui-même, qui bénéficient d’un surcroît de sens à être mises en abyme ; par là, différemment ou même contrairement aux techniques métatextuelles employées au théâtre, le miroir claudélien est, dans tous les sens du terme, hyperbolique, en se spécifiant dans la sphère métaphysique et chrétienne, à la fois en deça et au delà, si l'on peut dire, des normes les plus courantes. C'est donc, en fin de compte, sa littérarité abyssale ("en abyme") d'une espèce singulièrement distincte des autres qui permet au drame de dépasser d'aussi loin les traditionnelles pratiques spéculaires du théâtre européen et de s'étendre, comme livre de la totalité et de la simultanéité – du "totum simul", de ce monde-ci à ce monde-là.
123Pour s'en tenir momentanément à ce monde-ci, Le Livre comme Le Soulier ne se contentent pas pour autant d'épuiser une bonne partie du champ littéraire européen. S'il y a une véritable saturation universelle des signes esthétiques de l'Europe (pérennes, caducs ou promis à un riche avenir) dans les deux drames, c'est que Claudel, sur le modèle de Rodrigue et de ses "Feuilles de saints" (scène IV-2), a fait succéder à la connaissance de l'est et de l'ouest un savoir (poétique) du monde, seule authentique gaya scienza. Sans prétendre à l'exhaustivité, il faut cependant faire apparaître que la pratique de l'art est loin, dans la somme de Claudel et ses addenda, d'être conforme aux canons européens. "Une licence épouvantable" règne dans l'agencement des signifiants, "les plus nobles mots" des langues et des codes occidentaux sont, à la lettre, dépaysés "comme des Caraïbes emplumés" et les règles les plus élémentaires de la syntaxe et de la sémantique sont irrespectueusement bafouées comme "ces vocables qu’on ne trouve dans aucun lexique", si bien que
Le noble jardin de notre langage est en train de devenir un parc à brebis, un champ de foire, on le piétine dans tous les sens !181
124Et ce, non pas uniquement, comme l'a étudié Jean Starobinski, parce que dans le théâtre et la poésie sacrées de Claudel le langage humain n'a pas le droit de concurrencer le Verbe et la Création, mais aussi parce que ce système gigantesque de dévoiement s'assigne, in extremis, la tâche de revivifier le texte primitif de l'Europe pour donner un sens plus pur aux mots de la chrétienté universelle.182 Travail de subversion, de prime abord, puisque si tous les personnages du Soulier ont un rapport à l'art (Musique, Balthazar, Isabel et le Chinois Isidore au chant, Rodrigue et Daibutsu à la peinture, Sept-Épées et Prouhèze à la danse, Rodilard et Camille à la poésie, le vice-roi de Naples et les saints à la sculpture et à l'architecture, la Lune au cinéma), chacun d'eux fait dévier son art de sa fonction initiale.
125À commencer par Rodrigue dont les "Feuilles de saints" universalistes, à la technique scandaleuse et à l'interprétation sulfureuse, sont autant d'assauts portés au bien-fondé et aux habitudes (à savoir : aux limites) des dogmes occidentaux. La principale de celles-ci, monumentale et à l'image exacte de l'"opus mirandum", est supposée représenter, sur fond chrétien de chapiteaux "historiés à la romane", "la Vierge [et] les deux Rois Mages", dont l'un est revêtu d'un "kammori" à la façon d'un "seigneur quelconque" du Japon et l'autre de l'apparence d'"une espèce de grand dépendeur d'andouilles d'Européen, tout noir, roide comme la justice, avec un chapeau pointu, un énorme nez et des mollets de bois, et la Toison d'Or au col", tous deux jouxtés par un "Roi nègre, avec un diadème de poils de lion à l'abyssine et un collier de griffes", le tout se détachant sur des "montagnes comme celles qu'on voit au delà de Pékin" avec "la Mongolie par derrière."183 Sur ce modèle, nouveau réflecteur en miniature de l'écriture du Soulier, où rien n'est moins assuré que l'orthodoxie chrétienne et esthétique de l'Europe, Camille mélange entre elles les paraboles bibliques (scène I-3), Isidore se sert de la Bible comme un contrebandier (scène I-7), Prouhèze circonvient aux prescriptions de la Vierge (scène I-5) et de l'Ange (scène III-8) et Rodrigue feint d'ignorer les vertus théologales (scène IV-8), en haine des (saints) patrons occidentaux.184
126À l'image de Rodrigue (ou vice-versa), Claudel sollicite à son tour, dans l'une des premières Feuilles de saints, en mai 1919, soit au moment où lui vient la première idée du Soulier, la "dilatation" de la représentation poétique au monde entier :
Qu'on me donne la Hollande d'un coup avec le Maroc et l'Afrique mêlée à l'Angleterre !
Qu'on me donne le paradis de Mahomet rayé rouge sur du blanc, et ces piments de feu, et ces belles femmes dans les feuilles, et ces fruits, et ces chiens, et qu'on me donne toute la terre !185
127"Feuille de saint" pléthorique et hyperbolique, où l'on reconnaît déjà en filigrane la Hollande de Balthazar, le Maroc de Camille et de Prouhèze, l'Angleterre de l'Actrice et l'univers de Rodrigue et de Colomb : l'Europe, comme le souhaitera Rodrigue, y est brassée au monde dans ses sources.
128Les drames multiplient en ce sens les intertextes non-européens. Dans la scène II-11 du Soulier, Camille rappelle ironiquement à Rodrigue son rival que les recherches de ce dernier "n'ont rencontré partout que le silence et le vide", "comme dans cette belle histoire persane qu'[il] connaî[t], « Le Château-du-Roi-de-pierre »", légende à l'intérieur de laquelle il est entré comme sans le savoir et qui provient des Mille et une nuits.186 Dans la scène I-8, la Négresse Jobarbara émaille son soliloque d'expressions créoles (comme "les Cheval-bon-Dieu"), qui sont tout droit issues de la Martinique où Claudel a relevé, en décembre 1918, les savoureux idiotismes locaux.187 Parfois même, son travail d'écriture, lors des différents manuscrits du Soulier, révèle une certaine désaffection des réminiscences culturelles européennes au profit d'autres éléments, qui dépassent de loin les originalités du glossaire. Pour ne citer qu'un exemple parmi tant d'autres, l'étude génétique du drame montre que la Négresse avait pour premier nom Jocaste et qu'ensuite seulement Claudel l'a baptisée Jobarbara ; la suppression du nom (et du mythe) grec s'explique par l'inspiration subite du dramaturge, à Bahia, lors de son voyage de retour du Brésil, devant les femmes indigènes : où le drame effectue une volte, imaginaire et scripturale, de la tragédie grecque à l'Amérique du Sud.188 Claudel passe de même de la scolastique et de la patristique médiévales à l'Orient : où, cette fois, l'Europe du drame est déboussolée. Quand le vice-roi déchu s'exclame, saint Bernard à l'appui : "Amor nescit reverentiam", la supposition a été faite que "Claudel a tenté ici d'acclimater la pensée zen dont les représentants, tel Sengaï, ont laissé d'innombrables croquis humoristiques de personnages religieux ou divins traités avec irrespect", dont on a conclu que "la représentation de saint Paul montant au ciel sur son cheval qu'ébauche Rodrigue pourrait être une version occidentale et catholique d'un célèbre dessin de Sesson, ou Shukeï (1504-1589) représentant l'immortel taoïste chinois Lou Tong-Pin figurant debout sur un dragon dans les airs, les bras écartés et la tête levée dans un mouvement emporté" – sauf à penser, pour demeurer dans la sphère européenne, que l'hagiographie côtoie le mythe et que saint Paul chevauche un Pégase tout spécial.189
129Mais l'érudition et l'adresse critiques de chacun ont de quoi s'essouffler, voire déclarer forfait et s'avouer vaincues, impuissantes à attraper la "puce sauteuse" du drame, lorsque sous de multiples éléments de celui-ci l'intertexte européen fait écran à d'autres systèmes et à d'autres codes de signification. En pleine Méditerranée, au large des côtes espagnoles, les pêcheurs Bogotillos, Maltropillo, Alcochete et Mangiacavallo font revivre, sciemment ou non, en s'entretenant de la légende de la "Femme-Froide" vivant dans la mer, une croyance populaire qui ne doit rien aux mythes du mare nostrum et qui a, elle aussi, l'apparence fugitive d'un "reflet de reflet" du drame tout entier :
Tout le monde a connu le Malcalzado, ce grand type tout noir mal culotté qu'avait une femme qui le battait [...]
Un jour qu'il était descendu pour dégager son ancre qu'était prise, le voilà qui met le pied sur un pont d'un navire du temps jadis, autrefois coulé par le fond,
Et comme i triboulait là dedans, il se sent tout à coup qui se sent qu'il serrait dans ses bras la Femme-Froide,
Un grand cadavre de femme toute nue aussi dure que de la pierre.
