Chapitre 1. Imaginaires linguistiques et discours épilinguistiques
p. 71-77
Texte intégral
A. L’imaginaire linguistique
1Souvent catégorisé par des mots comme « représentation », « attitude », « sentiment », « métalangage », « imaginaire linguistique » ou encore « discours épilinguistique », le travail de réflexivité des locuteurs sur le langage est appréhendé en sociolinguistique par les pratiques langagières résultant de cette mise à distance. Si l’activité en amont a été parfois étudiée dans sa dimension cognitive, il ne s’agit pas pour nous d’anticiper des intentions des locuteurs mais de les faire émerger à travers la matérialité langagière. Il s’agit de comprendre le processus d’interprétation et de construction du sens à partir du dire en train de se faire. L’étude des marques langagières, et particulièrement des évaluations produites sur le langage par les locuteurs, a été l’un des premiers objectifs de l’analyse de l’IL par A.-M. Houdebine dès les années 1970 en parallèle à son activité de psychanalyste qui va orienter son travail.
2Alors qu’elle menait ses enquêtes dans le Poitou pour sa thèse (1979), Houdebine a été confrontée à de nombreuses évaluations de la part de ses hôtes : « Demandez à mon mari, il parle mieux que moi », « Nous on ne sait pas bien parler », etc. La puissance performative de ce type d’énoncé, que bien des chercheurs de « terrain » connaissaient mais ne prenaient pas en compte, a conduit Houdebine à les inclure dans l’analyse des variations linguistiques – abordées à l’époque selon une approche fonctionnaliste (thèse sous la direction d’A. Martinet). Pour parvenir à en tenir compte, notamment dans ce qui va devenir le domaine clé de la sociolinguistique des années 1980, elle crée alors le « modèle de l’Imaginaire Linguistique » afin d’établir une typologie entre les différents types d’énoncés évaluant le langage (les « normes subjectives »), puis de les mettre en relation avec ce qu’elle nomme les « normes objectives », constituées du système et des formes les plus courantes (statistiques) du langage, ce français « commun » ou « ordinaire » que les sociolinguistes étudiaient aussi à cette époque (Gadet 1989). L’IL va alors être présenté comme l’un des éléments extralinguistiques (au même titre que les catégories sociales) influant sur le changement linguistique. Ainsi, comme elle aimait à l’illustrer, la prononciation « rose » avec le « r » roulé tend à disparaître dans toute situation formelle où elle est associée au monde paysan, au « plouc », opposé au monde moderne associé à la norme du français standard. Si le français normé a pu s’imposer, au point d’expliquer les transformations langagières, c’est parce que la circulation des imaginaires va infléchir des choix, ici d’assimilation de la norme dominante, dans d’autres cas de résistance à cette norme.
3À travers son modèle, Houdebine développe une analyse de contenu portant surtout sur le lexique, la morphologie ou la phonétique/phonologie, phénomènes révélateurs d’images, de perceptions, d’évaluations, de sentiments, et donc de catégorisations des locuteurs. Dans les années 1990, alors que plusieurs de ses doctorants ont travaillé à partir de son modèle et l’ont un peu transformé, elle définit l’IL « comme "le rapport du sujet à la lalangue (Lacan) et à La Langue (Saussure) repérable par ses commentaires évaluatifs sur les usages ou les langues" (versant unilingue ou plurilingue des évaluations linguistiques) » (Houdebine 1996 : 165). L’année suivante, elle précise l’opposition entre d’un côté la dimension fictive et fantasmatique de l’IL rattachée à la biographie du sujet parlant, et de l’autre, la dimension sociale, idéologique, des discours imposés de l’extérieur :
« L’IL est défini comme le rapport du sujet à lalangue (Lacan) – prise en compte de l’aspect le plus intime autant que faire se peut d’où les fantasmes et fictions d’un sujet (normes fictives, non étayées par un discours social) et à La Langue (Saussure) – aspect plus social, plus idéologique donc, étayé par un discours par exemple grammatical, académique, orthoépique, puristes (normes prescriptives). »
Houdebine 1997 : conférence non publiée
4Si elle place ici la « langue » de Saussure du côté de l’idéologie, du purisme et de la prescription, dans son modèle le « système linguistique » en est dissocié, comme nous allons le voir.
