16. La genèse du district industriel de la vallée de l’Arve : la construction sociale d’un territoire sur la longue durée (fin xviiie – début xxe siècles)
p. 323-339
Texte intégral
1Aujourd’hui la vallée de l’Arve (Faucigny) se présente elle-même comme la « Technic-Vallée », c’est-à-dire comme un district industriel. Elle rassemble une population d’environ 60 000 personnes réparties en 17 communes et, avec 18 000 salariés dépendant de 800 établissements, elle représente près du tiers des emplois industriels de la Haute-Savoie1. Il s’agit essentiellement d’entreprises de décolletage qui façonnent des pièces de métal pour des donneurs d’ordres du monde entier ; actuellement, le principal client du décolletage est l’industrie automobile. L’industrie de la vallée de l’Arve est caractérisée par sa souplesse et, jusqu’à présent, le tissu industriel était dominé par de petites et moyennes entreprises familiales liées entre elles par des relations de coopération-concurrence profondément marquées par l’interconnaissance. Cette organisation est issue d’une longue histoire qui débute au XVIIIème siècle et au cours de laquelle l’industrie a failli disparaître à plusieurs reprises. Peut-on parler de « district industriel » sans crises et sans réorientations ? Sans doute les moments de mutation sont-ils les plus intéressants en raison des ruptures et des continuités qui les caractérisent.
2Après une première période de fabrication dispersée de pièces et de mécanismes d’horlogerie pour Genève et le Jura suisse, les façonniers savoyards doivent, au milieu du XIXème siècle, s’adapter, sous peine de disparition, à une demande plus exigeante qui impose la mécanisation. Pourtant, bientôt, l’horlogerie est de nouveau en mauvaise posture et c’est la réorientation vers le décolletage, permise par les besoins de la Défense nationale à partir de 1915, qui assure la survie puis le redémarrage de l’activité. Si l’histoire du district industriel s’inscrit à l’évidence dans un territoire, celui-ci, – « la vallée de l’Arve » – est sujet à des recompositions de tous ordres. Ce texte2 se propose de montrer ces réaménagements en s’appuyant notamment sur la reconstitution d’itinéraires d’individus choisis en fonction de leur place dans la formation sociale étudiée.
I. L’horlogerie avant 1850 : le temps de la fabrique dispersée
3L’horlogerie a été introduite au XVIIIème siècle dans le Faucigny à la suite des pérégrinations des marchands migrants originaires des montagnes qui dominent la vallée de l’Arve. Moyen pour dilater l’espace villageois3, l’émigration est en effet l’une des composantes de la pluriactivité montagnarde et le numéraire qui circule dans le Faucigny est issu en grande partie de l’émigration. Pourtant, peu à peu, les rapports entre ces deux activités s’inversent et la prospérité de l’industrie retient de plus en plus la population sur place tandis que la crise favorise l’expatriation. L’horlogerie prend donc place dans une pluriactivité polymorphe et mouvante qui associe de façon variable activités agro-sylvo-pastorale, émigration et industrie.
4L’industrie se répand d’abord dans la montagne puis elle se répand dans la vallée où la production, assurée par de nombreux ateliers familiaux, est de plus en plus régulièrement collectée par un « messager » qui la transporte à Genève. Ainsi compte-t-on, à la veille de la Révolution française, plus d’un millier de travailleurs dont plus de 300 à Cluses. Tous ces horlogers fabriquent des mouvements simples et des pièces détachées pour des fabricants suisses auxquels ils demandent avances et crédit. C’est à Cluses que l’activité prend le plus de consistance et c’est également là qu’elle prend le plus d’autonomie par rapport au système pluriactif qui lui a donnée naissance. Dans la petite ville, l’activité industrielle devient la principale source d’activité pour de nombreux horlogers, notamment pour les « établisseurs » et les « finisseurs » qui centralisent la production. Selon l’enquête sur les manufactures de 1821, on compte 220 horlogers à Cluses, 150 dans le bourg voisin de Scionzier et le même nombre dans le village de montagne d’Arâches. Les liens avec la terre ne sont pas rompus pour autant, bien au contraire. À Arâches, l’enquête précise que « dans la belle saison [les 150 horlogers] s’occupent aussi de l’agriculture ». Au milieu du XIXème siècle encore, dans les actes de succession, la place des machines et des outils d’horlogerie est dérisoire alors que celle de la terre et des créances montre que l’industrie horlogère du Faucigny est largement une industrie « sans capitaux » dont le fonctionnement repose sur l’interconnaissance. Ses promoteurs eux-mêmes conservent un idéal terrien et des pratiques souvent pluriactives. Jean Allamand, « finisseur » pour Genève et Neufchâtel né vers 1796, meurt en 1863 en laissant une succession de 3 400 F composée essentiellement d’un immeuble à Cluses. Dans son héritage, il n’y a aucune trace d’outils et encore moins de machines d’horlogerie : il ne laisse que 130 F de « divers objets mobiliers ». François-Joseph son frère, lui aussi horloger, meurt en 1869 et laisse, selon l’acte de mutation après décès, une fortune de 17 000 F environ. Celle-ci est composée essentiellement de créances et l’immobilier ne représente que le tiers du total. Là encore, l’acte ne mentionne ni outils ni machines. Si ses avoirs ressemblent à ceux du notaire de Cluses, même s’ils sont beaucoup moins importants, c’est qu’il se livre au crédit, un crédit à très long terme, puisque l’une de ses créances4, qui concerne un autre horloger, date de 1840.
