Chapitre 1. Les speech events : entre institution et événement
p. 147-156
Texte intégral
A. Ordre interactionnel et propriétés situationnelles
1Pour comprendre le fonctionnement d’un speech event, il est possible de partir d’une description de son ordre interactionnel, notamment en mettant au jour les « propriétés situationnelles » (Goffman 1963) qui le caractérisent. Pour Goffman les propriétés situationnelles réfèrent à des ensembles de comportements qui ne font événements qu’« en négatif » : s’ils sont mis en œuvre, personne ne les remarque ; mais s’ils ne le sont pas, ils génèrent des actes communicatifs dangereux pour les faces des participants, c’est-à-dire humiliants, comme par exemple des actes de langage a valeur de reproche, d’excuse, d’ordre de se taire, etc. Ces propriétés situationnelles sont en outre saisissables grâce à la « distribution de l’engagement » (Goffman, 2013 [1963] : 165), c’est-à-dire à la qualité d’écoute et d’attention diversement performée par les participants présents, distribution qui produit une « structure générale de l’engagement », toujours mouvante et dynamique (ibid. : 78). L’hypothèse est que de cet engagement partagé, de cette attention commune signifiée aux autres par un ensemble de signes comportementaux, dépend une définition de la situation, soit la transformation du « rassemblement lui-même de pur agrégat de personnes coprésentes en petit groupe social ou en petite réalité sociale, de plein droit » (ibid. : 167). Il s’agit pour nous, lors cette première étape d’analyse, de mettre au jour des régularités en repérant des convergences dans les comportements qui construisent le speech event. Qu’est-ce qui revient toujours et qui est, pour reprendre les mots de Garfinkel, « vu mais non remarqué » (Garfinkel, 2007 [1967]) ? Qu’est-ce qui s’impose comme conduite normale ?
2La description de ces régularités permet d’accéder à un ordre interactionnel, en le saisissant « depuis l’extérieur », comme un « spectacle », une « mise en scène » dirait Goffman. Mais il est également possible d’envisager la production de cet ordre interactionnel, non pas seulement comme un ensemble de normes régulant des comportements, mais plutôt, comme le propose Bourdieu dans Esquisse pour une théorie de la pratique (1972), comme une situation au cours de laquelle s’actualisent, des dispositions acquises par socialisation. Ainsi, les comportements par lesquels un ordre interactionnel s’établit n’en sont pas moins à considérer comme les manifestations d’un habitus, soit l’expression de « schèmes collectifs intériorisés » (Bourdieu 1972 : 262). En outre, cet habitus constitue une marque de position dans un champ (à définir), identifiable par des manières de se tenir, de marcher, de bouger, de parler, bref, de se conduire dans des lieux publics. La maitrise de ces conduites verbales et non verbales, produit d’une trajectoire spécifiée, renvoie enfin à la constitution de « capitaux communicatifs ».
3C’est à partir du cas particulier des assemblées générales (désormais AG) militantes telles qu’elles se tiennent dans l’espace social des mouvements anarchiste et autonome que l’on travaillera cette notion de speech event42. Ce speech event apparait en effet particulièrement intéressant, et ce pour plusieurs raisons. Tout d’abord, c’est par la pratique de l’assemblée qu’une démocratie directe peut être mise en place : c’est au cours d’assemblées que se discutent « les problèmes de la cité ». Un idéal autogestionnaire habite ainsi la pratique de l’assemblée qui devient alors le lieu et le moment au cours duquel un groupe décide lui-même et pour lui-même de son devenir en tant que groupe. Mais, au-delà de cet imaginaire de l’assemblée, les mouvements anarchistes et autonomes, de par leur histoire singulière, ont investi à leurs manières ce dispositif. En effet, ces courants politiques se caractérisent d’une part par un refus de recourir aux organisations politiques institutionnalisées (partis politiques) et d’autre part par un principe « antiautoritaire », passant par une recherche de l’« horizontalité » au cours de leur activité militante. Les AG s’imposent alors comme des speech events particulièrement doués d’enjeux. Non seulement les AG constituent l’unique institution au cours de laquelle le mouvement politique peut s’organiser mais elles réunissent également des locuteurs aux trajectoires et donc aux dispositions variées, possédant chacun des ressources langagières inégalement valorisées. Une telle situation fait de la problématique des rapports de pouvoir s’instaurant par la parole au cours des AG un constant objet de réflexion : de nombreux discours circulent à propos des AG, discours confrontant différents points de vue. C’est pourquoi il est possible d’affirmer que le speech event des AG, sans doute davantage que d’autres, se caractérise par la grande réflexivité de ses participants.
