Chapitre 1
Changements de modèle agraire
p. 23-42
Texte intégral
1Les mutations agraires intervenues dans la foulée du changement de système invitent à revisiter l’histoire des régimes de propriété qui se sont succédé en Europe centrale et orientale et qui ont profondément affecté le rapport que les peuples entretiennent avec la terre et le territoire. Cette histoire s’inscrit dans des temporalités perturbées par les vicissitudes de destins nationaux contrariés, à l’origine de mémoires collectives douloureuses.
2L’évolution de la propriété foncière dans « l’Europe des grands domaines »1 par le passé, des exploitations collectives hier, a été analysée en termes d’écart, voire de déviance, par rapport à une voie occidentale plus linéaire. Cette représentation a inspiré le discours sur l’exceptionnalisme de « l’Autre Europe », elle appelle une démarche critique visant à historiciser et contextualiser l’histoire de la propriété foncière, le renouvellement des concepts, des institutions et des pratiques la concernant. Chaque changement de système politique et économique s’est manifesté par l’ajustement des règles de propriété à de nouveaux objectifs. Les histoires entrecroisées des régimes fonciers de ces pays prennent sens dans le cadre de processus de portée plus globale, le passage de sociétés agraires à des sociétés urbaines et industrielles, la maturation de configurations territoriales pré-nationales en des entités étatiques homogènes dans leur composition, et plus récemment la transition de régime politique et de système économique. Le mode d’institutionnalisation de la propriété foncière a participé du projet de développement de sociétés largement dépendantes de l’agriculture et pour lesquelles la question agraire a revêtu un caractère récurrent tout au long du xxe siècle. À maintes reprises, une volonté de modernisation a conduit à impulser des politiques de refonte des structures foncières dans la perspective de promouvoir des modes d’exploitation jugés plus performants. Pour les sociétés rurales contemporaines, ces mutations ont pris la forme d’une succession d’actes d’appropriation, d’expropriation, de réappropriation qui en remaniant les relations de propriété ont porté atteinte au rapport à la terre, à la façon dont il se construit et se transmet. De quelle manière les collectivités nationales centre-européennes ont-elles conçu, formalisé et régi le droit de propriété* ? Comment ont-elles défini et appliqué les normes juridiques encadrant l’institution de la propriété foncière ?
3Dans un premier temps, les grandes lignes du récit historique des formes et des régimes de propriété doivent être retracées. Si le xxe siècle a multiplié les expérimentations de nouveaux modes de gestion de la ressource foncière, il reste à déchiffrer la manière dont les sociétés les ont combinés avec les formes héritées pour façonner de nouveaux rapports de propriété, ce qui incite à questionner le rôle que les héritages jouent dans la transmission des formes institutionnelles. Par quels cheminements et dans quels contextes historiques s’opèrent les changements de modèle agraire ? Quelle grille de lecture convient-il de mettre en œuvre pour appréhender les trajectoires agraires dans la spécificité de leurs temporalités ?
Du grand domaine à l’appropriation collective
4Au cours du xxe siècle, les sociétés centre-européennes ont traversé d’importants changements de système politique, économique ou social qui les ont placées devant l’impératif de procéder au choix d’un autre modèle agraire. Ces choix renvoient à des conceptions des rapports sociaux et des systèmes d’organisation de la société qui ont leur logique propre. Dans des sociétés rurales fondées sur des rapports sociaux mettant en jeu la propriété foncière, la manière de définir la relation terre/propriété est au cœur de ce que l’on désigne comme le « modèle agraire », c’est-à-dire une construction idéelle conçue en fonction d’un projet ou d’une cible à atteindre, et qui découle d’un choix de société. Par ses dimensions idéologique et politique, le modèle agraire constitue un référentiel induisant un mode d’organisation sociale en lien avec un ensemble de valeurs. La question qui nous intéresse est de savoir à quel moment et dans quel contexte les sociétés décident de changer de modèle agraire, sur quelles bases s’opère ce choix et s’il répond aux objectifs prescrits. Les sociétés rurales de cette partie de l’Europe ont vécu de tels choix au lendemain d’évènements sur lesquels elles n’avaient pas eu prise. À deux reprises, les conflits mondiaux du xxe siècle ont eu pour effet de bouleverser les configurations géopolitiques, de redessiner l’assise des entités étatiques et jusqu’à la répartition territoriale des peuples. Dans la construction tardive et jamais achevée des entités étatico-nationales de cet ensemble médian, les paysanneries ont joué un rôle primordial, à plusieurs moments décisifs de leur destinée, de l’accession à l’indépendance nationale à la défense du territoire occupé par l’ennemi. La ruralité et l’idée nationale y entretiennent des liens forts et complexes, fondés sur le couple terre/territoire en tant que socle de ressources symboliques et politiques investies dans l’édification de l’État-nation (Giordano, 2002). Partant, la terre n’a pas seulement un statut de bien économique, elle a valeur de patrimoine et de capital symbolique. Pour le propriétaire terrien ou le cultivateur, le rapport à la terre est une forme d’expression de la territorialité humaine et à travers elle une relation à l’altérité, c’est-à-dire à l’Autre, qu’il soit un individu ou un collectif. Ce rapport à l’altérité peut se décliner également en fonction de l’appartenance ethno-nationale, ou encore confessionnelle. L’essence même de cette relation explique que la propriété foncière ait été, à maintes reprises, l’objet d’une instrumentalisation, que ce soit dans les mains d’une puissance occupante, d’un pouvoir étatique autoritaire ou au nom d’un projet national d’homogénéité, à base sociale et/ou ethnique. L’institution de la propriété foncière a été mobilisée à des fins de contrôle de la composition ethnique de territoires entiers, par une longue suite de confiscations, d’expropriations et de campagnes de repeuplement qui ont marqué quelques-uns des épisodes les plus tragiques du xxe siècle, pendant et après la Seconde Guerre mondiale (Gosewinkel, 2014)2.
L’arrière-plan des réformes agraires* de l’entre-deux-guerres
5Les contextes politiques des grandes vagues de réformes agraires* de la première moitié du xxe siècle correspondent à deux phases-clés de la fondation étatique, quoique de nature différente, au lendemain de la Première Guerre et après la Seconde Guerre mondiale (Jessenne, Luna, Vivier, 2016)3. En 1919-1920, à la suite de la dissolution des constructions impériales, l’accession à l’indépendance des États d’Europe centrale et orientale s’est accompagnée d’une transformation des régimes de propriété. Dans la majorité des nouveaux États, la propriété privée a fait l’objet d’une garantie juridique de protection, bénéficiant d’une reconnaissance institutionnelle forte, tandis que la possibilité de procéder à l’expropriation, c’est-à-dire à la privation par l’État d’une situation individuelle de propriété, en était en quelque sorte le revers4. La propriété foncière a revêtu une fonction essentielle en devenant un instrument de contrôle politique dans les mains du pouvoir. Deux facteurs ont joué : d’une part, le processus de définition juridique de la propriété comme droit individuel, d’autre part, le rattachement de ce droit à des conditions et des données propres à l’État-nation. Lors de leur fondation, les nouveaux États ont cherché à se doter des outils juridiques liant le droit individuel du citoyen à exploiter ses biens à des critères de loyauté vis-à-vis de l’État-nation.
