16. Dans quatre ans
p. 129-134
Texte intégral
1Le Diable boiteux1, mon très arrière-grand-père, était déjà fort avancé pour son temps. Sur un geste de sa main crochue, les toits des maisons s'enlevaient comme croûtes de pâté et l'on découvrait, entre les quatre murs de la vie privée, une foule de choses joyeuses ou édifiantes.
2L'Événement, qui se pique d'être au courant des progrès de l'esprit humain, devait avoir un diable revu et amélioré. Aussi a t-il dépêché son Asmodée quelques centaines de jours en avant et l'a-t-il chargé d'enlever pour ses lecteurs les murs d'édifices qui n'existent pas encore. Prenez le coin de mon manteau ou cramponnez-vous à mes cornes, et n’ayez pas peur. Nous allons faire un tour à l’exposition de 18892.
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3Cette mémorable Exposition eut ce caractère distinctif de ses aînées qu’elle se trouva prête avant le jour fixé. Le soleil répandait sur la ville transformée, dans la matinée du 14 juillet3, une lumière triomphante. Aux quatre coins de Paris, sur des tours d'une prodigieuse hauteur4, des fanfares se renvoyaient des harmonies grandioses. Le vieux maître Gounod avait écrit la musique pour l'orchestre du Sud ; Massenet faisait vibrer celui du Nord ; pour l'Est, Saint-Saëns avait composé un hymne d'une envolée superbe ; la dernière tour mêlait aux accents des trois autres les inspirations d'un jeune maître français qui venait de se révéler et qui promettait de se mettre au rang de Beethoven et de Berlioz5.
4Pas de canon, dans cette grande solennité de paix universelle. La poudre s'était tue et devait se taire. Les nations avaient adopté cette fête comme la trêve de l’humanité. Les guerres étaient suspendues sur tous les points du globe. Partout on célébrait l'avènement d'une ère nouvelle de liberté sans abus et de fraternité sans arrière-pensées6.
5En France, il n'y avait plus qu'un parti, le parti national. Les autres avaient peu à peu abdiqué, voyant la lutte impossible et préférant la gloire de paraître y renoncer spontanément. Le prince Napoléon7 avait le premier donné l'exemple ; les jeunes victoriens8 et les non moins jeunes ludoviciens9 avaient cédé les derniers, ne se trouvant plus soutenus. Quant à la maison d’Orléans, elle venait, il y avait un an, de rédiger un manifeste retentissant dans lequel elle déclarait reprendre les vraies traditions de sa famille10, les traditions républicaines, et renonçait à toute prétention de gérer les affaires publiques.
6Aussi, après ces abdications officielles, avait-on rendu un décret accordant la liberté des drapeaux. Le drapeau tricolore demeurait le drapeau national ; mais on tolérait les drapeaux blancs, avec des fleurs d'or, le drapeau bleu et maint autre, ne présentant plus qu'un intérêt historique et dont l'effet décoratif était des plus agréables.
7Il n’y avait donc plus de guerres, plus de haines à l'intérieur. On avait renoncé aux expéditions lointaines qui coûtent tant d'or et tant de sang, ne rapportent aucun profit et ne servent qu'à exciter les jalousies et les cupidités11.
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8Mais ce n'étaient là que les signes extérieurs de la prospérité générale.
9Des réformes profondes avaient été opérées par la Chambre élue en 188512. Toutes les vieilles routines, tous les abus invétérés avaient été balayés avec une énergie merveilleuse. La société avait cessé de présenter, grâce à ces remaniements radicaux, l'image de loups se dévorant entre eux, ou encore d'une vaste caverne de voleurs où le plus riche est le plus fort et où le plus fort a raison13.
10Le premier soin des législateurs s'était porté sur l'administration de la justice. La reconnaissance d'un droit ne se vendait plus au poids de l'or. Il ne fallait plus attendre des années avant d'obtenir une réparation méritée. On ne jugeait plus sur la foi de textes qui n'avaient plus leur raison d'être, mais bien avec les seules lumières du bon sens et de la conscience. La tâche était rendue facile par les peines sévères appliquées à ceux qui avaient cherché par mauvaise foi à retarder leur condamnation.
