L’affaiblissement du SPL horloger franc-comtois depuis le milieu des années 70 : mythes et réalités historiques
p. 107-133
Texte intégral
1L’histoire horlogère franc-comtoise des trente dernières années, en dépit de la portée nationale des événements qui concernent l’entreprise Lip, a été remarquablement peu étudiée. Compte tenu du poids qu’a représenté l’horlogerie dans l’économie locale, du traumatisme provoqué par son affaiblissement, et du caractère emblématique qu’a revêtu le conflit Lip, non seulement en tant qu’expérience de résistance ouvrière, mais aussi en tant que terreau d’expérimentation politique et de renouvellement du projet de société, l’histoire horlogère est une référence importante, toujours présente aujourd’hui, dans l’imaginaire collectif des acteurs locaux. Or, elle est véhiculée à travers un ensemble d’idées convenues, qui sont en fait une réécriture mythifiée de l’histoire. C’est donc à un ensemble de réévaluations qu’il convient de procéder : des réévaluations d’ordre purement factuel, telles la chronologie de la régression du SPL, ou la véracité des comportements et rapports interpersonnels traditionnellement imputés aux acteurs, des réévaluations d’ordre interprétatif sur le schéma explicatif de l’évolution et les événements clés de la trajectoire horlogère.
2L’horlogerie a dû affronter deux chocs d’environnement : (i) un choc technologique majeur : l’introduction de la montre à quartz, à la fin des années 60, (ii) un bouleversement du marché mondial avec l’entrée de nouveaux producteurs, au cours des années 80. La nature des difficultés d’adaptation de l’horlogerie française à ces chocs d’environnement renvoie à des facteurs qui se sont constitués historiquement sur longue période. Ainsi en est-il des défauts de coordination d’activité, générateurs de coûts de transaction élevés entre clients et fournisseurs, qui sont un handicap dans l’adaptation aux turbulences du marché. Ils sont récurrents sur les trente années d’observation, depuis le milieu des années 60 jusqu’au milieu des années 90, et caractérisent le fonctionnement du SPL horloger au plus fort de son expansion, sous la montre mécanique, bien avant les chocs de l’environnement économique. Même processus historique long de formation des compétences des firmes, qui résultent de la spécialisation issue de la division sociale du travail et du mouvement de rationalisation des procédés de production de la fin des années 60. Elle s vont se révéler peu adaptables aux changements de produits et de marchés. Enfin, une troisième source de fragilité structurelle est repérable dans le SPL horloger franc-comtois : les entreprise exerçant un leadership, loin de constituer des pôles d’entraînement du SPL, ont au contraire réduit son degré de cohésion et accéléré son éclatement. Les effets de domination internes au SPL sont par conséquent une des pistes à explorer pour comprendre l’affaiblissement de l’industrie horlogère. Enfin, la pénétration du capital suisse dans des entreprises ayant une position stratégique dans la filière n’est pas étrangère à la faible cohésion de l’ensemble productif.
3Après avoir donné quelques exemples de l’histoire mythifiée, nous montrerons comment les facteurs structurels de longue période que sont les défauts de coordination, les effets de domination et les compétences des firmes peuvent être incorporés au schéma explicatif de l’affaiblissement du SPL horloger.
I. Quelques exemples de l’histoire mythifiée de l’horlogerie française
1.1. L’appréciation du poids historique des événements
4Parmi les représentations courantes sur les causes de la régression horlogère, deux événements sont régulièrement mis en avant : le choc technologique et la disparition de l’entreprise Lip. La chronologie de la régression modifie singulièrement la perception que l’on peut avoir sur le poids de ces deux événements.
5L’évolution des quantités de montres et mouvements produits (annexes, graphique 1) montre clairement que le choc le plus sévère est celui de la concurrence des nouveaux producteurs et non le choc technologique. Si la production de mouvements s’effondre entre 1979 et 1982 du fait de l’arrivée de la montre à quartz et du retard des producteurs français en la matière, les positions sont rétablies en 1988, une fois accomplie la reconversion au quartz de la principale entreprise du secteur : France Ébauches. C’est au cours de la première moitié des années 90 que se produit la chute de production, sous le coup d’une concurrence en prix à l’échelle mondiale particulièrement sévère. La production de montres, de son côté, régresse dans la deuxième moitié des années 80, pour se stabiliser ensuite à un niveau moyen de huit millions de montres à partir du début des années 90. Là encore, ce sont les changements dans l’environnement de marché qui sont les plus rudes, l’adaptation à la montre à quartz de la fin des années 70 ayant causé finalement moins de dégâts. Si le choc technologique a porté un préjudice au SPL franc-comtois, c’est dans sa capacité à évoluer, à se diversifier, car l’absence de producteurs de composants électroniques a privé le SPL horloger d’opportunités ultérieures dans la diversification microtechnique. Mais ce n’est pas le choc technologique qui a mis en danger l’existence de l’industrie de la montre, dans la mesure où il était possible de s’approvisionner sur le marché mondial des composants électroniques.
6Quant à la disparition de l’entreprise Lip, ce qui est frappant, c’est l’importance respective accordée à la disparition de Lip et de Matra Horlogerie dans les représentations sur l’histoire horlogère. La première crée un choc psychologique immense à l’extérieur de l’horlogerie, en raison de la notoriété nationale de l’entreprise, du rôle de phare technologique qu’elle tient, des particularités de la résistance ouvrière qui s’y est manifestée, de l’intérêt que certaines forces politiques y ont trouvé, et de la forte médiatisation qui en résulte. "Lip mort, c’est toute l’industrie horlogère française qui est en déroute. C’est une défaite en rase campagne"1. La disparition du groupe Matra-Horlogerie, certes progressive, s’est faite dans une étonnante indifférence publique : elle n’est jamais présentée comme un événement clé de la trajectoire horlogère. Or la disparition de Matra Horlogerie (1984-1987) est un traumatisme nettement plus important pour l’horlogerie que celle de Lip (dont le premier dépôt de bilan survient en 1973). Avec Matra Horlogerie, c’est le tiers du potentiel français de production de montres qui disparaît contre moins de 5 % avec Lip. L’évolution des effectifs salariés (graphique 2) en témoigne : l’intensité maximale de la perte de salariés se situe entre 1979 et 1986, soit bien après la liquidation de Lip, et précisément pendant la période de désengagement horloger de Matra.
1.2 La désaffection à l’égard de la profession horlogère
7Les évolutions régressives ont été vécues de façon particulièrement douloureuse par la population. C’est d’abord le caractère assez brutal des suppressions d’emplois et d’entreprises, qui concernent dans le Haut-Doubs une mono-industrie, ensuite le fait que la population tire une certaine fierté de son industrie de la montre, qui représente l’essentiel de l’industrie française de la montre et dont certaines marques (Lip, Yéma) ont une notoriété nationale. Bien souvent, en de semblables circonstances, la population se sent solidaire de son industrie menacée. En Franche-Comté, il y a eu une désaffection assez généralisée à l’égard de la profession horlogère, qui a été tenue pour largement responsable des évolutions négatives. Parmi les reproches qui lui sont adressés celui de n’avoir pas cherché à sauver l’entreprise Lip, et celui d’avoir dilapidé l’argent public dont elle a bénéficié.