6De manière générale, la répartition de la propriété foncière a constitué le principal instrument à la disposition du pouvoir pour mettre en œuvre des réformes visant une transformation du modèle social et politique. C’est ainsi qu’à partir des années 1920, des réformes agraires* ont tenté de réaliser par des mesures de redistribution des terres des grands domaines (Roszkowski, 1995) l’idéal agrarien d’une paysannerie indépendante et propriétaire de sa terre, un projet largement défendu par les partis agrariens. En tant qu’instrument juridique dans les mains de l’État, la réforme agraire* est présentée comme une mesure économique et sociale nécessaire pour apporter une solution à la question agraire, à travers la constitution d’exploitations paysannes susceptibles de relever le défi de la modernisation agricole et d’assurer les fondements de la souveraineté nationale. Selon le contexte politique propre à chaque État-nation, la conception, puis la mise en œuvre de la réforme agraire* a revêtu des visées, des modalités et des résultats différents. Au nom d’une vision ethno-nationale de l’intérêt commun défendu par l’État, la protection de la propriété individuelle et des intérêts privés peut être restreinte. Un biais ethno-national a presque partout infléchi le droit de propriété* privée d’inspiration libérale, au bénéfice de la nationalité titulaire. Deux exemples vont l’illustrer. En Roumanie, la réforme agraire* édictée au lendemain de la Première Guerre mondiale servait plusieurs objectifs : une redistribution des biens des grands propriétaires terriens, au-delà d’un seuil de 100 hectares, aux petits paysans ; une attribution préférentielle à ceux qui faisaient partie de la nation titulaire, afin de procéder à une « roumanisation territoriale » (Giordano, 2001). En Tchécoslovaquie, la réforme agraire* a revêtu une forte dimension nationaliste, les grands propriétaires considérés comme des « étrangers » ou des « Allemands » ont été victimes de discriminations. Si les textes législatifs introduisant la réforme agraire*, notamment les deux lois dites de réquisition et de répartition5, ne favorisaient pas les membres d’une nationalité particulière, leur application par l’Office foncier, lors des opérations de redistribution, n’a pas toujours respecté ce principe (Gosewinkel, Spurný, 2014).
7Les aspirations paysannes à la propriété de la terre, portées par les partis agrariens, ont conduit à l’adoption des premières réformes agraires*, se traduisant par un transfert non négligeable de terres dans plusieurs pays, les États baltes, la Tchécoslovaquie, la Roumanie, la Bulgarie, tandis que d’autres, la Pologne et la Hongrie, demeuraient des « bastions de la réaction agraire » conservant un important prolétariat agricole de paysans « sans terre ».
8Au lendemain de la proclamation de l’indépendance, la paysannerie lituanienne qui avait été tardivement libérée du servage par la Russie tsariste (en 1861), a bénéficié d’une réforme agraire* de grande ampleur6. Les nouvelles autorités politiques, dont les acteurs étaient majoritairement d’origine paysanne, reconnurent un rôle éminent à la paysannerie en tant qu’assise identitaire et économique du nouvel État et opérèrent la redistribution des terres détenues par les grands domaines au profit des petits paysans ou des paysans sans terre. Dès 1919-1920, des lois furent adoptées qui autorisaient la confiscation des biens des « étrangers » (Polonais en majorité, Russes et Allemands), c’est-à-dire des anciens maîtres de la terre. Le 15 février 1922, la Diète constituante adopta une loi de réforme foncière dont les objectifs étaient politiques, économiques et sociaux (Zvinklienè, 1995). Les terres de l’Église ainsi que celle des propriétaires privés, au-delà du seuil de 80 hectares, furent transférées au Fonds de la réforme pour être redistribuées. L’attribution des terres obéissait à un ordre de priorité qui distinguait les vétérans de la guerre d’indépendance, les paysans, les travailleurs « sans terre ». Ils reçurent les terres en propriété privée moyennant le versement de droits de rachat. Sur les 706 790 hectares du Fonds de la réforme, 559 475 hectares furent ainsi partagés. Une loi d’aménagement rural prévoyait le remembrement du foncier agricole et la création d’un habitat dispersé. L’ensemble de ces réformes s’inspiraient du modèle danois, fondé sur la prépondérance de l’exploitation familiale fortement encadrée par un mouvement coopératif. La formation d’une couche de producteurs marchands et modernes, attachés à leurs terres, devait assurer la consolidation de l’État-nation, une expérience tragiquement interrompue par l’occupation soviétique dès 1939. Durant l’entre-deux-guerres, les trois États baltes ont ainsi fait figure d’exception en Europe du Centre-Est par l’ampleur des redistributions de terres au profit des exploitations familiales.
9En Roumanie, les modalités de la réforme agraire* ont été introduites par le décret royal du 15 décembre 1918, et la loi agraire a été votée par le Parlement en juillet 1921 (Vultur, 2002). Elle avait pour objectifs de réduire la grande propriété et d’accroître la superficie des exploitations paysannes. Conformément à cette loi, 6 millions d’hectares ont été expropriés dont 4 millions ont été redistribués à environ 1,4 million de paysans, le reste étant transféré à la propriété d’État. La grande propriété a vu son importance reculer, passant de 48 % à 8 % des terres agricoles, tandis que la proportion des exploitations de moins de dix hectares s’élevait de 39 % à 79 %. La mise en application de la réforme s’est achevée vers 1930. Une loi de consolidation de la propriété privée, dite loi Mihalache du nom du leader du Parti paysan, adoptée en août 1929, a libéralisé pour un temps très court les transactions foncières afin de permettre au processus de concentration foncière, un temps freiné par les dispositions empêchant la vente des terres reçues, de se développer. La réforme agraire* a transformé la Roumanie en un pays de petites propriétaires. Cependant, l’effet économique de la redistribution a été affaibli par la baisse de capacité productive de petites exploitations souffrant d’endettement (Murgescu, 2015).
10La domination de la grande propriété foncière a été sensiblement réduite en Tchécoslovaquie, par la réforme agraire* introduite en 1919-1920 et 1924, puisque celle-ci a affecté presque un tiers de la surface agricole. La loi prévoyait le rachat des propriétés d’une superficie supérieure à 150 hectares de terres arables ou de 250 hectares de terres au total. Sur les 4 millions d’hectares mis à disposition, 1,8 million d’hectares ont été distribués, dont 800 000 hectares environ à près de 640 000 paysans, 226 000 hectares à de nouveaux exploitants, le reste à des personnes juridiques (État, régions, districts et communes). Cette réforme fut provisoirement suspendue au milieu des années 1930, et 2 267 000 hectares laissés aux propriétaires d’origine (« les biens restants »).
11La Pologne a adopté, en 1919, un décret sur la réforme agraire*, amendé en 1925, qui fixait des quotas annuels de terres assujetties au rachat obligatoire. En dépit d’un fort soutien des partis paysans, la réforme a été beaucoup moins radicale, concernant seulement 16 % des terres agricoles qui ont été transférées aux exploitations paysannes et le processus a été stoppé après le déclenchement de la crise de 1929. La réforme n’a permis ni de réduire la domination de la classe des propriétaires terriens ni d’améliorer la structure des exploitations paysannes, en raison d’un fort surpeuplement agraire (Kochanowicz, 2015).
12En Hongrie, la réforme agraire* radicale que prévoyait le programme révolutionnaire de la République des conseils (1918-1919) n’a pas été réalisée. Par la suite, sous le régime de Horthy, pour tenter de désamorcer l’agitation paysanne, deux réformes agraires* ont été décidées en 1920 et en 1936. La première a porté sur le transfert de 600 000 hectares, la deuxième sur 380 000 hectares, au total 980 000 hectares (soit 20 % environ de la superficie agricole). En 1935, 40 % de la superficie cultivable appartenaient à quelque 7 000 grands propriétaires d’origine aristocratique, tandis que le reste du territoire agricole se partageait entre 1 500 000 exploitations, pour la plupart de petites dimensions.
13Le rappel de ces données met en évidence un tableau social plus nuancé des campagnes d’Europe centrale à la veille de la Seconde Guerre mondiale que ce qu’une approche idéologisée a voulu par la suite propager. À côté de survivances tenaces du système des grands domaines, des sociétés paysannes s’étaient constituées, étendant leur emprise sur la terre. Dans certains cas, des paysanneries prospères, dotées de bonnes structures d’exploitation (jusqu’à une vingtaine d’hectares), avaient renforcé leur position économique. À l’inverse, beaucoup de paysanneries parcellaires avaient enregistré, du fait de la pression démographique et de la crise économique, une dégradation continue de leurs conditions d’existence. Quelle qu’ait été l’ampleur des réformes agraires*, la diffusion d’un modèle social promouvant la propriété paysanne fut trop tardive et surtout incomplète pour parvenir à éliminer les grands domaines, possession de la classe aristocratique et de l’église.
