Chapitre 8
À l’épreuve de l’intégration européenne
p. 147-162
Texte intégral
1L’entrée dans l’UE de huit pays candidats d’Europe centrale et balte peut être considérée comme un moment clé de la dynamique structurelle, communément présenté comme le point d’aboutissement logique des transitions de système. Pour les agricultures et les mondes ruraux d’Europe centrale et balte, façonnés par les aléas de leurs trajectoires agraires et brutalement extraits du collectivisme, la phase de démontage de l’ancien système semblait close. Cependant, les restructurations accomplies étaient loin d’avoir atteint l’objectif de convergence attendu. Le risque encouru d’une incompatibilité avec le référentiel agricole porté par la PAC* était évident. Le rapprochement préalable à une intégration réussie dans le marché communautaire impliquait que soient consentis des efforts d’ajustement. La signature de l’acte d’adhésion a donc été précédée d’une phase préparatoire destinée à faciliter l’entrée des pays candidats dans le marché unique, tandis que se déroulaient les négociations destinées à régler les conditions institutionnelles et les dispositions financières de leur intégration. Au-delà des enjeux économiques et sociaux, la participation à une politique agricole commune impliquait de mettre en place les institutions encadrant l’agriculture des pays membres. Avec la reprise de « l’acquis communautaire* »1, les pays candidats étaient enjoints d’adopter un référentiel forgé dans un autre contexte institutionnel, produit d’une histoire agraire radicalement différente. Un tel transfert portant sur les principes, les normes et les règles régissant la PAC* représentait un véritable pari pour le développement des agricultures post-collectivistes. Seraient-elles en mesure de s’aligner sur le modèle d’une agriculture familiale professionnelle auquel se référaient les anciens membres ? L’adhésion à l’UE ouvrait un temps de mise à l’épreuve pour les agricultures post-collectivistes.
De la transition à l’adhésion
Les défis de l’élargissement mis en perspective
2Ce transfert de modèle institutionnel constituait en soi un défi sans précédent qui est ici mis en perspective afin de mieux apprécier les difficultés auxquelles, de part et d’autre, les négociateurs ont été confrontés. La finalité du grand élargissement répondait à un grand dessein d’unité du continent qui tirait sa légitimité d’une obligation morale, d’un devoir historique. De nature politique, cette logique s’est imposée dès 1990, à la suite de l’effondrement des régimes communistes dans l’ex-Europe de l’Est, puis lors de la réunification allemande2. La Communauté économique européenne (CEE) et ses États membres (au nombre de 12 à l’époque)3 ont été surpris par l’aspiration au « retour à l’Europe », exprimée par des États qui recouvraient leur souveraineté mais ils ont vite accepté d’accorder leur aide à la transition, sans toutefois s’engager sur l’échéance du rapprochement. Dès décembre 1990, la Communauté européenne a ouvert des discussions concernant l’association de trois pays d’Europe centrale (Hongrie, Pologne, Tchécoslovaquie). Entre 1991 et 1995, la CEE a signé des accords d’association avec les dix pays d’Europe centrale et orientale (PECO*) candidats à l’adhésion. Fondés sur l’article 238 du Traité de Rome, ces accords avaient pour objectif de créer progressivement une zone de libre-échange bilatéral entre l’UE et chacun des PECO* signataires après une période de transition de dix ans (Lhomel, 1992). À la demande de ceux-ci, le texte du préambule faisait explicitement référence à une volonté d’adhésion. Très rapidement, la Commission européenne a joué un rôle moteur dans la mise en œuvre de la politique d’assistance financière et technique à l’égard des PECO*, avec la mise en place du programme PHARE4, progressivement étendu aux dix PECO*. La perspective d’une intégration s’est précisée avec la formulation des critères de Copenhague (1993) définissant les conditions à remplir en vue de l’adhésion, qui ont été par la suite affinées (Madrid, 1995 ; Luxembourg, 1997 ; Helsinki, 1999). Le principe d’un élargissement effectué en deux vagues a été avancé et s’est traduit par l’ouverture de négociations à un premier groupe de pays, en 1998, puis à un second groupe, en 2000. Finalement, en décembre 2001, c’est une liste de dix pays qui a été arrêtée pour une entrée en 2004. Si la période de pré-adhésion et de négociations intensives a été mise à profit du côté des pays candidats pour activer la reprise de « l’acquis communautaire* », en revanche, la réforme des institutions européennes, préalable indispensable pour adapter le fonctionnement de l’Union à 25 États membres, a pris du retard pour se limiter à des réaménagements partiels (le traité de Nice en 2000). L’élargissement est apparu comme une échéance incontournable mais préparée sans grande vision stratégique tandis que des attitudes ambivalentes à l’égard d’une intégration future, perçue comme une charge budgétaire lourde et durable, se faisaient entendre. Sur le plan politique, on ne manquait pas d’en souligner le bien-fondé, sans toutefois en sous-estimer les implications économiques.
3L’intention d’adhérer à l’Union européenne imposait aux pays candidats de remplir les critères fixés en 1993 par le Sommet de Copenhague5, c’est-à-dire de répondre aux principes de la démocratie libérale, de l’État de droit et d’une économie de marché fonctionnelle. À partir de ce moment-là, un processus d’européanisation6 s’est engagé qui s’est concrétisé par la reprise intégrale de l’acquis communautaire* impliquant l’adoption d’un grand nombre de règles contraignantes et le respect des normes communautaires. S’agissant de l’agriculture et de la ruralité, le processus a été accompagné d’une aide substantielle de l’UE dans le cadre du programme de pré-adhésion SAPARD7, un instrument destiné à financer des mesures de soutien dans un grand nombre de domaines ayant trait d’une part, à la restructuration et à la modernisation de l’agriculture, d’autre part, au développement rural8. Ce programme avait également pour objectif de préparer les pays candidats à l’utilisation efficace des fonds structurels par la mise en œuvre des institutions nécessaires et l’apprentissage des procédures. Chaque pays était invité à mettre en place un organisme payeur, un système intégré de gestion et de contrôle (SIGC) des paiements directs octroyés au titre de la PAC*, à renforcer sa capacité administrative (capacity building), notamment en matière de gestion des subventions et d’application des mesures. Parallèlement à cette phase préparatoire complétant les transformations accomplies par les économies des pays candidats, la politique agricole commune était elle-même affectée par une série de réformes modifiant le cadre destiné à accueillir les nouveaux entrants. À l’issue d’une décennie de difficiles négociations conduites par la Commission européenne avec les pays candidats, huit nouveaux États membres ont pu rejoindre l’UE en 2004, tandis que l’entrée de deux autres, la Roumanie et la Bulgarie, était différée à 2007.