5Les objectifs d’Houdebine, en lien au contexte structuraliste dans lequel la linguistique évolue à cette époque, sont multiples : elle tente tout d’abord de valoriser l’« autonomie de la parole du sujet » (1997) indiquant qu’« une personne n’est pas strictement réductible à son appartenance groupale ou à son histoire sociale (socio-historique) » (ibid.). En même temps, elle tente de déconstruire de manière habile le poids de la langue comme objet clos : la langue est un « processus d’homogénéisation et de singularisation fiction d’identité politico-nationale mais aussi territoire d’altérité singulière, lieu de l’instauration subjective » (ibid.). Enfin, la chercheure tient à prouver que les causalités externes (dont l’IL) sont au même titre que les causalités internes déterminantes dans la transformation des systèmes linguistiques :
« La conceptualisation de l’IL est une tentative de lever cette binarité en (ré)introduisant, dans une problématique causale, l’analyse du rôle du sujet parlant dans la dynamique linguistique sans réduire celui-ci à son statut de sujet social dont les évaluations (ou représentations, opinions, attitudes, etc.), seraient surdéterminées par son ou ses groupes d’appartenance. L’analyse de ses évaluations spontanées (à l’aide des reprises ou interruptions d’autrui in vivo) ou la recherche (à l’aide d’entretiens ou d’enquêtes) de ses "rapports à la langue, aux discours, ou aux langues" relève de l’étude des représentations subjectives (des mentalités). »
Houdebine 1996 : 166
B. Discours épilinguistiques
6Cette dernière citation d’Anne-Marie Houdebine (et notamment ce terme de « mentalité ») indique à quel point l’étude des IL restait cantonnée à une analyse de contenu, dont les liens avec la psychologie sociale ou cognitive et l’histoire des mentalités étaient poreux et ambigus. Par ailleurs, l’idée d’une rupture entre la subjectivité (relayée à l’espace « fictif ») et le monde social (relayé à l’espace « prescriptif »), est loin de faire autorité, même en psychanalyse. Au contraire, le lien entre subjectivité, idéologie et catégories sociales est apparu essentiel dans l’étude des discours sur les pratiques langagières menées au Mali par C. Canut (Canut 1996, 1998, 2000, 2007b). En outre, les objectifs pour cette dernière n’avaient plus rien de commun avec une perspective structuraliste ou fonctionnaliste : l’intérêt de l’étude des imaginaires langagiers – plus que linguistiques – résidait non pas dans le rôle qu’ils pouvaient jouer sur l’évolution des systèmes linguistiques, mais bien plus dans leurs effets de production (et de performance) sur les rapports de forces et de pouvoir au sein des interactions. C’est donc depuis ce questionnement que le rapport entre subjectivité et idéologie s’est posé : si l’intérêt n’est plus le changement linguistique, il devient au contraire celui du changement social (en tant que le langage est une pratique sociale). Ainsi, la dimension sociale et anthropologique de la sociolinguistique s’impose comme déterminante, alors qu’elle était restée bien effacée jusque-là.
7Pour traiter de la complexité des imaginaires, impossibles à étudier en dehors des conditions historiques et sociales de leur production, une approche discursive (AD) s’est alors révélée nécessaire pour interpréter les dires. Tout d’abord, les discours sur le langage ne sont pas les seules manifestations des IL : le rôle du non-verbal (gestes, regards, positionnements du corps, etc.) et de la prosodie (le rythme) n’a pas été étudié à cette époque. Ensuite, bien des discours ne portent pas directement sur le langage (Canut 1996 ; Kroskrity 2000 ; Schieffelin et al. 1998 ; Woolard 1998 ; Woolard et Schieffelin 1994) mais sur l’origine supposée des locuteurs, le lieu de résidence, l’habillement, les manières de faire, la religion, etc. Ainsi, lorsqu’un habitant de Kita (Mali) déclare que la langue des personnes à la frontière est une « langue noire », ce ne sont nullement les attributs linguistiques qu’il met en scène mais la non-appartenance à une religion monothéiste (tournée vers la blancheur, la lumière) des résidents polythéistes de cette zone (Canut 1996). Enfin, la production des discours ne peut être dissociée de l’ensemble des discours sociaux déjà dits avant. En ce sens, il serait plus logique de parler de pratiques épilinguistiques que d’IL, au sein desquelles s’expérimente la réflexivité permanente vis-à-vis des pratiques langagières, que celles-ci soient directement ou indirectement mises en discours.