5Malgré les apparences, l’industrie de la vallée de l’Arve ne se réduit pas à l’horlogerie. Des productions annexes, notamment la visserie, se sont développées autour d’elle. Quelquefois, alors qu’elle prolonge la spécialité de façonnage de pièces d’horlogerie propre à la vallée de l’Arve, l’activité de certains ateliers ouvre des voies nouvelles et ceci se traduit dans la production, les matériaux utilisés ou par une aptitude à fabriquer son propre équipement. C’est ainsi qu’en 1816, Jean-François Caux, qui réside dans le bourg de Scionzier, sollicite un prix d’encouragement auprès de l’administration sarde pour avoir « trouvé le moyen de faire des pignons d’horloge avec des aciers indigènes ». Pour l’intendant du Faucigny, ces pignons sont d’une « perfection comparable à ceux qui viennent d’Angleterre »5. En 1830, Corbet qui habite la commune montagnarde du Mont-Saxonnex met au point la première fraise à faire le pignon6. Or cette innovation est le préalable à la mécanisation de la fabrication des pignons. Le Faucigny horloger fourmille donc d’innovations mais les apports extérieurs sont loin d’être négligeables.
6L’annexion de Genève en 1798 a mis ses capitalistes en relation avec la Savoie. Attirés par une main d’œuvre peu exigeante et motivés par les indienneurs qui recherchent des fournisseurs en France, quelques entrepreneurs développent la filature et le tissage dans la vallée de l’Arve7. C’est ainsi que, conformément aux vœux de la municipalité et attirée par la force hydraulique, l’industrie textile s’implante à Cluses sur les bords de l’Arve. Entre 1811 et 1816, un ancien contremaître de l’importante fabrique Duport d’Annecy, Louis Alexis Jumel, installe, en effet, à l’emplacement d’un vieux moulin, une filature et un atelier de tissage dont il construit lui-même les « mécaniques »8. Mais l’homme ne reste pas. Attiré par la perspective de développer l’industrie cotonnière en Egypte, il quitte Cluses et l’entreprise tourne court. Cette tentative n’est pourtant pas vaine. En 1825, l’emplacement est repris par des « machinistes » suisses, Rossel et Armand. Les deux associés se mettent à produire des mécanismes pour boîtes à musique et pour l’horlogerie. Grâce à leurs talents, la plus grande partie des machines utilisées est fabriquée sur place. En 1830, l’établissement emploie 84 ouvriers dont 30 tourneurs et 5 tourneuses, 30 limeurs et 6 limeuses, 5 soudeurs ou forgerons, 20 finisseurs et 4 contremaîtres. L’entreprise s’enorgueillit de posséder 1946 machines, « toutes d’espèces différentes sans compter aucun des outils usuels »9. Le mécanicien de Fleurier, Henri Jaccottet, reprend l’affaire pour y fabriquer des pignons par étirage et il taille également des roues de montre. D’autres tentatives pour monter une entreprise à Cluses ont lieu au milieu du siècle mais le succès n’est pas toujours au rendez-vous. Le Genevois Ulysse Piaget échoue dans sa tentative pour implanter durablement un établissement de taillage de pierres destinées à l’horlogerie tandis que l’horloger belge Tillières ne réussit pas à s’imposer dans la fabrication de la montre complète. Malgré leur échec, chacune de ses entreprises s’est appuyée sur l’action des pouvoirs publics.