11En reconnaissant les droits de tous, on avait ainsi facilité l'accomplissement des devoirs.
12Les rivalités entre laïques et congréganistes avaient cessé. Les enfants recevaient partout une instruction solide et, au lieu de bourrer leurs jeunes têtes de mots et de formules toutes faites, on leur enseignait les choses nécessaires pour qu'ils puissent se rendre utiles aux autres et à eux-mêmes.
13La baccalauréat était supprimé depuis deux ans, et les diplômes devenaient une curiosité, comparable à celle des assignats au temps jadis. En revanche, chaque jeune homme était tenu de connaître un métier14.
14On n'avait pas aboli les études littéraires. Au contraire, un goût bien plus vif et bien plus sincère pour les œuvres des maîtres s'était emparé des jeunes esprits, depuis que l'on avait cessé de s'adresser à leur mémoire pour ne plus parler qu'à leur jugement.
15En un mot, chacun était fort, instruit et dévoué, dans son propre intérêt, à la cause de tous15.
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16Nous abandonnons l'histoire de toutes choses, et nous allons faire un petit tour de promenade.
17Vous êtes prêt ! Un petit ballon dirigeable vient s'arrêter devant votre fenêtre. Il était temps qu'un moyen de locomotion plus rapide et plus commode fût adopté. Plus d'embarras de voitures : on raconte qu'il y a quatre ans le carrefour Montmartre s'appelait carrefour des Écrasés. Les enfants demandent pourquoi, car on n'écrase plus personne dans les rues.
18Les vieillards expliquent qu'autrefois, en effet, il y avait des véhicules énormes, appelés omnibus, qui allaient très lentement mais exerçaient beaucoup de ravages parmi les passants, et d'autres, nommés fiacres, conduits par des cochers pleins de grossièreté et de mauvais vouloir.
19Par suite de l'invention des petits ballons de place, les chevaux ne servent plus que comme objet de luxe, ou bien encore pour les courses. Mais on ne parie plus aux courses. Le mot bookmaker n'existe plus que dans la langue anglaise. Car c'est encore une réforme à signaler, il n'est plus du tout de bon goût d'introduire dans la conversation des mots exotiques, et l'on a abandonné aussi les modes d'outre-Manche.
20Mais voici que je m'égare encore et que je perds du temps à raconter des réformes qui sont à la veille de s'accomplir.
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21Vous paraissez un peu inquiet, et les merveilles d'art et d'industrie qui vous entourent semblent ne vous distraire qu'à moitié. Je comprends : vous désirez savoir des nouvelles d'un de vos amis que vous avez laissé souffrant à Saint-Pétersbourg. Vous allez être renseigné à l'instant. Nous voici précisément dans la galerie de l'électricité. Avec l'aide du nouveau téléphone16 à grande distance, vous allez être tiré d'inquiétude. L'usage n'en est pas encore très répandu, mais l'année prochaine le réseau sera complet.
22Ah ! j'y pense. N'oublions pas d’emporter, avant de nous en aller, quelques cahiers phonographiés de l'Opéra, de la Comédie-Française et de la Chambre des députés.
23Il se fait maintenant des recueils fort amusants en ce genre. Je possède même une bibliothèque phonographique qui me rend de très grands services.
24C'est simple comme tout. Vous mettez le cahier sur l'appareil et l'appareil sur votre table de nuit. Vous tournez lentement et, de votre lit, vous entendez la dernière tragédie de Leconte de Lisle, le dernier drame lyrique de Delibes17 ou la récente discussion sur l'abolition de la peine de mort. Tenez, écoutez. Entendez-vous Marais18 dans Le Misanthrope ?
25— Pas mal, mais il parle un peu de la gorge.
26— C'est un défaut de l'appareil.
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27Vous êtes fatigué, et vous voulez vous reposer un peu. Voici un des nouveaux cafés. Les garçons y sont pleins de politesse et d'empressement et refusent tout pourboire. On ne vend plus beaucoup de bière ; les négociants germaniques ont cessé de s’enrichir à nos dépens ; en revanche, il n'est plus ridicule de demander à boire d'excellent vin français19. Il est si bon maintenant, depuis que M. Pasteur a trouvé le moyen de détruire à jamais le phylloxera ! Les vignes sont si riches, si généreuses, que la fuchsine et le campêche sont devenus d'un emploi ruineux ; le dernier falsificateur a été, il y a six mois, déclaré en faillite ; il ne couvrait pas ses frais.