8Le patronat horloger, considéré comme rétrograde face au "modernisme" incarné par Lip, est soupçonné d’avoir "battu monnaie" sur les déboires de Lip. Quelques extraits de Lip, vingt ans après de Gaston Bordet et Claude Neuschwander donnent, avec le lyrisme en plus, la tonalité générale :
"Dans l’horlogerie, Lip apparaît comme un pur-sang qui caracole en tête, loin devant les autres, les percherons horlogers, qui somnolent en tirant leur charrette sur un chemin plat qu’ils croient sans encombre. [...] Alors à son zénith, Lip apparaît comme un astre solaire horloger qui voit graviter autour de lui les planètes des autres gammes de produits industriels qu’il a modelés et lancés lui même sur orbite. Le système solaire planétaire Lip tourne bien. Bien entendu ce succès, ces performances, cette classe irritent et agacent les autres industriels horlogers français, élèves médiocres qui jalousent le premier de la classe, lauréat du concours général2. [...] L’Assuag, le plus grand trust suisse, voit donc tomber entre ses mains la firme Lip, qui sans Fred Lip, n’est plus qu’un jouet. Le CNPF et les instances professionnelles de l’horlogerie française, avec qui Fred Lip s’était brouillé par ses maladresses et provocations inutiles, exultent et se frottent les mains"3.
9Là encore, la réalité des faits est largement ignorée ou occultée. A plusieurs reprises, en 1971,1972 et même en 1973, la profession horlogère a proposé des plans de sauvetage, le président de la Chambre Française de l’Horlogerie de l’époque, André Augé, se déclarant prêt à en assumer la direction, sous condition d’une recapitalisation de l’entreprise que les pouvoirs publics ont refusée. La profession ne prend ses distances avec l’entreprise Lip qu’en 1974, sous la gestion Neuschwander. Ce n’est qu’au deuxième dépôt de bilan que les horlogers, par l’intermédiaire de la CFH, "jettent l’éponge", refusent toute solution de reprise, et se livrent à une analyse sans concession de ce qu’ils qualifient les "erreurs de Lip" : une stratégie industrielle de manufacture inadéquate à la petite taille de l’entreprise, une stratégie commerciale inadaptée, et enfin la faible productivité du travail, imputée "au comportement et à l’idéologie d’une partie du personnel"4.
10A soumettre également à un réexamen critique l’opinion largement répandue d’une abondance de financement public en direction de ce secteur. L’Expansion (1/14 avril 1988) titre "Monsieur Horlogerie, vous osez encore "taper" les pouvoirs publics" un entretien avec Michel Dalin, délégué général du CPDH, à qui la première question est formulée par la rédaction du journal dans les termes suivants :
"Vous avez convaincu les pouvoirs publics d’arroser les industriels de Franche-Comté dans le cadre d’un plan les incitant à créer une nouvelle marque et à renforcer la production des montres de moyenne gamme 100 % françaises. C’est de l’acharnement thérapeutique ?"
11Ou encore ce propos tenu, au cours d’un entretien, par un horloger, salarié du centre technique Cetehor : "ils [les horlogers] ont croqué tout l’argent public qui leur a été donné sans rien faire de ce qui leur était demandé". En réalité, si l’horlogerie dispose d’une autonomie financière grâce à la taxe parafiscale, qui lui permet de financer un réseau dense d’institutions professionnelles à vocations technique, commerciale, financière, les aides publiques pour faire face aux chocs technologiques et de marché, entre 1970 et 1990, ont été très limitées, en comparaison notamment du soutien bancaire et public qu’a reçu l’industrie horlogère suisse pendant la même période. Certes, les "plans horlogers" se succèdent : 1975, 1977, 1982, 1988. Mais ils consistent principalement en "effets d’annonce", soit que les financements annoncés soient conditionnels, c’est-à-dire soumis au préalable d’un investissement privé que les entreprises seront dans l’incapacité de financer, soit qu’il s’agisse d’une récapitulation des procédures régionales d’aides aux entreprises, dont bénéficieront d’autres secteurs économiques. Il n’empêche qu’une partie de l’opinion publique, des élus locaux et même des salariés de l’horlogerie ont pris les financements conditionnels annoncés pour des interventions effectives. Il s’est répandu l’impression que l’horlogerie recevait beaucoup, beaucoup d’argent public.
12Sur cette base d’informations souvent approximatives, parfois erronées, s’est construite une interprétation de l’affaiblissement horloger centrée de manière quasi exclusive sur le comportement patronal horloger, dont l’individualisme est mis en exergue pour expliquer les échecs des projets et actions collectifs. Nous avons pour notre part cherché à mettre en perspective les structures économiques et les comportements des acteurs dans le cadre d’une approche de longue période5.
II. Quelques caractéristiques structurelles du SPL horloger sous la montre mécanique
13Les contraintes objectives et les comportements des acteurs qui font obstacle aux facultés d’adaptation collective aux nouvelles conditions concurrentielles apparaissent assez largement héritées du fonctionnement du SPL de la montre mécanique, dans les années 60. C’est en effet à cette période de forte croissance horlogère que se sont constituées trois caractéristiques structurelles qui, tout en étant compatibles avec la logique de recherche des avantages comparatifs de l’époque, n’en ont pas moins porté atteinte en profondeur à l’aptitude des acteurs à coopérer et à la flexibilité du SPL horloger face aux chocs de l’environnement : ce sont d’abord les défauts de coordination d’activité entre clients et fournisseurs, ensuite les effets de domination, largement impulsés par les institutions horlogères d’une part, les institutions politiques de l’autre, puisque les unes et les autres encouragent fortement la création d’entreprises "leader". Ce sont enfin les compétences des salariés qui, contrairement à l’opinion dominante d’une main-d’œuvre qualifiée, sont peu adaptables à des évolutions techniques ou de marché.
2.1. Les défauts de coordination d’activité entre clients et fournisseurs
14On attribue généralement au district industriel la propriété de réduire certains coûts, notamment le coût des transactions entre clients et fournisseurs. La concentration spatiale des activités serait un facteur de réduction des coûts de transaction6, dans la mesure où la connaissance réciproque des acteurs, la concentration de l’information réduisent l’incertitude sur le déroulement des transactions, et par voie de conséquence, les coûts de protection contre les risques d’opportunisme. Le territoire produirait donc des avantages différentiels qui expliquent la stabilité des relations commerciales.