Les réformes agraires* de l’immédiat après-guerre : l’éphémère généralisation d’un modèle paysan
14Dans l’immédiat après-guerre, une deuxième grande vague de réformes agraires* a été engagée à l’initiative des gouvernements de front populaire, dominés ou manipulés par les partis communistes. Dans un contexte de grande confusion, ces réformes ont répondu à un projet de refondation de l’ordre politique et social. L’institution juridique de la propriété foncière a été instrumentalisée au service d’un double dessein de redistribution sociale et d’homogénéisation nationale. Cette volonté de contrôle de la composition nationale et d’ethnicisation de la citoyenneté puisait son fondement idéologique dans les politiques déjà mises en œuvre pendant l’entre-deux-guerres. En outre, un tel plan d’homogénéisation ethnique cherchait sa justification dans un mécanisme pervers d’inversion de la politique raciale et de spoliation imposée par le régime nazi, les victimes d’hier devenant les bénéficiaires de la redistribution des biens confisqués tandis que les représentants des groupes nationaux considérés comme complices étaient dépossédés et expulsés. En fonction du degré de compromission des habitants frappés par ces opérations de « nettoyage ethnique », les formes de repeuplement et de colonisation des territoires concernés ont été amalgamées aux processus de réforme foncière selon des modalités variables. Les configurations socio-spatiales issues de l’application de ces mesures de redistribution portaient la marque d’une extrême complexité, à l’origine de situations d’imbroglio pour l’avenir. Les principaux transferts de propriété foncière ont découlé de l’expulsion des populations allemandes (Douglas, 2012), intervenue dès la sortie de la guerre dans les Sudètes en Tchécoslovaquie (Gosewinkel, Spurný, 2014), dans les territoires septentrionaux et occidentaux de la Pologne, dans les régions de peuplement souabe en Hongrie, ainsi qu’en Roumanie, les Souabes du Banat et les Saxons de Transylvanie. De manière arbitraire, les biens des « ennemis du peuple » ont été confisqués, sans aucune mesure compensatoire.
15Partout ailleurs, l’ampleur des redistributions a essentiellement tenu à l’importance relative des grandes propriétés foncières d’origine nobiliaire et ecclésiastique qui avaient échappé aux réformes foncières de l’entre-deux-guerres et qui furent frappés par les mesures d’expropriation adoptées dans le cadre des lois agraires promulguées en 1945-1946. Le dispositif juridique organisant les expropriations fixait la superficie des biens fonciers auxquels ces mesures s’appliquaient. Variables selon les pays et parfois les régions comme en Pologne, les seuils ont pu être revus à la baisse, ainsi en Tchécoslovaquie, lors des révisions successives de la réforme agraire* réalisée pendant l’entre-deux-guerres. Dans ce dernier pays, une fraction des terres confisquées a été transférée au Fonds national des terres7, la plus grande partie a été attribuée aux petits paysans et aux travailleurs sans terre, souvent venus de régions en proie à un relatif surpeuplement agraire. Par leur ampleur, ces transferts de biens qui ont accompagné et prolongé d’importants déplacements de populations s’apparentaient à une véritable « révolution sociale », présentée comme telle par les pouvoirs en place qui en remettant la terre « à ceux qui la travaillent » cherchaient à se rallier un électorat paysan. À des titres divers, ces attributions foncières ont marqué l’histoire de millions de familles rurales.
16Le contexte socio-historique propre à chaque État éclaire les éléments différenciateurs de la conception et de la mise en application de ces réformes. En Hongrie, en mars 1945, une loi de réforme agraire* adoptée par le Gouvernement provisoire prévoyait la confiscation des biens des « ennemis du peuple » et celle des propriétés de plus de 100 arpents (575 hectares), l’expropriation des propriétés de 57,5 à 575 hectares et la réduction de leur superficie à 118 hectares ou à 57,5 hectares, selon que le propriétaire était exploitant agricole ou non. Entre avril et novembre 1945, 2 850 000 hectares ont été répartis entre 663 400 attributaires, principalement des paysans sans terre et des petits propriétaires de moins de 3 hectares (Fejtö, 1969).
17En Pologne, la réforme agraire* fut appliquée de manière différenciée. Dans les territoires recouvrés, les ressortissants allemands furent expulsés et la réforme agraire* s’appliqua aux grands domaines dont la superficie dépassait 100 hectares. Au total, les terres confisquées (4 500 000 hectares) furent réparties entre 440 000 familles transférées des confins orientaux cédés à l’Union soviétique. Ailleurs, tous les domaines de plus de 50 hectares furent confisqués et les terres redistribuées au profit des anciens ouvriers agricoles et des petits paysans. Dans la partie ancienne du territoire, 2 384 400 hectares furent distribués aux paysans, dont 1 890 300 hectares formant 347 100 exploitations nouvelles d’une superficie moyenne de 5,4 hectares, et 494 100 hectares élargissant 254 400 petites et moyennes exploitations agricoles. Si la réforme agraire* a amélioré la structure agraire par rapport à la situation d’avant-guerre, elle a favorisé le maintien d’une paysannerie nombreuse sur des exploitations étroites et morcelées. Au recensement de 1950, plus de la moitié des exploitations avaient moins de 5 hectares (et un cinquième moins de 2 hectares), 13 % seulement cultivaient plus de 10 hectares.
18En Tchécoslovaquie, la réforme agraire* de l’après-guerre a été réalisée en plusieurs étapes. Un premier changement fondamental intervint dès juin-juillet 1945. Les confiscations portèrent sur les propriétés des Allemands expulsés des territoires frontaliers, et les biens de propriétaires hongrois et slovaques accusés de collaboration. Presque 3 millions d’hectares furent confisqués, soit le quart du sol, dont 1 651 016 hectares de terres agricoles, transférées au Fonds national des terres. En Bohème, dans le cadre d’une politique de repeuplement des territoires frontaliers, une partie des terres fut attribuée à des petits paysans et des « sans terre » venus de l’intérieur du pays. Toute la terre expropriée ne fut pas remise aux paysans, une partie servit à organiser des fermes d’État (qui dès 1948 couvraient 6,3 % de la superficie agricole du pays). En juillet 1947, une première loi imposa la révision de la réforme agraire* d’avant-guerre qui avait laissé des biens dans les mains de grands propriétaires fonciers ou de collectivités religieuses. Une commission de révision devait examiner le cas des exploitations « restantes » détenant plus de 50 hectares. La révision commença en janvier 1948. La même année, une nouvelle loi de révision fut adoptée (loi du 21 mars 1948) qui permettait de prendre toute la terre des exploitations « restantes », lorsque le besoin s’en faisait sentir pour satisfaire les demandes de ceux qui étaient en droit d’obtenir des terres, ou lorsque l’intérêt public l’exigeait. La révision de la première réforme agraire*, réalisée seulement après le coup d’État de février 1948, portait sur 2 307 cas (dont 1 904 grands propriétaires terriens, 108 propriétés de l’Église) et 1 027 529 hectares au total (dont 288 995 hectares de terres agricoles). Seulement 5 % des terres furent laissées à leurs propriétaires, le reste fit l’objet d’attributions. En application du principe « la terre appartient à ceux qui la travaillent », le plafond de la propriété était fixé à 50 hectares par famille d’exploitant agricole, et à 4 hectares pour les propriétaires non exploitants, obligés de « louer » leurs terres à l’État. Ces terres ont été attribuées par des commissions de paysans, sans qu’une compensation financière soit versée aux propriétaires spoliés. La nouvelle réforme agraire* a permis de répartir 215 000 hectares entre les demandeurs privés et les nouvelles coopératives ou exploitations agricoles d’État. Au total, le processus de réforme agraire* a concerné plus de 4 millions d’hectares, soit le tiers de la superficie du pays. En 1949, à la veille de la collectivisation*, 1,5 million d’exploitations agricoles se partageaient 7 549 000 hectares, soit 5 hectares par exploitation.
