Introduction
p. 67-70
Texte intégral
1Puisque la question des imaginaires et de la subjectivité constitue le point de départ de ce qui nous a rassemblés pour cet ouvrage, nous partirons donc du sujet parlant. L’objectif sera avant tout de rendre compte des différents travaux concernant le lien entre sujet et langage, afin d’aboutir à la conception d’un sujet non pas comme une entité pleine (sujet composé d’une essence, de racines, et renvoyant à une personnalité), mais au contraire comme le lieu clivé d’une multitude, le lieu de croisements sociopolitiques complexes qui ne cessent de remettre en jeu les positionnements de ce même sujet, en lien à d’autres espaces, d’autres temporalités, d’autres corps, d’autres objets.
2Des anthropologues (E. Sapir, D. Hymes, C. Geertz, J. Bazin, etc.) et des philosophes (d’Aristote à J. Derrida, en passant par L. Austin, L. Wittgenstein, J. Butler, etc.) tout autant que des sociologues (E. Goffman, H. Garfinkel, etc.) ou des psychologues (L. S. Vygotsky), travaillent depuis longtemps sur le lien entre langage et subjectivité. Si le rapport entre langage et pensée a souvent mobilisé des recherches très approfondies aboutissant aujourd’hui à des approches psychologique ou cognitive, la réflexion sur la matérialité langagière a conduit très tôt des chercheurs comme É. Benveniste à faire du langage la condition même de la subjectivité, une subjectivité essentiellement linguistique. Contrairement à la linguistique structurale qui a fait disparaître le sujet parlant (relégué au champ de la parole périphérique), Benveniste a conduit au développement de la théorie de l’énonciation en dissociant notamment énonciateur de locuteur et surtout énoncé d’énonciation (largement renouvelée par A. Culioli 1999, ou dans une perspective interactionnelle par C. Kerbrat-Orecchioni 1980).
3L’Analyse de discours française (désormais ADF) dans sa seconde puis troisième période (AD2 puis AD3, en lien à l’approche de J. Authier-Revuz) ainsi qu’une certaine socio ou psycho (psycha)-linguistique (A.- M. Houdebine, A. Tabouret-Keller, J.-M. Prieur) ont, de leur côté, renouvelé la place du sujet parlant en linguistique par le biais de la mise en avant de l’inconscient comme présupposé fondateur de toute prise de parole. Dans ce cas, le glissement des déterminismes idéologiques vers le sujet assujetti des psychanalystes semble être assez évident : selon ces perspectives, le sujet n’est pas libre de parler comme il l’entend, il est davantage « parlé » par le langage, assujetti aux formes du déjà-dit ou du non-dit (le refoulé émergeant dans les lapsus par exemple).
4 A.-M. Houdebine n’est toutefois pas toujours radicale à ce propos, puisqu’elle évoque aussi de temps à autre la « liberté » du sujet qui peut faire des choix. Dès les années 1990, la question de la subjectivité en sociolinguistique s’élabore à partir de l’Imaginaire Linguistique (désormais IL). L’influence de R. Jakobson dans cette période fonctionnaliste semble ici indéniable. Le rôle des « fonctions du langage », devenues le b.a.-ba des études sur le langage, impliquant notamment les fonctions poétique et métalinguistique, a considérablement orienté la recherche des liens entre sujet et langage. Si le langage est toujours fluctuant, variant, renouvelé, inventé, c’est bien que l’homme n’est pas seulement soumis aux formes langagières mais qu’il peut y déposer son empreinte pour le meilleur (les poètes, les écrivains, les cinéastes, etc.) et pour le pire (le travail linguistique de transformation des signes et des significations par les dictateurs notamment). La frontière est toutefois complexe à tracer avec les approches envisagées en termes d’idéologie linguistique.
