15. Le Siècle de Charcot
p. 121-127
Texte intégral
1C'est Rembrandt qu'il faudrait pour reproduire dignement cette scène étonnante : Charcot dans le grand amphithéâtre de la Salpêtrière. La leçon d'hystérie, quel pendant à l'immortelle Leçon d'anatomie ! C'est Rembrandt seul qui pourrait retracer les jeux de lumière et d'ombre qui transforment la physionomie des auditeurs avides, rendent leurs yeux plus brillants, et font paraître plus étranges encore les étranges sujets sur lesquels opère le maître. Le peintre qui oserait s'attaquer à cette œuvre et pourrait s'élever à la hauteur de son modèle, celui-là aurait fait le tableau du siècle.
2Ce siècle sera le siècle des maladies nerveuses1, à un double point de vue : d'abord parce qu'elles auront été maîtresses et causes de tous ses actes ; ensuite, parce qu'il aura étudié à fond et connu les secrets de son mal. C'est pourquoi il ne sera peut-être ni le siècle de Victor Hugo, ni le siècle de Napoléon, mais le siècle de Charcot.
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3Ceux qui, jusqu'à présent, ont tracé des portraits du professeur l'ont mal jugé et mal rendu. Les uns, malveillants, ont vu en lui un charlatan, une sorte de nécromancien disert et poseur, jouant les hystériques comme Séraphin2 jouait de ses marionnettes. Parce que Charcot a le menton rasé, ils ont cru qu'il était un cabotin. Les cours de la Salpêtrière ont été pour eux des exhibitions, presque des scandales. Ils se sont enfuis avec des signes de croix et des anathèmes.
4Les autres ont été émerveillés des résultats : ils ont cru avoir affaire à un prodigieux artiste, une sorte de Joseph Balsamo3 inspiré, imprégné de fluide magnétique et agissant directement sur les malades par la force de la volonté.
5Je ne parle, cela va sans dire, que des jugements portés sur lui par les observateurs, les gens de lettres ou de presse. J'ignore le jugement des savants. Probablement, il doit, comme chez nous, être soumis à bien des influences d'intérêt ou de rivalité. Pour moi, qui ai, par simple curiosité de diable flâneur, assisté à sa dernière leçon, je dirai l’effet qu'il m'a produit et qui n'est en rien semblable à ceux que j'ai mentionnés à l'instant.
6A mes yeux, Charcot est une figure sereine, entièrement vouée à l’observation, avec une pointe d'amertume philosophique. Il n'agit pas sur ses malades : il les étudie et dans ses expériences il se borne à être l'intermédiaire entre la nature et eux. Le médecin expérimente, et le philosophe conclut. Sa méthode, il a soin de bien appuyer là-dessus, consiste à observer les effets d'abord et à formuler la théorie quand un grand nombre d'exemples ont été recueillis. Alors, ce n'est plus même le professeur qui la formule ; ce sont les faits eux-mêmes qui parlent. Aussi les gens trop pressés, ceux qui s'en vont toujours avant la fin, ceux qui ne sont venus que pour le spectacle sont tentés de crier au charlatanisme, car ils ont vu des choses étranges, mais ils n’ont pas entendu l'explication naturelle.
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7De fait, la scène est bien propre à agir puissamment sur l'imagination et à produire une vive impression sur les moins sensibles.
8L'amphithéâtre est une longue salle, dont la moitié environ est occupée par les gradins. Toutes les fenêtres sont hermétiquement closes et bouchées. Pas un rayon de jour ne vient percer d'une flèche blanche la lumière sombre des becs de gaz aux globes dépolis. Les hautes murailles peintes en rouge donnent à cette lumière une qualité spéciale. Les gradins restent vides ; dans l'autre partie de la salle quelques rangées de chaises se font face, entourant un espace assez restreint, réservé au professeur, à ses sujets et à ses aides ; deux petites tables avec peu d'instruments d’électrisation, des tableaux de démonstration, un grand tableau noir : voilà toute la mise en scène.
9Le professeur arrive vers dix heures, mais dès neuf heures et demie les chaises sont déjà occupées. Les étudiants préparent leurs carnets de notes. Il y a là des hommes de tous les âges, mais tous ont des figures également graves : bon nombre d’étrangers, des Espagnols avec des barbes noires et des yeux d'escarboucle, des Anglais, des Allemands avec des lunettes d'or. Très peu de femmes, une ou deux au plus.
10Une d'elles, me frappe ; elle porte le tablier blanc des internes4, ses cheveux blonds tout bouclés, ses traits accentués, non sans grâce, son air décidé lui donnent l'apparence d'un tout jeune homme ; cette carabine cause familièrement avec les carabins ses frères.
11Mais une porte s'est ouverte brusquement, le murmure cesse, tous les yeux se dirigent vers le maître, qui vient d'entrer d'un pas un peu lourd, la tête inclinée, suivi d’une dizaine d'élèves, le tablier à la ceinture et coiffés de la petite calotte ronde.