19En procédant à un transfert massif de terres au bénéfice des petits paysans et des « sans terre », ces réformes répondaient à l’aspiration de sociétés pénétrées par l’idéologie agrarienne qui s’était largement diffusée pendant l’entre-deux-guerres. Ainsi se réalisait le modèle idéel de la petite propriété paysanne, exploitée en faire valoir direct. Pour un bref laps de temps, ce transfert de biens généralisait une structure agraire émiettée. Si ces réformes ont contribué à promouvoir le modèle d’un paysan propriétaire de sa terre et autonome dans son travail, elles n’ont pas réussi à l’ancrer durablement ni dans les structures ni dans les mentalités. La plupart des bénéficiaires de la redistribution des terres, démunis d’outils de travail et de l’expérience propre au producteur indépendant, ont rencontré de telles difficultés qu’ils ont souvent renoncé à leur autonomie pour constituer les premières formes d’exploitation en commun. On ne s’improvise pas paysan lorsqu’on a un passé de prolétaire agraire dépourvu du capital technique et culturel propre aux sociétés paysannes. Les déplacements de populations vécus à la suite des changements territoriaux ont renforcé ce handicap culturel et social. L’attachement à la terre des nouveaux propriétaires risquait de se révéler d’autant plus fragile qu’il n’était pas dans l’intention des nouveaux régimes de démocratie populaire de poursuivre dans la voie d’un modèle d’agriculture paysanne. C’est ce qui explique que les pouvoirs en place aient généralement tardé à remettre les titres de propriété aux attributaires, un retard qui, par la suite, se révélera préjudiciable à la défense de leurs intérêts.
L’imposition du modèle collectiviste et de l’ordre juridique socialiste
Le traumatisme de la dépossession
20En Europe de l’Est sous domination soviétique, l’expérience collectiviste est venue bouleverser l’ordre social établi à la suite de réformes agraires* tardives et inachevées. À la différence des réformes précédentes qui recueillaient une large adhésion, la collectivisation* n’a pas rencontré l’assentiment des paysanneries. Dans les pays baltes annexés par l’Union soviétique, sa mise en œuvre engagée dès 1940 et réactivée à partir de 1944 s’est soldée par des vagues de déportation massive des paysans en Sibérie. Dans l’Europe centrale et balkanique, les campagnes de collectivisation* ont été conduites en recourant à des formes de violence mêlant coercition économique et terreur politique au nom de la lutte des classes. Rythmée par de brusques avancées et des reculs tactiques, la collectivisation* a progressé selon un tempo variable d’un pays à l’autre, et sous la pression des conseillers soviétiques positionnés in situ auprès des dirigeants des démocraties populaires. Réalisées par étapes, une première vague de 1949 à 1953, une deuxième de 1956 à 1960 (Iordachi, Bauerkämper, 2014)8, les campagnes de collectivisation* ont procédé par une expropriation de fait de la paysannerie contrainte d’apporter sa terre, son cheptel et ses moyens de travail lors de son entrée dans les coopératives agricoles. Imposée par le régime communiste, la collectivisation* a rencontré le soutien minoritaire d’une fraction du monde rural, les prolétaires agricoles et les paysans démunis qui ont constitué le noyau fondateur des premières exploitations collectives, tandis que les paysanneries « consolidées » ont été réticentes à les rejoindre. Leur entrée dans les coopératives s’est accomplie dans un climat de répression avec son lot d’emprisonnements, de déplacements forcés des familles des soi-disant « koulaks » et de confiscations de leurs biens. Ces dépossessions ont nourri le ressentiment des groupes sociaux mis à l’écart par les tenants du nouvel ordre politique et social.
Figure 1. Chronologie des réformes agraires* et des campagnes de collectivisation*
Pays | Réforme agraire* | Début de la collectivisation* | Pause ou arrêt | Fin de la collectivisation* |
Tchécoslovaquie | Juin 1945 | 1949 | 1953-1955 | 1960 |
Allemagne Est | Automne 1945 | 1952 | 1960 | |
Hongrie | Mars 1945 | 1948 | 1953-1955 1956-1958 | 1961 |
Roumanie | Mars 1945 | 1949 | 1953-1955 | 1962 |
Bulgarie | Mars 1946 | 1945-1948 | 1953-1955 | 1959 |
Albanie | Mars 1946 | 1946-1948 | 1953-1957 | 1967 |
Pologne | Sept. 1944 | 1948 | 1956 | |
Yougoslavie | Août 1945 | 1948 | 1953 |
Source : d’après Iordachi, Bauerkämper, 2014.
Les fondements du régime d’appropriation collectiviste
21La collectivisation* a imposé un changement radical de modèle agraire, fondé sur la doctrine socialiste de la propriété, telle qu’élaborée par le système soviétique. Ce transfert institutionnel n’a pas été sans difficultés, en raison des différences d’héritages juridiques. Un bref rappel permettra d’éclairer les origines du régime juridique foncier socialiste. En proclamant l’abolition de la propriété privée9, le décret sur la terre d’octobre 1917, a engagé une entreprise de socialisation de la terre qui dans un premier temps a remanié le régime foncier* de la terre communale10, avant de s’en détacher pour instaurer un monopole absolu de l’État sur la terre. Loin de remettre en cause le régime de possession paysanne de la communauté villageoise russe11, le pouvoir bolchevik a instauré une forme domaniale globale qui impose « la propriété de tout le peuple » (obščenarodnaja sobstvennost’), ainsi dénommée dans les textes de 1917 et 1918. Il n’y a pas eu de partage de la terre mais maintien des formes communautaires, dans une autre visée sociale12. Le passage d’une propriété collective organisée par un régime communautaire ancestral et reconnue par le droit russe prérévolutionnaire, à une propriété sociale de la terre, fondée sur la primauté de l’État, s’est opéré lors du tournant décisif de la collectivisation* en 1929-1930, qui, en confisquant le bétail et les outils des ménages paysans, a éradiqué de fait la propriété privée. À partir des années 1930, les termes de « propriété socialiste » et de « propriété personnelle » ont remplacé ceux de propriété impériale et de propriété privée. Le pouvoir soviétique a utilisé le droit pour fonder une théorie de la propriété socialiste inscrite dans une législation spécifique qui établit un régime juridique complexe et original, fondement de l’économie collectiviste13.
« Le système de droit civil soviétique place en son centre un double droit de propriété, attribué à tous les citoyens et répondant à une rationalité nouvelle, planificatrice : d’une part, un droit de propriété* socialiste et de propriété coopérative pour les biens de production, d’autre part, un droit de propriété* personnelle pour les biens de consommation distribués » (Chaigneau, 2008, p. 85).
22La distinction entre une propriété socialiste, dite « du peuple tout entier », et une propriété coopérative dite kolkhozienne (c’est-à-dire des membres du kolkhoz*), ne porte pas sur la terre. La propriété socialiste de la terre est une forme historique de domanialité (le domaine foncier est qualifié de fonds agraire national). Selon le statut type du kolkhoz*, édicté en 1935, la terre est attribuée en jouissance au kolkhoz* mais reste propriété de l’État, le kolkhoz* s’engageant à l’exploiter rationnellement et à ne pas l’aliéner. Pour les kolkhoziens, le droit à la jouissance d’un lopin, octroyé en 1935, est assujetti à la participation au travail collectif.
23Le régime de propriété socialiste n’est pas exempt de contradictions. Le système kolkhozien, tel qu’il a été élaboré par le pouvoir soviétique, procède d’un acte de dépossession de la paysannerie. Il en a été de même de la collectivisation* en Europe de l’Est, mais en l’appliquant sur d’autres héritages juridiques, elle s’est accompagnée de désajustements. La terre n’a pas été nationalisée14 et il n’y a pas eu, au moins dans un premier temps, de reconnaissance d’une propriété collective des terres « volontairement apportées » par les paysans aux coopératives. Aucun acte législatif n’est venu supprimer les droits de propriété* des membres des coopératives mais leur titre de propriété a cessé d’être opératoire (perte ou limitation des usus, abusus, fructus). La propriété privée s’est trouvée en quelque sorte dissoute dans la fiction d’une propriété collective, constituée par l’apport des biens des paysans, lors de leur entrée dans les coopératives agricoles de production. En réalité, le transfert des terres comme du cheptel et des outils de travail s’est partout opéré sous la contrainte. Les nouvelles formes de la propriété socialiste (étatique et coopérative) ont été définies par les textes des Constitutions.