28Nous pourrions maintenant voir un peu les tableaux. Mais c'est la partie la plus ennuyeuse de l'exposition : il n'y a que des chefs-d'œuvre.
29L'Événement, 12 juillet 1885
Notes de bas de page
1 Allusion au Diable boiteux de Lesage (1707).
2 Mirbeau l'évoquera dans "Impressions d'un visiteur" (10 juin 1889) et "La Grande Kermesse" (18 juillet 1889), textes recueillis dans ses Combats esthétiques, (t. I, pp. 372 sq.).
3 En fait, elle ouvrira ses portes dès le 6 mai.
4 C'est à l’occasion de l'Exposition Universelle de 1889 que sera inaugurée la Tour Eiffel, le 15 mai 1889. En 1885, l'idée est dans l'air, mais la décision de la construire ne sera prise que le 12 juin 1886.
5 Sur les goûts musicaux de Mirbeau, voir ses Chroniques musicales, à paraître en 1995 chez Archimbaud.
6 Ce sont précisément ces "arrière-pensées" que Mirbeau évoquera le 8 novembre 1885, dans une autre "Chronique du Diable", "Les Deux réceptions".
7 Le prince Napoléon, dit aussi le prince Jérôme (1822-1891), fils de Jérôme Bonaparte, à la mort du prince impérial, en 1879, se vit préférer son propre fils Victor comme prétendant bonapartiste, à cause de son anticléricalisme.
8 Partisans du prince Victor (1862-1926), prétendant au trône impérial depuis 1879.
9 C'est-à-dire les légitimistes. Certains d'entre eux avaient refusé de se rallier au comte de Paris, et soutenaient les droits de don Carlos, descendant espagnol de Philippe V, qui prétendait revenir sur la renonciation solennelle de son ancêtre au trône de France.
10 Allusion à Philippe-Égalité (1747-1793), père du roi Louis-Philippe, qui, élu à la Convention, y a voté la mort de son cousin Louis XVI.
11 Pendant la première moitié de 1885, Mirbeau a publié dans Le Gaulois et dans La France plusieurs chroniques hostiles à la politique coloniale de Jules Ferry et Félix Faure, en Inde et au Tonkin. Ce qui ne l'empêche pas de faire le "nègre" pour l’expansionniste François Deloncle et de rédiger de stupéfiantes Lettres de l'Inde (publiées par nos soins, l'Échoppe, Caen, 1991).
12 Ces élections auront lieu le 4 et le 8 octobre 1885, et verront, au deuxième tour, une victoire des républicains (372 sièges) sur les conservateurs (202 élus).
13 Dans Les Grimaces du 6 octobre 1883, Mirbeau évoquait "ce parlement d'imbéciles, de valets et de coquins, auprès duquel les bagnes de la Nouvelle-Calédonie semblent des maisons respectables"...
14 Mirbeau développera cette idée en 1894 dans "Cartouche et Loyola", admirant chez Paul Robin l'amour du métier qu'il inspire aux orphelins de Cempuis : "Il a illuminé le plus vulgaire métier d’une belle lueur (...). Elever l'ouvrier jusqu'au rôle de créateur conscient (...), quoi de plus beau ?" (Combats pour l'enfant, p. 142).
15 C'est cet idéal que se fixait également Paul Robin, dont Mirbeau prendra la défense, lors de sa révocation, le 31 août 1894 (ibid.).
16 Un embryon de réseau téléphonique urbain existe à Paris depuis 1879.
17 Léo Delibes (1838-1891), auteur des ballets Coppélia et Silvia, et de l'opéra indien Lakmé (1883).
18 Léon-Hyacinthe Marais (1853-1891), acteur de l'Odéon. Il fera partie de ceux que Mirbeau évoquait dans "La Folie de l'art" (supra) : il deviendra fou.
19 Mirbeau développera cette opposition entre le vin et la bière dans sa pseudo-lettre de Rabelais du 13 septembre 1885 (loc. cit.).
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