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12Charcot, debout, la main appuyée sur une des petites tables, commence aussitôt sa leçon sans avoir besoin de ces toux préliminaires, de ces regards circulaires qui rétablissent le silence, car le silence est profond. La tête est superbe, avec ses traits accentués, sa pâleur mate et ses longs cheveux lisses qui font penser aux profils des médaillons de David. Cette tête semble écraser le corps, qui s'abandonne ; elle est toujours penchée, les yeux sont le plus souvent baissés et regardent le plancher à quelques pas en avant. Le regard n'est pas dur, pas voilé cependant : il est extrêmement sérieux et très pénétrant quand il se fixe. Sa voix est un peu sourde ; la parole est claire, précise, pas recherchée, parfois un peu hésitante. Mais le maître s'attarde peu au choix des mots, il parle simplement ; l'élévation provient toujours du sujet.
13En quelques phrases très courtes, il pose le problème à résoudre, la question à étudier et immédiatement fait introduire les exemples vivants. Aussitôt (c'est du moins ce que j'ai ressenti, moi, nouveau venu) le professeur s'efface, on ne le voit plus, on entend seulement sa voix, monotone comme celle d'un montreur de figures de cire, et l'on n'a plus d'yeux que pour les créatures détraquées assises là et qu'on pourrait toucher.
14Parfois, à de rares intervalles, un mot amer, un sourire désabusé, une citation éloquente vous rappellent qu'il y a ici un maître. Le reste du temps, le grand professeur se borne à être un grand démonstrateur.
15L'impression est singulière tout d'abord. Cette figure qui est devant vous est bien une figure humaine et, de plus, vivante : et on le croit à peine. En la voyant de profil s'agiter, remuer docilement un membre sur l'injonction de Charcot, on croirait plutôt voir un automate. Cette figure prend des aspects d'ombre chinoise coloriée ; elle a des gestes hésitants, comme mal graissés.
16C'est qu'en effet le premier sujet introduit est un hystérique. Il a fait naguère une chute d'un premier étage. Le bras droit est demeuré insensible. Charcot enfonce avec calme la longue épingle d'acier dans la chair molle. Le jeune homme ne sent rien, ne bouge pas. On lui ordonne de mettre la main sur son nez, il la met ; de saisir son oreille, il la prend. Puis le chef de clinique, assis derrière lui, lui bouche les yeux, et maintenant il ne peut plus trouver ni son oreille ni son nez ; il ne sait plus où ils sont ; sa main erre dans le vide comme celle d'un aveugle.
17Le second sujet est un petit homme mal bâti, docile et craintif, aux traits hébétés. C'est un cocher qui autrefois est tombé de son siège ; il ne peut, comme l'autre, mouvoir son bras ; les doigts seuls ont conservé quelque mouvement et quelque force. On fait encore sur lui une ou deux expériences, mais ces deux hystériques mâles ne sont que l'entrée en matière de la leçon. Ils se retirent.
18Voici une femme qui entre. C'est là que le rêve commence.
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19Une grande belle fille, une faubourienne blonde, à la coiffure soignée, un peu prétentieuse. Elle entre en faisant des façons ; ce monde, aperçu tout d'un coup, sous la lumière rougeâtre, la gêne et l'intimide. Elle a des gestes de colère, elle s'asseoit en rechignant, elle ne veut pas ôter sa camisole. « Allons, voyons ! il n'y a pas de danger, tu garderas ton fichu ». Enfin, la manche est retroussée. Le grand bras est inerte. Mais l'autre est bien vivant, et tout à l'heure...
20Il faut d'abord l'endormir, l'hypnotiser est le mot.
21Le chef de clinique, assis derrière la grande fille, dit : « Allons ! » d'un ton impérieux et, passant le bras devant sa tête, dresse le doigt devant le nez de la patiente. Elle regarde fixement ; au bout de trois secondes, après quelques mouvements nerveux, la tête soudain retombe sur l'épaule, le cou cessant de la soutenir. La grande fille est endormie.
22On va lui persuader maintenant que son bras sain est paralysé, et alors s'établit cet étrange et laconique dialogue entre le malade et le chef de clinique, jeune homme à la figure très douce, mais aux yeux noirs enfoncés, pleins d'un feu énergique.
23— Tu sais, ton bras, tu ne peux plus le remuer.
24— Mais si ! (Elle dit ce « mais si » avec révolte).
25— Mais non, il est paralysé... Essaye, tu verras.
26— Mais si !...
27— Non ! essaye, tu vois bien que tu ne peux pas.
28Elle fait de pénibles efforts et, en effet, le bras est, devenu de pierre : elle est vaincue. Charcot s'approche : pic ! pic ! pic ! la longue épingle d'acier entre dans la chair ! Pic ! pic ! pic ! elle ne sent rien.
29Un peu plus tard :
30— Tu peux le remuer, ton bras !
31— Non, je ne peux pas !
32— Puisque je te dis que tu peux !
33Et, petit à petit, sur l'ordre du jeune docteur Marie, le bras redevient souple et sensible.