Depuis ce temps-là i ne faisait pus que la chercher, ça lui a tourné les esprits.190
130D'où vient ceci ? Il s'agit primitivement, comme Claudel l'indique dans son Journal en mai 1932, d'une légende inuit, soulignant que "les Esquimaux redoutent Takanakapsaluk, la Grande Femme qui réside au fond de la mer et commande aux animaux marins"...191
131Autre source, autre continent, et ce que l'on croyait redevable à la culture européenne s'évanouit aussitôt. Dans Le Poète et le vase d'encens, en août 1926, le Poète désigne indirectement (mais sûrement) la provenance de la scène du Livre où "les dieux barattent la mer" (I-17), du motif générique du "tug-of-war", l'histoire entière des deux amants du Soulier et de la Lune, qui dit dans la scène II-14 :
L'heure de la Mer de Lait est à nous ; si l'on me voit si blanche, c'est parce que c’est moi Minuit, le Lac de Lait, les Eaux.192
132Ainsi parle le Poète, qui fait du texte de l'Europe un tiroir à double voire à multiple fond(s) : "C'est ici [à Angkor] le grand marécage, la Mer de Lait dont il est parlé dans le Ramayana et que les dieux ont baratté aux jours de la Création, se servant du grand Serpent primitif comme ribot [...]. Les dieux bons sont d'un côté, les mauvais génies de l'autre [et], attelés à la corde, ils se livrent à leur tug-of-war cosmogénique."193 Avant Le Soulier et Le Livre, le Ramayana, long poème épique sanskrit, raconte les aventures de Rama à la recherche de son épouse Sita enlevée par le démon Ravana. On ne saurait imaginer de palimpseste plus étranger à l'Europe que celui-ci, et en même temps plus proche de la structure du drame (Rama/Rodrigue, Sita/Prouhèze, Ravana/Camille surnommé "Cacha-Diablo").
133Que, d'autre part, la scène fondatrice du Soulier, celle où Prouhèze se déchausse devant une statue de la Vierge (I-5), ait toute chance d'être inscrite dans la sphère religieuse européenne, voilà qui paraîtrait l'évidence même ; en se déchaussant, Prouhèze devient la sœur jumelle et la contemporaine à la fois de Thérèse d'Avila,
Thérèse qui, pour autant que le Secret du Roi est offert à notre faible jugement,
Fut entre toutes les filles d'Avila choisie à cause de son courage et de son bon sens
Pour déchausser ses pieds virginaux la première et pour gravir le Carmel,
Promontoire au sein de la mer et demeure foramineuse dans le ciel.194
134Sans être trompeuse, l’évidence doit néanmoins être relativisée : le maître du zen, Bodhibharma, découvert par Claudel au Japon en 1919 et surnommé "le saint au soulier unique", enseigne aux hommes, comme Prouhèze à Rodrigue, que les vérités habitent le dépouillement et le détachement.195
135Plaque tournante des continents et des cultures, rotation perpétuelle des sources – boîte de Pandore de l'écriture ? A scruter ses profondeurs, il semble plutôt qu'il y a, à mesure que s'accumulent les indices et que s'illuminent les arcanes du texte, création par Claudel d'un théâtre qui perd de son européanité de surface, pour gagner en proportion de son universalité, et peut-être de sa chrétienté. L'indication scénique de la scène II-10, qui prévoit de représenter, autour de doña Musique et du vice-roi de Naples, "une forêt vierge en Sicile" striée d'une "épaisse brassée de lianes vertes à fleurs roses", est une didascalie qui a tout l'air de renvoyer le spectateur à une nébuleuse de codes esthétiques et sémantiques européens – et l'on songe aussitôt à la scène de Comme il vous plaira de Shakespeare ou à celle de Don Carlos de Verdi, où s'étendent aussi de paradisiaques forêts siciliennes dans lesquelles, en outre, comme dans Le Soulier, les amants sont hors de la société et de l'Histoire.196 Or, il n'en est rien. Dans ses Mémoires improvisés, Claudel dévoile la réalité en assurant que c'est "avec [s]es souvenirs du Brésil, l’atmosphère du Brésil, qu'[il] a créé le milieu où se déploie Le Soulier de satin" et que "le paysage qu'[il] situe en Sicile dans la pièce, cette espèce de grotte et de forêt vierge où se retrouvent le vice-roi et dona Musique, était comme une reproduction d'un paysage qu'[il] avai[t] vu au Brésil."197 Quitte à circonvenir le lecteur (ou, au contraire, à cette fin), Claudel dépayse les champs intertextuels : la terre (chrétienne) est la même partout, l'Europe et le monde s'équivalent. La scène se situe donc aussi bien aux alentours de Palerme ou de Syracuse que dans la région de "Rio de Janeiro, [où] on est mélangé à la mer, à la montagne, à la forêt vierge", comme dans le ballet de Nijinski, le Prélude à l'après-midi d'un faune auquel a assisté le poète à Rio en 1917.198 Mieux vaudrait, à ce stade de l'analyse, soupçonner le dramaturge de déseuropéaniser l'Europe, afin d'aboutir à une mondialisation du sens.
136Car que penser de la façon dont Claudel a porté à la scène l'histoire de Jeanne d'Arc, dans la pièce qui porte son nom en 1934, sinon qu'elle est en totale rupture avec les canons de la représentation des sujets historiques ? Le mythe peut être (au mieux) tout européen ; son traitement, qui intéresse davantage le poète, abandonne délibérément ce qu’il range en vrac parmi les pratiques et les techniques séculaires de l'Occident. Dans son importante conférence de Bruxelles sur Jeanne d'Arc au bûcher qui lui sert de plaidoyer pro domo en 1938, Claudel justifie la tangente qu'il estime avoir dû prendre vis-à-vis d'un penchant d'écriture (trop) répandu, pour aller, une fois supplémentaire, contre la tradition dramaturgique européenne.
137"Le poète, disons Corneille ou Racine par exemple, choisit la plupart du temps de soustraire son personnage à ce qui constitue sa raison d'être historique ; il ne lui reste plus qu'un nom [...] sous le couvert duquel Titus ou Néron vaque aux actes et aux paroles." À l'autre extrémité des fausses routes possibles, "il arrive aussi que le personnage historique [disparaisse] dans sa légende" parce qu'il est trop connu et "laisse moins de jeu à l'imagination de l'artiste" – auquel cas "les grandes figures historiques fournissent des thèmes plutôt réfractaires à la littérature d'imagination" et privent l'écrivain de sa liberté. Entre les deux choix, Claudel reconnaît enfin que "la difficulté est spécialement grande pour Jeanne d'Arc", mais que tout son effort s'est porté sur la façon dont sortir de l’impasse, à savoir en créant "une espèce de cérémonie instructive, profitable et édifiante."199 Alors que (selon Claudel) les dramaturges occidentaux se sont fourvoyés dans le livre d'histoire ou dans l'interprétation libre, Jeanne d'Arc au contraire évite l'un et l'autre choix en se donnant avant tout comme une pièce édifiante. Rien en effet n'y est inventé, rien non plus n'y est tributaire de l'Histoire : le dialogue avec Dieu peut alors enfin s'entamer.
138Non moins étrangères aux us et coutumes du théâtre sacré occidental sont les dernières trouvailles des drames bibliques de Claudel au milieu des années 30. Au cœur du désert par exemple, où se déroule l'action de la troisième partie de La Sagesse, "apparaissent peu à peu des gratte-ciel" dont le caractère saugrenu saute aux yeux.200 Il avoue même, dans son essai de juillet 1938 sur la pièce, qu'il avait imaginé dans "l'une de [s]es premières esquisses" un personnage "vêtu simplement d'un tonneau défoncé et maintenu à ses épaules par des bretelles [...], inspiré par les caricatures américaines", ou encore, qu'il avait pensé à envoyer les serviteurs de la Sagesse "à la sortie des routes, comme qui dirait aux issues du métro et des grands magasins, pour recruter le tout-venant."201
***
139Il n'y a pas de théâtre européen, car la scène de tous les drames claudéliens des années 20 et 30 est le monde. Avec les dernières pièces bibliques et historiques, mais plus encore avec la somme du Soulier de satin et, dans une moindre mesure, du Livre de Colomb, le lecteur-spectateur assiste à la création d'un monde de langage où se résume la geste littéraire universelle.202 Si les sources sont, dans l'écriture de ces textes, des territoires de sens autant que des espaces géographiques et culturels, elles prouvent alors qu'une œuvre moderne, aussi suranné le mot soit-il, ne peut se construire seulement sur une esthétique purement européenne. Il ne peut y avoir de théâtre européen stricto sensu chez Claudel parce qu'il en va de l'essence même des sources de servir à l'élaboration d'une fresque, mieux, d'une mosaïque mondiale.
140Et si le drame claudélien est un drame sacré, c'est moins à ses emprunts aux exaltations des autos sacramentales espagnols ou à sa mouvance dans les suavités mozartiennes et baroques autrichiennes qu'il le doit qu'à sa capacité à faire se jouxter, pierre par pierre, texte à texte, mot à mot, les cultures. Comme "cathédrale", Le Soulier peut bien passer pour un "opus" européen ; mais avec lui et les pièces suivantes Claudel a réalisé l'édification d'une "messe" à laquelle il n'a plus travaillé parce qu'elle était déjà écrite sous ses yeux, une "Messe terrible" avec "un credo comme une charge d'éléphants", avec "la tempête de Dieu passant sur le monde terrassé [comme] les singes sur le plafond de la forêt d'Angkor" et "l’hosannah des anges mêlé au cri des animaux primitifs et au profond tremblement des continents qui s'effondrent."203 Tel se dévoile partout chez lui le nouveau plafond de la Sixtine de l'Europe dans un théâtre en chantier. C'est que nul peut-être mieux que le dramaturge n'a su placer aussi haut l'absolu littéraire, galvaudé par d'autres avant-gardes de l’entre-deux-guerres, de synergie textuelle – de somme, de communion des cultures et des œuvres.
