Conclusion générale
Hétérogénéité des pratiques langagières et transformations sociales
p. 345-348
Texte intégral
1Cet ouvrage est né du constat que, dans les sciences sociales, le langage demeure bien souvent appréhendé comme un filtre transparent, simple vecteur de pensées ou simple support de messages entre locuteurs. Tandis que la sociolinguistique interactionnelle, l’analyse du discours et l’anthropologie linguistique américaine ont montré depuis longtemps qu’au contraire l’activité langagière est tout sauf le résultat d’une communication transparente et non problématique, il s’est agi de présenter ici quelques-uns des principaux processus qui permettent de comprendre ce que nous faisons, politiquement, quand nous parlons. Car en parlant, nous engageons une multitude d’effets sur le monde et sur les autres : nous agissons. Ces effets et ces actions proviennent des discours, des expressions, des textes antérieurs, qui nous ont été transmis et que nous répétons, transformons, rejetons, etc. Ils proviennent également de toute notre expérience sociale passée, constituée de la toile de toutes les rencontres, de tous les dialogues, de toutes les situations de communication dans lesquelles nous avons interagi avec autrui, et du souvenir, de l’incorporation de leurs conséquences. De fait, toute activité langagière est avant tout sociale au sens où elle est indissociable de ce qui se dit et se fait avant et autour de nous, et au sens où elle fabrique des positionnements, des configurations, des relations, des catégorisations, des hiérarchisations, des inégalités, des institutions, et des assujettissements qui bien souvent la construisent également en retour, sous diverses formes.
2Le meilleur moyen d’aborder ces enjeux langagiers a été pour nous de revenir à la notion de « pratique langagière » et de « pratique » en général afin d’aborder les éléments engagés dans la communication humaine qui font du langage une véritable pratique sociale. Revenir à Marx, Althusser, Bakhtine, Vološinov et Bourdieu, en privilégiant la notion de « pratique » selon une approche marxiste plutôt que d’adhérer d’emblée aux approches culturelles américaines – au sein desquelles la notion de culture reste souvent ambiguë –, est apparue nécessaire suite à une longue réflexion et de multiples discussions collectives autour de la question centrale des rapports de pouvoir. Comment le langage peut-il à la fois contraindre et émanciper ? Par quels moyens, par quels processus sémiotiques et langagiers les forces sociales assujettissent-elles ou au contraire subjectivisent-elles ? Si le langage a des effets performatifs évidents, la question du sujet parlant, que certains nomment « agent » et d’autres « acteur », est au cœur de ce questionnement. L’ambition est d’articuler un sujet divisé, dont la part d’inconscient est déterminante dans la pratique langagière au sens où il est parlé par le langage, le déjà-dit, avant et ailleurs, et un sujet pragmatique qui, avec d’autres sujets, en interaction, construit des modes de subjectivation et des processus d’émancipation ici et maintenant. Plus encore, cette focalisation majeure sur les processus de réflexivité nécessite de s’interroger sur le rôle du chercheur lui-même qui doit s’impliquer dans son travail selon un point de vue critique, mais aussi politique, au sens d’un engagement épistémologique œuvrant à la mise au jour de nouveaux processus d’émancipation des sujets avec lesquels il co-construit des interprétations du monde social et des modalités d’action.
3Une telle entreprise intellectuelle nécessite donc à la fois d’expérimenter et de vivre une anthropographie en même temps que d’affûter les instruments d’analyse afin d’interpréter les situations partagées. En matière d’analyse, une seule approche, qu’elle relève de la sociolinguistique interactionnelle ou critique, de l’analyse de discours, de la Critical Discourses Analysis ou de la Linguistic Anthropology, n’est pas suffisante. L’ambition de cet ouvrage a été d’élaborer une approche globale, intriquant trois domaines souvent séparés : les pratiques discursives, les pratiques interlocutives et les pratiques stylistiques. Si certaines ont été plus amplement développées que d’autres dans l’ouvrage, par les hasards de nos propres recherches ou les besoins des problématiques choisies, toutes ont un rôle majeur à jouer dans le cadre d’une sociolinguistique politique. Ces premières propositions sont bien entendu loin d’être théoriquement menées à terme, nous les soumettons à la discussion afin d’engager la sociolinguistique vers de nouvelles pratiques scientifiques (notamment en France où le clivage entre sociolinguistique et AD nous semble réellement à dépasser).