7À peine installée en Faucigny, l’activité horlogère en appelle, en effet, au pouvoir. En 1749, un horloger nommé Ballaloud, demande l’établissement d’une maîtrise d’horlogerie à Saint-Sigismond et il appuie sa demande en se présentant comme « celuy qui at Commencé a Introduire cette profession [sic]»10. Le pouvoir piémontais est sensible à cet argument puisqu’il encourage régulièrement les émigrés à investir en Savoie et à y créer des industries11. À la fin du XVIIIème siècle, Cluses est devenue une cité horlogère qui travaille essentiellement pour Genève mais cette dépendance est très vite contestée. En 1787, deux « fabricants » clusiens, Jacques Favre et Aimé Bouvier, demandent au roi de Sardaigne les fonds nécessaires pour la création d’un comptoir qui doit produire la montre complète et le 24 octobre 1789, l’assemblée consulaire de Cluses reprend la demande à son compte12. Après l’annexion de 1792, de nombreux horlogers sont Jacobins. La municipalité reprend alors l’idée d’indépendance horlogère et le Mémoire du citoyen Dufresne va jusqu’à réclamer la fondation d’une « Agence nationale » de l’horlogerie chargée de la « police de la fabrique »13. Mais la force de la ville de Cluses, qui vient d’être promue chef lieu de district, est d’autant plus réduite que Thermidor bouleverse la donne et attribue à sa rivale, Bonneville, le siège de l’administration locale. En 1808, la crise frappe l’horlogerie. Le maire de Cluses souhaite l’implantation de nouvelles activités et ce vœu, comme on l’a vu, est suivi d’un début de réalisation. La restauration sarde s’accompagne de la mise en place d’un régime protectionnisme très défavorable à l’industrie horlogère et, dés 1815, les horlogers de Cluses pétitionnent pour réclamer la suppression de ces droits de douanes qui frappent les matières premières à l’entrée, en provenance de Genève, et les produits semi-finis à la sortie, à destination de la ville de Calvin. L’année suivante, le Conseil de la ville de Cluses reprend la plainte à son compte14. L’État sarde, de son côté, intervient ponctuellement. Jean-François Caux de Scionzier est encouragé dans ses travaux par une somme de 600 Livres15 et la manufacture Rossel et Armand reçoit en privilège la libre introduction des laitons et des aciers dont elle a besoin. Pourtant l’activité ne cesse de reculer. C’est que le Faucigny répond de plus en plus mal à une demande exigeant des prix plus bas et une technicité plus grande et dés 1821, les enquêteurs réclament le remplacement de l’horlogerie trop dépendante des fabriques genevoises et jurassiennes « par une fabrique d’outils aratoires » susceptible, au contraire, d’empêcher de ruineuses importations. À la veille de l’un des moments les plus difficiles de son histoire, juste avant un incendie qui, en 1844, détruit en grande partie la ville, on ne compte plus à Cluses qu’une soixantaine de travailleurs dans l’industrie dont une cinquantaine d’horlogers, une dizaine d’employés à la fabrique des bords de l’Arve, deux mécaniciens et trois tourneurs16. Pourtant, quelques années plus tard, appuyée notamment sur les efforts de la municipalité, l’industrie repart de plus belle. Avant même la catastrophe, le conseil de la ville de Cluses avait demandé l’établissement d’une « école spéciale d’industrie et de commerce » et, les membres du conseil s’étaient déclarés prêts à « ne négliger aucune démarche, ni même aucun sacrifice »17 pour atteindre ce but. Pour donner plus de poids à la requête, la municipalité avait insisté sur le fait que cette industrie « de tout temps a été pour ainsi dire la seule ressource de la population »18. La catastrophe est en effet l’occasion d’une remise en ordre urbanistique, économique et idéologique et celle-ci est conduite par la municipalité de la petite ville emmenée par le docteur Firmin Guy connu à Cluses pour avoir déjà participé à la lutte contre le choléra à Paris en 1832. Le médecin se pose en champion de la lutte contre un paupérisme particulièrement ressenti dans la vallée à ce moment-là. C’est pourquoi il proclame son intention de créer à Cluses une école et une manufacture d’horlogerie. Pour appuyer sa demande, il rédige un mémoire dans lequel il proclame le « goût inné des Clusiens pour la mécanique »19 – ce qui est une façon d’affirmer, avant la lettre, l’existence d’une « atmosphère industrielle ». Il arrive à ses fins et l’Ecole royale d’horlogerie ouvre ses portes en 1849. Protégée par le roi, elle dépend largement de la municipalité. Il s’agit bien sûr de former des horlogers, mais la présence de l’Ecole doit agir comme un signal susceptible d’attirer des horlogers étrangers compétents et finalement de produire la montre complète. L’idée d’une intervention municipale en la matière n’est pas nouvelle, elle s’appuie sur des expériences menées en Suisse20. Une fois créée, l’Ecole doit durer. Or son existence est fragile. Elle est menacée par tous ceux qui trouvent qu’elle coûte trop cher et par ceux qui aimeraient la transformer en un simple atelier-école, mais ses partisans tiennent bon.