Le contexte d’une PAC* dérégulée
4Les négociations en vue de l’adhésion des pays d’Europe centrale et balte se sont déroulées dans le contexte d’une nouvelle réforme de la PAC*, adoptée le 26 juin 2003 (Accord de Luxembourg)9. En accentuant l’orientation libérale de la politique commune, elle parachevait la réforme introduite en 1992 et les dispositions de l’accord de Berlin, conclu en mars 1999 (dans le cadre de l’Agenda 2000)10. La réforme de 1992, dite Mac Sharry (du nom du commissaire de l’agriculture de l’époque), visait à davantage orienter la PAC* vers le principe du marché en réduisant les prix garantis – considérés comme des aides indirectes assurant aux agriculteurs un prix minimum pour leur production –, et en compensant cette baisse par des paiements directs aux producteurs, proportionnels à la taille des exploitations. Afin de maîtriser le poids budgétaire de la PAC*, la réforme de 1999 a poursuivi la politique de baisse des prix garantis pour les rapprocher des cours mondiaux et diminuer ainsi le montant des restitutions aux exportations, et elle a prévu leur compensation partielle par des aides directes. Dans le droit fil des deux précédentes, la réforme décidée en juin 2003 a entériné le quasi-abandon des outils de régulation des marchés agricoles. L’intervention communautaire se reportait vers les aides directes majoritairement découplées11 de la production et transformées en droits à paiement unique (DPU), attribués à l’hectare, quelle que soit la production, sur une base historique ou régionale, et sans plafonnement des surfaces concernées. Cette disposition revenait à verser une rente considérable aux grandes exploitations en encourageant indirectement leur agrandissement. À la différence de la première version de la PAC* qui cherchait à promouvoir le modèle de l’exploitation familiale professionnelle et intensive, cette variante réformée ne ciblait pas préférentiellement un modèle technique de référence, au moins concernant le versement des aides au titre du premier pilier. Introduite dans le cadre de cette réforme, la "modulation des aides" visait à abaisser graduellement le montant des aides directes12 de manière à financer les aides au titre du deuxième pilier13, attribuées aux mesures du développement rural. La libéralisation du marché agricole sous la forme d’un retour au marché compensé par des aides directes croissantes envoyait des signaux contradictoires aux pays candidats en leur proposant un contrat pour le moins ambigu.
Des économies agricoles en situation difficile
5Comment se présentait l’entrée des agricultures des pays candidats dans la PAC* ? Les réformes découlant de l’introduction des mécanismes du marché (libération des prix et des échanges) et du rétablissement des droits de propriété* sur la terre et les moyens de production étaient-elles suffisamment avancées pour rendre envisageable une intégration dans le marché unique ?
6Les nouveaux États membres (NEM*) abordent cette épreuve avec des économies agricoles largement déstabilisées par les effets du démantèlement des structures collectivistes et le handicap d’une charge humaine nombreuse pour plusieurs d’entre eux (Pologne, Slovaquie, Hongrie, Lituanie). À cet égard, le document de réflexion de la Commission européenne14, publié en janvier 2002, faisait état des médiocres performances et des structures défavorables de ces agricultures, juxtaposant une multitude de petites exploitations peu ou mal insérées dans les circuits de marché et de grandes exploitations, individuelles et sociétaires, issues de la conversion des anciennes exploitations collectives. Un tel dualisme agraire était-il compatible avec le modèle de l’agriculture familiale modernisée promu par la PAC* ? Les trajectoires de sortie du collectivisme ont fait émerger une nouvelle diversité structurelle (chapitre 5). Des économies agricoles aux performances et aux potentialités disparates demandaient à rejoindre l’UE. La plupart d’entre elles avaient enregistré une forte récession de leur production agricole, au début des années 1990, en lien avec la libéralisation des marchés agricoles, la baisse des prix des produits agricoles et la suppression des soutiens. À ce fort recul initial avait succédé une relative stabilisation de la production agricole (Pologne, Hongrie) ou un ralentissement de la récession (États baltes). En 2000, ces pays n’avaient pas retrouvé le niveau de production de 1989. Compte tenu de la faible productivité du travail agricole, du processus de décapitalisation résultant de la conversion des exploitations collectives, du manque chronique d’investissements, le niveau de compétitivité effective était resté largement inférieur à la moyenne des pays européens (Pouliquen, 2001). Ce retard, largement mis en évidence par plusieurs experts, compromettait la capacité de ces agricultures à affronter la concurrence des producteurs de l’UE. Les balances agro-alimentaires, fortement détériorées à l’exception de la Hongrie, amorçaient un lent rééquilibrage. Dans ces conditions, l’hypothèse d’un risque de concurrence qu’auraient pu faire peser ces agricultures sur le marché européen, était peu crédible. Pourtant, une telle menace, relayée par la Commission européenne, lors de la publication de l’Agenda 2000 (en juillet 1997), permettait de justifier que les futurs adhérents ne puissent prétendre au bénéfice des aides directes de la PAC*. L’accord de Berlin qui validait les perspectives financières pour la période 2000-2006 laissait en suspens la question du versement des aides directes et celle de la fixation des quotas et des primes. Une dernière phase de négociation destinée sinon à concilier des points de vue éloignés, du moins à rechercher des solutions de compromis acceptables par l’ensemble des parties, s’ouvrait.