15Or précisément, une des caractéristiques du SPL horloger est de présenter des coûts de transactions élevés sur longue période. L’examen approfondi des relations interentreprises révèle des insatisfactions nombreuses et récurrentes des partenaires au sujet des transactions. Les plaintes des clients établisseurs7 sur leurs approvisionnements (difficultés d’obtention de calibres spéciaux dans les ébauches, délais et qualité des livraisons en boîtes), n’ont d’égales que celles des fournisseurs de pièces sur leurs clients établisseurs (manque de prévisibilité dans les commandes). Le cas des rapports d’échange entre fabricants de montres et fabricants de boîtes est particulièrement exemplaire, car les dysfonctionnements s’étalent sur les trente années d’observation de l’horlogerie, depuis les années 60 jusqu’au milieu des années 90, et se manifestent en Suisse comme en France.
2.1.1. La nature des coûts de transaction
16Les défauts sont constatés tout au long de la chaîne de la relation d’échange :
17(i) sur la conception du produit : le manque de spécifications techniques sur la qualité ou la forme demandées par le fabricant de montres se traduit par de nombreux retours,
18(ii) sur la gestion des commandes et de la production : chacun des deux partenaires cherche à reporter sur l’autre les coûts liés à l’incertitude du marché, d’où des commandes tardives d’un côté, un refus d’engagement ferme sur des délais de livraison de l’autre,
19Sur la fixation du prix : il est déterminé en référence au marché mondial et déconnecté des coûts réels de fabrication.
20En analyse économique, une approche théorique normative, l’Économie des Coûts de Transaction8 met en relation les caractéristiques des transactions et le mode de contrat passé entre les coéchangistes. A partir de ce rapprochement, elle propose des normes permettant d’apprécier l’efficacité de la coordination des activités et de repérer la nature des dysfonctionnements éventuels. Appliquée au cas horloger, cette grille d’analyse indique l’origine du défaut principal de coordination : les relations interentreprises s’inscrivent dans un cadre de relations ordinaires de marché, alors que les transactions présentent à chaque fois un caractère spécifique, c’est-à-dire "sur mesure", qui requiert un large échange d’informations, et par conséquent, exigerait d’autres modes de relation, plus durables, plus coopératifs, moins concurrentiels. Dans la combinaison rapports de concurrence/rapports de coopération, le jeu concurrentiel apparaît largement dominant.
21Si la gouvernance - concept produit par Williamson et largement vidé de sa substance par son utilisation courante aujourd’hui - des relations interentreprises est insuffisamment coopératrice dans la longue durée, c’est parce qu’elle est intimement liée à l’organisation des entreprises. Le dysfonctionnement dans le déroulement des transactions est d’abord le résultat des déficiences des entreprises qui, avec leur passé artisanal, et la qualification de leur main-d’œuvre pauvre en cadres de production et de gestion, ne disposent pas des ressources humaines "excédentaires" à mettre en commun dans des relations de coopération. Ainsi, la faiblesse des compétences des entreprises dans les savoir-faire non directement techniques produit une gouvernance inefficace, aux coûts de transaction élevés. Cette faiblesse s des compétences s’explique elle-même par la forte pression concurrentielle du marché. Avec un faible taux de rentabilité qui bloque l’accumulation, les entreprises sont dans l’incapacité de consentir aux investissements en ressources humaines et en organisation ainsi qu’aux apprentissages nécessaires pour modifier leurs routines pénalisantes et passer à des modes plus scientifiques de certification des méthodes, des produits, et à des procédures plus formalisées de communication. Elles n’ont ni les moyens financiers ni les moyens humains pour réaliser les "investissements de forme"9.
22Les firmes horlogères ont donc été en quelque sorte verrouillées durablement dans une gouvernance inefficace de leurs relations, dans la mesure où les coûts de transactions qui résultaient d’une insuffisance de compétences internes ont contribué à leur tour à affaiblir leur capacité d’apprentissage et d’investissement dans de nouvelles formes d’organisation.
2.1.2. Les effets des coûts de transaction sur l’évolution du SPL
23Les défauts de coordination d’activité entre clients et fournisseurs nous semblent avoir déterminé assez fortement l’évolution ultérieure du SPL sous l’action de deux effets : d’une part en contribuant à la désaffection progressive des fabricants de montres à l’égard des fournisseurs locaux de pièces, d’autre part en affaiblissant la confiance réciproque entre acteurs, et par là même, l’aptitude à produire en commun de nouvelles ressources pour résister aux chocs de l’environnement.
24Le SPL horloger français, en dépit de coûts de transaction élevés, tirait son avantage comparatif de coûts de production faibles, obtenus grâce à la spécialisation des firmes et la faible diversification des produits. Lorsque les nouveaux producteurs de pièces d’habillage en provenance du Sud Est asiatique rentrent sur le marché mondial dans les années 80, ils sont concurrentiels sur les coûts de production, tandis que les producteurs locaux sont insuffisamment attractifs sur les coûts de transaction. Les fabricants français de montres saisissent l’opportunité des nouveaux entrants pour sortir d’une situation de marché captif, échapper aux coûts de transaction locaux en s’approvisionnant de façon significative auprès des fabricants de pièces de Hong-Kong. La dislocation du lien achat-vente au sein du SPL place les fabricants d’habillage, particulièrement les fournisseurs de boîtes, dans une situation délicate :
" Où sont-ils nos clients français ? 22,5 % de moins sur la France. Ça continue la dégringolade... Et pour les fabricants de montres, me direz-vous ? Et bien, ça va, merci pour eux, 31,5 % de chiffre d’affaires en plus, c’est pas mal, tant mieux"10.
"[...] dans l’ensemble et grâce au négoce, ils [les fabricants de montres] se sont maintenus honorablement. Tant mieux, et nous nous en félicitons même si, effectivement, certains d’entre eux nous ignorent à présent, oubliant le passé pas si lointain où, sans nous, ils auraient été encore plus nombreux à11 disparaître... On sait à présent ce que signifie le mot reconnaissance" .
25La perte de densité relationnelle au sein du SPL a non seulement provoqué la disparition de certains fabricants, mais elle a nui à la capacité de chaque entreprise à s’adapter collectivement aux nouvelles conditions du marché, car les intérêts d’acteurs n’ayant plus le même réseau commercial sont devenus de plus en plus divergents.
26Outre l’abandon des fournisseurs locaux, le deuxième effet des coûts de transaction concerne l’engagement dans des actions collectives. Les distorsions dans les transactions provoquent en effet des frustrations chez certains acteurs et s’accompagnent d’un manque de confiance entre partenaires commerciaux, dont les effets les plus sensibles vont se manifester ultérieurement, en différé en quelque sorte, lors des expériences collectives de coopération tentées pour faire face aux chocs technologiques et de marché. La difficulté à coopérer, et partant, à mettre en place des réseaux innovateurs, se manifeste doublement : d’une part, la coopération n’est pas perçue comme un mode de relation efficace dans les représentations mentales dominantes, d’autre part les acteurs ont tendance à reproduire des comportements marchands court-termistes dans les projets collectifs d’innovation qui requièrent au contraire des engagements contractuels de longue durée. La portée des projets communs se trouve ainsi considérablement affaiblie, comme le montre l’exemple de la société Montrélec - société collective d’études de la montre électronique - créée pour faire face à la mutation technologique de la montre à quartz : alors qu’il s’agit de concevoir et industrialiser un produit nouveau, le mécanisme de subventions croisées dans le temps qui caractérise un processus d’innovation ne se produit pas parce que aucun des acteurs, ni individuellement, ni collectivement, n’accepte le risque d’un coût irrécouvrable dans la phase initiale de recherche. La défiance réciproque conduit chaque acteur à éviter de supporter les coûts initiaux de l’innovation. La minimisation des coûts initiaux rendra la coopération relativement inefficiente.