Notes de bas de page
1 L'Europe (texte de Noël 1947), in Contacts et circonstences, Prose, p. 1378. Pour l'intertextualité dans l'œuvre de Claudel, voir Frédéric Lefèvre : Les Sources de Paul Claudel, Librairie Lemercier, Paris, 1927.
2 Journal II, 13 juin 1946, p. 555. Claudel fait allusion, ironiquement, à la scène I-5 du Soulier où Prouhèze se déchausse pour pouvoir danser selon son cœur et voler au-devant de son prince charmant.
3 Le Soulier, IV-4, pp. 383-384.
4 Id., IV-9, p. 462.
5 Id., IV-2, p. 371.
6 Id., IV-4, p. 384. Shakespearien, le roi l'est encore quand, dans cette même scène, il reprend à son compte la formule du monde comme théâtre et qu'il expose doctement à l’Actrice que tous deux exercent "le même métier", "chacun sur son propre théâtre" (p. 390).
7 Id., IV-4, pp. 385-386.
8 Id., III-2, p. 225.
9 Id., III-2, pp. 226-227. Michel Autrand et Jean-Noël Segrestaa (art. cit.) ont avancé, de leur côté, que l'échange discursif de la scène IV-7 du Soutier était imité de la scène III-9 du Bourgeois gentilhomme de Molière.
10 Le Ravissement de Scapin ("arrangement" d'octobre 1949), in Théâtre II, pp. 1344-1345. Sur l'interprétation ambivalente de Molière par Claudel, voir la préface du Ravissement, in op. cit., pp. 1337-1338 : "Nous nous en fichons, des caractères ! Ah là là, c'est à se tordre ! Faut pas s'en faire ! [Mais] quel plaisir de collaborer avec Molière !"
11 Le Soulier, III-2, p. 229. Surenchérissant sur le texte (ironique) de Pascal, don Léopold Auguste ajoute, impavide autant qu'anti-Européen :
"C'est la même chose pour moi [la France ou la Suisse], Ce sont toujours ces régions barbares d'Outre-Pyrénées dont un bon Espagnol rougirait de savoir même le nom.
La France, l'Allemagne, la Pologne, ce sont toujours ces brumes d'outre-monts qui de temps en temps viennent offusquer notre clair génie espagnol" (p. 230).
Et, de peur que ses déclarations souffrent d'ambiguïté, il assène à don Fernand :
"Vous dirai-je toute ma pensée ? L’Espagne se suffit à elle-même, l'Espagne n'a rien à attendre du dehors" (p. 233).
On ne saurait être plus clair. Ni plus irrévérencieux non plus à l’égard de la pensée de chacun, comme lorsque l'un des acteurs du Ravissement de Scapin attribue pêle-mêle les citations des uns à la sottise des autres et qu'il fait dire à "Monsieur de Molière" la pensée 347 de Pascal : "L'homme n'est qu'un roseau, le plus faible de la nature, mais c'est un roseau pensant" (in op. cit., p. 1346).
12 Le Soulier, III-2, pp. 229 et 232.
13 Le Livre de Christophe Colomb, I-6, in op. cit., p. 1135.
14 Cf. Antoinette Weber-Caflisch : Le 'Soulier de satin' de Paul Claudel, 2, Dramaturgie et poésie. Essais sur le texte et l'écriture du Soulier de satin, Annales littéraires de l'Université de Besançon, 335, Les Belles-Lettres, 1986. Antoinette Weber-Caflisch précise également que le prénom "Léopold" est un souvenir du bateau allemand, la "Leopoldina", sur lequel Claudel est rentré du Brésil en France en novembre 1918. S'agirait-il ici, en outre, d'un point de rencontre (onomastique) supplémentaire entre un personnage claudélien et un personnage joycien ?
15 Jeanne d'Arc au bûcher, scène 8, in Théâtre II, p. 1234.
16 Le Soulier, III-2, pp. 228-229. Tel est, exactement, le credo de Pedro de las Vegas, alias Pierre Lasserre, où Claudel s'en donne à cœur joie et à pleins poumons :
"La tradition, tout est là [...]. Je ne suis pas un rétrograde.
Qu'on me donne du nouveau. Je l'aime. Je le réclame. Il me faut du nouveau à tout prix [...]. Mais quel nouveau ? Du nouveau, mais qui soit la suite légitime de notre passé. Du nouveau et non pas de l'étranger. Du nouveau qui soit le développement de notre site naturel.
Du nouveau encore un coup, mais qui soit exactement semblable à l'ancien !
Condiment de notre sagesse castillane ! Fruit d'un sol profondément pénétré de la culture classique ! Grappe de nos petits coteaux modérés !
Voilà ce que c'est qu'un esprit imprégné des moelleuses disciplines de notre Université !"
Claudel ajoute, dans son Journal II, le 30 décembre 1943 : "Pierre Lasserre, le Pedro de las Serras [sic] du Soulier de satin, était un antichrétien, admirateur enthousiaste de Nietzsche. Tout s'explique !" (p. 469).
Pierre Lasserre : Les Chapelles littéraires, Garnier, Paris, 1920. Le chapitre sur (contre) Claudel a paru dans La Minerve française du 15 août 1919. Voir aussi Mémoires improvisés sur l'affaire Pedro de las Serras, pp. 178, 292-293 ; et Frédéric Lefèvre : Une Heure avec..., 3e série, p. 161. L'affaire est assez bien connue : Lasserre reprochait (entre autres) au poète "les brumes de l'étranger" et le soupçonnait – comble de la cocasserie après la guerre – de germanisme hugolien. Cf. Journal I, 11 février 1930, p. 899 ; Cahiers Paul Claudel, 3, p. 286 sq., etc.
17 Préface au Soulier de satin (première version), in Poésies, pp. 119-120.
18 Le Soulier, I-7, p. 65.
19 Préface au Soulier de satin (seconde version), in op. cit., pp. 121-122. Les deux préfaces ont d'abord été publiées à Londres, pour l'édition anglaise du Soulier, en 1931.
20 Le Soulier de satin et le public (texte d'avril 1944), in Théâtre II, p. 1479
21 Le Soulier, III-11, pp. 313-314.
22 Le Soulier de satin et le public, in op. cit., p. 1478.
23 Le Soulier, III-2, p. 229. Rodrigue toutefois se montre l'égal de son descendant quand, dans la scène III-12, il se félicite de voir "les Mores se sauve[r] à toutes jambes" après avoir "eu leur compte", Camille-Ochiali à leur tête (p. 318). Mais J. Madaule a raison d'affirmer, dans Le Drame de Paul Claudel, que contrairement au Cid, "libérateur seulement d'un étroit morceau de terre chrétienne”, Rodrigue, plus ambitieux, est "le libérateur du monde tout entier" (p. 333).
24 Id., IV-4, p. 390.
25 Journal II, début juin 1951, p. 772.
26 Ibid. et Mémoires improvisés, 37e entretien, p. 325. Claudel ajoute, un peu plus loin, la sentence fatale qui suit : "Est-il sûr que Corneille soit un très grand génie ? On peut en douter !" (p. 363).
27 Journal II, mi janvier 1937, p. 178. Signalons que c'est en 1936 qu'a paru Plaisir à Corneille de Jean Schlumberger, que Claudel a connu, et dont il écrit, le 20 septembre 1939 : "Plaisir à Corneille ! C’est le titre d'un livre de Jean Schlumberger [...]. Corneille c'est la morale païenne, encore exagérée par l'emphase espagnole. Tout est faux, théâtral, forcé, exagéré jusqu'au ridicule, compliqué, artificiel." Et, pour preuve de cette "mauvaise littérature", "tout le théâtre de Corneille va contre l'humanité" (Journal II, p. 283).
28 "À propos de la première représentation du Soulier de satin au Théâtre-Français" (texte du 14 novembre 1943), in Théâtre II, p. 1474.
29 Réflexions sur le vers français (texte de janvier 1925), in Positions et propositions, Prose, p. 10.
30 Conversation sur Jean Racine (texte d'octobre 1954), in Accompagnements, Prose, p. 466.
31 Le Soulier, II-13, p. 204.
32 Id., I-6, pp. 54-55.
33 Antoinette Weber-Caflisch, in op. cit.
34 Le Soulier, III-10, p. 298. Il est surprenant que Claudel n'ait jamais prêté attention à la thématique racinienne, pourtant centrale dans Bérénice, de l’invitus invitant", et qui introduit, comme celle de la rédemption dans Le Soulier, à l'éthique chrétienne du sacrifice. Mais il ne semble pas que, même l'ayant reconnue, il eût modifié de beaucoup son jugement sur l'auteur d'Andromaque et d'Iphigénie. Il est, en fait, assez peu revenu sur ses préventions contre Racine, bien qu'il le cite souvent. En formulant dans son Journal II, le 12 février 1935, ce qui pourrait être la règle d'or de son propre système dramaturgique (éviter à tout prix l'ordre étouffant du monde racinien), il dit avoir "assisté à Bérénice [...] avec un ennui accablant". "Ce marivaudage sentimental, cette casuistique inépuisable sur l'amour, est ce que je déteste le plus dans la littérature française. Le tout dans un ronron élégant et gris, c'est distingué et assommant. On parle toujours de la fameuse mesure classique et racinienne, mais [...] tout se passe en faux départs [...]. Tout notre théâtre classique est à jeter au scrap heap [au rebut]" (pp. 80-81).