5De fait, qu’entend-on exactement par subjectivité ? Chaque perspective, on le pressent, possède sa définition du sujet sans jamais toutefois la donner précisément. Les termes pour parler de celui qui parle varient considérablement : « locuteur », « énonciateur », « interlocuteur », « sujet parlant », « parlêtre », « orateur », « acteur », « membre », « participant » ou encore « agent », sans parler d’« usager » ou d’« utilisateur » (user en anglais), supposent à chaque fois une présence spécifique au monde, plus ou moins consciente et agissante, en fonction du point de vue adopté. Les linguistes s’en tiennent bien souvent à l’interaction qui implique toujours au moins deux personnes (rapportée parfois à l’intersubjectivité), ou encore à l’énonciation (énonciateur) et à la narration (narrateur) : le sujet est ici envisagé à différentes places dans son rapport étroit avec le dire. Les sociologues privilégient, eux, une perspective plus ou moins déterministe selon les approches qui fait de l’être humain, par la socialisation, le lieu de l’incorporation d’exigences normatives ou interactionnelles. Parce que l’individu agit moins qu’il n’est agi, l’« agent » intègre des normes de conduite qu’il reproduit tout en ayant l’illusion de se comporter librement. De manière radicalement différente, le « sujet parlant » des psychanalystes sera lui totalement déterminé mais cette fois par l’inconscient.
6Outre-Atlantique, la dimension déterministe semble toutefois moins dominante en sciences sociales (ainsi speaker n’est guère contesté que par participant, actor, user ou narrator). Qu’il s’agisse des sociologues ou des anthropologues du langage, l’approche pragmatique du langage est sous-jacente à bien des recherches. Il s’agit cette fois d’un sujet conscient, volontaire, actif, qui fait des choix et agit sur le langage. Dans la filiation de P. Grice (1979), ou d’une autre manière J. Searle (1985) et la philosophie analytique, le sujet a un pouvoir d’agir, des intentions, des stratégies d’interprétation et de réception. Ainsi la métapragmatique de Silverstein (à la croisée des chemins de Peirce et de Jakobson) évoquée plus en détail dans la partie IV, suppose un sujet qui co-construit avec autrui un certain nombre de présuppositions, tant dans l’interprétation du contexte que dans sa reformulation voire dans sa reconstruction. La métapragmatique fait apparaître, par le biais des indexicalités toujours en jeu, les effets performatifs (« l’effectivité performative des messages [d’utilisateurs de signes] à entraîner des conséquences intersubjectives dans les contextes dans lesquels ils communiquent »19, Silverstein 2006 : 14, notre traduction).
7Selon une autre perspective l’approche pragmatique d’Austin a été critiquée (par Bourdieu notamment, au prétexte de sa non-prise en compte des conditions sociales de production des énoncés, ce qui était faux) mais adoptée par bien des chercheurs. La fortune de ce qu’il a nommé « performativité » du langage, notion qui s’est ensuite transformée, a produit de multiples dérivés dont la « performance linguistique » est loin d’être négligeable, depuis des dizaines d’années (Hanks 1989 ; Butler 2004). Les travaux philosophiques novateurs de J. Butler commencent à irriguer une certaine vision du langage et du sujet parlant, en sociolinguistique et anthropologie du langage. Si le sujet n’existe que par le biais de son interpellation selon la théorie althussérienne, ce dernier n’est pas assujetti au point de se réduire à cette interpellation extérieure : le processus de resignification (par le biais notamment du retour du stigmate) va permettre de nouvelles puissances d’agir (Butler 2004), nous y reviendrons plus bas.
8Dans le cadre d’une sociolinguistique politique, nous aborderons la subjectivité du point de vue des effets produits dans les pratiques langagières en lien avec ces dernières approches américaines, sans toutefois nous éloigner d’approches plus originales concernant la subjectivité (comme celles de G. Deleuze et F. Guattari par exemple). Il s’agit alors, grâce à ces derniers auteurs, de dépasser les approches strictement marxistes et d’impliquer le sujet de l’inconscient sans toutefois le départir du « délire historico-mondial » de G. Deleuze et F. Guattari (1972), soit de le concevoir bien plus que déterminé par son histoire biographique et ses déterminations familiales (position classique de la psychanalyse). La question d’un sujet conscient ou inconscient n’est pas une bonne manière de poser les questions : au cœur des interactions, l’inconscient est une donnée de base qui fait que quoi qu’il arrive la parole « échappe » toujours plus ou moins au sujet. Toutefois, au-delà de cette non-maîtrise du langage, se dévoilent malgré tout des stratégies, des choix, des manières de parler allusives qui peuvent être explicitées par les locuteurs et dont la dimension réflexive (et épilinguistique) est toujours à l’œuvre.
Notes de bas de page
19 " (…) the performative ’effectiveness’ of their [users of signs] messages in bringing about intersubjective consequences in the contexts in which they communicate".
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