8Le fonctionnement processuel de cette activité épilinguistique, dont l’hétérogénéité est une marque fondatrice (Canut 2000), ne peut être mis au jour que par la matérialité des productions épilinguistiques réinsérées dans leur historicité : comme nous le verrons dans la partie IV les discours varient en fonction des espaces interactionnels et sociaux dans lesquels ils émergent, ils charrient avec eux l’ensemble du déjà-dit toujours remis en discours. En ce sens, la production des discours épilinguistiques ne peut être renvoyée à des subjectivités figées et coupées des contextes socio-politiques dans lesquels elles évoluent (Bodourova 2009). D’une part ce type de discours (comme tout autre) ne peut faire sens qu’en fonction de son contexte d’énonciation et de l’espace socio-politique qui l’oriente, sans cesse (re)- construit par les sujets au cœur de l’interaction. D’autre part, les discours épilinguistiques sont constitués (là aussi comme tout autre discours) par l’ensemble du déjà-dit, des discours antérieurs voire des discours figés et circulant de manière dominante (référés pour certains à la doxa (Sarfati 2011) et pour d’autres aux idéologies linguistiques, nous y reviendrons).
9De fait, la subjectivité qui nous importe ici est tout entière imprégnée par les questions socio-politiques qui constituent la parole du sujet parlant. L’intérêt de ne pas l’évacuer réside dans la nécessité pour nous de comprendre justement ce qui se passe à l’intersection entre espace social et espace subjectif. Que se passe-t-il par exemple quand un discours est entendu et repris ? ou transformé ? ou inversé ? ou encore rejeté ? Qu’il s’agisse d’un discours peu véhiculé par d’autres (« Le bulgare ça me fait penser à la banitza (« quiche ») de ma grand-mère », discours de R. recueilli par Canut) ou au contraire des formes stéréotypées liées à des formations discursives* dominantes, circulant de manière très forte dans l’espace public (« Les immigrés, c’est un problème d’intégration, ils ne savent même pas parler français », discours de P. recueilli par Canut), que fait un sujet lorsqu’il produit ce type de discours ? Pourquoi tous les parents ou presque corrigent-ils leurs enfants et reprennent les énoncés « Parle correctement ! », « Arrête de parler n’importe comment ! », « Tu fais plein de fautes quand tu parles ! », ou d’autres variantes ? Si l’impératif socio-politique normatif et prescriptif qu’impose avant tout l’école est un gage de réussite scolaire en France, il est évident ici que la subjectivité du locuteur est indissociable des rapports de pouvoir et se confond donc avec l’assujettissement aux formes de domination symbolique et économique, condition de la réussite scolaire puis sociale des enfants. À l’inverse, les pratiques langagières relayées par les trois jeunes de Grigny lors de leur conversation avec Félix Danos (voir partie V), supposent la mise en exergue de pratiques parallèles singulières, où de nouvelles subjectivités, qui relèvent du jeu, se co-construisent afin de mettre en scène des processus de divergence impliquant la plasticité, les resignifications, les modulations rythmiques, etc.
C. Jeu sur la frontière : politique et poétique du rythme
10Si la subjectivité est au cœur des pratiques langagières, au sens où elle émerge au sein de co-constructions langagières caractérisées par leur singularité au sein des interactions, elle doit être repérable dans les trois dimensions décrites dans la première partie : les pratiques stylistiques, interlocutives et discursives. Nous l’aborderons dans sa prégnance au sein des pratiques langagières, effets du jeu avec le langage, ce jeu constitutif du rapport au monde et de la construction des significations. Ces effets s’incarnent dans ce que Meschonnic (1982) appelle la « poétique » et la « politique du rythme » qui supposent que ce jeu (et toute pratique langagière quotidienne) construise le sens par de nouvelles manières de parler, de nouvelles formes rythmiques (plus évidentes à observer dans la poésie), par le biais de la prosodie ou de la disposition scripturaire notamment (Guedj 2016 : 70). Dans le même temps, ces effets de création se doublent des effets de reprise, du déjà-dit, montrant que le jeu avec le langage n’est pas seulement une pure créativité, mais reste déterminé par ce qui le précède, soit des effets sociopolitiques extérieurs qui conditionnent les pratiques langagières. En ce sens, l’historicité des discours est au cœur de la question subjective. Le sujet, pris dans la co-construction du sens avec son ou ses interlocuteurs, ne cesse d’œuvrer à l’interprétation de multiples marques, contextualisant et recontextualisant ses propos (voir partie IV) au sein d’une interaction, mais il joue aussi avec ce qui a été dit : de manière consciente ou inconsciente, il reprend, répète, transforme, adapte, contre… ou résiste, réfute, ignore ce déjà-dit pour inventer, créer. C’est le principe du dialogisme, à la fois interlocutif et interdiscursif (Bres et Nowakowska 2005 : 148 ; Bakhtine 1978 [1934] : 105) qui est partie prenante de ce jeu de la subjectivité avec le langage.