35 Le Soulier de satin et le public, in op. cit., p. 1479.
36 "Goethe était inhumain", écrit Claudel dans son Journal I, fin décembre 1927 (p. 797) ; "Goethe est incapable de sourire, dénué de toute espèce d'humour ou d'esprit ou de fantaisie [ou d’enthousiasme]. C'est un âne", ajoute-t-il début mai 1932 (p. 1000). Révérence gardée, du bestiaire au pandemonium, l'auteur des Souffrances du jeune Werther voit son portrait se compléter en juin 1933 dans la Mort de Judas :
"– Vous êtes un homme, Monsieur Goethe !
– Hélas non ! Ce n'était qu'un surhomme, c'est-à-dire un pauvre diable."
Cf. Figures et paraboles, Prose, p. 904. La boutade la plus tristement célèbre de Claudel sur Goethe se trouve dans "Sainte Geneviève" (juillet 1918), sur les "hordes de Satan" et "le grand âne solennel Goethe" (Feuilles de saints, p. 99).
37 Mémoires improvisés, 29e entretien, p. 262.
38 Journal II, 1er juin 1944, p. 485.
39 Dans la scène III-10 du Soulier, Camille rétorque à Prouhèze que :
"La croix ne sera satisfaite que quand elle aura tout ce qui en vous n'est pas la volonté de Dieu détruit" (p. 310).
Dans la scène ΙΠ-13, un officier met en garde le vice-roi contre Camille :
"Et moi je suis d’avis qu'il faut finir ce que nous avons commencé et ne pas conclure avec ce rénégat pacte" (p. 327).
40 Richard Wagner, rêverie d'un poète français (texte de janvier 1927), in Conversations, Prose, pp. 876-877.
41 Ibid.
42 Le Soulier, II-5, pp. 157-158.
43 Id., I-7, p. 63.
44 Richard Wagner, in op. cit., p. 878.
45 Signalons au passage que le "cabinet d’étude" et la "cave d'Auerbach à Leipzig" sont les lieux où se déroulent les scènes 5, 6 et 7 de Faust.
46 Le Soulier, III-10, pp. 304-307.
47 Id., IV-11, p. 50.
48 Religion et poésie (texte de novembre 1927), in Positions et propositions, Prose, pp. 58-59. Voir, de même, dans Introduction à un poème sur Dante.
49 Le Soulier, III-3, p. 241.
50 Antoinette Weber-Caflisch, in op. cit.
51 Le Soulier, III-8, p. 284.
52 Id., IV-5, p. 411 :
"– Qu'est-ce que vous avez entendu ?
– Le braiment d'un âne.
– C'était l'âne de Silène quand, au clair de lune au milieu de la bacchanale, il gravit ad Parnassum"
On peut se demander si Faust ne serait pas le "livre allemand" dans lequel Bidince a vu le portrait du poisson fabuleux – et digne des sorcières du sabbat – qu'il recherche (p. 408).
53 Id., II-2, p. 128.
54 Goethe : "Gingo Biloba", in Le Divan occidental-oriental (West-östlicher Diwan), traduit par Henri Lichtenberger, Aubier, Paris, 1950 (pp. 183-203).
55 Goethe : poésie tirée des œuvres posthumes, in op. cit., p. 301.
56 Richard Wagner, in op. cit., p. 879.
57 L'exemple de Sainte-Beuve chez Claudel permet, parmi d'autres, de s'en convaincre. Claudel a rarement été aussi incendiaire envers un critique littéraire qu'avec lui : auteur de "cacographies" (Sur le vers français, janvier 1925, Prose, p. 44), Sainte-Beuve est confronté à Thibaudet, en avril 1926 dans Mallarmé [ou] la catastrophe d'Igitur ("Pour un homme de métier, les travaux plus ou moins brillants d'un Sainte-Beuve ou d'un Taine sont absolument comme s'ils n'étaient pas, ils ne lui apprennent rien qui lui soit d’une utilité quelconque", in op. cit., p. 513). À une enquête sur la littérature parue dans Le Figaro littéraire en octobre 1940, Claudel s'en prend encore à ceux qu'il nomme des "scribouilleurs", parmi lesquels figure en première place "Sainte-Beuve [et son] charabia" (in op. cit., p. 1490). Enfin, dans son Journal II, il traite le critique d'"imbécile" (10 juin 1933, p. 22), voire de "roi des imbéciles" (fin novembre 1939, p. 294), et s'en explique finalement, le 29 janvier 1940 : "Il faut juger un écrivain par sa vocation, par la chose essentielle qu'il a à dire et autour de quoi s'arrange tout le reste : les circonstances matérielles de sa vie n'étant que les moyens circonstanciels fournis par la Providence. Toujours ce litige entre la cause efficiente sur laquelle s'est aveuglé le XIXe siècle et la cause finale qui est seule déterminante. Quand il y a une sottise à dire on peut toujours compter sur Sainte-Beuve" (p. 303).
58 Lettre de Claudel à Margotine (20 mars 1920), in Théâtre II, p. 1467. La première allusion au Soulier de satin se trouve également dans une lettre du même à la même, en mai 1919, où il a "l'idée de faire une espèce de petit drame espagnol" (ibid.), lequel, provisoirement intitulé Sous le vent des îles Baléares, deviendra la IVe Journée du drame.
59 Jacques Petit : Pour une explication du Soulier de satin, Archives des Lettres Modernes, 58, Minard, Paris, 1965 ; et : "Le Soutier de satin, somme claudélienne", R.L.M. 5, 1968.
60 Antoinette Weber-Caflisch, in op. cit.
61 Id.
62 Journal II, début juillet 1952, p. 812.
63 Journal I, fin avril 1930, p. 909.
64 Le Poison wagnérien (texte de mars 1938), in L'Œil écoute, Prose, pp. 367-368. Richard Wagner, in Conversations, Prose, p. 863. Entres autres "idéologies incomestibles", "sur fond de sorcellerie, de sensualité et de nostalgie", l'opéra wagnérien est, littéralement, un poison pour l’oreille, voire la forme la plus snob, pour Claudel, de "l'opium du peuple" (ibid.), opium répandu aussi bien dans Lohengrin, Les Maîtres chanteurs, L'Anneau des Nibelungen – L'Or du Rhin, La Walkyrie, Siegfried et la Götterdämmerung – et Tristan, qu'il cite abondamment, railleur.
Il faut se demander toutefois si le champ sémantique de la nourriture surabondante qui s'applique à l'opéra wagnerien sous la plume de l'essayiste est vraiment spécifique à l’objet de ses critiques ou, d'une façon plus générale, étendu à la culture allemande dans sa différence avec l'Europe. Il n'est pas rare en effet que Claudel compare l'Allemagne à une "saucisse" (cf. Journal I et II, passim).
65 Id., pp. 369-371.
66 Le Soulier, I-3, p. 26.
67 Id., II-8, pp. 167 et 171.
68 Richard Wagner, in op. cit., pp. 870 et 873.
69 Id., pp. 875-876.
70 Dans son article sur "Le mythe de Tristan" chez Claudel, Jacques Duron avance qu’il y a des "concordances remarquables entre l'idée claudélienne de l'amour humain et ce mythe de Tristan qui trouve en Wagner son aboutissement génial, et que Rougemont fait voir en transparence dans toute la littérature européenne." Preuve en est, selon le critique, la thématique récurrente dans Le Soulier de la "blessure d'amour inguérissable" (dans la scène I-1, le Père jésuite demande : "Faites de [Rodrigue] un homme blessé", p. 20 ; dans la scène II-14, Rodrigue dit à Prouhèze : "Ah ! c'est en cette blessure que je te retrouve !", p. 210 ; et dans la scène III-13, celui-ci parle de "[s]a blessure à [s]on côté comme la flamme peu à peu qui tire toute l'huile de la lampe", p. 331). Tout aussi wagnériens seraient le thème de l'interdiction de la possession charnelle, celui de la séparation fatale et celui, métaphysique, de l'étrangeté réciproque des amants qui irait jusqu'à l'anéantissement schopenhauerien. Cf. N R.F. no 504, sept. 1955, pp. 188-199.
71 Le Soulier, III-11, pp. 314-315.
72 Id., I-6, p. 51. Voir, de même, dans la scène III-2, le verset suivant, parodique de la mythologie grecque, de Don Fernand : "Les jardins de Thétis sont tous remplis de cloches, bouillons, fontaines jaillissantes et fantaisies hydrauliques" (p. 226).