II. L’horlogerie mécanisée : un recentrage
8Dans la seconde moitié du XIXème siècle, la montre devient peu à peu dans les sociétés occidentales un objet dont on ne peut plus se passer. Certains horlogers suisses anticipent la transformation. Dés 1835, Vacheron et Constantin puis Patek Philippe lancent sur le marché des montres simplifiées, plus légères, plus fonctionnelles et plus précises. En 1865, Roskopf de la Chaux-de-Fonds met au point la « montre du prolétaire ». Le Faucigny s’adapte à la nouvelle situation en opérant une véritable reconversion porteuse de changements profonds.
9Alors que ses fabrications sont encore très disparates, la production de la vallée de l’Arve se respécialise dans la production d’un petit nombre de pièces correspondant aux nouveaux types de montres. Pignons et roues tendent donc à remplacer les mouvements montés. En 1870, ces derniers représentent une valeur de 280 000 F tandis que pignons, roues et ébauches l’emportent avec 1 646 000 F. Les nouvelles pièces sont produites en grande quantité et façonnées par des machines qui utilisent la force hydraulique. C’est donc autour des cours d’eaux, dans la vallée et autour de Cluses, que se relocalisent les entreprises horlogères les plus dynamiques. Ainsi l’usine et le gros atelier s’imposent-ils face au comptoir et à l’établi familial. La fabrique dispersée ne disparaît pas pour autant, une division du travail plus efficace se met en place. Comme les nouveaux établissements supplantent peu à peu les fabricants vis-à-vis de leurs clients suisses, c’est autour d’eux que se réorganisent les vieilles structures proto-industrielles sous la forme d’une sous-traitance en cascades.
10Le monde des nouveaux entrepreneurs ne prolonge pas celui des fabricants. Ces derniers s’effacent peu à peu pour laisser bien souvent la place à des hommes venus d’horizons plus modestes. Les plus nombreux appartiennent au noyau dur du monde horloger. Parmi eux beaucoup transfèrent à Cluses leur atelier situé dans l’un des villages de la montagne où ils conservent une abondante clientèle de sous-traitants. D’autres sont d’anciens élèves de l’Ecole d’horlogerie établis dans la vallée. Mais presque tous ne se fixent qu’après une période d’intenses mobilités géographiques. Venus du Doubs, les Carizet sont d’abord installés quelques années à Sallanches. Le ménage crée ensuite un atelier de famille dans la montagne, à Arâches et, en 1868, Jean-Baptiste devient « directeur de la fabrique » chez Tillières, horloger belge installé à Cluses. Celui-ci n’emploie pas moins de 120 personnes à Cluses et dans les environs. Jean-Baptiste noue forcément des contacts avec ces sous-traitants. Il s’établit ensuite à son compte et, vers 1880, il emploie 300 ouvriers dont 70 « à l’intérieur ». Claude Crettiez, horloger d’Arâches s’installe à Cluses entre 1871 et 1873 avec un « ouvrier horloger ». Il se retrouve assez vite à la tête d’une entreprise très spécialisée. Selon l’enquête de 1883, il fabrique des vis et des pignons. Crettiez s’appuie largement sur la sous-traitance assurée par des horlogers paysans des communes de montagne. Néanmoins, son établissement est mécanisé. Il utilise d’abord un moteur à pétrole puis l’électricité à partir de 1899. Il a investi des sommes importantes : plus de 3 800 F pour la transmission de la force électrique et plus de 8 000 F pour les machines mais il ne dispose pas d’accès à l’eau. C’est sans doute pour cela qu’il essaye d’acquérir un moulin et une scierie mis aux enchères à Scionzier en 1898 mais, contre d’autres industriels, il ne l’emporte pas. Le trajet le plus impressionnant est sans doute celui de Louis Carpano puisqu’après de longues pérégrinations, il réussit à mettre en place l’établissement le plus innovant de la vallée. Né en 1833 à Valle Mosso dans les montagnes du Biellais, il entre à l’Ecole d’horlogerie de Cluses à 19 ans. Là, il est en contact avec l’enseignant responsable de la taille des pignons à la machine, François Gex. Louis complète sa formation d’horloger par des voyages en France : il va à Paris, puis au Havre, chez un fabricant de chronomètres de marine. Il est alors capable de concevoir et d’exécuter les diverses