27Le "face à face" des entreprises horlogères dans le cadre d’une proximité territoriale n’a donc pas suffi pour que s’organisent des relations fournisseurs-clients harmonieuses. On ne retrouve pas pour l’horlogerie les caractéristiques usuelles des districts industriels, lesquelles font une large part aux régulations non marchandes, aux actions de réciprocité fondées sur la confiance, la réputation et la crainte des sanctions sociales12. Le cas horloger nous conduit à émettre l’hypothèse que la qualité de la coordination des activités est un élément fortement structurant des SPL. La gouvernance des transactions serait alors une caractéristique fondamentale de l’évolution d’un SPL dans la mesure où la qualité des transactions est le substrat d’un SPL à partir duquel s’élabore une certaine capacité de résistance aux chocs externes, ou bien au contraire apparaissent les fissures qui vont mettre à mal sa solidité interne et constituer des points de fragilité. Les relations de réciprocité et de confiance ne peuvent en effet se construire sur des relations d’affaires courantes frustrantes. Si dans l’horlogerie les rapports interindividuels sont marqués par l’individualisme et la défiance, on peut affirmer que ces attitudes s’enracinent dans un long passé de pratiques commerciales conflictuelles, qui ont elles mêmes des fondements objectifs, relevant à la fois de l’organisation interne des firmes et de la pression d’un l’environnement très concurrentiel.
2.2. Les effets de domination au sein du SPL
28Dans le registre des rapports interentreprises, un autre problème traverse l’histoire horlogère : la hiérarchie des positions qui s’instaure progressivement au sein de la filière entre les fabricants de pièces détachées du mouvement, particulièrement les fabricants d’ébauches, et les fabricants de montres et donne naissance à des effets de domination au sein du SPL. La domination économique des fabricants de pièces du mouvement se prolonge par une domination institutionnelle : d’une part, ils polarisent les avantages de l’échange marchand, ont un pouvoir de décision essentiel sur la stratégie d’innovation produit ; d’autre part, ils exercent de façon prédominante pendant trente ans la direction des syndicats et des organismes professionnels prestataires de services. Cette montée en puissance des fabricants situés à l’amont de la filière a été souhaitée, puis dans une large mesure mise en place par les institutions professionnelles, pour mettre de l’ordre dans une structure industrielle quelque peu "anarchique", doublement morcelée par le nombre des entreprises et la variété des produits. L’idée centrale qui a servi de soubassement à la politique structurelle horlogère pendant trente ans était de constituer une ou plusieurs entreprises "leader" dans la profession. La subordination d’une partie des acteurs à un ou plusieurs pôles dominants était le meilleur moyen, pensait-on, de réaliser une communauté d’intérêts au sein du SPL et d’assurer la convergence des stratégies sur des objectifs communs. Après le leadership de l’ébauche, on cherche à constituer le leader parmi les fabricants de montres grâce à la création d’un grand groupe horloger au début des années 80 : Matra Horlogerie.
29Les effets d’entraînement de la constitution d’entreprises leader n’ont pas été, à long terme, ceux qui étaient attendus ; ils ont contribué à fragiliser le SPL. Le leadership de l’ébauche s’est avéré peu propice à l’innovation produit et a favorisé un positionnement de la montre française sur la montre courante bas et moyenne gamme très exposée à la concurrence internationale. Il a nui au développement des projets collectifs d’innovation, qu’il s’agisse du projet Montrélec déjà évoqué, ou du projet de création d’une montre collective de marque française, le projet "Ligne France". Quant au leadership de Matra Horlogerie, il s’est soldé par un échec notoire. Le retournement systématiquement défavorable des effets de domination internes ne peut se comprendre sans référence à une autre domination : celle du capital suisse sur les entreprises franc-comtoises ayant une position stratégique dans la filière .
2.2.1 L’affaiblissement de l’incitation à innover
30Après constitution, sous contrôle des organismes professionnels, d’un cartel des producteurs d’ébauches au cours des années 60, il ne reste que deux, puis une seule entreprise privée dans ce secteur à la fin des années 70. Outre un partage inégal du surplus associé au statut de monopole privé, l’effet de domination au sein de la filière se traduit par un affaiblissement de l’incitation à innover dans de nouveaux produits. En transférant intégralement la maîtrise de l’innovation-produit aux fabricants d’ébauches, en leur attribuant en quelque sorte un droit de veto sur le lancement des nouveaux calibres, en leur assurant de bonnes conditions de rentabilité sur les produits courants de grande série, les rapports inégaux entre les entreprises n’incitent guère à la prise de risque sur des calibres à diffusion limitée ou sur de nouveaux calibres à diffusion incertaine tels que les mouvements avec calendrier, les montres automatiques, les calibres spéciaux extra-plats ou de dimension non courante. Ces produits ont fait défaut à la notoriété de la montre française :
"Si tous les fabricants d’ébauches, dénués d’ambition autre que l’argent, qui ne désirent faire que le train-train habituel des petites secondes et des trotteuses centrales, avaient créé des objets nouveaux, montres automatiques, plates, montres automatiques avec calendrier et jour, montres électriques ou des spécialités particulières, il est évident que les termineurs d’abord, puis les horlogers-bijoutiers et sans doute le public auraient voulu obtenir une montre de ce type, car les vendeurs de montres, quels qu’ils soient, n’ont aucune notoriété à part Omega, Lip, Kelton, je dis bien aucune notoriété, malgré les racontars et les boniments de certains fabricants et de la CFH [...]"13.
31Le leadership de l’ébauche a contribué à un positionnement de la montre française sur la montre courante bas et moyenne gamme très exposée à la concurrence internationale. Quand bien même le contexte concurrentiel change, les fabricants d’ébauches vont conserver leur comportement de grande prudence dans l’innovation et l’habitude de décider seuls du lancement des nouveaux produits. Ainsi, lors de la mutation technologique vers la montre électronique, les fabricants d’ébauches freinent l’engagement de la profession sur la montre à quartz à l’occasion du projet Montrélec. De même dans les années 80, le fabricant unique, en situation de monopole désormais, persiste dans une stratégie coût/volume axée sur quelques calibres courants, face à des concurrents mondiaux plus puissants que lui, et délaisse les calibres spéciaux ou haut de gamme, privant le SPL d’opportunités nouvelles de développement sur des produits différenciés, dans un niveau de gamme moins exposé à la concurrence des nouveaux producteurs.
