Introduction
p. 305-306
Texte intégral
1Si les rapports de domination linguistique, tels que les envisage Bourdieu notamment, produisent des inégalités structurées par des politiques sociales et linguistiques concrètes, soutenues par une forte production de discours institutionnels et médiatiques de biens matériels et symboliques (richesses, discours) visant à conforter des inégalités instituées, peut-on pour autant réduire les groupes sociaux à un ensemble d’individus passifs et résignés, impuissants107 face au système de conditionnement de ce que Rancière nomme le « capitalisme absolu »108 ? Ce débat ancien mérite d’être reposé ici à l’aune des pratiques langagières dont une des spécificités est d’être le lieu même de la production des rapports de forces et de pouvoir.
2Il convient pour répondre à cette vieille interrogation d’observer un aspect particulier du fonctionnement des discours, celui de la circulation des discours au cœur des relations de pouvoir, de ce que Michel Foucault (1977, 1994 [1975]) a nommé une « microphysique des rapports de pouvoir » ou encore ce que Gilles Deleuze (1986) traduisait par la « cartographie » du pouvoir. Si ces rapports sont constitués essentiellement par des actes, des corps à corps, des signes non verbaux, les discours sont eux aussi totalement pris dans les relations de pouvoir tout autant qu’ils les produisent. Mais de quel type sont ces liens ? Qu’entend-on par « pouvoir » ? Faut-il s’en tenir à une vision dichotomique opposant les discours figés de dominants à des paroles assujetties de dominés ? N’y aurait-il pas plutôt, si l’on suit une approche foucaldienne et deleuzienne, une capillarité des rapports de forces qui s’enchâssent, se modulent, s’opposent et se répondent, constituant, par le biais des agencements d’énonciation, une véritable machine à fabriquer de la distinction ou du même, de l’hétérogène et de l’homogène, de la différence et de la répétition ?
3 Il nous faut donc revenir, dès à présent à la circonscription de la notion de pouvoir par Foucault afin de mettre en cause une approche strictement déterministe :
« […] il me semble que parmi toutes les conditions qu’on doit réunir pour ne pas recommencer l’expérience soviétique, pour que le processus révolutionnaire ne s’ensable pas, l’une des premières choses à comprendre, c’est que le pouvoir n’est pas localisé dans l’appareil d’État et que rien ne sera changé dans la société si les mécanismes de pouvoir qui fonctionnent en-dehors des appareils d’État, au-dessous d’eux, à côté d’eux, à un niveau beaucoup plus infime, quotidien, ne sont pas modifiés. »
Foucault 1994 [1975] : 406
4La perspective de Foucault revient donc à refuser de concevoir le pouvoir comme centralisé et s’exerçant dans un seul sens car de telles approches « supposent toujours un sujet humain dont le modèle a été donné par la philosophie classique et qui serait doté d’une conscience dont le pouvoir viendrait s’emparer ». De fait,
« si le pouvoir n’avait comme fonction que de réprimer, s’il ne travaillait que sur le mode de la censure, de l’exclusion, du barrage, du refoulement (…) s’il ne s’exerçait que de façon négative, il serait fragile. S’il est fort, c’est qu’il produit des effets positifs au niveau du désir et du savoir. Le pouvoir, loin d’empêcher le savoir, le produit. Si on a pu constituer un savoir sur le corps, c’est au travers d’un ensemble de disciplines militaires et scolaires. C’est à partir d’un pouvoir sur le corps qu’un savoir physiologique, organique était possible. »
Foucault 1994 [1975] : 757
5Cela revient donc à placer au centre de l’analyse non pas le principe général de la loi ni le mythe du pouvoir mais
« les pratiques complexes et multiples de gouvernementalité qui supposent d’un côté des formes rationnelles, des procédures techniques, des instrumentations à travers lesquelles elle s’exerce et, d’autre part, des enjeux stratégiques qui rendent instables et réversibles les relations de pouvoir qu’elles doivent assurer. » (ibid. : 584)
6Pour comprendre cette subtilité des positionnements subjectifs et collectifs des êtres humains à chaque instant de leur vie, nous nous appuierons sur l’anthropographie menée par C. Canut depuis une dizaine d’années en Bulgarie dans le quartier dit « tsigane » (la mahala « Nadezhda ») de Sliven en Bulgarie, déjà présenté rapidement dans la partie I.
Notes de bas de page
107 Nous savons que Bourdieu n’a jamais parlé en ces termes et même qu’à la fin de sa vie il révisa en partie ses propositions en la matière.
108 Reprise récemment par J. Rancière (« Nous sommes parvenus au terme d’une grande offensive, que certains appellent néolibérale, et que je nommerais plutôt l’offensive du capitalisme absolu, qui tend à la privatisation absolue de tous les rapports sociaux et à la destruction des espaces collectifs où deux mondes s’affrontaient », entretien avec Joseph Confraveux, « La transformation d’une jeunesse en deuil en jeunesse en lutte », Mediapart, 30 avril 2016), cette expression est déjà présente dans l’ouvrage de Franco « Bifo » Berardi, Tueries, Forcenés et suicidaires à l’ère du capitalisme absolu, en 1979 [réédition Lux éditions, Montréal, 2016 (préface d’Yves Citton)].
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