Des négociations tendues
7À la veille de l’intégration, compte tenu de l’importance des enjeux politiques, économiques et financiers, des craintes de plusieurs ordres s’exprimaient. Pour la Commission européenne, le point crucial concernait le coût de la charge que représentait l’extension de la PAC* pour le budget communautaire. Du côté des anciens États membres, en particulier de leurs organisations professionnelles agricoles, des voix s’élevaient pour dénoncer les risques de concurrence de la part d’agricultures bénéficiant des avantages comparatifs d’une main-d’œuvre peu exigeante et de terres abondantes15. De leur côté, les pays candidats éprouvaient la crainte de voir se détériorer leur balance des échanges agro-alimentaires dans l’hypothèse d’une dé-protection intégrale au sein du marché unique. Ils appréhendaient que leurs économies agricoles, fortement malmenées par le choc du passage au marché, soient écartées du soutien dispensé aux agriculteurs européens sous la forme des aides directes compensatoires versées aux producteurs agricoles. Ces divergences d’appréhension expliquent que les négociations sur le chapitre agricole (chapitre 7), ouvertes à la fin des années 1990, aient figuré parmi les plus difficiles à faire avancer tant les positions des uns et des autres étaient éloignées. D’âpres négociations ont porté sur plusieurs points d’achoppement : le niveau des paiements directs, la détermination des quotas de production et des instruments de gestion de l’offre, le gel de l’acquisition de terres agricoles par des investisseurs extérieurs. Au-delà des conflits d’intérêts inhérents à tout processus de négociation, des visions différentes du rôle de la PAC* et du marché unique se sont exprimées.
Les aides directes
8Initialement introduits pour compenser la baisse des prix de soutien, les paiements directs, établis par la réforme de 1992, ont été confirmés en 2000. Une dizaine d’années après leur mise en place, force est de reconnaître qu’ils ont perdu leur caractère compensatoire pour devenir de simples paiements directs, conditionnés au respect de critères environnementaux (éco-conditionnalité). Dans un premier temps, la Commission européenne a écarté l’hypothèse d’accorder le bénéfice intégral du soutien dispensé aux exploitations agricoles aux futurs entrants en prétextant que leurs agricultures n’auraient pas à subir de baisse de prix et de ce fait n’auraient pas besoin de percevoir des aides compensatoires. Une telle position était jugée inacceptable par les pays candidats considérant que l’absence d’aides introduisait une PAC* à deux vitesses générant des distorsions de concurrence insoutenables. Dès lors que les paiements directs relevaient de l’acquis agricole, les nouveaux entrants ne pouvaient en être durablement exclus. L’accord conclu à l’issue du Conseil européen de Copenhague (décembre 2002) ménageait un accès progressif aux aides directes de la PAC* attribuant 25 % des aides en 2004, 30 % en 2005, 35 % en 2006, et 40 % en 2007, puis une augmentation de 10 % par an permettant d’atteindre 100 % en 2013. Le versement des aides directes selon une approche simplifiée, sous la forme d’un paiement à l’hectare applicable à l’ensemble de la surface agricole de chaque pays, permettait de surmonter les difficultés techniques. En outre, les NEM* étaient autorisés à compléter les aides versées en transférant jusqu’à 30 % des crédits destinés au second pilier pour la période 2004-2006 ou en mobilisant des ressources nationales. Ces mesures assorties d’un soutien à la restructuration, via les aides du second pilier ont constitué une formidable opportunité, permettant d’éviter à ces pays un nouveau recul de leur production agricole.
Les quotas de production
9La détermination des quotas de production a constitué un autre point de tension. La difficulté résidait dans le choix des références historiques pour déterminer ces quotas. S’il n’était pas envisageable de remonter à une période antérieure à 1990, il n’était pas possible de retenir les données du début des années 1990, dont le choix s’avérait préjudiciable en raison de la chute du volume des livraisons résultant du choc du passage au marché. La référence à la deuxième moitié de la décennie 1990 présentait une solution plus acceptable pour les pays candidats puisque les niveaux de production prenaient en compte le redressement des capacités de production procédant de l’adaptation de leurs structures productives. Le processus d’harmonisation des données statistiques, réalisé par les pays candidats en vue de rejoindre l’UE, permettait d’assurer leur cohérence. Le compromis portant sur l’introduction progressive des aides procédait d’une forme de marchandage, justifiée par des considérations principalement financières.
L’accès au marché foncier
10Un obstacle d’une autre nature concernait l’ouverture des marchés fonciers des nouveaux entrants et l’accession des citoyens européens à la propriété de la terre, au lendemain de l’adhésion. Dans l’esprit des critères fixés par le sommet de Copenhague (1993), les pays candidats devaient satisfaire aux conditions d’une économie de marché, y compris à l’exigence de libéralisation du marché foncier et à son ouverture aux citoyens des pays membres de l’UE. Pour l’ensemble des nouveaux entrants, ce point était d’une importance tout aussi primordiale que les discussions concernant le montant des aides directes et la détermination des quotas. En effet, la question foncière a directement trait au principe de la souveraineté de l’État et à sa capacité de contrôler une ressource, la terre, qui regarde la sécurité de la communauté nationale et son indépendance, et qui, de ce fait, revêt une valeur symbolique capitale. Si les pays candidats sont tenus de transposer l’acquis communautaire* dans leur législation et, en conséquence, d’appliquer le principe de libre circulation du capital au marché foncier, il ne peut être exclu, dans des circonstances exceptionnelles, d’accorder des dérogations sous la forme de périodes transitoires. Les pays candidats vont s’efforcer de plaider en ce sens et pour que la durée de ces périodes dérogatoires soit la plus longue possible. C’est ainsi qu’une durée de 18 années a été demandée par la Pologne, un pays où, du fait de l’histoire de la paysannerie, la propriété privée de la terre est un thème particulièrement sensible. Les justifications avancées pour restreindre l’accès au marché foncier sont de plusieurs ordres. À l’appui de la demande, des raisons économiques et sociales sont invoquées. L’argumentation porte sur le différentiel des prix du foncier par rapport aux anciens États membres, qui rend ce marché attractif et qui ferait peser la menace d’une ressource foncière plus rare, et donc plus chère, pour les agriculteurs de ces pays. Mais le motif est d’une autre nature, essentiellement politique. Il a trait à la prééminence de la législation européenne (l’acquis communautaire*) sur celle des États membres, et à l’acceptation du nouvel ordre juridique européen. Pour les pays candidats, un principe de suprématie est attaché à la Constitution, source de niveau supérieur de leur système légal. Les Cours suprêmes sont les dépositaires de la compétence d’apprécier la constitutionnalité des lois. Dès lors, la limitation apportée par l’ordre juridique européen à la souveraineté des États nationaux est à l’origine d’un différend qui n’a pu être réglé sur le fond et dont la résolution a seulement été différée dans le temps. Ce décalage des visions a sa part d’explication dans le malentendu qui s’instaure entre les anciens États-membres et les nouveaux.