4De 2013 à 2016, Manon Him-Aquilli a participé à de nombreuses AG organisées dans le cadre des mouvements anarchistes et autonomes. Son anthropographie l’a menée, dans un premier temps, auprès d’un collectif de soutien à la lutte contre la construction de l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes. N’étant pas autorisée à enregistrer, elle a, au cours de cette première expérience, simplement observé, c’est-à-dire pris en note dans un cahier, les propriétés situationnelles définissant ces speech events dans leur seule dimension interlocutive. C’est donc exclusivement sur l’organisation de l’accès à la prise de parole qu’elle consacra son attention en ne s’intéressant pas, dans un premier temps, aux pratiques stylistiques ou discursives des locuteurs.
5Les AG du collectif de Notre-Dame-des-Landes faisaient partie de ces speech events au cours desquelles « un ou plusieurs participants [sont] définis comme responsables afin de mettre l’affaire en route, de guider l’activité principale, de maintenir l’ordre et de conclure l’événement » (Goffman 2013 [1963] : 19). Ces responsabilités vis-à-vis de la rencontre, prises en charge par certains participants, nous les appellerons des « statuts métainteractionnels ». Distribués en début de rencontre par une invitation à s’autodésigner, ces statuts, le plus souvent au nombre de trois ou quatre, étaient parfois explicitement nommés par certains locuteurs sous la forme de l’« animateur », du « preneur de tours de parole », du « preneur de compte-rendu » et parfois du « gardien du temps ». Les participants qui les incarnaient se distinguaient par des droits et des devoirs interactionnels : ils entretenaient des rapports particuliers à l’accès à la parole publique. Tandis que l’animateur ne devait pas hésiter à intervenir autant qu’il le désirait à propos de la forme des interventions produites, le preneur de tours de parole quant à lui s’imposait comme instance de légitimation de l’accès à la parole publique.
6Dans les AG du collectif, l’animateur devait ainsi commenter et introduire les points inscrits à l’ordre du jour en expliquant ce sur quoi ils portaient. Il devait également en proposer une synthèse, une fois ces points traités. L’ordre du jour, toujours discuté en début de rencontre, n’en restait pas moins sujet de discussion ponctuel tout au long de l’AG et c’était à l’animateur de vérifier régulièrement que cette liste de thèmes était toujours consensuelle. Il pouvait en outre intervenir pour reformuler directement certaines interventions entre deux tours de parole s’il jugeait que cela facilitait la poursuite de la rencontre. La tâche du preneur de tours de parole était de tenir une liste avec les noms (ou surnoms) de tous les participants qui lui faisaient signe pour prendre la parole. Il devait pour cela balayer l’assemblée du regard le plus souvent possible. Surtout, il devait faire respecter l’ordre d’apparition des noms inscrits sur sa liste et donc contrer les interventions des participants désireux de faire part de leurs réactions directement. Ce statut agissait ainsi sur la situation comme un « aiguilleur » interactionnel : il servait à éviter les chevauchements en repérant et en interrompant les prises de parole directes qui surgissaient et en délivrant des « autorisations de passage » aux interventions ayant suivi le protocole d’inscription. Le preneur de tours de parole prenait donc le plus souvent la parole entre chaque intervention afin de donner un signal de « départ » à l’intervenant qui suivait (généralement sous la forme d’un « vas-y » ou d’un « à toi »). On peut ajouter à ces deux statuts les plus importants, celui de « scripteur » qui consistait à rédiger le compte-rendu de l’AG qui était ensuite diffusé sur la liste mail, et celui de « gardien du temps », qui veillait au non dépassement d’une certaine durée de discussion par point à l’ordre du jour. Ce dernier statut, contrairement aux autres, n’était pas toujours distribué et quand il l’était, il n’était pas toujours tenu tout au long de l’AG.