2.2.2 Les entraves aux projets coopératifs
32Le leadership de l’ébauche a également nui au développement des projets collectifs d’innovation. La coopération avec les autres secteurs horlogers représente en effet pour les fabricants d’ébauches un risque d’affaiblissement de leur position dominante ; ils disposent d’une liberté stratégique, de la maîtrise de l’innovation et ont l’ambition de modifier à leur avantage les frontières d’entreprises en profitant de la mutation technologique du quartz pour reprendre l’activité d’assemblage du mouvement aux établisseurs. S’associer avec les fabricants de montres au sein d’une unité commune de production du mouvement de la montre à quartz revient pour les fabricants d’ébauches à renoncer au bénéfice exclusif de leur leadership. De fait, ils vont multiplier les entraves au fonctionnement de la société Montrélec, et contribuer à son affaiblissement. Ces comportements, souvent attribués à la personnalité des acteurs en présence, ont en réalité un fondement objectif : dès lors que la coopération n’apporte, a priori, aucun avantage par rapport aux stratégies individuelles, la réticence à coopérer obéit à un comportement rationnel.
33Un autre projet collectif, ou plutôt semi-collectif, destiné à faire face aux bouleversements du marché mondial, a pris forme en 1988 : c’est le projet Ligne France de créer une marque collective de montre. L’idée de base est d’associer des partenaires appartenant aux différents secteurs horlogers (composants, établissage, distribution) dans une société destinée à promouvoir et gérer une marque dont l’exploitation serait franchisée. Les industriels français seraient les fournisseurs exclusifs de cette montre qualifiée "100 % française". L’objectif est de réaliser en commun l’investissement immatériel dans une marque, que ne pourrait consentir aucune des entreprises horlogères françaises, en raison de leur petite taille et de leur capital familial. La société ne verra pas le jour, en raison notamment de l’opposition des fabricants de montres au fait que le fabricant français d’ébauches (France Ébauches) devienne un des piliers de l’actionnariat de la société Ligne France. Là encore, les attitudes des acteurs vis-à-vis du projet sont largement marquées par les expériences du passé. Les fabricants de montres craignent de voir la position du fabricant d’ébauches renforcée, en raison d’un vécu sur longue période de rapports de domination et de conflits sur les frontières d’entreprises. Après que le fabricant d’ébauches ait réussi à reprendre à son compte l’activité d’assemblage au bénéfice de la mutation technologique du quartz, son entrée dans une société de commercialisation est perçue non pas comme un acte de soutien au SPL, mais comme la manifestation d’une nouvelle stratégie individuelle d’empiétement sur le domaine d’activités des fabricants de montres, dans le cadre d’une diversification aval allant cette fois jusqu’au contact avec le marché.
34Cette nouvelle expérience semi-collective, en dépit de ses potentialités novatrices, ne crée pas l’événement-rupture qui aurait pu faire évoluer les comportements vers davantage de confiance et faire bifurquer sa trajectoire dans un sens plus favorable. C’est la dépendance du passé qui l’emporte, parce que les comportements et représentations construits historiquement pèsent de tout leur poids et que le projet ne présente pas aux yeux de chaque acteur une garantie suffisante de non reproduction du passé : un cercle vicieux en somme, dans lequel les craintes d’être dupés par l’opportunisme des autres, l’absence de confiance dans les chances de réussite à long terme des projets collectifs précipitent leur échec selon le principe bien connu des anticipations autoréalisatrices.
2.2.3 L’échec du regroupement des fabricants de montres dans Matra Horlogerie
35Devant les difficultés d’intégration de l’horlogerie autour du fabricant d’ébauches, qui mène une stratégie très autonome de celle de la profession, devant la nécessité de porter, au début des années 80, l’attention sur la différenciation du produit fini, c’est parmi les fabricants de montres que les pouvoirs publics cherchent désormais à constituer l’entreprise "leader".
36La conception du modèle d’organisation industrielle qui prévaut, tant parmi les responsables de la profession que parmi les hauts fonctionnaires et les responsables politiques, est que la grande entreprise est intrinsèquement plus efficace que la petite, en raison de l’existence de rendements d’échelle croissants et d’une capacité à réaliser les innovations technologiques supposée croissante avec la taille. De plus, dans le cade du SPL horloger, la constitution d’une entreprise dominante est considérée comme le meilleur moyen de régler les problèmes récurrents de transactions, car on attend du leader qu’il serve de référence à l’ensemble de l’industrie, tant du point de vue de l’innovation (modèles, normes de qualité) que des règles d’organisation des rapports marchands.
37Après quelques opérations de concentration réalisées de leur propre gré par les horlogers, témoignage de la volonté partagée de regrouper les entreprises, deux ensembles de taille moyenne se sont constitués : Jaz-Framelec et Jaeger-Yéma, dont les centres de production de la montre sont situés respectivement dans le Haut-Doubs et à Besançon. Mais l’ambition de la politique industrielle horlogère est d’aboutir rapidement à la constitution d’un pôle unique : la marche forcée à l’intégration des deux groupes ne peut se faire que sous la houlette d’un tiers non horloger. L’entreprise Matra qui, à l’époque, s’adonne à une stratégie de large diversification conglomérale, est choisie comme pilote du regroupement. Le leader non horloger va s’inscrire dans une logique de développement qui ne tient pas compte des intérêts locaux : sa politique d’approvisionnement met en difficulté l’ensemble du SPL, tant du point de vue des mouvements, fournis par le groupe japonais Hattori-Seiko, que des boîtes de montres, qui seront en partie produites par le groupe. La profession horlogère perd vite ses illusions de voir l’entreprise "leader" servir de locomotive à l’ensemble des PME horlogères.
"En conclusion, si Matra-Horlogerie reste le groupe le plus important grâce à ses quatre marques Delta, Jaz, Yéma, Cupillard-Rième, tant en ce qui concerne le chiffre d’affaires global que les effectifs, sa politique à moyen terme l’oriente d’une part vers une consolidation de ses approvisionnements en provenance du Japon et d’autre part vers un développement de ses productions internes d’habillage. La valeur ajoutée reste dominante, mais le rôle d’entraînement qui avait été envisagé il y a quelques années pour un certain nombre de fournis seurs apparaît aujourd’hui devoir être réduit, au moins à court terme"14.
38La faible rentabilité de son secteur horloger conduit le groupe Matra à se désengager en quelques années et céder ses actifs au groupe Seiko, lequel, de fermetures d’unités en cessions, s’est à son tour défait des actifs horlogers acquis en France : le tiers de la fabrication française de montres, qui s’est trouvé lié aux décisions de cette grande entreprise, a finalement disparu.