parties de la montre. Il rapporte de Genève, une méthode de taillage des roues par fraisage qu’il a vu pratiquer chez Virgile Borrel. En 1857, il sort sa première fraise qui lui est commandée par un horloger d’Arâches et, en 1858, il obtient une médaille de bronze à l’Exposition nationale de Turin. En 1860, il travaille à Genève chez Pateck-Philippe. Trois ans après, il revient à Cluses et travaille au perfectionnement des machines pour produire des fraises à denturer dont la Vallée a grand besoin. Sa renommée grandit et il est récompensé à l’Exposition de Paris en 1867. Il s’est inscrit dans la nouvelle division du travail en même temps qu’il a contribué à son approfondissement. En 1868, il s’associe avec le Suisse Jaccottet qui possède l’usine de Cluses installée sur l’Arve. Jaccottet fournit les locaux industriels et les équipements en place, son expérience et son réseau de relations tandis que Carpano peut faire valoir sa compétence, son dynamisme et sa réputation naissante. L’entreprise a une valeur de 16 000 F. En 1873, Louis succède à son associé. Il est délégué des fabricants à l’Ecole d’horlogerie en 1876 et il est de nouveau récompensé à l’Exposition de Paris de 1878. Son entreprise est la plus moderne de la Vallée, elle utilise la force de l’Arve avec une roue poncelet et les machines qu’elle fabrique produisent notamment des roues, des pignons et des fraises. La sous-traitance à l’extérieur n’est pas pour autant abandonnée. L’entreprise Carpano joue le rôle d’une « entreprise leader », elle sert de modèle, fournit du matériel de production et contribue à la formation de la main-d’œuvre. En 1884, elle vaut 370 000 F, soit 23 fois plus qu’en 1868. Avec Claude Crettiez, Louis Carpano offre la moitié de l’emploi usinier à Cluses. Il alimente la ville en eau et, à partir de 1893, il l’éclaire. En 1895, Constant, neveu de Louis, épouse la fille du maire.
11Ces réussites souvent spectaculaires ne doivent pas occulter toute une série de progrès et d’innovations minuscules qui témoignent de l’existence d’une atmosphère d’émulation que reflètent les en-têtes de lettres de tout « fabricant d’horlogerie ». Cette capacité d’initiative n’est pas limitée aux patrons et aux artisans mais elle concerne aussi la partie stable de la main-d’œuvre qui est toujours tentée par la mise à son compte. Les fréquents déplacements d’ouvriers et de patrons horlogers à Paris, à Lyon, à Genève et dans le Jura, contribuent largement à la diffusion de l’innovation. Le patron horloger François Rannaz et quelques-uns de ses ouvriers, par exemple, passent leur temps entre Cluses, Genève et Besançon et les mécaniciens suisses ne sont pas les derniers à venir à Cluses pour y installer des machines. En périphérie de l’activité horlogère, de nombreux exemples montrent également l’importance des liens entre la visserie et la tournerie métallique parisienne et savoyarde. Ainsi François Régis Devaux, « tourneur sur fer » demeurant à Paris et natif de Saint-Sigismond, commune située à côté d’Arâches, possède-t-il un passeport pour l’intérieur délivré à Paris, contrôlé à Cluses, et valable pour circuler de Paris à Lyon21. L’histoire de César Vuarchex est plus connue puisqu’on lui attribue souvent l’introduction du décolletage. Né vers 1846, César, encore jeune, quitte Scionzier pour Paris avec ses parents. C’est dans la capitale qu’il apprend le métier de tourneur sur métaux. Sa famille est pauvre mais ses relations s’étendent au-delà des mers puisque si ses deux sœurs sont mariées à Paris, son frère cadet, Casimir, est installé au Mexique. Les liens avec Scionzier ne sont rompus pour autant. César, l’aîné, revient, en effet, à Scionzier en 1873 où il ouvre un atelier. Il fabrique désormais des fournitures métalliques pour les peignes d’Oyonnax. Il joue la carte de la mécanisation et utilise la force du torrent de Scionzier. Tout en restant sous-traitant, il recherche des débouchés nouveaux, quitte à créer des produits nouveaux. En 1902, il se lance dans l’accessoire automobile en inventant la valve pour chambre à air à double fermeture qu’il fait breveter. En 1901, il a 42 employés. Quant aux pérégrinations dans l’espace horloger, elles abondent.