73 La Lune à la recherche d'elle-même ("extravaganza radiophonique" de septembre 1947), in Théâtre II, p. 1322.
74 Don Gil, dans la scène II-1, serait, pour Pierre Brunei, un personnage hugolien, le "Cid exilé" de la Légende des siècles ; pour Antoinette Weber-Caflisch aussi, qui établit un rapprochement avec le ciseleur de Ruy Blas (scène I-4), lui aussi nommé don Gil. Autre réminiscence de Ruy Blas, la figure de saint Jacques, dont s'entretiennent don Salluste et don César. Dans Claudel, le destin et l'œuvre, J.-B. Barrère pense que "les noms de pêcheurs [dans la scène IV-2] évoquent l'onomastique des gueux du théâtre hugolien" ; que la métaphore hugolienne du "ver de terre amoureux d'une étoile" trouve plus d'un écho dans la scène I-7 du Soulier ; et que le politique du drame claudélien est, sur plus d’un point, issu de Ruy Blas et du Théâtre en liberté (pp. 195-217).
75 Journal II, début juin 1934, p. 61.
76 Religion et poésie (essai de novembre 1927), in op. cit., pp. 59-60.
77 Richard Wagner, in op. cit., pp. 865-866.
78 Journal II, novembre 1953, pp. 848-849.
79 Le Soulier, I-7, p. 63.
80 Id., I-14, p. 105. Selon Michel Autrand, le Chinois du Soulier rappelle le "grazioso" Alcuzcuz d'Aimer après la mort de Calderon. On a plus récemment admis l'hypothèse que les relations de Rodrigue et de son serviteur stylisaient celles de Claudel et de Gide, précisément dans les années qui ont précédé la rédaction du drame.
Voir la lettre de rupture fracassante de Claudel à Gide (de Hambourg, le 2 mars 1914), qui marque une crise de leur échange épistolaire commencé depuis 1889 : "Au nom du Ciel, Gide, comment avez-vous pu écrire le passage que je trouve à la page 478 du dernier no de la N.R.F. [où Lafcadio dévoile peut-être ses penchants] ? Répondez-moi, vous le devez. Si vous vous taisez, ou si vous n'êtes pas absolument net, je saurai à quoi m'en tenir." Et la réponse immédiate de Gide à Claudel (de Florence, le 7 mars 1914) : "De quel droit cette sommation ? Au nom de quoi ces questions ?" Cf. Correspondance Claudel-Gide 1889-1926, Gallimard, Paris, 1950, pp. 217-220. Isidore le Chinois quitte Rodrigue définitivement ; Gide et Claudel ne s'écriront que sporadiquement par la suite, et chaque fois sur des sujets littéraires uniquement (à propos de Dostoïevski, de Tagore, d'Unamuno, etc.). Gide en Chinois n'est pas un masque propre au drame de Claudel ; Malraux en usera de même, avec son personnage de Gisors, en 1933, dans la Condition humaine.
81 Le Soulier, I-3, pp. 29 et 35.
82 Id., III-10, pp. 303 et 306.
83 Le Soulier de satin et le public, in op. cit., p. 1479. La formule s’applique en réalité, dans ce texte de mars 1944, au théâtre de Shakespeare ; mais la critique est la même car, écrit Claudel, "un chrétien, un catholique, je veux dire un homme complet, devant l'œuvre même d'un Shakespeare ne se trouve pas satisfait. Le vieux théâtre grec, celui d'un Eschyle, d'un Sophocle et même d'un Euripide [...] lui avait apporté un idéal plus haut [...]. Nous sommes amusés, intéressés, passionnés, nous ne sommes jamais empoignés, saisis à la gorge, confrontés par un Sphynx impitoyable, il faut répondre : comme nous le sommes, par exemple, devant Antigone ou Cassandre ou Alceste" (ibid.).
84 Francis Jammes : "Paul Claudel", in N.R.F. no 279, 1er décembre 1936, pp. 933-939. La métaphore de l'abeille qui butine pareille au poète pour faire son miel, et qui renvoie au bestiaire poétique de Jammes lui-même, provient plus certainement encore du poème "L'Abeille" de Claudel, composé en 1925, où le poète la compare à une "Parole prête à l’idée !". Cf. Poésies, p. 117.
Voir aussi, pour la mondialité intertextuelle du dramaturge, Gilbert Gadoffre : "Un poète de demain", in Les critiques de notre temps et Claudel : "Pour la première fois dans l'histoire des lettres françaises on assiste à une invasion massive d'étrangers venus de tous les points de l'horizon : non seulement les tragiques grecs et élizabéthains réconciliés, mais les Espagnols de la Contre-Réforme, l'Italie de Dante et des papes, la Russie de Dostoïevski, l'Amérique de Colomb et de Melville, l'Allemagne de Wagner, la Chine des taoïsmes, le Japon des samouraïs et du théâtre nô. [...] L'auteur du Soulier de satin est le premier poète planétaire, et il ne pouvait y avoir de poète planétaire avant le XXe siècle" (pp. 40-43).
85 Francis Jammes (texte de janvier 1939), in Accompagnements, Prose, p. 554.
86 Journal I, 1er juin 1925, p. 675.
87 Journal II, 3 mars 1938, p. 225.
88 Id., 1er janvier 1949, p. 666. Voir aussi p. 861. On comprend donc la surprise de Claudel lorsque, le 3 janvier 1943, il apprend qu'à Rome la représentation de Jeanne au bûcher, qui a obtenu un franc succès, aurait égalé le "triomphe" remporté par le Saint Sébastien de d'Annunzio, auquel elle a été comparée (cf. Journal II, p. 435).
89 Journal I, début février 1924, p. 621.
90 Journal II, début mars 1934, p. 52.
91 Id., 21 mai 1944, p. 482.
92 Moi et nous (texte d'octobre 1944), in Contacts et circonstances, Prose, pp. 1351-1352.
93 Journal II, 16 septembre 1942, pp. 414-415. Sur les joutes qui se sont livrées entre Claudel et les écrivains de l'Action française, voir Christopher Flood : Pensée politique et imagination historique dans l'œuvre de Paul Claudel et, du même : "Paul Claudel and Charles Maurras", in Claudel Studies, v. XVIII, no 2, 1991 (pp. 4-22).
Voir aussi le Messianisme nationaliste (texte de février 1947), in op. cit., p. 1374 et, pour les déclarations les plus saillantes : Journal I, mars 1908, p. 56 ("Barrès est enraciné dans un pot de fleur"), Journal II, août 1951, p. 779 ("Maurras et notre temps, par Henri Massis. Quel milieu d'énergumènes et de haineux que celui de l'Action française !").
94 Lettre de Ramuz à Claudel, 22 avril 1925, in Du côté de chez Ramuz (texte de mai 1947), in Accompagnements, Prose, citée p. 587.
95 Du côté de chez Ramuz, in op. cit., p. 578.
96 Adieu à Giraudoux (texte de février 1944), in op. cit., pp. 571-574.
97 Un Poème de Saint-John Perse (texte de juillet 1949), in op. cit., p. 614.
98 Id., p. 616.
99 Id., p. 626.
100 Id., p. 617. Rappelons sommairement que "S.-J. P.", comme l'appelle Claudel, a fait la rencontre de son futur critique et collègue en 1905 chez Jammes à Orthez et qu'il est entré aux Affaires étrangères en 1914, avant d'être successivement secrétaire d'ambassade à Pékin (1916-1921), directeur du cabinet diplomatique d'Aristide Briand (1925-1932), puis secrétaire général du ministère des Affaires étrangères (1933-1940).
101 Id., p. 627.
102 L'Art et la foi (texte de mai 1949), in Positions et propositions, Prose, p. 66. Voir aussi Mémoires improvisés, 40e entretien, pp. 351-352.
103 Journal II, mars 1936, p. 133.
104 Discours de réception à l'Académie française (17 décembre 1946), in Accompagnements, Prose, pp. 650-651.
105 La Légende de Prâkriti (texte d'août 1932), in Figures et paraboles, Prose, pp. 960-961. On se souvient, par ailleurs, de la lettre du 6 avril 1942 de Claudel à Louis Gillet, dans laquelle, en évoquant certains "anachorètes littéraires", il mettait (ou plutôt abaissait) Proust sur le même niveau que Joyce, au rang des plantes et des insectes (op. cit., pp. 1485-1486).
106 Témoignage (texte de juin 1951), in op. cit., p. 1390.
107 Journal II, 28 mars 1936, p. 136.
108 Mémoires improvisés, 40e entretien, pp. 351-352. La thématique de la "décomposition" de la société pré-européenne revient sans cesse au fil des annotations de Claudel sur Proust dans son Journal : voir Journal I, 6 mai 1923, p. 588 ("Proust. Analyse ou plutôt décomposition") ; 26 mars 1929, p. 852 ("Proust dépeint des actions au ralenti, c'est-à-dire littéralement décomposées, par conséquent faussées") et Journal II, juin 1948, p. 645 ("Les personnages de Proust sont comparables à la vermine").