11Dans l’interaction transcrite présentée dans la première partie, il apparaît que Ruska joue en même temps qu’elle parle : elle joue avec la parole et le contexte, montrant à la fois qu’elle contrôle l’interaction et se soumet à un certain nombre de discours extérieurs qui la contraignent, avec le désir, toutefois, d’orienter l’interaction vers de nouvelles significations. Ses jeux de regards, sa posture face à la caméra, le choix du mode narratif, ses ressources stylistiques, le rythme de son élocution, etc., ont de multiples effets langagiers sur la situation et les interlocutrices en présence, indiquant la singularité de son positionnement subjectif en lien avec ses différents possibles dans l’interaction avec autrui. Plus encore, les pratiques discursives (en bulgare) analysées montrent combien Ruska tente de s’affranchir de bien des discours extérieurs à son sujet – quant à eux proférés « à la manière romanès » hors de l’espace de l’interaction filmée – en légitimant ses choix personnels (ne plus avoir de mari, rester célibataire, assumer qu’elle aime le sexe, etc.). Cette circulation discursive qu’il serait possible d’envisager comme transtylistique, n’empêche que la dimension prescriptive et morale de ces discours antérieurs (de sa mère en premier lieu) émerge de façon implicite dans ses propres pratiques langagières. Elle est indexée notamment par la montée en intensité de la voix de la narratrice marquant sa colère face à un certain ordre établi (les maris qui frappent leurs femmes). Cette dimension va être en outre clairement mise en exergue dans les interventions de la mère, Bobche, lorsque cette dernière lui adresse ses reproches « à la manière romanès » la rappelant à l’ordre d’un monde auquel la jeune femme tente d’échapper.
12Ce va-et-vient permanent entre la volonté de se positionner en fonction des discours extérieurs et antérieurs (ici pour les réfuter) et celle de se donner à voir et entendre selon de nouvelles modalités langagières (en bulgare, à une étrangère) permet ici de comprendre combien l’interlocutrice développe une puissance d’agir afin de favoriser son indépendance, sa liberté, en opposition avec l’ensemble d’une formation discursive largement dominée par des discours patriarcaux, défendus par tous y compris les mères. Cette mise en scène de l’émancipation, qui va durer le temps d’une interaction, n’a peut-être lieu que dans cette interaction – le moment qui suit (non analysé ici) indiquant à quel point le pouvoir de la mère sur sa fille se réinstalle violemment. Il produit toutefois des effets sociaux indéniables. Si cette parole est possible, alors que la mère ne cesse de vouloir l’empêcher, elle est même immortalisée par une caméra (et notre commentaire dans ce livre), ce qui n’est pas sans incidence sur le positionnement subjectif de Ruska qui, d’une certaine manière, ose s’exposer en bravant les pratiques discursives dominantes (« l’idéologie patriarcale » pour aller vite).
13Le jeu de la subjectivité nous importe particulièrement dans le cadre d’une sociolinguistique politique, non pas pour déterminer ses influences sur un supposé système linguistique, mais pour comprendre comment un sujet fait avec le langage pour construire le sens en relation à autrui. Si ce sujet ne fait jamais tout seul (même dans une conférence, un livre, un monologue, les pratiques langagières sont co-construites, que les interlocuteurs soient présents ou absents, puisque l’on parle toujours pour quelqu’un ou à quelqu’un), il n’est pas non plus totalement déterminé (et donc assujetti) par des énoncés extérieurs même lorsqu’il les répète. La répétition implique toujours la différence, l’écart, le jeu (Deleuze 1968) sur le continu du langage (Meschonnic 1982, 1995). En ce sens, si la subjectivité est avant tout explicite au travers de marques énonciatives (Benveniste 1966 [1902], Culioli 1999) telles que les pronoms, les modalités, les temporalités, ainsi qu’au moyen des considérations intimes exposées à autrui – le rôle des biographies, des socialisations familiales, du vécu personnel, etc. –, elle doit aussi être appréhendée dans le jeu avec les discours antérieurs les plus prégnants (ou ce que d’autres nomment les idéologies). À tout moment, il y a du jeu avec le langage et une part de soi au cœur même de la reprise se déplace entre les formations discursives conduisant à ce que M. Pêcheux nomme « la délocalisation tendancielle du sujet énonciateur » dans la matérialité des énoncés (Mazière 2005 : 19).
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