34Puis c'est la jambe que l'on paralyse.
35— Remarquez, dit Charcot, qu'ici ce n'est pas la terrible sentence de Macbeth. Ce que nous avons fait, nous pouvons toujours le refaire. Mais nous pourrions le faire subsister, une fois la malade réveillée.
36Cela ne vous donne pas froid dans le dos ? Mais l'heure s'avance ; il n'y a pas de temps à perdre, ce serait trop long de réveiller l'hystérique ; un interne, désigné par le professeur, l'emmène tout endormie.
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37Celle qui succède est une petite brune de dix-sept ans au plus. Elle est intimidée aussi, mais elle a le caractère plus doux ; elle a plutôt envie de pleurer. Elle fait moins de difficultés pour se déshabiller.
38On l'endort, cette fois, en lui appuyant les doigts sur les yeux. Cela ne tarde pas. Charcot réitère l’expérience, mais avec des variations effrayantes. C'est le Paganini de l'hystérie.
39— Écoute-moi ! tu ne peux pas remuer ton épaule.
40— Ah !... Pourquoi ?
41— Parce qu’elle est paralysée.
42— Mais vous croyez ?... C'est vrai ! Comme elle est lourde ! Non ! je ne peux pas.
43Puis c'est le tour du bras ; mais le poignet peut remuer encore. Encore deux secondes et on va la convaincre que son poignet aussi est paralysé.
44— Maintenant, tu ne peux remuer ni l'épaule, ni le bras, ni la main.
45— Mais qu'est-ce que vous me faites donc !
46Le membre est tout entier insensible ; le professeur le pique, le tire, le tord ; de toutes ses forces. Rien, c'est un membre mort.
47Progressivement on le rend à la vie, par le même moyen, et tout d'abord elle est aussi sceptique que tout à l'heure. Elle se fâche même, elle affirme que son bras est paralysé et qu'elle ne peut plus le remuer.
48Quand elle est convaincue, on recommence à la piquer, à la tirer : elle souffre.
49— Vous me piquez ! Vous me piquez ! Mais démolissez-moi donc !
50Enfin la leçon est achevée. Le problème ne doit pas être écourté, on continuera la semaine prochaine à en chercher la solution. Tout le monde se lève ; des applaudissements éclatent, et Charcot s'en va, toujours calme et la tête penchée en avant. La petite est réveillée, elle pleure à chaudes larmes et rit tour à tour : elle ne se souvient plus et demande ce que c'est que ces piqûres et ces lignes à l'encre sur son bras.
***
51Quand on rentre, dans le jour, dans le grand air, on éprouve l'impression du réveil après un sommeil troublé, et on a quelque peine à rassembler ses idées.
52Qui donnera la clef de ces redoutables mystères ? Qui expliquera suffisamment cet empire absolu de l'homme équilibré sur la créature détraquée ? Quel parti pourra-t-on tirer plus tard de ces étranges affections nerveuses ? Est-il à craindre qu'une partie des hommes, la fraction malade, la plus nombreuse, devienne l'esclave docile de la minorité qui veut et qui sait ? En vérité, toutes ces questions troublent l'esprit. Voyez-vous d’ici tout un peuple hypnotisé, ne voyant, ne marchant, n'agissant et ne souffrant qu'avec la permission de quelques êtres supérieurs ? Les cerveaux humains ne sont-ils qu'une cire molle5 ? Nous ne le saurons pas encore. Nous ne connaissons qu'une partie des choses. Nous avons étudié le mal, et nous en possédons les effets et les causes, mais nous n'en pouvons prévoir les conséquences. Les siècles de foi ont fait leur temps et cèdent la place aux siècles de science. L'avenir est à ceux qui savent : ils seront les maîtres de ceux qui ne possèdent pour guide que leur cœur, leurs nerfs ou leur imagination.
53L'Événement, 29 mai 1885
Notes de bas de page
1 Dans "A propos de la morphine" (Paris déshabillé, loc. cit.), Mirbeau voyait dans le recours à la morphine un effet de "la maladie incurable du siècle, que Chateaubriand, le premier, a diagnostiquée".
2 Séraphin (1747-1800) dirigeait un théâtre d'ombres et un théâtre de marionnettes.
3 Joseph (Giuseppe) Balsamo (1743-vers 1795) est le vrai nom de l'aventurier et charlatan sicilien plus connu sous son nom de guerre de comte de Cagliostro. Il prétendait notamment connaître le secret d'une eau de jouvence et a fait de très nombreuses dupes.
4 C'est seulement depuis le 2 février 1885 qu'à Paris les étudiantes en médecine, par décision du conseil municipal, sont admises à l'internat, comme Mirbeau lui-même l'avait demandé, dans sa chronique du 28 octobre 1884, "Les Petites internes", signée Montrevêche.
5 Mirbeau reprend souvent cette hypothèse à son compte quand il évoque l'effroyable coup de pouce" donné par le père au cerveau de ses enfants (voir notamment Dans le ciel, loc. cit.).
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