11En parvenant à négocier des périodes transitoires avec l’UE (à l’origine d’une durée de 7 à 12 ans) qui leur permettait de déroger aux règles de la libre circulation du capital, les nouveaux États membres ont voulu conserver le contrôle des marchés fonciers nationaux. Les restrictions à l’égard des non-nationaux qui ont essentiellement porté sur le marché foncier de l’achat ont permis de circonscrire les transactions d’acquisition aux acteurs nationaux et ainsi de les protéger de l’arrivée d’investisseurs extérieurs qui risquaient de renforcer la compétition pour l’accès à la terre. À partir de là et pour la durée du moratoire, les marchés fonciers de l’achat-vente ont fonctionné dans le cadre des législations foncières propres à chaque pays (chapitre 6).
L’aide au développement rural
12Les négociations ont également porté sur le volet des aides structurelles promises au titre du deuxième pilier de la PAC*. Pour préparer leur entrée, les pays candidats ont bénéficié de l’aide des programmes de pré-adhésion et en particulier de l’instrument SAPARD. Pour la période 2000-2006, les mesures ont permis prioritairement de renforcer la compétitivité en ciblant les aides sur les investissements agricoles et agro-alimentaires, l’amélioration des infrastructures, la diversification des activités économiques. Le champ d’intervention de ces mesures a été élargi et comprenait trente-sept mesures, regroupées en quatre axes. Des investissements à la modernisation des exploitations et des filières de production, aux infrastructures productives, à l’aide à l’installation des jeunes agriculteurs, à la formation et à l’encadrement professionnels étaient destinés à promouvoir la compétitivité (axe 1) ; les paiements agro-environnementaux et les mesures de protection de l’environnement constituaient l’axe 2 ; la diversification de l’activité économique et la rénovation du milieu rural (villages, services, formation, valorisation du patrimoine) relevaient de l’axe 3 ; enfin, les initiatives locales et les actions de développement étaient soutenues par l’axe 4.
Au lendemain de l’intégration, de nouveaux entrants en situation d’apprentissage
Des effets positifs mais sans rattrapage
13L’intégration dans la PAC* s’est traduite par un accroissement significatif du soutien aux agricultures des nouveaux États-membres. En dépit d’une inégalité de traitement16, leurs agricultures semblent avoir tiré parti de cet apport financier comme en témoigne l’amélioration des performances économiques au cours de la période 2004-2007, par comparaison avec la période de pré-adhésion 2000-2003 (Csaki, Jambor, 2009). L’augmentation de la production agricole observée de 2000 à 2008 (12 % contre 3 % dans l’UE-15) et celle de la valeur ajoutée (30 % contre 5 % dans l’UE-15) témoignent en faveur des avantages recueillis par les NEM*17. Les données enregistrent une progression en valeur de la production agricole par hectare de SAU, bien que le niveau moyen de la production des NEM* reste inférieur de moitié à celui de l’UE-15. De manière générale, les rendements et la productivité du travail agricole résultant d’une baisse sensible du suremploi agricole s’améliorent. L’insertion dans le marché unique a créé de nouvelles opportunités comme le confirme la progression en valeur des exportations et des importations de produits agricoles et alimentaires. Tous les pays n’en ont pas profité de la même manière. Si la Hongrie, la Pologne et la Lituanie ont vu la balance de leurs échanges agricoles se redresser, en revanche le déficit s’est accentué pour la plupart des autres, en particulier pour la Slovaquie. En donnant accès aux aides de la PAC*, l’intégration s’est accompagnée d’un bond spectaculaire du revenu agricole par actif, autorisant ainsi l’amorce d’une recapitalisation des exploitations agricoles. Ces divers indicateurs économiques attestent d’effets positifs bien que d’ampleur modeste sur le développement des capacités productives de ces agricultures. Mais loin d’être uniformes, les performances de la période post-adhésion soulignent la persistance de fortes disparités entre les nouveaux entrants et, au sein de ceux-ci, entre les diverses catégories d’agriculteurs.
14D’autres effets de nature structurelle doivent être pris en compte pour mieux apprécier le bilan immédiat de la PAC* sur les agricultures des NEM*. Ils posent plus directement la question du ciblage de cette politique. Au lendemain de l’entrée dans l’UE, les nouveaux entrants ont été confrontés à la mise en œuvre d’une PAC* dont les principes et les objectifs étaient largement inspirés de la voie de modernisation agricole adoptée par les anciens membres (UE-15). Les objectifs affichés proposaient une trajectoire de rattrapage de la compétitivité en vue d’une convergence structurelle. Une telle visée était-elle compatible avec la situation d’extrême hétérogénéité structurelle des agricultures des nouveaux entrants ? Le changement de modèle technico-économique promu par la PAC* pouvait-il s’appliquer aux diverses catégories d’exploitations agricoles issues d’un processus de restructuration encore inachevé ? Le « modèle opérationnel dominant en Europe », selon l’expression rhétorique qualifiant le référentiel de l’agriculture familiale, avait-il un sens pour la masse des petits exploitants de la plupart de ces pays ?
Quelles modalités de distribution des aides directes ?
15Pour apporter des éléments d’appréciation, il convient de caractériser les modalités d’attribution des aides directes, les choix de ciblage définis par les deux piliers de la PAC*, afin d’apprécier les effets directs et indirects exercés. L’analyse s’appuie principalement sur l’attribution des paiements directs et laisse de côté le soutien accordé au titre des interventions sur les marchés des produits, tels ceux affectés au système d’intervention sur le marché des céréales.
16Si la mise en œuvre de la PAC* définissait un cadre commun pour l’application des mesures, elle ménageait des possibilités d’ajustement pour tenir compte des conditions particulières. Selon les dispositions de l’accord de Copenhague, les pays pouvaient opter pour un système simplifié de paiement à la surface (SAPS)18. Tous les nouveaux entrants, à l’exception de la Slovénie, ont choisi ce système (25 % du niveau de l’UE en 2004). En outre, les nouveaux membres avaient la possibilité de transférer une partie du soutien affecté au développement rural sous la forme de paiements complémentaires dans une limite de 30 % (top-up). La plupart d’entre eux ont saisi cette opportunité, bien qu’à des degrés variables (les plus faibles en Slovaquie et Lituanie). Il convient de souligner que le niveau de soutien a été établi sur la base des rendements de la période de pré-adhésion, ce qui rend compte de la grande disparité de montants entre les États membres (Csaki, Jambor, 2009, p. 36). La République tchèque, la Hongrie et la Slovénie ont reçu les montants les plus élevés (52 à 84 euros/hectare) au cours des années 2004-2007, tandis que les trois États baltes ont perçu les plus faibles (17 à 44 euros/hectare), la Pologne et la Slovaquie se positionnant à des niveaux intermédiaires entre les groupes précédents. Ces écarts n’ont pas manqué de se répercuter sur les performances des agricultures concernées.