39Cet échec patent a signé la fin des grands projets de concentration financière. La profession horlogère a eu le sentiment d’avoir été dupée, traitée pour quantité négligeable tant par les fonctionnaires que par les dirigeants du groupe. Ce traumatisme a nourri un climat de profond pessimisme sur l’avenir collectif de l’horlogerie française. Les anticipations sur sa capacité à résister aux nouvelles concurrences en ont été fortement affectées.
2.2.4 La pénétration stratégique du capital suisse dans le SPL franc-comtois
40On ne saurait cependant évoquer l’échec des divers leaderships, qu’il s’agisse de celui de l’ébauche ou de Matra Horlogerie, sans mentionner la contrainte que la présence du capital suisse dans le SPL horloger franc-comtois a fait peser sur de nombreux projets de restructuration.
41A partir du milieu des années 60 les entreprises suisses, affranchies des contraintes du statut légal et de l’entente cartellaire, mais exposées aux risques concurrentiels, cherchent de façon assez systématique à rentrer dans le capital des entreprises horlogères françaises dont l’activité est jugée stratégique : les pièces mécaniques du mouvement qui sont en plein développement, telles les ébauches, assortiments, spiraux, ou la manufacture Lip (tableau en annexe). Tirer bénéfice du développement de l’horlogerie française, mais aussi s’assurer la maîtrise de secteurs stratégiques afin de limiter le risque de concurrence, tels sont les objectifs de ces investissements directs de capitaux suisses en France. La profession horlogère française qui cherche depuis le début des années 50 à retrouver une indépendance d’approvisionnement s’en émeut et s’organise en diverses occasions pour faire blocage à cette progression du capital suisse15. Dans certains secteurs comme celui de l’assortiment ou de l’ébauche, la dépendance financière s’accompagne d’un flux d’importations suisses en machines, pièces détachées ou travaux de sous-traitance plus important que dans les entreprises à capitaux français. Les liens financiers consolident et amplifient la dépendance d’approvisionnement. Mais c’est surtout en terme de dépendance stratégique que la présence du capital suisse s’est fait sentir, lors des projets internes de restructuration de l’horlogerie française. Les actionnaires suisses ont refusé de revendre un partie de leurs actions à la profession française et, grâce à leurs actions de contrôle, ont fait échec à deux projets de constitution d’un groupe horloger français au début des années 70, qui auraient peut être placé le SPL dans une trajectoire plus favorable.
42Le premier regroupement, organisé autour de Lip est, sinon inspiré, du moins piloté par l’IDI16, ce qui montre bien l’implication des pouvoirs publics nationaux dans la mise en place d’un grand groupe industriel horloger. L’opportunité en est offerte par l’augmentation de capital de Lip consécutive à ses difficultés financières. Ce qui est nouveau à partir de 1971, ce n’est pas la faible rentabilité du département horloger, qui est une constante depuis le début des années 60, mais c’est le fait que les mauvais résultats horlogers compromettent désormais l’équilibre financier de l’entreprise, dans la mesure où ils sont de moins en moins compensés par les activités militaires à forte rentabilité, lesquelles connaissent une régression significative. A la fin de l’année 1972, le rééquilibrage de la structure financière exige un apport en fonds propres. Les organismes professionnels horlogers interviennent auprès des autorités de tutelle pour demander une aide financière en faveur de Lip17. Mais l’accueil des pouvoirs publics est plutôt réservé. La Direction du trésor se "défausse" en estimant à l’époque que le problème Lip est du seul ressort de l’actionnaire principal, qui n’est autre que la société suisse Ébauches SA. Or les actionnaires suisses, majoritaires de fait dans le capital de Lip, se refusent à faire des apports en argent frais. En 1971 et 1972, c’est sur proposition de la Chambre Française de l’Horlogerie (CFH) que la question de l’augmentation du capital de Lip est liée à celle de la restructuration d’ensemble de l’industrie de la montre et débouche sur une proposition de constitution d’un grand groupe industriel horloger. Le projet initial prévoit de réunir, outre l’entreprise Lip au capital de laquelle est invité à s’associer Thomson CSF18, les deux principales fabriques d’ébauches en France (France Ébauches et L’Horlogerie de Savoie). L’objectif poursuivi par les organismes professionnels est triple :
43(i) intégrer l’entreprise Lip dans un ensemble plus vaste afin de surmonter les effets d’insuffisance d’échelle. L’organisation de Lip en firme intégrée (dite "manufacture" en langage horloger) produisant la majeure partie des pièces détachées du mouvement est la source première de ses difficultés. La production de Lip ne représente que 10 % de la taille critique d’une intégration viable19.
44(ii) Créer un groupe industriel horloger apte à affronter la mutation technologique du quartz qui s’annonce.
45(iii) Soustraire Lip au contrôle de son actionnaire suisse Ébauches SA20. Le point de vue de la CFH sur ce contrôle est sans ambiguïté :
"Laissée sous le contrôle d’Ébauches SA, la Société Lip complétera le dispositif mis en place en France par nos concurrents suisses pour étouffer toute possibilité de développement autonome de notre industrie"21.
46L’entreprise Thomson ayant décliné l’invitation, la proposition se limite ensuite à un regroupement intrahorloger. Le projet échoue en raison du blocage de l’entreprise suisse Ébauches SA qui doit, pour que le montage financier se réalise, accepter de ne plus être actionnaire majoritaire chez Lip, renoncer à le devenir dans France Ébauches en échange d’une participation minoritaire dans le nouveau groupe à dominante française. La proposition revient en fait à exiger des capitaux suisses qu’ils renoncent à la stratégie développée depuis plusieurs années : contrôler les secteurs technologiquement sensibles de l’industrie horlogère française.
47A défaut de réaliser un pôle intégré verticalement autour de l’entreprise Lip, les organismes professionnels horlogers proposent une solution de repli sous la forme d’un regroupement des entreprises de l’ébauche appelée "politique de sauvegarde", car elle est destinée avant tout à assurer l’indépendance de l’horlogerie française à l’égard des capitaux suisses. Un des soucis majeurs de la profession horlogère française, en ce début des années 70, est d’endiguer la progression des intérêts suisses dans les segments stratégiques de la filière. A la suite des négociations du GATT dans le cadre du "Kennedy Round", le label "Swiss Made" peut désormais être apposé à une montre montée et réglée en Suisse à partir d’une ébauche française, ce qui ouvre de nouveaux marchés aux composants horlogers venus de France, à condition que leur développement ne soit pas entravé volontairement par des actionnaires suisses soucieux de préserver la base industrielle de leurs pays. Le contrôle des entreprises du mouvement par des capitaux français devient donc un enjeu stratégique pour le développement de l’horlogerie :
"[…] il ne peut y avoir d’industrie française de la montre digne de ce nom sans fabriques d’ébauches indépendantes d’Ébauches SA [...] Le succès de la négociation CEE-Suisse pour le Swiss Made ne pourra être exploité que si les fabriques d’ébauches restent sous direction française"22.
48Une action volontariste est préconisée :
"ne rien faire et laisser l’étau suisse se resserrer lentement mais sûrement, limitant les possibilités industrielles et commerciales des entreprises contrôlées et les réduisant à un rôle de distribution de produits suisses est condamner l’hor logerie à une mort lente"23.