B. Valorisation des propriétés situationnelles
7Ces statuts métainteractionnels ne sont qu’une petite partie des éléments venant construire l’ordre interactionnel de l’AG mais leur intérêt, notamment celui de « preneur de tours de parole », réside dans le rapport qu’ils instaurent à la prise de parole publique. Tout se passe comme si la désignation d’un « preneur de tours de parole » était reconnue par tous comme l’effort nécessaire et suffisant pour qu’une instance de légitimation de l’accès à la parole publique puisse assurer une égalité entre les locuteurs présents : interdire les prises de parole « directes », c’est-à-dire non médiatisée par cette instance, semble dès lors satisfaire le principe antiautoritaire. Pourtant, la structure de l’engagement* mais également les conséquences en termes de gestion thématique (c’est-à-dire qui impose quel sujet à la discussion), paraissent bien davantage liées à qui parle comment pour dire quoi qu’à la nature, légitimée ou non par le preneur de tour de parole, de l’intervention.
8L’exigence d’horizontalité ainsi que le principe antiautoritaire essentiels aux mouvements anarchistes et autonomes paraissent donc43, lors cette première étape de la description, donner lieu à une politisation du langagier dans sa seule dimension de pratique interlocutive : cette focalisation de la critique (de l’autocritique) sur l’aspect interlocutif du langage abouti à une forte dévalorisation des chevauchements et des interruptions qui en viennent à être associés à des comportements autoritaires. La formalisation des AG apparait dans ce cadre comme le seul moyen d’assurer une égalité entre les locuteurs présents, peu importe, en apparence, ce qu’ils disent et comment ils le disent, ce qui laisse sous silence les questions relatives à la valorisation des discours et des registres (au sens d’Agha). S’institutionnalisent alors peu à peu des manières de parler ensemble, par exemple ici la formalisation des rencontres, qui seront perçues et reconnues comme antiautoritaires presque par nature. Il suffira finalement de performer de telles conduites pour faire exister les valeurs du groupe tout en s’affranchissant d’autres problématiques ayant pour objet les rapports entre langage et pouvoir au sein de l’activité militante (Him-Aquilli 2017).
C. Registre et réflexivité
9L’observation des propriétés situationnelles, que celles-ci relèvent de pratiques stylistiques, interlocutives ou discursives, permet dans un premier temps de mettre au jour le speech event dans l’une de ses dimensions institutionnelles. Il peut néanmoins être intéressant de regarder ensuite les modalités précises par lesquelles un speech event est réinvesti lors d’une de ses occurrences particulières. Il est temps de se pencher sur le speech event dans sa dimension événementielle. Par dimension événementielle, nous entendons insister d’une part sur le fait que la mise en acte dans un ici et maintenant, de manières de faire socialement instituées, par des personnes partageant un moment commun, est toujours originale et singulière : aucun speech event n’existera jamais une seconde fois de la même manière car son irréductible et contextuelle matérialité le condamne à être unique. D’autre part, c’est dans la dimension événementielle du speech event qu’il est possible d’analyser comment les dispositions des locuteurs, soit leurs incorporations de manières de faire/dire instituées, s’actualisent différemment en situation. L’entrée par la réflexivité langagière permet de rendre compte en détail de ces diverses façons de réinvestir l’institution langagière des speech events. Dans le cas des AG étudiées ici, cette entrée apparait d’autant plus probante que la réflexivité est fortement valorisée dans les mouvements anarchistes et autonomes (sous la forme par exemple de l’autocritique).