17Au-delà de ce premier constat, il convient de mentionner que les modalités d’attribution de ces aides ont exercé des effets distincts sur chacune de ces agricultures. L’analyse de la distribution des aides directes par pays révèle une grande variété de situations concernant le nombre de bénéficiaires, la moyenne du montant perçu, le niveau de concentration de ces aides au profit des diverses catégories de bénéficiaires. Dans deux pays, la Pologne et la Roumanie, le nombre des bénéficiaires atteint et dépasse le million d’attributaires et ceux-ci perçoivent des aides d’un montant modeste. La Slovénie présente un profil similaire. À l’inverse, deux autres pays, la République tchèque et la Slovaquie affichent un petit nombre de bénéficiaires (respectivement 23 400 et 15 730) qui reçoivent un montant moyen élevé (respectivement 20 243 et 12 754 euros). Entre ces deux situations extrêmes, la Hongrie et l’Estonie se caractérisent par un degré de concentration appréciable des aides directes au profit d’environ un dixième des bénéficiaires qui touchent plus de 5 000 euros et absorbent les trois quarts des montants accordés à ces pays. La Lituanie et la Lettonie se distinguent par une distribution plus balancée au profit d’un plus grand nombre de petits bénéficiaires. Ces modes de distribution ne sont pas de nature à réduire l’écart existant entre des agricultures aux structures d’exploitation concentrées et celles qui présentent un dualisme structurel plus affirmé. Les effets sur les capacités d’accumulation différentielle de capital entre les bénéficiaires favorisent ceux qui détiennent les superficies les plus importantes relativement aux petits exploitants. Mises en œuvre dans le cadre du régime simplifié de paiements directs, les mesures de soutien du premier pilier procèdent d’une approche favorable aux grandes exploitations agricoles. Les grandes exploitations sociétaires sont les principales bénéficiaires du régime simplifié des paiements directs qui devient l’élément moteur de la concentration foncière. Les ajustements opérés en faveur des plus petites exploitations ont permis d’abaisser le seuil de la superficie éligible et d’augmenter le montant attribué. En dépit du relatif élargissement du nombre de bénéficiaires, l’aide directe versée aux petits exploitants, compte tenu de la modicité du taux de paiement à l’hectare, ne constitue pas une solution pour cette catégorie d’exploitations. Les nombreux bénéficiaires ne perçoivent qu’une très faible part des paiements directs et leur versement est assujetti au respect relativement contraignant d’exigences minimales. Dispersées entre un grand nombre de petits attributaires, ces aides peuvent-elles avoir un effet sur la restructuration attendue ? Comme le remarquent Gilles Bazin et Lise Bourdeau-Lepage :
« Les modalités d’attribution des aides directes de la PAC* en fonction de la surface et sans plafonnement représentent donc un puissant facteur de restructuration qui ne va pas dans le sens d’une réduction des inégalités de développement agricole en Europe » (Bazin, Bourdeau-Lepage, 2011, p. 22).
Une politique de développement rural à la carte
18La politique de développement rural, devenue le second pilier de la PAC*, a été révisée dans un cadre unique, le Règlement de développement rural (RDR), en mai 1999. L’architecture du RDR19 comportait trois axes : amélioration de la compétitivité des zones rurales, renforcement des secteurs agricole et forestier, préservation de l’environnement et du patrimoine rural, et se déclinait en vingt-deux mesures dont quatre dites d’accompagnement (pré-retraite, zones défavorisées et zones soumises à des contraintes environnementales et agro-environnementales, boisement des terres agricoles), financées par le FEOGA garantie, et dix-huit mesures de diversification et de modernisation des exploitations agricoles (dont cinq destinées aux investissements, à l’installation des jeunes agriculteurs, à la formation, à la transformation et à la commercialisation des produits agricoles, et aux mesures forestières), financées par le FEOGA orientation. Le RDR faisait obligation aux membres de présenter des plans de développement rural, dès la période 2000-2006. Les nouveaux États-membres étaient invités à soumettre de tels plans, destinés à encadrer la programmation de leur politique de développement rural, au lendemain de leur adhésion.
19En application du principe de subsidiarité, les États-membres avaient la possibilité d’orienter à la carte les modalités d’intervention en matière de développement rural en priorisant certaines des mesures proposées ce qui leur offrait des marges de manœuvre importantes. À partir d’une analyse des maquettes budgétaires 2007-2013 du second pilier et des programmes nationaux, et d’une classification des mesures en fonction de leurs objectifs, une équipe de chercheurs de l’INRA (Lataste, Berriet-Sollec, Trouvé, 2012) a pu mettre en évidence diverses logiques d’intervention : le soutien de la compétitivité agricole, le soutien de l’ensemble des activités rurales, la prise en compte des biens publics et effets externes agricoles20, la recherche de l’équité au sein du secteur agricole. La Hongrie, la Lituanie et l’Estonie ont opté pour une stratégie de modernisation dans une « vision agro-centrée » de soutien à la compétitivité par l’amélioration de la productivité du foncier et du travail. Les mesures qui s’adressent aux exploitations de petite taille économique et foncière sont fort nombreuses dans ces trois pays. La Roumanie, la Bulgarie, la Pologne, la Lettonie ont orienté leurs interventions dans une perspective de développement rural intégré et de diversification convenant mieux à des espaces ruraux densément peuplés et caractérisés par de nombreuses petites exploitations mobilisant un nombre élevé d’actifs agricoles. Enfin, la République tchèque et la Slovaquie ont privilégié la recherche de l’équité territoriale par le biais des aides aux zones défavorisées et de montagne, de manière à compenser leurs handicaps naturels. Ainsi, à travers une politique à la carte, les nouveaux États-membres ont-ils cherché à cibler les interventions relevant du second pilier de manière à répondre aux problèmes spécifiques de leur développement agricole et rural.