12La reconversion de l’industrie horlogère débouche sur la prise de possession par les horlogers d’un territoire recomposé autour d’une activité industrielle en plein développement. Cette situation a été entérinée par le pouvoir politique au moment de l’Annexion. La présence de l’Ecole « Impériale » d’horlogerie à Cluses scelle, en effet, la reconnaissance de son rôle de capitale industrielle locale mais, en compensation, la petite ville a dû abandonner toute prétention administrative ou commerciale à Bonneville et à La Roche-sur-Foron. Les horlogers ont donc le champ libre et c’est dans la création ou l’investissement des nombreuses associations que s’affirme un puissant groupe horloger. Musique, Compagnie des pompiers, Sou des écoles, Cercle des horlogers puis Cercle des ouvriers, ces organisations sont très fréquemment dirigées par des patrons ou par des artisans horlogers mais elles ne sont jamais strictement corporatives et le groupe n’est jamais parfaitement homogène. Par leurs nombreuses manifestations, ces sociétés occupent à Cluses un espace urbain largement renouvelé par la construction de la mairie, des nouvelles usines et surtout par celle de l’Ecole d’horlogerie. L’affirmation du groupe se fait au nom du Progrès et de la République et ce sont des patrons d’horlogerie ou des fonctionnaires de l’Ecole d’horlogerie qui emportent dans le canton, les uns après les autres, les sièges de maire et de conseiller d’arrondissement et de conseiller général. Ainsi l’appellation professionnelle d’« horloger » s’impose-t-elle à tous ceux qui s’adonnent à l’activité, même s’ils ne le font que de façon partielle. Les nouveaux venus s’en prévalent, car l’activité attire désormais toute une population venue de la Vallée ou de plus loin, et le dénombrement de 1881 attribue avec largesse l’identité horlogère… y compris aux jeunes enfants. L’Ecole d’horlogerie constitue la pièce centrale du nouveau dispositif productif et culturel mais son rôle est ambigu. En tant qu’institution scolaire de taille nationale dépendant de l’Etat sarde, impérial, puis républicain, elle justifie son existence et assure son propre développement en proclamant haut et fort que sa raison d’être est d’arriver à la fabrication de la montre complète sarde puis française. Pourtant, dans la réalité, elle contribue à approfondir une division du travail qui fait du Faucigny un producteur de plus en plus spécialisé et de plus en plus dépendant du système douanier en vigueur puisque la vallée de l’Arve appartient à la grande zone qui rattache la Haute-Savoie du Nord à la Suisse.