49Le plan consiste en la formation d’un groupe unique d’ébauches, par le biais d’une entrée de la Société de Développement de l’Horlogerie (SDH)24 dans le capital des deux fabricants d’ébauches à capitaux français majoritaires (France Ébauches)25 ou exclusifs (L’Horlogerie de Savoie), afin de verrouiller toute velléité de progression des participations suisses. Comme le projet de restructuration autour de Lip, la constitution du groupe unique de l’ébauche suppose la passation d’un accord avec l’actionnaire suisse Ébauches SA, dans lequel ce dernier s’engagerait à ne pas devenir actionnaire majoritaire de France Ébauches et accepterait la SDH comme partenaire. Là encore, le projet va se heurter au "veto" de l’actionnaire suisse.
50Si l’actionnariat suisse a bloqué certains projets de restructuration, il en a aussi inspiré d’autres : c’est le cas du choix de l’actionnaire Seiko pour Matra Horlogerie, qui s’est révélé si préjudiciable à l’avenir de l’entreprise. Il s’est agi en réalité d’un choix par défaut, pour éviter l’actionnaire suisse SMH26, qui était également sur les rangs. Les dirigeants de la SDH ont préféré une alliance franco-japonaise à une alliance franco-suisse, pour des raisons techniques (Matra-Horlogerie avait des problèmes de fabrication des réveils que le groupe suisse n’était pas en mesure de résoudre), mais aussi par défiance historique à l’égard du contrôle suisse. Du côté français, on craint que le groupe suisse SMH ne cherche par le biais d’une telle alliance qu’à reprendre une position de fournisseur de mouvements de montres27 et peut-être même obtenir des financements à bon compte de la part d’un groupe à capitaux publics :
"[Le projet] aboutit à troquer une dépendance industrielle partielle envers le Japon n° 1 de la technologie contre une dépendance industrielle et commerciale totale envers la Suisse qui, elle aussi, est en crise"28.
"[...] le groupe suisse échafaude des hypothèses pour faire échouer l’entente Matra-Horlogerie Hattori et régler les problèmes de groupes en déclin en constituant un super groupe financé par l’État"29.
51Le jeu des intérêts suisses en présence n’a donc pas été étranger aux échecs de la constitution d’un groupe leader. C’est ainsi que n’ont pu émerger ni un groupe intégré susceptible d’assurer une viabilité économique à Lip, ni un groupe français d’ébauche susceptible de réduire l’influence suisse sur France Ébauches. De plus, la direction de France Ébauches a pu faire "cavalier seul" dans le SPL horloger, disposant d’une forte autonomie de décision en jouant alternativement de l’actionnaire suisse pour éviter l’emprise des institutions horlogères françaises, ou de son appartenance à l’horlogerie française pour limiter les ambitions de l’actionnaire suisse. Enfin, c’est pour éviter le contrôle suisse que le groupe Matra-Horlogerie a été livré au capital japonais, avec l’issue malheureuse que l’on connaît. Derrière les difficultés de transformation structurelle du SPL horloger français, il y a en toile de fond la donne du capital suisse.
52Qu’il s’agisse de la domination du secteur de l’ébauche ou de la constitution du groupe Matra Horlogerie, les effets de domination dans le SPL horloger ont contribué à accroître les divergences d’intérêt de ses acteurs : les stratégies des leaders n’ont pas été compatibles avec l’intérêt collectif du SPL, les relations commerciales déséquilibrées et l’instabilité des frontières d’entreprises ont affaibli la disposition à s’engager ensemble dans des projets collectifs pour faire face aux chocs de l’environnement. Ces comportements ont handicapé la capacité de résistance du SPL horloger aux chocs environnementaux, si bien que l’on peut avancer l’hypothèse selon laquelle la hiérarchie des positions au sein d’un SPL et la recherche du leadership par certains acteurs, lorsqu’elles provoquent des stratégies divergentes et des comportements non coopératifs, peuvent également devenir un facteur déterminant de l’évolution régressive d’un SPL.
2.3 Les compétences héritées d’un modèle de production fordiste
53Les compétences des firmes horlogères, à la veille de la mutation technologique, sont le produit de la spécialisation historique du SPL sur la montre mécanique courante. Au cours des années 60, les processus de production se sont transformés dans le sens du taylorisme /fordisme. Il en résulte un amoindrissement de certains savoir-faire qui freine l’aptitude au changement. Les compétences des firmes sont éloignées de celles requises pour effectuer une diversification microtechnique. Le butoir au changement que constituent les compétences des firmes est particulièrement évident lors de l’expérience de diversification du Géditec. Le Geditec est un organisme "ad hoc" créé en 1978 par la profession pour accompagner la reconversion du secteur des pièces détachées vers des activités micromécaniques et microtechniques. Ayant à sa tête des ingénieurs, il a pour vocation d’être l’interface entre les grands donneurs d’ordre et les entreprises horlogères à la recherche de diversification. Il se trouve que des offres de sous-traitance ont été fréquemment refusées par les entreprises pour cause de non correspondance avec leurs savoir-faire existants. Contrairement aux idées reçues, les insuffisances ne concernent pas seulement les compétences commerciales, mais également la qualité, la précision et les savoir-faire mécaniques :
"Nous avons vite compris que la plupart de ces sociétés [horlogères] n’envisageaient la diversification que comme un moyen, cautionné par la profession, de recevoir des commandes de travaux s’adaptant exactement à leurs possibilités et à leurs outillages, travaux à façon permettant de faire travailler leurs machines en très grandes séries !
Le fait est que ces sociétés de pièces détachées d’horlogerie n’étaient pas en fait des entreprises dignes de ce nom. Elles n’avaient à quelques exceptions près que des unités comprenant :
– un patron ou descendant d’une famille fondatrice,
– des machines automatiques très spécialisées, étudiées et fabriquées à l’extérieur, surtout en Suisse ou en Allemagne.
– un personnel d’exécution, précieux par sa fidélité, son assiduité et son sérieux, et la plupart du temps mal payé (par rapport aux autres professions) encadré par des personnes sorties du rang, rompues aux opérations courantes. Aucune trace de service Commercial, ces unités dépendant des assembleurs. Aucune trace de service technique et encore moins de recherches ; combien de fois ai-je entendu vanter "l’absence d’ingénieur" dans la corporation !"30.