20Les mesures accordées au titre du second pilier offrent-elles une chance aux exploitants laissés pour compte par les aides directes ? Les exploitations de semi-subsistance bénéficient d’un dispositif d’aide à la restructuration (la mesure 141), d’un montant maximum de 1 500 euros/an, mis en œuvre par plusieurs pays (Bulgarie, Hongrie, Lettonie, Lituanie, Roumanie). Le soutien à la modernisation des exploitations (mesure 121) n’est accessible qu’à partir d’un certain seuil d’éligibilité, variable selon les pays21. La mesure agro-environnementale (mesure 214) est assujettie à un seuil d’éligibilité très bas, généralement fixé à un hectare, à la condition que l’exploitation s’engage à respecter les schémas agro-environnementaux. Les critères d’éligibilité, les exigences requises (notamment la soumission d’un « business plan ») varient d’un pays à l’autre. Ciblées pour permettre aux petites et moyennes exploitations de se consolider, ces aides parviennent-elles à atteindre leur objectif ? La sélectivité des conditions d’accès et la lourdeur des dossiers contribuent à décourager la plupart des exploitants susceptibles d’en bénéficier. Beaucoup de petites exploitations ne sont pas officiellement enregistrées, leurs chefs d’exploitation sont âgés et dépourvus de formation professionnelle. Les administrations responsables de la gestion des aides éprouvent de la difficulté à les contacter, à les conseiller et plus encore à les organiser au sein d’un dispositif de coopération (tel que celui relevant de la mesure 142 concernant les groupements de producteurs).
Modes de réception de la PAC*
21Le transfert de la politique agricole commune a mis en place un cadre uniforme proposant des mesures de soutien qui laissent aux États la liberté de les décliner en ajustant les critères d’éligibilité et le montant des fonds affectés. À l’évidence, les conditions de réception de ces mesures de soutien ne pouvaient être comparables, compte tenu de l’hétérogénéité des structures. Les micro-exploitations de subsistance, les exploitations familiales, les grandes structures de type patronal ou sociétaire n’étaient pas en position comparable pour accéder aux dispositifs d’aide et en bénéficier. Les exploitants les plus vulnérables risquaient de se trouver exclus des procédures de demandes, par manque d’information et d’aptitude au montage de dossiers22. Les modalités de réception des mesures d’intervention par les bénéficiaires potentiels font partie intrinsèque du processus de ciblage des politiques d’aide. Les objectifs affichés sont-ils atteints ou en passe de l’être ? L’évaluation de l’impact de la PAC* requiert au préalable l’examen des conditions de réception des mesures, tant sur le plan national qu’au niveau régional.
Le cas hongrois : une dualité structurelle renforcée
22Comme pour le choix des mesures des programmes de pré-adhésion (PHARE, SAPARD), la Hongrie a prioritairement ciblé le soutien de la PAC* sur la modernisation du secteur agro-alimentaire. Le choix en faveur des grandes exploitations agricoles procède de la volonté politique de consolider la compétitivité des structures qui font la force de l’agriculture hongroise sur le marché national comme européen. Cette option se traduit dans les modalités d’application de la PAC*. Le système de paiements directs proportionnels à la surface, non plafonné, et accompagné d’un complément pour les cultures céréalières, accroît considérablement la capacité d’accumulation des grandes exploitations en leur permettant d’investir et de s’agrandir. Une attention plus faible a été prêtée au développement rural et au traitement de la pauvreté fortement présente dans certaines zones rurales. Selon le rapport de la DG Agriculture, en 2010, le nombre de bénéficiaires des aides directes s’élevait à 182 830 pour un montant total de 821 206 000 euros, soit une moyenne de 4 491 euros/exploitation. Une polarisation affirmée, largement plus accentuée que dans l’ensemble de l’UE-27, caractérisait la distribution des paiements puisque 87,3 % des attributaires qui touchaient moins de 5 000 euros recevaient 21 % du montant total tandis que 12 % se partageaient 79 % des subventions. Parmi cette dernière catégorie, un tout petit nombre de grandes exploitations (0,4 %) percevaient plus de 150 000 euros et une infime minorité (0,15 %) plus de 300 000 euros. Selon une étude portant sur une analyse économique des zones agricoles (Monasterolo, 2012), tous les territoires n’ont pas bénéficié dans les mêmes termes des aides de la PAC*, certains ont réussi à faire aboutir leurs demandes et à mobiliser les fonds pour investir et améliorer leur productivité tandis que les plus ruraux et les moins développés ont progressé plus lentement. Les subventions du second pilier sont inégalement réparties (Vandenbroucke, Feher, 2011). Beaucoup d’exploitations sont de fait exclues en raison des exigences requises (garanties foncières et financières, formation professionnelle du chef d’exploitation, viabilité économique de la structure). Les mesures agro-environnementales ne compensent pas les écarts structurels puisqu’elles ont été versées proportionnellement à la surface et en fonction du niveau d’engagement. Enfin, pour la période 2004-2006, l’axe LEADER + n’a que faiblement et indirectement bénéficié aux agriculteurs, la plupart des projets de développement local ont été financés au titre de la diversification des activités économiques, de la valorisation des ressources, du tourisme vert et de la mise en valeur du patrimoine rural (Maurel, Chevalier, Póla, 2010).