109 Journal I, août 1921, p. 514.
110 L'Iliade (texte de mai 1947), in Accompagnements, Prose, p. 405.
111 Sur L'Odyssée (texte de juillet 1947), in op. cit., p. 407. Dans son étude des sources du Soulier, J. Madaule a proposé une interprétation tout à fait originale et fondée des personnages secondaires du drame, qui lui semblent provenir des "chœurs des drames antiques", comme dans les Suppliantes d'Eschyle, autrement dit, qu'il y aurait une structuration éminemment occidentale de l'espace scénique (pp. 357 et 371).
112 Le Soulier, IV-7, pp. 434-436.
113 Id., III-13, p. 329.
114 Id., III-1, p. 225. La "ville condamnée dont on retourne le sol" afin d'en effacer toute trace dont parle saint Adlibitum fait irrésistiblement penser à la ville de Troie, elle aussi ravagée et enterrée, avant d'être exhaussée à nouveau grâce aux fouilles, encore récentes alors, de Schliemann et de Dörpfeld (de 1871 à 1894).
115 Sur L'Odyssée, in op. cit., p. 408.
116 Id., p. 410.
117 Encore L'Iliade (texte de septembre 1947), in op. cit., pp. 410-416.
118 Mémoires improvisés, 35e entretien, p. 309.
119 Id., 38e entretien, pp. 331-332.
120 Le Soulier, I-7, p. 66.
121 Id., II-3, p. 137 ; II-4, pp. 141-142.
122 Journal I, mi septembre 1924, p. 643. Sur le vers français (texte de janvier 1925), in op. cit., pp. 7 et 18.
123 Introduction à un poème sur Dante (essai de mai 1921), in Accompagnements, Prose, p. 422.
124 Id., p. 424.
125 Id., pp. 425-426 (souligné dans le texte).
126 Id., pp. 430-431. Claudel écrit de même, en octobre 1931, que "[s]a vocation a été l'exil, un dépaysement continuel." Cf. Journal I, p. 972.
127 Ibid.
128 Ode jubilaire pour le six-centième anniversaire de la mort de Dante (janvier 1921), in Feuilles de saints, pp. 167, 170 et 174. Outre les images récurrentes, d'origine dantesque, de la rose et du cercle dans Le Soulier, il est à noter que le champ sémantique de la soif] – "Il y a ce Paradis pour moi qui est une soif plus grande !", plus grande, dit le Poète, que "Cet Empire en mille morceaux, ce débris d'Énée et d'Auguste", l'Italie (pp. 172 et 177) – est le même que celui qu'emploie Rodrigue pour exprimer son désir de quitter l'Espagne pour retrouver (l'image de) Prouhèze-Béatrice à l'autre bout du monde (scènes I-7 et ΙII-8) et que celui de la joie promise aux amants séparés – de "la Béatitude" de Béatrice (Ode jubilaire, p. 182) – est aussi le même que celui qu’utilise Prouhèze devant Rodrigue (scène III-13).
129 Introduction à un poème sur Dante, in op. cit., p. 433. Qu'il y ait un lien, même ténu, entre l'Italie de Dante et l'Europe du Soulier, deux fragments le certifient ; le premier, en octobre 1920, lorsque Claudel note dans son Journal qu'"une assez bonne description du Danemark [en hiver] se trouve au chant VI de L'Enfer" (p. 492) ; la seconde, dans L'Harmonie imitative (aôut 1933), lorsqu'il affirme, pro domo en quelque sorte, que "le cadre de ce poème [il s'agit du Purgatoire] a été conçu de manière à permettre à [Dante] de satisfaire en imagination toutes ses rancunes politiques et littéraires" (in op. cit., p. 101).
Jacques Madaule écrit très justement dans Le Drame de Paul Claudel que "c'est d'abord comme un exilé que Claudel envisage l'Alighieri", "le type même de l'exilé", et suggère d'ingénieux rapprochements entre la figure de Dante l'universel et saint Adlibitum d'une part, le vice-roi de Naples et Camille de l'autre (pp. 267-270 et 319). À l'en croire, Sept-Épées se serait elle aussi échappée de la cosmogonie dantesque, en tous points comparable, dans la scène IV-3, à la Béatrice du chant I du Paradis (p. 335).
130 Le Soulier, I-3, p. 27.
Le Paradis perdu de Milton pourrait être à l'origine de l'expression "le lac ardent" ("he burning lake") utilisée dans la scène I-3 (Le Soulier, p. 37), de même que la désignation de l'amour conjugal par le mot de "mystère", dans la scène ΠΙ-8 (id., p. 271).
Claudel reprend également l'argumentation de Pascal sur l'imagination dans la scène I-6, en la connotant cependant beaucoup moins péjorativement, qui, comme le désir et non comme l'illusion, participe de l’être et non du néant.
Rabelais est présent dans la scène IV-5 du drame, lorsque Hinnulus tente de repêcher la "bouteille qu'Apollonius de Tyane a jetée à la mer et que recherchait Pantagruel" (p. 410) : c'est la fin du Prologue du Tiers livre, qui lui-même renvoie à la Vie d'Apollonius de Tyane. Rabelais affleure encore à la surface du texte du Soulier quand, dans la scène IV-1, Claudel reprend le thème de la mer qui se transforme en vin, au goût de malvoisie (p. 348), thème issu, lui, du Quart livre, lequel lui fournit aussi le nom de Rodilard, non plus sous la forme d'un chat, mais du secrétaire de Rodrigue, dans la scène ΙII-9.
131 Francis Ponge écrit, dans sa Prose de profundis à la gloire de Claudel :
"Et voici mon Claudel comme et où je l'entends,
Comme et où je l'entends, c'est entre clame et claudique."
Cf. N.R.F., septembre 1955, "Hommage à Paul Claudel".
Voir aussi l'essai de Claudel consacré en janvier 1935 à Paul Verlaine, où il prête une attention primordiale, en psychocritique avant la lettre, au boitement du poète, dont il décèle aussitôt la parenté avec l'imparité de ses vers : "Quand j'étais étudiant [...], il m’arrivait souvent de rencontrer au cours de la même promenade deux boiteux [...]. L'un de ces boiteux s'appelait Pasteur et l'autre s'appelait Paul Verlaine [...] qui s'acheminait là-bas, près du Luxembourg, vers le café François Ier pour y aromatiser ses rêves" (in op. cit., pp. 487-488).
132 Le Soulier, I-11, pp. 92-93.
133 Frédéric Lefèvre : Les Sources de Paul Claudel, Lemercier, Paris, 1927 (p. 100).
134 Un Poème de Saint-John Perse, in op. cit., p. 617.
135 Les emprunts à Don Quichotte de Cervantes sont exceptionnels dans Le Soulier : seules les scènes I-7 (dans "le désert de Castille" où se profilent les silhouettes au loin de "montagnes romanesques", et qui met en scène, en un combat douteux, Rodrigue et son serviteur chinois face à de mystérieux cavaliers (p. 56) et II-2 (dans la "Sierra Quelquechose" où l'irrépressible plante un décor pour le moins picaresque sans oublier les indispensables moulins de Cervantes, quand il évoque "ces montagnes couvertes d'une rude forêt, plus crasseuse que la laine d'un bison, la nuit lumineuse, les ailes de ce grand moulin à notre droite qui d'un coup à chaque seconde interrompent les rayons de la lune" (p. 130) – seules ces deux scènes peuvent réellement passer pour une réminiscence du roman de Cervantes.
136 Voir à ce sujet : Estelle Trépanier : "L'hispanisme dans le théâtre de Claudel", in Revue de Littérature Comparée, tome XXXVI, septembre 1962 ; Léon Cellier : "Notes pour Le Soulier de satin", in Revue des Sciences Humaines, fasc. 118, juin 1965 ; Michel Autrand : "Les énigmes de la IVe Journée du Soulier de satin", in Revue d'histoire du théâtre, no 20, 1968 (où il est analysé que le nom du pêcheur Maltropillo est une déformation de "Maltrapillo", personnage de la comédie espagnole).
Claudel a assisté à une représentation de Numance de Cervantes, à l'occasion de laquelle il a découvert J.-L. Barrault ; cf. Journal II, 16 avril 1937, p. 188. La citation, souvent parallèle, par Claudel, de l'œuvre de Cervantes et de Shakespeare dans ses essais critiques, permet de dater à l'année près l'époque à laquelle s'achève l'une des intrigues du Soulier, au "commencement du XVIIe siècle" (p. 13) : en 1616, l'année qui marque la mort simultanément du romancier et du dramaturge.
137 Journal I, mi octobre 1919, pp. 454-455.
138 Id., début juillet 1925, p. 679.
139 Préface au Soulier de satin, in op. cit., p 122.
140 Mémoires improvisés, 36e entretien, p. 315.
141 José-Maria Sert (texte de décembre 1926, publié en mai 1928), in L'Œil écoute, Prose, p. 293.
142 Id., p. 291.
143 Journal I, mi août 1925, p. 684. José-Maria Sert, in op. cit., p. 292.
144 Jean Prévost : "Les éléments du drame chez Paul Claudel", in N.R.F. no 188, 1er mai 1929 (pp. 593-609).
145 Pierre Brunel : Claudel et Shakespeare, Colin, Paris, 1971. Voir aussi Jean-Claude Berton : Shakespeare et Claudel, La Palatine, 1958 (qui affirme que le dialogue de la scène III-2 du Soulier sur l'héliocentrisme copernicien serait inspiré par un passage de la scène II-2 de Hamlet).