4Il serait notamment souhaitable d’affiner les outils d’analyse proposés par l’anthropologie linguistique américaine, ceux de la métapragmatique notamment, afin de les articuler aux questions de pouvoir dans une optique politique (au sens du politique, répétons-le). Si la question de l’indexicalité n’est pas nouvelle (les notions d’« index » et d’« indice » étaient déjà centrales dans les travaux de l’ethnométhodologie ou de l’école de Palo Alto), son usage au sein d’une approche de sociolinguistique (Coupland 2016) offre de grands avantages puisqu’elle permet d’une part d’analyser l’activité langagière, écrite ou orale, les interactions verbales et non verbales, dans toute leur hétérogénéité, et d’autre part les processus de réflexivité au cœur de chaque interaction, ce que ne permet pas totalement l’AD, focalisée sur certains processus particuliers liés au départ à l’écrit (dialogisme, prédiscours, etc.). Plus encore, la focalisation de nos méthodes d’analyse sur les processus mis en œuvre au sein des pratiques langagières permet d’en finir avec une supposée transparence des énoncés tels qu’ils sont encore appréhendés par la sociolinguistique classique : l’étude des différents ordres d’indexicalité oblige l’analyste à sortir d’une approche bien trop souvent fondée sur l’intentionnalité des sujets (Gal 2016 : 131). En postulant « un fait sémoitique total » (Nakassis 2016), après que Silverstein a lui-même promu un « fait linguistique total », il ne s’agit pas de noyer le langagier dans la sémiotique percienne, mais au contraire d’ouvrir l’appréhension du langage à l’ensemble de processus métapragmatiques afin de quitter le niveau du dénotationnel (la langue) pour engager un travail sur le rôle déterminant de la réflexivité des locuteurs dans la production langagière.
5Ainsi, prolongeant la focalisation sur les discours épilinguistiques et l’imaginaire linguistique, qui ont été notre point de départ, notre recherche s’oriente, au terme de ces trois années de discussion collective, vers l’étude de la réflexivité au cœur de toute production langagière. En contrepoint à certaines des approches américaines, nous souhaitons sortir d’une conception parfois trop cognitiviste en revenant le plus possible à une dimension pratique, praxéologique impliquant la matérialité langagière, mais aussi la matérialité tout court comme donnée fondatrice des pratiques langagières. Si les études centrées sur la multimodalité et le rôle des objets dans les interactions ont été citées, il conviendrait, afin de poursuivre ce chemin, d’envisager de dialoguer avec les approches ontologiques développées autour de la question des rapports entre humains et non-humains, des mondes, etc. Tout comme la question du genre, nos limites en ces domaines ne nous ont pas permis d’entrer dans une discussion sérieuse avec les théories déjà fortement développées par ailleurs. Il nous semble cependant que toutes ces problématiques sont compatibles avec les entrées d’analyse que nous avons proposées ici.
6Finalement, nous souhaitons précisément que l’élan collectif qui a présidé à l’écriture de ce texte, fait du hasard des rencontres et des attachements, puisse se poursuivre et se décliner de manière plurielle sous toutes ses formes (ainsi qu’il s’élabore aussi au sein du séminaire Critique sociale du langage, animé par F. Danos, M. Him-Aquilli et S. Telep). L’esprit collectif qui a présidé au travail effectué dans cet ouvrage constitue peut-être l’aspect central de la visée politique que nous souhaitons donner à toute approche du langage, et des sciences du langage en général : loin d’une marchandisation du savoir et d’une mise en compétition des chercheurs, il est encore possible, souhaitable et, nous le pensons, indispensable, d’échanger de manière libre, de construire ensemble la réflexion et de résister à toute forme d’asservissement des chercheurs, quels que soient leur statut, leur position académique ou leur appartenance. Nous en sommes persuadés, une autre manière de faire de la recherche se forge ici ou là, imperceptiblement mais sûrement.
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