En Pologne, la PAC* manque partiellement sa cible
23L’agriculture polonaise comporte une forte masse de petites et moyennes exploitations familiales engagées dans des logiques de type paysan. Les travaux de Catherine Darrot portant sur l’impact de la PAC* sur les structures agricoles de la Pologne ont analysé d’une part, la capacité des agriculteurs à capter les aides directes du premier pilier, d’autre part, à tirer parti des aides du second pilier (Darrot, Hirchhausen, 2011). Une première observation souligne que les aides directes ont atteint leur cible mais que celles délivrées au titre du deuxième pilier ont moins retenu l’attention des ménages agricoles : « alors que l’aide unique du premier pilier a été demandée par environ la moitié des exploitations, les cinq aides du second pilier (…) ont concerné chacune moins de 1 % des exploitations du pays en 2007 » (Darrot, 2011, p. 79). La distribution géographique du nombre d’exploitations qui ont sollicité des aides directes met en évidence les contrastes régionaux caractéristiques de l’agriculture polonaise. Les cinq voïvodies du quart sud-est qui concentrent les plus petites exploitations et la plus forte charge d’actifs agricoles sollicitent moins massivement l’aide du premier pilier de la PAC*. À l’inverse, les voïvodies de Grande Pologne et de Kujavie-Poméranie dont le profil structurel est caractérisé par des exploitations de taille moyenne et en voie de modernisation, présentent un taux de demande élevé, supérieur aux deux tiers du nombre total des exploitations. Dans ces mêmes voïvodies, les agriculteurs manifestent leur intérêt pour les aides du deuxième pilier, qu’il s’agisse des mesures concernant la modernisation (axe 1) ou du soutien à la durabilité (axe 2, diversification des activités, aides agro-environnementales). Tout semble indiquer que les aides de la PAC* tendent à favoriser les exploitations que l’on pourrait qualifier de modernes et compétitives et les régions où ces exploitations sont les mieux représentées. D’autres études soulignent des effets contradictoires, en partie positifs, en partie négatifs (Halamska, 2008). Si l’amélioration de la situation financière de très nombreux exploitants agricoles grâce aux aides directes contribue à réduire les risques de tension sociale et d’exclusion, elle tend à renforcer l’état d’assistanat d’un grand nombre de ménages ruraux23. La possibilité de percevoir des aides directes a conduit de nombreux petits exploitants à enregistrer leur activité dans le système SAPS* pour pouvoir en bénéficier. Pour autant, la démarche reste souvent formelle et ne se traduit ni par un renforcement de l’activité de production, ni par un investissement de capital pour équiper l’exploitation. Dans les faits, la mise en œuvre de la PAC* n’aurait pas eu d’effet sur la vitalité de petites exploitations qualifiées de « quasi-paysannes »24, elle aurait temporairement stabilisé leur situation en confortant leurs revenus. Principalement tournée vers l’autoconsommation, leur production agricole, principalement d’origine végétale, ne participerait que très marginalement à l’essor de la production enregistrée par la Pologne au lendemain de l’adhésion. Ce type de petite exploitation est dominant dans le quart sud-est du pays. Présentes dans les autres régions, elles sont minoritaires en termes de superficie agricole et ne constituent qu’une composante de la structure agraire, à côté d’exploitations moyennes et grandes.
En Roumanie, des aides ciblées sur les grandes exploitations
24Entrée dans l’UE en 2007, l’agriculture roumaine présente une carte de répartition des demandes d’aide qui est le reflet des disparités structurelles qui la caractérisent (Hirchhausen, 2008). Les grandes plaines céréalières du Danube, du Banat, de la Dobroudja, domaine d’extension de l’agriculture d’entreprise, captent les aides directes du premier pilier et sont aussi les bénéficiaires quasi-exclusives des mesures de modernisation des exploitations délivrées au titre de l’axe 1 du deuxième pilier. Les espaces où domine une agriculture de type paysan, la Transylvanie, les collines et le piémont de l’arc carpatique, présentent des taux de demande inférieurs en raison de l’étroitesse des structures d’exploitations. Les critères d’attribution des aides du premier pilier excluent les micro-exploitations dont la superficie est inférieure à un hectare ou dont les parcelles ont moins de 0,3 ha. Fait paradoxal, ces mêmes critères s’appliquent aux mesures agro-environnementales de l’axe 2 du deuxième pilier, écartant ainsi les zones de montagne et défavorisées du bénéfice de ces aides à la valorisation. Cette mise à l’écart de la grande masse des petites exploitations procède d’un choix politique en faveur de la grande exploitation en société ou de type associatif, dont le Programme national de développement rural (2007-2013) porte l’empreinte. De ce fait, il tend à renforcer le dualisme structurel qui affecte l’agriculture roumaine.
Conclusion
25Au lendemain de l’adhésion, un premier bilan des effets de la PAC* sur les agricultures des nouveaux entrants peut être esquissé. Quelques enseignements s’en dégagent : le choc concurrentiel redouté ne s’est pas produit et leur production agricole a poursuivi son redressement ; la modernisation de l’appareil productif s’est confirmée en se polarisant sur les exploitations les plus compétitives ; enfin, la convergence attendue avec des formes de production analogues à celles de l’Ouest semble s’être éloignée.
26Ce constat invite à faire retour sur la portée du transfert de politique agricole, engagé au cours des phases de pré-adhésion puis de post-adhésion. Le projet politique poursuivait au moins deux visées : d’une part, la transposition de l’acquis communautaire* en tant que cadre normatif réglant le mode de fonctionnement du marché unique, d’autre part, la diffusion d’un référentiel de marché ciblant un objectif d’amélioration de la compétitivité. Si le transfert du volet proprement institutionnel s’est réalisé sans trop d’aléas, en revanche, la transplantation du « modèle agricole européen » s’est heurtée à une série de freins. À cela plusieurs raisons. Premièrement, le modèle lui-même, c’est-à-dire l’exploitation agricole familiale, professionnelle et intensive, s’est révélé être une cible mouvante que les réformes successives de la PAC* ont remise partiellement en cause. Deuxièmement, la mise en œuvre des mesures de soutien a échoué dans son ambition de faire émerger un tel modèle d’exploitation agricole chez les nouveaux entrants. Les modalités de répartition des aides directes ont procédé à une sélection de fait au profit des plus grandes structures et aux dépens des petites et moyennes exploitations, privées des possibilités de se développer. Les exploitations les plus conformes au projet de modernisation tourné vers la compétitivité ont réussi à capter les aides directes du premier pilier ainsi que celles octroyées au titre des mesures du second pilier. L’introduction progressive de mesures de soutien destinées à encourager la restructuration dans une perspective de convergence avec les agricultures des anciens membres, s’est opérée sans que l’on s’interroge sur leur adéquation au vu des contextes de réception propres aux agricultures post-collectivistes. De manière paradoxale, les petites exploitations paysannes pratiquant une économie de subsistance et de semi-subsistance se sont trouvées écartées du bénéfice de la plupart des mesures destinées au développement rural. Privées de la possibilité d’engager une conversion ou une diversification de leur profil d’activités, beaucoup ont disparu tandis que d’autres ont privilégié des stratégies de repli, fondées sur une recherche d’autonomie sur le plan économique. Loin de corriger l’hétérogénéité structurelle, les modalités de soutien du premier comme du second pilier de la PAC* ont contribué à reproduire et accentuer le dualisme structurel. La PAC* se serait-elle trompée de cible ?
Notes de bas de page
1 Terme politico-juridique correspondant au socle commun de droits et d’obligations qui lie l’ensemble des États membres au titre de l’UE.