13Cette transformation a un prix. Alors que dans la période précédente, l’équilibre du système était assuré par une pluriactivité large et multiforme, le positionnement de l’usine au centre du dispositif productif condamne cette forme de régulation. Pourtant l’ensemble de la formation sociale partage un puissant attachement à la terre. De nombreux patrons conservent de la terre et tous n’ont pas rompus avec les activités agro-sylvo-pastorale. Alors qu’ils habitent à Cluses et qu’ils possèdent l’une des plus importantes usines de la région, les Crettiez ont une vache ! Désormais, la pluriactivité tend à se recentrer autour de l’industrie mais le succès même de la formule déséquilibre ses combinaisons. C’est que la terre manque et que la morte-saison horlogère correspond de moins en moins à la pleine saison agricole22. Les nouveaux horlogers, au savoir faire moins reconnu, aux liens sociaux plus ténus, sont, avec les femmes, les premières victimes des baisses de commandes helvétiques. Quant aux « vieux horlogers », surtout s’ils sont passés par l’Ecole, ils ont quelques raisons de se plaindre de la faiblesse des salaires. C’est dans ce contexte, que déferle, entre 1901 et 1907, une impressionnante vague de grèves23 et celle-ci s’accompagne d’un mouvement de syndicalisation aussi puissant qu’éphémère. Ces affrontements sociaux n’empêchent pas le monde horloger dans son ensemble de participer dés 1907 à la mise en place d’une société de production d’électricité, la Société des Forces motrices du Foron24. Dirigée par les patrons de Scionzier, la nouvelle institution n’exclut pas pour autant les ouvriers syndiqués et certains syndicalistes participent même à ses organes de direction. Pourtant, malgré un nouvel effort de mécanisation, l’horlogerie se porte mal. Les clients suisses de la vallée de l’Arve produisent de plus en plus eux-mêmes les pièces qu’ils achetaient auparavant au Faucigny et la crise de 1908 montre que l’avenir industriel de la Vallée n’est pas forcément assuré.
III. Le décolletage : une reconversion
14Après la mobilisation générale des hommes qui vide les usines, la mobilisation de l’industrie donne à l’horlogerie de la vallée de l’Arve une nouvelle chance. A Cluses et autour de Cluses, les entreprises redémarrent et se mettent à fabriquer massivement des pièces tournées destinées à l’armement – fusées d’obus, pièces pour appareils de précision, pièces diverses. La reconversion vers le « décolletage » est amorcée. Ce type de travail, on le sait, n’était pas complètement inconnu. La guerre permet donc la poursuite d’une longue évolution qu’elle infléchit tout en l’accélérant25. L’industrie de la vallée de l’Arve se tourne donc vers le marché national et ses liens avec la Suisse se distendent. Aidée par l’Etat, l’industrie horlogère adapte rapidement ses machines et elle peut bientôt demander des détachements de main-d’œuvre.
15Après la guerre, l’horlogerie décline tandis que le décolletage s’impose. Le territoire de l’industrie se restructure autour d’un pôle technologique clusien qui voit croître ses entreprises et sa population ouvrière. Celle-ci passe de 207 à 436 travailleurs entre 1911 et 1931. Quelques entreprises mènent le mouvement en liaison avec l’Ecole d’horlogerie. Constant Carpano26 notamment prend ses distances vis-à-vis de l’horlogerie tout en poursuivant et en élargissant les spécialités de l’entreprise. Outre la traditionnelle fabrication de fraises, roues et pignons produits désormais pour les mécanismes les plus divers, l’entreprise fabrique des objets décolletés de toutes sortes et des mouvements complets pour compteurs et jouets. La famille, forte de ses liens avec l’Ecole, accueille en son sein Charles Pons – ancien brillant élève de l’Ecole d’Horlogerie –, qui épouse Louise, la fille de Constant. En 1936, Charles Pons, qui est devenu l’un des dirigeants de l’entreprise, s’intéresse au ski. Il contribue, en effet, à la mise en place du premier remonte-pente aux Carroz d’Arâches, au dessus de Cluses et, en 1939, il produit une fixation de ski. En fabriquant un objet fini, l’entreprise Carpano, sort de la sous-traitance. Marcel Franck, ancien élève de l’Ecole né à Paris en 1896, crée en 1919 l’entreprise Frank-et-Pignard avec son beau-frère qui est, lui aussi, diplômé de l’Ecole. Dans ce contexte, le chef d’entreprise est toujours un producteur mais, en ce qui le concerne, les taches de conception prennent plus d’importance qu’auparavant. Le dynamisme de Cluses attire et le renouveau technique est renforcé par une importante immigration suisse qui permet d’importants transferts de technologie. En 1926, chez Carpano, sur les huit mécaniciens, deux sont suisses, les deux chefs de fabrication et d’atelier le sont aussi. Ils sont nés à Moutier (canton de Berne) et c’est cette ville qui fournit la Vallée en tours à décolleter.