54La spécialisation du SPL horloger est ambivalente. Elle est une force de l’horlogerie sous la montre mécanique, dans la mesure où elle reproduit à l’échelle de la branche le mode d’organisation de la grande entreprise tayloriste-fordiste : des économies d’échelle obtenues grâce à une division rigide du travail et une mécanisation poussée. Mais cette spécialisation est aussi sa faiblesse au moment de la diversification : l’utilisation de machines spécifiques pour une production de grandes séries et la faible qualification de la main-d’œuvre limitent la capacité de réaction des entreprises aux variations de l’environnement, et par conséquent leur capacité à renouveler les produits. Le SPL horloger manque de flexibilité. Le mode de spécialisation des entreprises sous la montre mécanique, qui dégage des économies d’échelle au sein de petites unités et procure au SPL franc-comtois des avantages comparatifs sur les coûts, devient un handicap lors de la mutation technologique, du fait de la faible adaptabilité des entreprises à de nouveaux procédés ou de nouveaux produits. Seules, quelques entreprises vont réussir l’élévation de leur niveau technologique et de leurs aptitudes commerciales indispensables à la diversification, au prix d’efforts internes et de soutiens externes importants.
55L’histoire horlogère récente, parce qu’elle a été remarquablement peu étudiée en France, fait l’objet de jugements péremptoires récurrents qui véhiculent des idées réductrices, telles que le fait d’identifier l’histoire horlogère à celle de Lip, ou d’imputer les difficultés de l’horlogerie à faire face aux chocs de l’environnement à un comportement "individualiste" des horlogers mal identifié. Ces derniers, plutôt "mal aimés" depuis l’affaire Lip, sont ainsi rendus seuls dépositaires de leur histoire.
56Nous nous sommes efforcé de mettre en évidence des facteurs structurels qui, nous semble-t-il, ont pesé lourdement dans l’évolution du SPL. Les acteurs ont certes à tout moment des opportunités pour faire évoluer la donne structurelle, mais les structures façonnent les comportements sur longue période : un ensemble de représentations mentales, de valeurs partagées, de modèles de référence se sont construits au cours de l’histoire horlogère et ont guidé les intentions et les actions. La fameuse "mentalité individualiste", butoir à la coopération et à l’esprit de solidarité interne, généralement renvoyée à l’existence d’une "nature profonde" elle même largement inexpliquée, nous semble plonger ses racines dans les transactions ordinaires du marché et les rapports de domination qui se nouent au sein du SPL. De même, un certain nombre d’erreurs stratégiques dérivent de l’adhésion au modèle de la "grande entreprise", valeur nationale partagée bien au-delà de l’horlogerie.
57Poser la question horlogère en terme de "responsabilité" ou même de "faute" de ses acteurs revient à éluder les interactions entre les comportements et les structures et manque singulièrement de pertinence. En Franche-Comté, le débat sur l’horlogerie est chargé d’une forte dose de passion : la disparition de Lip, puis la déception sur l’évolution d’une industrie qui fut la fierté locale ont affecté en profondeur l’imaginaire collectif, et altéré les conditions d’un rapport serein à l’histoire.
Annexe
Annexes
Notes de bas de page
1 Gaston Bordet, Claude Neuscwander, Lip 20 après (propos sur le chômage), Paris, Ed. Syros, 1993.
2 Gaston Bordet, Claude Neuschwander, Lip..., op cit., p. 40-41.
3 Gaston Bordet, Claude Neuschwander, Lip..., op cit., p. 66-67.
4 CFH, Note du 22 avril 1976.
5 La longue période des économistes n’est pas celle des historiens : ici elle couvre une trentaine d’années.
6 Ruccardi Capellin, “Transaction costs and urban agglomération”, Revue d’économie régionale et urbaine, 1988, n° 2, p. 261.
7 Les établisseurs sont les fabricants du produit au stade final du processus de production : ils assemblent le mouvement et l’emboîtent.
8 Olivier. E. Williamson, The economic institutions of capitalism, New-York, The Free Press, 1985, traduction française : Les institutions de l’économie, Paris, Interedition, 1994.
9 Luc Boltanski, Laurent Thevenot, De la justification : les économies de la grandeur, Paris, éd. Gallimard, 1991.
10 Rapport moral de Guy Cheval, Président du syndicat des composants de l’Horlogerie, Assemblée Générale du 24/09/82.
11 Rapport moral de Guy Cheval, Président du syndicat des composants de l’Horlogerie, Assemblée Générale de 1983.
12 Giacomo Becattini G, “Le district marshallien : une notion socio-économique”, in Georges Benko et Alain Lipietz, Les régions qui gagnent, PUF, 1989, p. 35-56.
13 Fred Lip, “Note confidentielle” adressée au Président de la CFH, 8/01/1968.
14 Note d’information sur Matra Horlogerie de juin 1984, CA de la SDH.
15 C’est en particulier le cas lors de la succession de Maxime Cupillard, dirigeant de la fabrique d’ébauches du même nom, qui risque de passer sous le contrôle de la société suisse Ebauches SA. Plusieurs horlogers français (fabricants d’ébauches, de ressorts, établisseurs) s’unissent pour acheter en commun les actions vendues par les héritiers. Ce regroupement devait donner naissance en 1967 à la société France Ebauches.
16 Institut de Développement Industriel, émanation du gouvernement.
17 Contrairement au mythe d’une profession horlogère “anti Lip“(cf. première partie).
18 L’entrée de Thomson CSF dans Lip devait, grâce à l’adjonction de compétences sur le quartz et les circuits électroniques, permettre au futur groupe d’affronter la mutation technologique de la montre à quartz.
19 La taille critique est de cinq millions de montres par an. Lip en produit cinq cent mille.
20 Lip, dont le capital détenu officiellement par Ebauches SA est de 41 %, est en réalité contrôlé à plus de 51 % par cet actionnaire, par le biais d’actionnaires eux mêmes sous contrôle d’ESA.
21 Note de la CFH du 7 décembre 1972.
22 Note de la CFH du 7 décembre 1972.
23 Note de la CFH du 7 décembre 1972.
24 La SDH est une société de capital risque constituée par la profession horlogère, sur fonds issus de la taxe parafiscale : sa vocation est de soutenir les entreprises horlogères par des apports en fonds propres.
25 La société France Ebauches, constituée initialement pour éviter le contrôle suisse sur la fabrique d’ébauches Cupillard, n’a pu éviter une prise de participation d’Ebauches SA : achat initial d’actions (à un bon prix) à un héritier de la maison Cupillard, puis acquisition systématique des actions mises en vente par la suite. En 1972, au moment du projet de la CFH, Ebauches SA détient 34 % du capital de France Ebauches.
26 La SMH vient de se constituer par regroupement de l’ASUAG (holding regroupant les fabricants de pièces du mouvement, dont Ebauches SA) et la SSIH (holding regroupant des fabricants de montres). La SSIH est en grande difficulté financière à l’époque.
27 C’est finalement ce qu’a fait Hatori-Seiko.
28 Michel Dalin, Directeur Général de la SDH à M. Bouchard de la DIMME, septembre 1983.
29 Michel Dalin, Directeur Général de la SDH, Assemblée générale de Matra Horlogerie, 23 juillet 1983.
30 Pierre Lafay, ingénieur, directeur du Géditec, lettre à Michel Dalin du 7/11/1996.
Auteur
Université de Franche-Comté Théma/CNRS-UMR 6049
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