24L’historien du droit, Hebert Kupper, utilise l’expression de « triple propriété » pour qualifier les trois formes de propriété établies par la doctrine socialiste : la forme supérieure de la propriété d’État (du « peuple tout entier »), la forme de propriété coopérative (qui s’applique à un collectif, c’est-à-dire une partie du peuple), et la propriété personnelle, forme inférieure et résiduelle, qui concerne les individus (Kupper, 2015). Les fondements de cette doctrine ont été inscrits dans les textes des Constitutions adoptées par les démocraties populaires15.
Figure 2. Transformation de la propriété foncière à la suite de la collectivisation*
Hongrie | Pologne | Tchécoslovaquie | |
Statut de la terre agricole | La terre est apportée pour une utilisation commune et les droits de propriété* restent inscrits dans le registre cadastre Le versement d’une rente foncière d’un montant symbolique est prévu | La terre reste propriété de chaque membre, non en termes physiques, mais en tant que part recalculée et enregistrée sur la base d’une qualité uniforme du sol | La terre reste propriété des membres de la coopérative qui l’apportent à la coopérative pour une utilisation commune |
Conditions de sortie de la coopérative | En cas de sortie, la terre revient à la coopérative et fait partie de la propriété indivise (une loi de 1967 accorde le versement d’une compensation monétaire) | En cas de sortie, d’autres parcelles, de taille et de qualité comparables, mais situées en périphérie du périmètre de la coopérative, doivent être retournées au membre sortant | |
Statut du lopin individuel | Le lopin est propriété individuelle (peut être vendu, légué, échangé). Taille comprise entre 0,29 et 0,58 ha | Le lopin autour de la maison ne fait pas partie du fonds de terre collectif. La coopérative peut attribuer des lopins à ceux qui n’en ont pas 0,3 - 1 ha | En propriété personnelle pour son usage propre, dans une limite de 0,5 ha et de 1 ha en zone de montagne |
Source : compilation de l’auteur.
Un modèle évolutif
25En moins d’une décennie, le modèle collectiviste fondé sur l’appropriation sociale des moyens de production et l’organisation collective du travail s’est substitué à l’idéal agrarien du paysan propriétaire. Dans sa version initiale, le statut de la coopérative agricole a revêtu des traits quasi identiques au modèle kolkhozien soviétique, codifié par le statut de l’artel de 1935 dont il reprend les termes. La mise en place des coopératives s’accompagne du système des livraisons obligatoires de la production à des prix très bas, de la mise sous tutelle des exploitations par les stations de machines et tracteurs détenant l’équipement technique, et se traduit par une extrême précarité des revenus des travailleurs (résultant du mode de calcul des unités de travail), mal compensée par l’octroi de lopins vivriers de taille réduite. Ce modèle de référence a été appliqué au départ sans tenir compte des contextes de réception et de leurs spécificités.
26À partir de la fin des années 1960, sous l’effet de réformes économiques, le système collectiviste connaît une transformation qui le démarque progressivement du format kolkhozien d’origine. Le modèle collectiviste fait alors preuve d’une relative flexibilité en acquérant des traits propres selon les fameuses « voies nationales » promues par les dirigeants des démocraties populaires. Ces évolutions sont le fruit de compromis de nature politique passés avec les forces sociales dans le contexte propre à chaque pays. C’est ainsi que les évènements de l’année 1956 éclairent la bifurcation des trajectoires polonaise et hongroise. En Pologne, au lendemain de son arrivée au pouvoir, Władysław Gomułka confirme l’abandon de la collectivisation* forcée de l’agriculture paysanne, tandis qu’au lendemain de la révolte de 1956, dans la Hongrie de Janós Kadar les campagnes de collectivisation* reprennent sur un mode davantage persuasif que violent. Le modèle collectiviste de type stalinien ne se perpétue qu’en Roumanie, où il conserve ses traits originaux sans grandes modifications. Ailleurs, il s’éloigne progressivement de sa version initiale sous l’effet de réformes introduisant une dose de mécanismes économiques (amélioration des prix d’achat des produits agricoles) et d’avantages sociaux (versement garanti d’un salaire aux travailleurs, reconnaissance des droits à la protection sociale). Les petites coopératives villageoises des premiers temps cèdent la place à des exploitations collectives bénéficiant d’investissements et dotées d’un personnel de direction dont les compétences économiques et techniques progressent. Tandis que les stations de machines et tracteurs sont supprimées et que leur matériel est remis aux exploitations collectives, la taille des unités de production s’accroît sous l’effet des fusions élargissant leur assise foncière. Le modèle collectiviste initial, d’origine exogène se reconfigure et revêt des expressions variées d’un pays à l’autre afin de tenir compte des contextes socio-économique et géographique, tant au niveau national que régional16. Ce processus d’endogénéisation donne naissance à des variantes du collectivisme qui se caractérisent par les modalités d’intégration à l’économie planifiée et administrée, par un rapport spécifique entre les formes de la propriété sociale (étatique et coopérative), le statut de la main-d’œuvre et le mode d’organisation du travail, les caractéristiques techniques d’organisation de la production, l’ampleur des réaménagements de l’habitat rural et du maillage territorial (Maurel, 1992, Swain,1998). Quelles que soient les spécificités de ces variantes, le modèle collectiviste présente des traits communs qui tiennent à la nature des rapports sociaux instaurés par la « propriété sociale ». La figure du propriétaire foncier a disparu de l’agriculture collectivisée tandis qu’au sein des structures collectives s’est affirmé le pouvoir des gestionnaires (personnel dirigeant et technicien), constitué en groupe social partageant des intérêts communs. Le caractère impersonnel de la propriété collective a modifié les rapports à la terre et au travail, entraînant la déresponsabilisation de l’immense majorité des travailleurs. Le processus de désappropriation s’est avéré plus affirmé encore dans le cas des fermes d’État relevant de la propriété étatique (ou « propriété du peuple tout entier ») que dans celui des coopératives où un certain lien avec la terre avait été préservé. En effet, une partie des terres cultivées était restée formellement propriété des membres participant au travail collectif. Cependant, au fur et à mesure du départ des jeunes en raison de l’exode rural, une portion croissante du foncier est venue abonder la « propriété indivise », c’est-à-dire la propriété commune des membres et à ce titre indivisible et non transférable en cas de retrait d’un membre de la coopérative17.
27Au cours de son existence, le modèle collectiviste a connu des modifications sans jamais se départir de ce qui fait sa nature spécifique et lui confère un caractère d’institution sociale totale. La capacité du collectivisme à s’imposer et à perdurer procédait de la force de son insertion dans une économie socialiste planifiée selon un mode de coordination bureaucratique des secteurs d’activité, sous le contrôle du Parti communiste. C’est la sphère politique qui décidait des relations entre le sous-système de l’agriculture collectiviste et le système économique englobant. Ni les crises sociales, ni les contre-performances, ni les gaspillages et les pénuries, n’ont fait revenir le pouvoir communiste sur les principes fondateurs de ce système : un régime d’appropriation sociale de la terre et des moyens de production, un mode collectif d’organisation du travail, le dogme de la supériorité de la grande exploitation permettant de réaliser des économies d’échelle grâce à l’introduction du progrès technique18. Ces principes relèvent d’une conception quasi immuable, légitimée par une idéologie. Ils ont déterminé les traits caractéristiques de toutes les formes sociales de production (coopératives de production, fermes d’État) que le collectivisme a revêtues dans le temps et dans l’espace.