10En 2014, la mort de Rémi Fraisse, militant écologiste tué à Sivens (Tarn) dans le cadre d’une lutte contre la construction d’un barrage44, a immédiatement suscité la tenue de nouvelles AG dont l’objectif était de faire naître puis de maintenir l’existence d’un mouvement de contestation sociale face à la répression policière. Manon a donc continué son anthropographie en participant à ces nouvelles AG qui réunissaient, contrairement à celles du collectif de Notre-Dame-des-Landes, des « unités contestataires » (Mathieu 2012) variées : en plus de militants écologistes, des militants luttant contre la répression policière dans les quartiers populaires étaient présents. Au cours de cette deuxième période, elle a enregistré quelques-uns de ces speech events. Les extraits de corpus qui vont suivre sont tirés de la transcription d’une des dernières AG de ce mouvement social. Le jour de l’enregistrement, environ une quinzaine de participants était présente en début de rencontre.
11Voici la transcription des premiers tours de parole adressés à l’ensemble des participants :
Extrait 145
1. les | du coup on fait un ordre du jour p’t-être// °j’sais pas° |
2. ali | xxxx |
3. les | hein// |
4. ali | ben on peut dire qu’le temps qu’on fasse l’ordre du jour y en a qui XXX non// |
5. les | qui prend des notes// |
6. xxf | °pas moi° |
7. les | qui AIme prendre des notes |
8. xxf | °personne° |
9. les | °faut bien qu’quelqu’un prenne des notes° |
10. man | moi j’veux bien |
11. les | tu notes// |
12. man | vas-y j’essaye |
12Une analyse en termes de pratiques stylistiques permet ici de rendre compte efficacement du réinvestissement singulier d’un speech event par les locuteurs. La catégorie analytique de « statuts métainteractionnels », qui permettait d’insister sur l’existence d’instances de légitimation de la parole caractérisant l’ordre interactionnel des AG du collectif Notre-Dame-des-Landes, n’est plus à même de rendre compte avec finesse de la complexité de cet échange verbal. La notion de « mise en registre » (Agha 2005) en revanche, permet de penser la co-construction de la définition de la situation et ses enjeux réflexifs de manière plus subtile.
13Agha définit les processus de mises en registre (enregisterment) comme des « processus par lesquels certaines formes linguistiques en viennent à être reconnues socialement (ou mises en registre) en tant qu’indices renvoyant à des caractéristiques attribuées à certains locuteurs, au sein d’une population de locuteurs »46 (Agha 2005 : 38, notre traduction). Les registres n’existent donc qu’en tant qu’ils sont reconnus, interprétés par les interlocuteurs comme proposant une certaine définition de la situation et de la relation sociale en cours. Dès lors, aucun signe n’appartient, en soi, à un registre : un registre est davantage un ensemble de signes co-construits (car produit et identifié) dans le fil de l’interaction en tant qu’indice possédant une certaine valeur (un « sens indexical* », voir ci-dessous). En cela, les registres ne sont pas des faits statiques mais des « modèles réflexifs d’utilisation du langage »47 acquis par socialisation, « disséminés au long de trajectoires sociales identifiables au sein de l’espace social à travers des processus communicatifs »48 (Agha 2005 : 38). Les capacités de mises en registre des locuteurs font ainsi parties de leur habitus langagier sous la forme d’une maîtrise dans la production et la reconnaissance de certains traits, généralement linguistiques mais pas nécessairement, en tant qu’ils sont associés à certains types de personne, de relation ou de situation :
« Les rencontres à registre sont des rencontres réunissant des figures caractérologiques associées de manière stéréotypée à des répertoires langagiers (et aux signes qui les accompagnent) par une population de locuteurs. Les locuteurs typifient de telles figures en termes socio-caractérologiques lorsqu’ils disen qu’une façon de parler marque le locuteur comme masculin ou féminin, riche ou pauvre, comme un avocat, un docteur, un prêtre, un shaman etc. »49