146 "Le Roi Lear" (essai de novembre 1946), in Accompagnements, Prose, p. 436. Claudel est revenu sur cette idée du Paradis perdu shakespearien le mois suivant, dans son Discours de réception à l'Académie française, in op. cit., p. 648.
En septembre 1925, une brève annotation du Journal, tenue pour une évidence par Claudel, permet de confirmer l'hypothèse d'un Skakespeare en révolte contre le Père humilié, et donc contre la fracture de la chrétienté : "Une très ancienne relation relative à Shakespeare porte cette inscription [...] : He died papist [Il est mort papiste]" (p. 691).
Claudel note encore, dans son essai sur Paul Verlaine en janvier 1935, qu'il y a, si l'on peut dire, une unité de lieu – l'Europe – chez l'auteur de Comme il vous plaira : "C'est [...] cette nécessité amère et douce d'être à la fois ici et ailleurs qui forme le caractère principal des citoyens de ce territoire mystique que j'appellerai avec Shakespeare « la forêt d'Ardenne », cette forêt qui commence aux portes de Paris pour s'éteindre à celles de l'Allemagne" (in op. cit., p. 493).
De là à l'universalité de la scène shakespearienne, il n'y a qu'un pas, que franchissent Grégoire et saint Maurice, en mars 1928, dans le chapitre "Samedi" des Conversations dans le Loir-et-Cher :
"Grégoire. – N'est-ce pas ce que prévoyait Bacon quand il disait que le moment était venu de constituer un lit nuptial pour le mariage de l'Homme et de l'Univers ?
Saint Maurice. – Croyez-vous vraiment que ce soit Bacon qui ait écrit les drames de Shakespeare ?" (in op. cit., p. 819).
147 Conversation sur Jean Racine, in op. cit., p. 452.
148 Le Soulier, IV-4, p. 385. Sur l'idée de l'unité fondamentale du monde occidental chez Shakespeare, voir aussi, dans la Conversation sur Jean Racine, l'échange d'Arcas et de Claudel :
"Arcas. – Défendez-vous Macbeth ?
Paul Claudel. – Ce que j'admire surtout dans ce magnifique drame du grand Will, c'est son unité" (in op. cit., p. 450).
149 Voir notamment : Lorraine Burghardt : "Paul Claudel's Soulier de satin as a baroque drama", in Modern Drama, Laurence, Kansas, XIV, no 1, may 1971 ; Georges Cattaui : "Burlesque et baroque chez Claudel", in Critique, mars 1961 ; "Claudel et le baroque", in Entretiens sur Paul Claudel, Mouton, Paris-La Haye, 1968 ; Vaclav Cerny : "Le baroquisme du Soulier de satin", in Revue de Littérature comparée, no 44, 1970 ; Leo O. Forkey : "A baroque moment in the french contemporary theater", in Journal of Aesthetic and Criticism, vol. 18, no 1, sept. 1959 ; Marie-Louise Tricaud : Le baroque dans le théâtre de Paul Claudel, Droz, Genève, 1967.
150 À la louange de l'Autriche (texte de novembre 1936), in Contacts et circonstances, Prose, pp. 1086-1087.
151 La Poésie française et l'Extrême-Orient (conférence de décembre 1937), in op. cit., p. 1037. Voir à ce sujet Georges Cattaui : "Le baroque", in Les critiques de notre temps et Claudel, pp. 143-153.
152 Le Soulier, III-10, p. 298.
153 Id., IIΙ-2, pp. 236-237 ; III-5, p. 250 ; III-6, p. 257 ; 293. III 9, pp. 292-293.
154 Id., III-10, p. 298.
155 Id., III-2, p. 237.
156 Id., II-11, p. 188. La didascalie précise, comme pour anticiper sur une pendaison imminente, qu'"au plafond est suspendue une poulie avec un bout de corde."
157 La Philosophie du livre (essai de mai 1925), in Positions et propositions, Prose, p. 70.
158 Au Danemark sur la banquette arrière (texte de février 1921, remanié en août 1936), in Contacts et circonstances, Prose, p. 1109. La même analyse pourrait être faite pour la structuration de l'Histoire dans Le Soulier : Claudel l'écrit, elle aussi, à rebours, à l'envers de la chronologie. La scène II-5 (concile de Trente, 1545-1563) se déroule avant la scène III-1 (bataille de la Montagne-Blanche, 1620), mais celle-ci a lieu, anormalement, avant la scène IV-4 (défaite de l'invincible Armada, 1588), et celle-ci avant la scène IV-11 (bataille de Lépante, 1570). Le tour de force de Claudel est de s'être servi d'une écriture baroque de l'Histoire pour écrire le drame du monde à l'âge baroque.
159 Cf. Jean-Noël Segrestaa : "Une source du Soulier de satin : 'À une Madone' de Baudelaire", in Bulletin de la société Paul Claudel no 33, 1969. Le 57e poème des Fleurs du mal se compare lui-même à un "ex-voto dans le goût espagnol" ; les "souliers de satin" du poète dans son offrande à la Vierge expliquent l'origine du titre du drame de Claudel, comme les "sept couteaux" celle du nom de dona Sept-Épées, comme enfin le transpercement du cœur par lesdits couteaux l'origine de l'exclamation de Prouhèze dans la scène I-10, quand elle se décrit à la façon d'"une Épée au travers de son cœur [à Rodrigue]" (p. 90).
Par ailleurs, Baudelaire reste le plus souvent pour Claudel le poète qui n'est pas parvenu à englober la totalité du monde dans son œuvre, ce qui lui vaut fréquemment l'épithète de "pauvre Baudelaire" (Sur le vers français, janvier 1925, p. 17 ; Note sur l'art chrétien, janvier 1932, p. 130), en dépit de sa parfaite compréhension du monde moderne ("À mon avis le plus grand poète du XIXe siècle est Baudelaire parce qu'il était très intelligent et comprenait très bien où il en était, [...] parce qu'il est le poète du Remords", in Religion et poésie, novembre 1927, p. 61). Il n'empêche : l'œuvre poétique de Baudelaire, semblable au dire de Claudel à son albatros, a une "allure blessée entre le ciel et la terre comme [celle] d'un grand oiseau dont on a coupé les rémiges" et qui s'est forclos au ciel chrétien (Paul Verlaine, janvier 1935, p. 488) ; et Baudelaire lui-même a été la "victime" de "noirs démons" (Mallarmé, avril 1926, p. 509) qui lui ont ordonné d'emprunter une fausse direction, celle de Tailleurs, et non celle de l'en-haut ("Il faut à tout prix fuir, s'échapper : dans le passé, dans l'avenir, dans l'opium, dans l'alcool, dans le vice, dans les rêves, outre-mer, outre-vie, anywhere out of the world", in Francis Jammes, janvier 1939, p. 541), si bien que, au contraire, "le but de la poésie n'est pas, comme dit Baudelaire, de plonger « au fond de l'Infini pour trouver du nouveau », mais au fond du défini pour y trouver de l'inépuisable" (Introduction à un poème sur Dante, mai 1921, p. 424). À trop en demander à la littérature et à trop en attendre d'elle, Baudelaire en aurait trop tôt perçu les limites ; en la rangeant, à l'inverse, comme le fait Claudel, parmi les autres créations, loin de toute sacralisation indûe, jamais elle ne décevra, mais s'élargira et prendra plus de sens.
Deux références directes (au moins) à Mallarmé se trouvent dans Le Soulier ; la première, avec la description du personnage de Musique dans la scène I-2 ("On l'appelle doña Musique à cause d'une guitare heureusement dont elle ne joue jamais", p. 24), qui rappelle la "musicienne du silence" (sainte Cécile) qu'évoque Mallarmé dans "Sainte" ; la seconde, dans la plupart des apophtegmes et maximes poétiques de don Rodilard, dans les scènes ΙII-9 et 11.
160 Le Soulier, I-3, p. 35. Antoinette Weber-Caflisch, in op. cit.
161 Id., p. 28. Camille précise même, un peu plus loin, que son modèle s'était mis dans "des spéculations à faire frire les cheveux sur la tête !" (p. 29).
162 Id., III-10, p. 293. Arthur Rimbaud (texte de juillet 1912), in Accompagnements, Prose, p. 519. Il est à souligner encore que, parmi une infinité d'images, celle de la croix qui se dresse sur la mer, dans la tirade du Père jésuite (scène I-1, p. 18), déjà employée dans les Cinq grandes odes, est une image rimbaldienne.
163 Un dernier salut à Arthur Rimbaud (texte de mai 1942), in op. cit., p. 524.
164 "Le Bateau ivre", strophes 21, 22 et 24.
165 Le Soulier, I-3, p. 37. On n'a pas, que l'on sache, remarqué l'un des intertextes importants du Livre de Colomb, dans la scène I-11, pourtant facile à découvrir, par la référence du héros aux Chants de Maldoror de Lautréamont, quand il s'exclame : "Je te salue, Océan !" (in op. cit., p. 1139).