Les effets prégnants du modèle collectiviste sur les acteurs sociaux
28À l’origine rejeté par une majorité du monde rural, puis progressivement réformé dans certaines de ses versions nationales (en Hongrie, en Tchécoslovaquie), le modèle collectiviste a fini par transformer les systèmes de valeur du monde rural et remodeler les représentations du travail collectif. L’agriculture collectivisée a façonné les attitudes au travail, le rapport à la propriété sociale des membres de coopératives comme des employés des fermes d’État. Se méfiant du paysan, de sa mentalité de petit producteur, le régime communiste a entrepris de le transformer en travailleur agricole. L’idéologie officielle n’a cessé de promouvoir la figure de référence de l’ouvrier tandis qu’un mode d’organisation du travail fondé sur la généralisation du salariat, la spécialisation des activités au sein des collectifs et la dissociation des fonctions de conception et des tâches d’exécution, modifiait la nature même du travail agricole. Le travail salarié, parcellisé et contrôlé a fait perdre la maîtrise du processus de production à la grande majorité des travailleurs du secteur agricole, cependant que l’amélioration des conditions de vie et d’habitat, les bénéfices de la protection sociale, la sécurité de l’emploi et des revenus les ont convaincus que le système collectiviste leur apportait des contreparties. Si la rupture avec le modèle paysan a été voulue et mise en œuvre au nom d’une vision idéologique, la perte des savoir-faire du travail paysan n’est toutefois pas allée à son terme, notamment là où l’économie auxiliaire pratiquée par les ménages sur les lopins individuels a pu se maintenir, voire se développer, comme en Hongrie. Pour les ménages ruraux, la « petite agriculture » a permis de maintenir des usages et des pratiques propres à l’organisation traditionnelle du monde rural19. Réduit à une fonction d’autosubsistance, le lopin individuel s’est substitué à l’exploitation paysanne en déformant la représentation idéelle du passé paysan20 et en limitant strictement le champ de l’initiative individuelle.
29Selon les pays et les situations locales, une nouvelle identité sociale est née, celle du travailleur agricole salarié et inséré dans des rapports sociaux collectivistes. Des ouvriers agricoles des fermes d’État aux membres des coopératives, des identités et des statuts sociaux différenciés ont structuré les mondes agricoles du système collectiviste. Des variantes existaient quant aux formes d’organisation du travail et à la place accordée à la petite agriculture auxiliaire, entre une agriculture tchécoslovaque, véritable stéréotype collectiviste21, un « modèle agricole hongrois » de structure duale22, et encore une version néostalinienne de la coopérative qui a perduré dans la Roumanie de Ceaușescu. Quelles qu’aient été les configurations revêtues par le modèle collectiviste, il constituait un cadre cohérent d’institutions formelles et informelles dont les acteurs connaissaient les règles de fonctionnement et qui fondaient la rationalité de leurs actions et de leurs comportements. Au prix d’une capacité de résistance exceptionnelle, la paysannerie polonaise a échappé à la perte de son identité. Restés propriétaires de leurs terres et de leurs moyens de production, les petits producteurs individuels ont accepté une intégration semi-dirigiste dans une économie socialisée les contraignant à se reproduire à l’identique sans pouvoir se moderniser (Maurel, 1989).
30Durant quatre décennies, le système collectiviste a modelé les comportements et les pratiques, en gommant les repères de l’organisation du travail propre à l’économie paysanne et en affaiblissant l’attachement à la terre. Selon les appartenances nationales et régionales, l’acceptation par les travailleurs des principes et des règles de l’organisation collective était inégalement présente (Maurel, 1991)23.
Une approche évolutionnaire du changement de système
L’hypothèse heuristique de trajectoires historiquement spécifiques
31Pour l’Europe centrale et orientale, la chute du mur de Berlin en 1989, tournant historique majeur de la fin du xxe siècle, inaugure un renversement de système politique économique et social. Les changements simultanés qui se déclenchent à partir de ce moment-là esquissent des trajectoires de transformation qui progressent selon des temporalités multiples et entrelacées. Parce qu’il introduit une apparente rupture entre le passé, le présent et des futurs possibles, le basculement de système pose la question du temps, de la manière de penser le temps et les différents types de temps.
32Sur les scènes politiques de ces pays, les diverses conceptions du changement de système et des réformes à entreprendre ont suscité de vifs débats. Les divergences ont porté sur l’ampleur du changement à opérer. Le paradigme dominant de « la transition vers l’économie de marché », introduit à l’initiative des institutions financières internationales24, a inspiré les programmes de réforme les plus radicaux, telle que la fameuse « thérapie de choc » appliquée par divers gouvernements post-communistes. Promu par les économistes appartenant au « main stream », le paradigme de la transition considérait les vestiges du régime communiste comme une entrave au développement d’une économie de marché, qu’il convenait d’éliminer le plus rapidement possible. Dans une vision téléologique, le changement impliquait la rupture avec le passé et déterminait son développement en fonction de l’état final souhaité.
33À l’inverse du schéma précédent, une conception de la transformation, attentive aux temps propres de l’évolution des institutions et des comportements, soulignait le poids contraignant des héritages sur les conditions initiales du changement. En mettant l’accent sur la dimension évolutionnaire et institutionnelle de la transformation, une telle approche proposait de tenir compte du poids du passé. Une telle grille de lecture correspondait mieux à des processus de transformation progressant à leur rythme propre, en raison des effets de contrainte exercés par les héritages matériels et immatériels du système communiste ou remontant à des périodes plus anciennes. Le concept de trajectoire s’est imposé pour décrire la dimension temporelle de ces processus de transformation25. Le paradigme de la dépendance du chemin, auquel il est fait appel pour examiner les transformations de système, présente l’intérêt de réintégrer le passé pour penser le présent. Plusieurs types de temps coexistent dans le présent des sociétés comme des territoires. S’il convient de prendre en compte ces temporalités multiples pour lire et interpréter les trajectoires agraires, la question se pose de savoir comment apprécier les héritages qui comptent et jusqu’où remonter dans le passé, quelle attention accorder aux césures, aux moments de crise entraînant un changement brutal. Les évènements historiques, et particulièrement les ruptures de régime politique, sont susceptibles de déclencher des bifurcations de trajectoires qui, dans d’autres contextes, se déploient dans la continuité du temps long. La vision d’une trajectoire qui serait définie par un point de départ et un point d’aboutissement est une image par trop réductrice. Les notions de rémanence, de récurrence et de réversibilité dévoilent un temps non linéaire. Produit du jeu de temporalités multiples et discontinues, la trajectoire est un construit du chercheur qui permet de penser le changement dans une phase de passage d’un état à un autre état, sans que celui-ci puisse être déterminé à l’avance. Historiquement spécifiques, les trajectoires agraires portent la marque d’une dépendance du sentier en relation avec les itinéraires suivis à partir des moments de bifurcation. Penser le changement de système et son impact sur les transformations du monde rural dans l’historicité de leurs trajectoires, tel est le sens de la démarche inductive adoptée.
La métaphore de l’héritage : empreintes et traces
34La métaphore de l’héritage est porteuse de l’idée de continuité et de poids du passé. D’ordre fondamentalement juridique, la notion d’héritage est associée à celle de patrimoine et de transmission. Ainsi entendu, l’héritage désigne le bien transmis et évoque l’acte de succession, l’héritier est le successeur et par là le continuateur. Qu’est-ce qui est transmis et comment ? À quoi s’applique la métaphore de l’héritage ? Est-ce aux traces laissées sur le territoire par les sociétés, aux formes sociales léguées par les générations qui se sont succédé ? Le territoire joue un rôle de mémoire dans la transmission d’héritages matériels et idéels et ce rôle est plus complexe qu’il n’y paraît de prime abord.
35L’exemple du parcellaire foncier permettra de le saisir. La matrice cadastrale est une représentation du parcellaire dans sa matérialité et en même temps l’inscription normative de l’appropriation foncière, qui est par essence un fait social. La transmission peut s’appuyer sur du matériel (des tracés) et du juridique (une relation d’appropriation procédant d’une norme sociale). Les deux dimensions généralement convergent lors des périodes de relative stabilité institutionnelle. Les quatre décennies de collectivisme agraire* ont suffi à refondre la trame foncière en accord avec la logique d’une appropriation collective. Un changement radical du mode d’appropriation, tel que le rétablissement de la propriété privée, peut remettre en cause cette concordance. Il peut être suivi par un réaménagement du parcellaire, bien qu’avec un temps d’inertie.