Agha 2005 : 45, notre traduction
14L’extrait de transcription présenté ci-dessus permet ainsi de repérer une co-occurence de marques linguistiques indexant celui ou celle qui les produit comme « animateur ». Ainsi, ne serait-ce qu’à partir du premier énoncé, en tant que déclaratif au sens de Searle (1982 : 56-57) (sa prononciation modifie l’ensemble de la structure de l’engagement* des participants ce qui en fait un énoncé inaugural), il est possible d’établir le fait que produire un marqueur de structuration, un pronom personnel à valeur de « nous » inclusif, une catégorie métadiscursive et une modalisation, c’est performer l’identité discursive (Watson 1994) spécifique de l’« animateur » :
« Du coup » | « On » | « Faire un ordre du jour » | « Peut-être »/ « j’sais pas » |
Marqueur de structuration | Pronom personnel à valeur de « nous » inclusif | Catégorie métadiscursive | Modalisation/softener |
15C’est Leslie qui, ce jour-là, s’autodésigne comme animatrice. Cette identité discursive, elle la produit non seulement grâce à sa pratique stylistique, qui la fait actualiser un certain registre (constituer toujours au moins en partie des éléments mis au jour dans le tableau), mais également par sa pratique interlocutive qui lui fait prendre la parole presque entre chaque tour et qui l’autorise à poser les questions et à la répéter jusqu’à l’obtention d’une réponse. On remarquera alors comment entre les tours de parole 1 et 13, Leslie insiste sur la distribution du statut de « scripteur » (que Manon finit par accepter d’occuper) mais n’évoque pas en revanche celui de « preneur de tours de parole », ce qui ne manquera pas de lui être reproché plus tard au cours de rencontre (comme nous le verrons en détail dans les prochains chapitres).
16Ce qui attire cependant l’attention c’est le caractère continu et fluctuant de la production du registre d’animateur. Par exemple, Alice (tour de parole 4), s’en rapproche beaucoup : elle se montre comme également capable d’assurer un tel rôle et semble proposer à Leslie de la « seconder ». Mais c’est surtout dans ce second extrait, allant des tours de parole 13 à 23, qui met le plus en évidence la possibilité d’un jeu avec l’institution langagière qu’est le speech event :
Extrait 2
13. les | cool (23.4) du coup bah biLAN/ (.) de : : la dernière (3.2) de la dernière semaine// |
14. moi | hm= |
15. jul | =ouais |
16. les | euh : (7.9) p`t-être on discute : : juste après de : : du texte que : : (2.2) qui : : qui a été : : qui tourne |
là\ et qui propose euh : (3.8) qui propose une suite euh : (1.2) à cette assemblée\ (6.5) eh mais c’est trop Original c`que < ((en riant)) j`propose>((rires de plusieurs participants)) | |
17. mic | on [peut faire simple hein |
18. emi | [(inaud.) & |
19. les | [et puis les p- |
20. emi | & et puis avec les prochains rendez-vous non// |
21. moi | [((rires)) |
22. emi | & vous en pensez// |
23. les | j’allais l`dire\ |
17Dans ses tours de parole 13 et 16, Leslie, qui en tant qu’« animatrice » doit « proposer un ordre du jour » après avoir distribué les statuts (extrait 1), produit des énoncés routinisés. En effet, sa performance l’oblige à puiser dans ses ressources langagières, c’est-à-dire dans sa maîtrise du répertoire d’une « animatrice d’AG anarchiste », maîtrise acquise par socialisation et qui lui permet de produire des interventions qui seront reconnues par tous comme pertinentes. Or Leslie transforme son intervention composée des tours de parole 13 et 16, en objet d’autodérision. Ainsi, elle propose tout d’abord, sur un rythme lent et monotone, avec de nombreuses hésitations et troncations, de faire un « bilan de la dernière semaine » et de « discuter du texte qui tourne là ». Visiblement ennuyée elle-même par ses propres propos, elle s’autointerrompt subitement pour produire un énoncé ironique : « eh mais c’est trop Original c`que < ((en riant)) j`propose> ». Cet énoncé critique et réflexif produit par Leslie semble bien la viser en tant que locutrice produisant