166 Id., III-2, p. 226.
167 Journal I, début novembre 1931, p. 975.
168 Le Soulier, I-6, p. 56.
169 La Peinture espagnole (texte d'octobre 1939), in L'Œil écoute, Prose, p. 222.
170 La Messe là-bas (poème de décembre 1917), in Œuvre poétique, p. 493.
171 Lettre de Claudel à Benoist-Méchin (de Tokyo, le 17 juillet 1923) ; citée par Jacqueline de Labriolle : Les 'Christophe Colomb' de Paul Claudel, Klincksieck, Paris, 1972 (p. 189).
172 Lors de son voyage en Espagne au début de l'été 1952, Claudel entend "un chant national de Verdaguer" (Journal II, fin mai 1952, p. 809), ce qui a amené Jacques Petit à spécifier, en note, que "l'Atlantida, connue par Sert, est l'une des sources du Livre de Christophe Colomb" (idem, p. 1174).
173 Le Livre de Christophe Colomb, I-17, in Théâtre II, pp. 1157-1158.
174 Lettre de Claudel à Milhaud (de Washington, le 17 décembre 1927), citée par J. de Labriolle, in op. cit., p. 197.
175 Le Livre, I-11, in op. cit., p. 1140. L'Archéologue de la scène II-5 du Soulier reprend lui aussi à son compte une théorie platonicienne, celle des Idées (quoiqu'en la déviant), quand il évoque fugitivement "nos titres à l'image de Dieu confiés depuis des siècles aux archives d'un volcan, ces superbes Idées dont nous ne sommes que la spongieuse traduction !" (in op. cit., p. 154).
176 Le Livre, I-16, p. 1153 ; II-7, p. 1185 ; I-11, p. 1139.
177 J. de Labriolle pense que Claudel n'a sans doute pas assisté à une représentation de L'Illusion comique, créée de nouveau en 1936 seulement ; la pièce, cependant, lui était connue depuis longtemps, comme celle de Molière.
178 Le Drame et la musique (texte de mars 1930), in Positions et propositions, Prose, p. 151.
179 J. de Labriolle (op. cit) formule l'hypothèse que les effets de mise à distance et d'éloignement du Livre annoncent "l'effet V" de Brecht tel qu'il en explique le fonctionnement en 1940 dans son Petit organon pour le théâtre. Elle rappelle de surcroît que Pirandello a peut-être "stimulé Claudel en ce sens" ; ce dernier, au demeurant, séjourne à Tokyo en avril 1923 quand on découvre à Paris la hardiesse prodigieuse des Six personnages en quête d'auteur. Mais Claudel n'a pas pu se désintéresser, alors qu'il cherchait pour Le Soulier de nouvelles formules et des techniques inédites, d'un dramaturge dans l'œuvre duquel le conflit entre la "vie" et la "forme", entre le créateur et ses créatures, constitue le fond du sujet. Coïncidence souriante : dans Ce Soir on improvise (1930), Pirandello utilise la même métaphore dans le discours d'un personnage qui rate son entrée ("Je ne suis pas un accordéon qui s'allonge et se raccourcit à volonté") que Claudel dans la scène de l'irrépressible ("Au théâtre nous manipulons le temps comme un accordéon"). Il demeure sans doute vrai que dans Le Livre, où le commentaire cinématographique est étroitement lié à l’action, les intuitions de Claudel, qui travaille seul et loin (des avant-gardes) d'Europe, rejoignent ce que la modernité française (l'Impromptu de Paris, de Giraudoux, paraît en 1937), italienne (Pirandello) et allemande (Brecht, Piscator – fondateur du Proletarisches Theater en 1920, directeur de la Volksbühne en 1924 et metteur en scène de Hop là nous vivons ! en 1927 et des Aventures du brave soldat Schweik de Hasek en 1928) pressent de plus audacieux.
180 Introduction à un poème sur Dante, in op. cit., p. 428 (souligné dans le texte).
181 Le Soulier, III-2, p. 228.
182 Jean Starobinski : art. cit.
183 Le Soulier, IV-2, pp. 356-357.
184 Voir à ce sujet Jacques Petit : "Claudel lecteur de la Bible", in La Pensée religieuse de Claudel, Paris, 1969 ; Jacques Madaule : op. cit. ; Pierre Ryzalwski : op. cit. et André Blanc Un Structuralisme chrétien.
185 "Dessins" (poème composé à Paris le 28 mai 1919), in Feuilles de saints, p. 193. Le titre du poème est très certainement un calembour ("feuilles de dessins"/"feuilles de saints") doublé d'une anagramme ("saint"/"satin"), jeux dont fourmille, d'ailleurs, le drame lui-même.
186 Le Soulier, II-11, p. 188. Cf. Michel Malicet, in op. cit., tome 2
187 Id., I-8, p. 77. Cf. Journal I, fin décembre 1918, p. 433.
188 Claudel a écrit à J.-L. Barrault, au moment des travaux préparatoires pour la représentation du Soulier, que "pour la Négresse [il] aimerai[t] voir le croquis de ce nouveau costume, celui des négresses actuelles de Bahia" Cf. Cahiers Paul Claudel no 10, p. 118. Voir aussi Darius Milhaud : Notes sans musique, Julliard, Paris, 1949 : "Toutes les négresses de Bahia portent, attachées à la ceinture de leurs robes, espèce de crinolines de couleur, des breloques porte-bonheur" (p. 101).
189 Le Soulier, IV-2, p. 371. Antoinette Weber-Caflisch, in op. cit.
190 Id., IV-1, p. 349. Bel exemple supplémentaire de mise en abyme de l'énoncé du Soulier, avec tout le spectre thématique qui va de Malcalzado (Rodrigue aussi est le "mal chaussé" – et pour cause : Alcochete signale qu'il a une "jambe en moins" (p. 351), et Prouhèze également se déchausse au début du drame) à l’homme battu par une femme qui, en plus, se refuse à lui, et du vieux navire de Rodrigue (Bogotillos le range d'ailleurs parmi les "épaves", p. 352) à la quête incessante du héros (Rodrigue se lance à la poursuite de Merveille dès la IIe Journée du drame).
La formule "reflets de reflets" se trouve dans l'essai de Claudel Sur la peinture hollandaise (juillet 1934), in op. cit., p. 179.
191 Journal I, 16 mai 1932, p. 1002.
192 Le Soulier, II-14, p. 205.
193 Le Poète et le vase d'encens (texte d'août 1926), in Conversations, Prose, pp. 838-839.
194 "Sainte Thérèse" (poème composé en juin 1915), in Feuilles de saints, pp. 73-74.
195 Cf. Bernard Hue : op. cit.
196 Le Soulier, II-10, p. 176. Cette scène est, de surcroît, une variation sur le mythe d'Orphée et d'Eurydice.
197 Mémoires improvisés, 40e entretien, p. 348 ; 34e entretien, p. 305.
198 Nijinsky (sic), (texte de mars 1927), in L'Œil écoute. Prose, p. 384. Claudel écrit "Nijinsky", "à cause de l'Y qui a l'air d'un danseur en train de s'envoler" (ibid). "Et cette Après-midi d'un faune, ah ! quelle beauté ! Cela se passait à la fois en Sicile et sur cette terrasse abandonnée au milieu de la forêt vierge que connaît bien mon ami Milhaud !" (id., p. 386) – et pour cause : Milhaud avait accompagné Claudel à cette représentation à Rio.
199 Conférence sur Jeanne d'Arc au bûcher (prononcée de 1938 à 1940, publiée dans la Revue belge en 1940), in Théâtre II, pp. 1516 sq.
200 La Sagesse ou La Parabole du festin, IIIe partie, in op. cit., p. 1206. "Les gratte-ciel de New York", prend-il encore soin de spécifier ailleurs (p. 1512).
201 Essai sur Le Festin de la sagesse, in op. cit., p. 1511. Il faudrait se risquer à émettre l'hypothèse que c'est d'une semblable technique que se sert Claudel dans la scène I-15 du Livre de Christophe Colomb qui représente, au moyen d'une "grande affiche", à la façon d'un collage, "le recrutement pour les caravelles" :
"SOUS LE PATRONAGE DE LEURS MAJESTÉS
LE VOYAGE MERVEILLEUX
CHRISTOPHE COLOMB, AMIRAL ET VICE-ROI
DES INDES OCCIDENTALES
s'adresse
aux navigateurs de Palos
EMBARQUEZ-VOUS [...]
VENEZ TOUS VOUS INCRIRE [...]
VENEZ TOUS !" (p. 1150).
Enrôlement qui n'est pas sans rappeler les affiches américaines de propagande surmontées du célèbre "Uncle Sam needs you" – d'autant que Claudel compose Le Livre en Amérique, que son héros est un héros de l’Amérique, et peut-être moins un conquérant européen du nouveau monde qu’un personnage à la reconquête (du public) de l'Europe.
202 Jacques Madaule écrit, de même, dans Claudel et le langage (chap. "L'Univers est langage"), que ce qui se manifeste finalement dans l’écriture claudélienne, "c'est la continuité du discours occidental tout entier avec sa double source, hébraïque et grecque". "Les sources de Claudel partent de la Bible et d'Homère. Pourtant son intention fut bien de parler un langage universel [...]. Claudel pouvait bien s'interroger sur l'universalité du langage : c'est par le langage que lui-même est universel" (pp. 297-298, 300 et 313).
203 Journal I, début avril 1925, p. 668.
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