2 Intervenue en octobre 1990, elle représentait un premier élargissement dont les conséquences se sont vite révélées coûteuses en termes budgétaires pour l’État fédéral.
3 L’Autriche, la Finlande, la Suède sont entrées dans l’UE en 1994.
4 Initialement appelé PHARE (Pologne, Hongrie, aide à la reconstruction économique), le programme d’aide communautaire aux pays d’Europe centrale et orientale a été l’un des instruments de préadhésion financés par l’Union européenne pour aider les pays candidats d’Europe centrale et orientale (Estonie, Hongrie, Lettonie, Lituanie, Pologne, Slovaquie, Slovénie et République tchèque, ainsi que la Bulgarie et la Roumanie) dans leurs préparatifs d’adhésion à l’Union européenne.
5 Définis lors du Conseil européen de Copenhague en 1993 et renforcés lors du Conseil européen de Madrid en 1995, ces critères étaient les suivants :
- la présence d’institutions stables garantissant la démocratie, l’état de droit, les droits de l’homme, le respect des minorités et leur protection;
- une économie de marché viable et la capacité à faire face aux forces du marché et à la pression concurrentielle à l’intérieur de l’UE ;
- l’aptitude à assumer les obligations découlant de l’adhésion, notamment la capacité à mettre en œuvre avec efficacité les règles, les normes et les politiques qui forment le corpus législatif de l’UE (l’acquis) et à souscrire aux objectifs de l’union politique, économique et monétaire.
6 La notion d’européanisation revêt un sens normatif, la création d’institutions selon les modèles européens, la diffusion et l’institutionnalisation des règles, normes, pratiques de l’UE qui implique l’adaptation des structures administratives, des systèmes juridiques, etc. Dans un sens étendu, elle désigne le processus de rapprochement des sociétés et des systèmes, dans une perspective de convergence des pays entrants avec les anciens États membres.
7 SAPARD est le sigle désignant le programme de pré-adhésion « Special Accession Program for Agriculture and Rural Development ».
8 Chaque pays pouvait utiliser les fonds attribués en fonction de ses priorités (infrastructure rurale, investissement dans le secteur agricole, aménagement foncier et rénovation des villages).
9 Le 26 juin 2003, à Luxembourg, les ministres européens de l’Agriculture ont adopté une nouvelle réforme de la PAC entrée en vigueur à partir de 2005-2007. Cet accord marque une nouvelle étape importante de la PAC. URL : http://www.supagro.fr/capeye/wp-content/uploads/reperes_pac/histoire/2003-3.pdf.
10 Il s’agit d’un programme d’actions adopté par le Conseil européen en 1999. À côté de la réforme institutionnelle de l’Union européenne, de la définition de la stratégie d’élargissement aux pays de l’Europe centrale et orientale, les autres axes portaient sur une réforme de la PAC et des fonds structurels européens pour la période 2000-2006.
11 Le découplage consiste à supprimer le lien entre aides directes et productions.
12 Le taux de modulation était de 3 % en 2005, 4 % en 2006, 5 % en 2007.
13 Le deuxième pilier est centré sur l’amélioration de la compétitivité de l’agriculture et de sa multifonctionnalité, la promotion de la protection de l’environnement en agriculture ainsi que des mesures forestières contribuant au développement durable, la participation au développement des territoires ruraux. Les mesures du second pilier font l’objet d’un cofinancement entre le budget de l’UE et celui des États membres.
14 Document de réflexion publié par la Commission le 30 janvier 2002 : « L’élargissement et l’agriculture : l’intégration réussie des nouveaux États membres dans la PAC », 30 p.
15 La menace de déferlement des excédents agricoles venus de l’est sur le marché ouest-européen a été brandie dès le début de la décennie 1990 lorsque ces agricultures ont été contraintes de décapitaliser leur cheptel du fait du choc récessif de la transition. À intervalles réguliers, elle a refait surface.
16 Les aides directes n’atteignent que progressivement la parité avec le montant des aides directes versées aux agriculteurs de l’UE-15. Les aides directes et les quotas laitiers et sucriers ont été calculés sur la base des productions à la fin des années 1990 (qui ne constituent pas une période de référence favorable) et sont donc deux à trois fois inférieures par hectare à celles de l’UE-15.
17 Entretien avec Alain Pouliquen, « Réforme de la PAC de 2013 : les nouveaux visages de l’agriculture des pays de l’Est », Mission Agrobiosciences, mars 2011, URL : http://www.agrobiosciences.org/agriculture-115/article/reforme-de-la-pac-de-2013-les-nouveaux-visages-de-l-agriculture-des-pays-de-l-est-entretien-original.
18 Il prévoit l’octroi d’un montant forfaitaire à l’hectare à tous les agriculteurs, il rend superflue la réalisation de contrôles complexes des droits au paiement. Le SAPS est plus facile à gérer que le RPU ou des formes antérieures de paiements directs, car le producteur est tenu de fournir un moins grand nombre d’informations. Dans le cadre du SAPS, les règles de la PAC réformée concernant le respect de l’écoconditionnalité sont également facultatives, URL : https://ec.europa.eu/agriculture/publi/fact/simplification/fr.pdf.
19 URL : http://www.supagro.fr/capeye/wp-content/uploads/reperes_pac/histoire/2000-1.pdf.
20 Cette logique présente dans l’Europe du Nord et dans les pays anglo-saxons n’est pas représentée en Europe centrale.
21 En Pologne le seuil d’éligibilité a été fixé à 4 unités de dimension économique (UDE*) par exploitation, en Roumanie à 2 et en Bulgarie à 1. Ailleurs, aucun seuil n’est imposé.
22 La qualité de la candidature « par projet » est conditionnée par les compétences des exploitants en matière de conception, d’écriture et de constitution du dossier à soumettre.
23 Le statut d’agriculteur permettant de bénéficier d’une couverture sociale sans que la propriété foncière soit assujettie à une lourde imposition fiscale.
24 On reprend ici l’expression avancée par la sociologue Maria Halamska. Ce type de petite exploitation revêt les apparences d’un mode de fonctionnement paysan mais la logique propre à l’économie paysanne est déformée par l’apport de revenus extra-agricoles. Leur importance est estimée à environ les 2/5e du nombre des exploitations représentant 16 % de la surface agricole et mobilisant 30% de la main-d’œuvre (Halamska, 2008).
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