36Prenons un exemple concret, la trame de propriété foncière dans un pays comme la Slovaquie aujourd’hui. Lorsqu’on parcourt la campagne slovaque, le regard ne retient que le dessin des grands blocs de culture mis en place à l’époque collectiviste et à présent cultivés par de grandes exploitations sociétaires. La trame de l’ancien parcellaire paysan a disparu, elle a été gommée du paysage par les remembrements qui ont suivi la collectivisation*. Lors du changement de système, au début de la décennie 1990, la société slovaque a opté pour un large processus de restitution des terres in situ aux anciens propriétaires, en s’appuyant sur des plans cadastraux conservés à l’état d’archives. Il est pourtant certain que l’on ne reviendra pas à cet ancien parcellaire qui a cessé d’être fonctionnel du point de vue de l’exploitation agricole du sol. Depuis lors, les services du fonds foncier d’État s’efforcent de mettre à jour les cadastres fonciers. La procédure de rénovation doit tenir compte de l’ancienne trame agraire de manière à respecter le droit de propriété* des anciens propriétaires et de leurs héritiers, ce qui conduit à une extraordinaire fragmentation du parcellaire. Il peut être visualisé sur un écran d’ordinateur à partir d’une base de données géoréférencées. Une empreinte virtuelle d’un lien d’appropriation restauré. La structure de la propriété paysanne pré-collectiviste est devenue le socle à partir duquel s’est constitué un nouveau marché foncier locatif. Transmis après une longue césure et réactivé, le parcellaire légué par les réformes agraires* de l’immédiat après-guerre, n’a pas entravé le maintien des grandes unités de production dans le cadre de relations inédites entre petits propriétaires et managers de grandes exploitations.
37Le processus de transmission n’est jamais une reproduction à l’identique, il accompagne une recomposition, un réagencement, une reconfiguration des formes territoriales. Si l’empreinte des traces et l’image du palimpseste collent à la figure de l’héritage, il faut se garder de réduire la portée et la signification de celui-ci à sa seule matérialité. Rappelons que la terre doit être considérée tout à la fois comme un objet matériel ancré dans un substratum biophysique et comme un objet juridico-politique enchâssé dans des rapports sociaux.
Lire la transformation aux divers niveaux, du national au local
38Les changements qui s’appliquent aux territoires ne sont pas indépendants des mutations affectant les systèmes socio-économiques mais ils progressent à un rythme asynchrone par rapport à ces derniers. Temps social et temps des territoires sont des temps discontinus qui ont leur temporalité propre. La recomposition des formes socio-spatiales est soumise à des résistances, à des décalages, voire à des récurrences de traits hérités. La mémoire des territoires s’applique à l’ensemble des héritages matériels et immatériels, des marquages et des représentations qui expriment le rapport des sociétés à leur territoire. Ces héritages peuvent jouer un rôle de frein entravant la transformation, ils peuvent aussi constituer une ressource mobilisable par les acteurs sociaux. Certains s’accrochent aux formes anciennes et tentent de les pérenniser tandis que d’autres s’efforcent de les reconfigurer pour les adapter à des contextes en constante évolution. La durée des formes socio-spatiales est variable selon les lieux. Ici, elles perdent leur fonctionnalité et leurs traces tendent à s’effacer, là elles perdurent et s’adaptent à la nouvelle donne. Dans tous les cas de figure, c’est la société qui prive les héritages de leur signification ou, à l’inverse, leur donne sens. Ces reconfigurations empruntent des itinéraires différents selon les lieux.
39L’approche évolutionnaire adoptée prend appui sur une démarche d’observation comparative et itérative des transformations à plusieurs niveaux, national, régional et local. À ce dernier échelon, le travail d’investigation a permis d’appréhender les acteurs sociaux placés en situation de choix, à la veille de la décollectivisation* et durant les premiers temps de la recomposition26. Ces terrains d’observation ont été replacés dans leur contexte sociohistorique et géographique prenant en compte l’effet lié à l’insertion dans un système national spécifique par son histoire et l’effet propre au lieu considéré dans la singularité de son itinéraire. L’analyse des processus de transformation-recomposition invite à questionner les similarités et les différences. L’appartenance à une aire géo-historique relevant d’une trame chronologique commune détermine des traits similaires des héritages agraires. Mais l’insertion dans des systèmes nationaux aux identités particulières est au fondement de la pluralité des trajectoires. Le suivi des itinéraires empruntés, sur une durée allant de la sortie du collectivisme à l’entrée dans l’UE, a permis de repérer le point de rupture dans la reproduction d’une forme socio-spatiale. À partir de ce moment initial, les trajectoires peuvent suivre des chemins divergents qui procèdent des choix stratégiques réalisés par les acteurs sociaux. En appliquant une même grille de lecture aux trajectoires historiques des lieux d’observation il a été possible d’appréhender les facteurs guidant le changement, et les répercussions d’un effet de temps et d’un effet de lieu qui se nouent pour orienter des itinéraires singuliers (Maurel, 2005).
Conclusion
40Pour rendre les récentes mutations des structures agraires compréhensibles, il est proposé de les replacer dans des évolutions de plus longue durée. L’approche en termes de trajectoire et de dépendance du chemin (path dependency) convient a priori pour appréhender ces transformations en ce qu’elle tient compte du poids du passé comme des choix successivement opérés par les sociétés quant à la nature des institutions politiques, économiques et sociales. Sans minorer le rôle des héritages, l’attention doit se porter sur les modifications institutionnelles, les moments de bifurcation des trajectoires en fonction des choix stratégiques des acteurs sociaux. Les mutations agraires sont sous la dépendance des transformations qui affectent les régimes politiques, les systèmes juridiques et socio-économique mais elles progressent à leur rythme propre, en raison des effets de contrainte exercés par les héritages matériels et immatériels, ceux de la période socialiste et ceux qui lui sont antérieurs. Penser le changement de système et son impact sur les structures agraires dans l’historicité des trajectoires, tel est le fil directeur du projet de recherche.
41L’analyse des trajectoires longues appelle une réflexion sur les divers régimes de propriété foncière qui se sont succédé en Europe centrale et orientale. Ainsi que le proposent Siegrist et Müller, il est possible de les caractériser sous une forme idéal-typique, qui tient compte des contextes historiques et politiques dans lesquels ils ont émergé et évolué (figure 3).
Figure 3. Régimes de propriété et politiques agraires
Périodes | Contextes politiques | Régimes de propriété | Politiques agraires | Effets sur les structures de production |
Entre-deux-guerres (1918-1939) | Accession à l’indépendance nationale, construction étatique | Propriété privée de type libéral, avec une tendance ethno-nationale (au bénéfice de la nationalité titulaire) | Réformes foncières généralisant un modèle paysan, transfert des droits exclusifs aux exploitants agricoles | Bipolarisation des structures : grands domaines/petites et moyennes exploitations paysannes |
Seconde Guerre mondiale (1939-1945) | Régimes d’occupation Économie de guerre | Droits de propriété* soumis à un contrôle politique, sélection à caractère raciste | Dépossessions, déportations, expulsions | Réquisitions, destructions, participation paysanne aux mouvements de résistance |
Démocraties populaires (1945-1949) | Reconstruction étatique, influence croissante du communisme | Expropriations foncières sur une base ethno-nationale et/ou de classe sociale | Redistribution des terres aux paysans, Mise en réserve par les fonds d’État des terres | Petites et moyennes exploitations paysannes, proto fermes d’État |
Régimes de type stalinien (1950-1960) | Rôle dirigeant du Parti communiste, économie planifiée, industrialisation | Propriété socialiste sous ses formes étatique et coopérative, Droits résiduels de propriété privée | Collectivisation* forcée des exploitations paysannes, élimination des paysans aisés | Coopératives agricoles villageoises, Fermes d’État successeurs des grands domaines |
Voies nationales du socialisme d’État (1960-1989) | Révoltes, puis recherche de compromis (Pologne, Hongrie), normalisation (Tchécoslovaquie), communisme nationaliste en Roumanie | Généralisation de la propriété socialiste, tolérance de la propriété personnelle, persistance d’une propriété foncière individuelle en Pologne | Réformisme économique versus dirigisme à caractère coercitif | Élargissement de la très grande exploitation coopérative et étatique, Maintien d’un secteur individuel (lopins) d’importance variable |
Source : revu par l’auteur d’après (Siegrist, Müller, 2015).