des énoncés routinisés, soit comme locutrice davantage parlée par l’institution que maîtrisant la construction de l’institution langagière de l’AG. Finalement, Leslie parait bien se moquer de ce que le speech event de l’AG dans sa dimension institutionnelle, incorporée sous la forme de pratiques stylistiques spécifiques, lui fait dire. La suite de l’échange ne fait que confirmer cette mise à distance de l’institution et de ses routines, en lui donnant un caractère collectif. En effet, Emilie (tours de parole 20 et 22 : « et puis avec les prochains rendez-vous non// [qu’est-ce que vous en pensez// »), reprend cette critique à son compte, en passant justement par l’imitation d’une mise en registre de l’identité discursive d’« animatrice ». Ici, elle ne cherche non pas à « seconder » Leslie, comme le faisait Alice (tour de parole 4), mais bien à se moquer de ce que ce registre indexe comme relation et comme situation, en citant ce que toute animateur doit dire pour en être un.
18On voit bien dès lors comment l’analyse de la matérialité langagière, ici des pratiques stylistiques, permet de rendre compte en détail du rapport que les locuteurs engagés dans la production et la reproduction d’un speech event peuvent entretenir avec leurs dires et leurs manières de dire, en tant que ceux-ci sont institutionnellement contraints. Ce phénomène est particulièrement visible dans les AG anarchistes et autonomes dont les participants valorisent une réflexivité critique vis-à-vis de leurs pratiques militantes (par ailleurs bien souvent formalisées), notamment sous la forme de mises à distance et de réappropriations de l’institution langagière de l’AG. Mais ce rapport est néanmoins partout et tout le temps traversé de tensions, tensions à interpréter en fonction de l’histoire sociale qui a accompagné la constitution d’un speech event particulier. Interrogatoire, dîner de famille, procès, conversations téléphoniques, cours magistral, etc., constituent bien des instances de socialisations langagières. Cela n’empêche en rien qu’au moment de leur reproduction, ces dispositions acquises et incorporées puissent faire l’objet d’une ressaisie par les locuteurs qui, dans un mouvement réflexif, viennent pointer et éventuellement critiquer, ce que ces speech events leur font dire.
Notes de bas de page
42 Les réflexions qui suivent sont issues d’un travail de doctorat en cours et plus précisément de la thèse de Manon Him-Aquilli intitulée (titre provisoire) « Le speech event des assemblées générales anarchistes. Réflexivité, discours et interactions ».
43 On pourrait accuser cette analyse de circularité. En effet, il n’est pas surprenant que les pratiques interlocutives apparaissent comme déterminantes dans la mesure où l’observation a justement portée sur ces pratiques particulières. Or, et comme nous le verrons par la suite, cette analyse est appuyée par un autre corpus : dans les mises en discours également, c’est bien sur le degré de formalisation des rencontres que se centrent les débats.
44 Pour plus de précisions à propos de cette lutte particulière contre le barrage de Sivens, voir notamment le site internet : https://tantquilyauradesbouilles.wordpress.com/
45 Pour les conventions de transcription, voir partie I, chapitre 3, section C.
46 "Processes whereby distinct forms of speech come to be socially recognized (or enregistered) as indexical of speaker attributes by a population of language users"
47 "Reflexive models of language use"
48 "Disseminated along identifiable trajectories in social space through communicative processes"
49 "Encounters with registers are encounters with characterological figures stereotypically linked to speech repertoires (and associated signs) by a population of users. Language users typify such figures in social-characterological terms when they say that a particular form of speech marks the speaker as masculine or feminine, as high or low-caste, as a lawyer, doctor, priest, shaman, and so on"
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