42Au-delà des ruptures introduites par les guerres et leur cortège de conflits, des changements radicaux de systèmes imposés par une puissance étrangère, des causes propres aux États centre-européens dessinent des liens de continuité. Ils tiennent à un ensemble de facteurs historiques : l’émergence tardive d’entités étatico-nationales et l’attachement à la souveraineté de peuples longtemps asservis, l’empreinte durable d’un système domanial seigneurial qui a freiné l’accès à la propriété foncière de paysanneries tenues à l’écart des transformations économiques. L’accession à l’indépendance nationale et la volonté d’émancipation de masses paysannes, entretenue par des mouvements agrariens, ont convergé au lendemain de la Première Guerre mondiale pour promouvoir une nouvelle vision de la propriété privée de la terre, instrument de légitimation d’un nouvel ordre social, qui a pris la forme d’une première vague de réformes agraires*. Quelle qu’aient été les formes et l’ampleur prises par ces politiques agraires durant l’entre-deux-guerres, les fondements idéologiques qui les inspiraient ont continué à jouer un rôle essentiel.
Notes de bas de page
1 Les territoires situés à l’est de l’Elbe ont appartenu à ce que l’historien Pierre Barral appelle « l’Europe des grands domaines », par opposition à l’Europe des démocraties rurales et du modèle paysan (Barral,1978). Mis en place au début des temps modernes, le système de la domanialité seigneuriale a bloqué le développement économique de l’exploitation paysanne indépendante, même après l’abolition du second servage, dans le courant du xixe siècle. En Prusse, en Bohème, en Galicie, dans le royaume de Hongrie ou dans la Pologne sous domination russe, la grande propriété terrienne l’emportait, sous des formes sinon identiques du moins voisines.
2 Voir en particulier le texte de Dieter Gosewinkel, « Histoire et fonctions de la propriété » (p. 7-25), qui introduit le numéro de la Revue d’histoire moderne et contemporaine dédié à l’étude des « Expropriation et politiques de population au xxe siècle ».
3 Sur la question des réformes agraires*, voir le numéro de la Revue d’histoire moderne et contemporaine, 2016, n° 63, 4/4bis et plus particulièrement l’introduction, p. 7-26.
4 Ainsi que l’explique Dieter Gosewinkel : « La juridicisation croissante et le lien établi entre la propriété et la protection de l’État-nation ont participé à son instrumentalisation politique, qui s’est transformée au xxe siècle en un outil à la totale disposition du pouvoir » (Gosewinkel, 2014, p. 20).
5 Loi du 18 avril 1919 portant sur la réquisition des grandes propriétés foncières et loi du 30 janvier 1920 régissant la répartition des terres réquisitionnées et le statut juridique des terres redistribuées.
6 Par plusieurs des objectifs poursuivis, cette réforme avait la portée d’une réforme foncière.
7 Constitué de terres confisquées ou expropriées, ce fonds national est l’expression d’un monopole foncier de l’État, exercé au nom de la Nation. Il s’accompagne d’un régime de droits d’usage destinés à organiser la mise à disposition des terres aux premières exploitations d’État.
8 L’approche historiographique a été renouvelée par l’ouverture des archives après 1989. L’exploitation de ces archives autorise l’établissement d’une chronologie plus précise de la mise en œuvre des opérations, rythmée par des avancées accélérées, des reculs tactiques, puis des reprises.
9 La propriété privée n’était pas, et de loin, la forme dominante en Russie au début du xxe siècle, en dépit de la tentative de réforme agraire* introduite par Stolypine, en 1905.
10 Le Code civil de 1922 consacre la nouvelle répartition des biens après les décrets d’expropriation et de nationalisation (1917-1918).
11 Le mir était constitué d’un ensemble de feux (dvor), les terres, propriété de la commune (obščina), étaient soumises à des redistributions et mises en culture à l’échelle de l’exploitation familiale, tandis que l’habitation, l’enclos, le bétail, les outils étaient propriété du dvor.
12 Le terme de sobstvennost’ aurait pu disparaître avec le changement de régime, il a été réemployé dans le discours des révolutionnaires qui, dans leurs premiers décrets, abolissent la propriété foncière et réforment l’ensemble des règles de propriété. L’expression obščenarodnaja sobstvennost’ désigne la propriété du peuple (Chaigneau, 2008).
13 L’édification du nouvel ordre juridique a progressé par étapes, à travers la promulgation de quatre Constitutions (1918, 1924, 1936, 1977), l’écriture de plusieurs codes civils (1922, 1961, 1964), l’adoption d’un Statut type de l’artel, en 1935 et son remplacement par une Charte nouvelle pour le kolkhoze, en 1969.
14 Antérieurement à la formation des premières coopératives, des fermes d’État avaient été constituées à partir des biens confisqués et transférés aux divers Fonds d’État des terres.
15 Ainsi en Roumanie, la Constitution de 1948 supprime le caractère inviolable de la propriété privée, celle adoptée en 1952 introduit la notion de propriété collective, enfin la Constitution de 1965 définit les deux formes de la propriété socialiste, étatique et coopérative, et restreint la propriété privée des terres aux zones de montagne non collectivisées.
16 À l’échelle régionale, les variantes du collectivisme sont fonction des contextes historico-géographiques et des effets de lieu qui ont déterminé le statut étatique ou coopératif des exploitations agricoles. De manière générale, les fermes d’État ont été établies dans les territoires qui ont connu des expulsions massives en 1945-1946.
17 En outre, la propriété indivise inclut la totalité du capital d’exploitation, c’est-à-dire les bâtiments, les équipements productifs et le cheptel.
18 Le postulat de la supériorité de la grande exploitation n’a jamais été remis en question.
19 L’organisation de l’habitat rural peut conserver l’empreinte d’un modèle paysan. C’est ainsi qu’en Roumanie, l’unité élémentaire de la société villageoise est formée par la gospodaria qui désigne tout à la fois le groupe domestique, la maison et ses dépendances, et le lopin jardiné attenant.
20 L’économie auxiliaire relève d’un mode de production domestique à fonction vivrière, complémentaire des performances de l’agriculture socialiste (Maurel, 1985).
21 En Tchécoslovaquie, les fermes d’État ont eu tendance à remplacer l’attribution de lopins par l’octroi d’avantages en nature (fourniture de lait, de pommes de terre), les coopératives ont réduit la taille des lopins.
22 Le modèle agricole hongrois a associé plus étroitement les deux formes d’organisation, collective et individuelle, sur la base d’un partage des rôles productifs et d’une complémentarité des fonctions. Pour employer une main-d’œuvre excédentaire les coopératives ont entrepris de diversifier les activités de transformation et de services et sont devenues des entreprises à caractère polyvalent.
23 Selon les résultats de notre enquête conduite auprès de 360 agriculteurs dans six coopératives et trois exploitations d’État, en Pologne, Hongrie et Tchécoslovaquie, à l’automne 1991.
24 Le consensus de Washington est un corpus de mesures d’inspiration libérale qui ont été proposées aux économies en transition.
25 Pour penser le changement, on s’appuie sur la notion de trajectoire en tant qu’outil conceptuel. L’important est d’expliciter les temporalités sélectionnées et les points d’infléchissement ou de bifurcation que l’on retient.
26 L’enquête de terrain a été conçue comme un instrument de collecte des faits et d’analyse empirique des acteurs sociaux en situation de choix de stratégie, puis de réalisation de leurs projets Les terrains ont été sélectionnés de manière à refléter la diversité structurelle du système collectiviste (fermes d’État et coopératives agricoles) et une relative variété géographique. On renvoie le lecteur aux publications qui ont présenté l’état des lieux au moment initial, au suivi des transformations des exploitations collectives et à l’émergence de nouvelles formes sociales de production.
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