16Dans la vallée autour de Cluses, la transformation est difficile et les années 1920 sont loin d’être des années de prospérité. A Scionzier, le chômage est fréquent et la population employée dans l’industrie diminue. Elle passe de 703 à 574 travailleurs entre 1911 et 1931. Avec la crise, reprennent les migrations qui s’étaient quasiment interrompues pendant les années de prospérité. Comme par le passé, celles-ci restent souvent temporaires. De même, la pluriactivité individuelle ou familiale est toujours présente. Considérée comme un archaïsme et rarement revendiquée, elle amortit pourtant les aléas de la conjoncture tout en contribuant à donner l’impression, surtout a posteriori, d’un certain équilibre. De ce fait, la diminution des effectifs se fait en silence. La reconversion s’effectue pourtant et elle s’appuie sur la mobilisation de la famille. L’histoire de la famille Béné illustre bien cette évolution. Jusque dans les années 1920, les Béné sont des « ouvriers-patrons »27. Les deux frères aîné, Ernest et Ferdinand, font leur apprentissage chez Patek Philippe pendant qu’un troisième, Constant, est horloger et cultivateur à Scionzier. En 1902, Ernest, devenu horloger-mécanicien, est président du syndicat de Scionzier tandis que Ferdinand et Constant participent à la fondation de la Société des Forces motrices du Foron. La guerre donne à Ferdinand l’occasion de développer un atelier. En 1916, il emploie quatre civils et un militaire. Après la guerre, il mécanise son entreprise. Il acquiert en effet des machines à décolleter en même temps qu’il fait appel au savoir-faire suisse. C’est en s’appuyant sur sa famille qu’il assure la pérennité de son entreprise. Même s’il emploie du personnel hors de son ménage, celui-ci constitue l’essentiel de l’entreprise. Le ménage est une unité économique : les salaires des co-résidents ne figurent pas sur le livre de paye. Parallèlement, Georges, le fils de Ferdinand, va faire son apprentissage chez un fabricant suisse de machines de Moutier, Petermann. En 1925 et moyennant un gros salaire, Ferdinand engage un mécanicien suisse. Si l’homme ne reste pas, c’est sans doute parce qu’il n’était là que pour installer de nouvelles machines ou pour initier à de nouveaux procédés de fabrication. En effet, la qualité de la main-d’œuvre disponible dans le ménage s’améliore puisqu’en 1926, Georges, le fils, et, Marcel Dunand, le gendre, sont devenus « mécaniciens » ; quant à Thérèse, la fille de Ferdinand, elle est « comptable ». Comme l’entreprise, le ménage est en recomposition permanente. Ainsi, Marcel Dunand s’établit-il bientôt comme « mécanicien », « patron » et « chef » de ménage mais il a sans doute une activité de sous-traitant pour Ferdinand. Le ménage-entreprise permet la diffusion des innovations en même temps que la reproduction élargie d’un système toujours structuré en cascades de sous-traitance.
17La reconversion de l’horlogerie au décolletage s’accompagne d’une réorientation vers le marché national. La loi de 1923 supprime la grande Zone et les liens commerciaux avec la Suisse se font plus ténus. Les liens financiers avec le voisin helvétique s’affaiblissent également. C’est que la Société savoisienne de Crédit – coopérative fondée en 1919 dans le milieu du commerce de la Roche-sur-Foron – est devenue la banque des décolleteurs. En février 1920, l’organisation a comme administrateur l’un de ses plus gros actionnaires, l’industriel de Cluses, Alix Rannaz. Ce n’est donc que dans les années 1920 que l’appartenance à l’espace national français s’impose dans toutes ses dimensions.
18La transformation de l’industrie et l’intensification de l’utilisation des machines s’accompagnent d’un mouvement de reclassement visible dans les appellations professionnelles. Si les « horlogers » restent encore les plus nombreux, leur nombre diminue et l’appellation se dévalue. A Cluses, celle-ci concerne ceux dont la qualification est faible, il s’agit des femmes, des nouveaux venus et de ceux qui ont conservé l’ancienne activité. La catégorie des « mécaniciens », au contraire, se distingue. Cette dénomination, autrefois quasiment réservée à l’élite des horlogers suisses, concerne désormais de nombreux Clusiens et particulièrement ceux qui appartiennent au monde des vieux horlogers et qui sont passés par l’Ecole d’horlogerie. A Scionzier ou dans la vallée autour de Cluses, c’est le terme de « décolleteur » qui s’impose. En effet, celui-ci souligne l’appartenance à une « communauté » dont l’existence est assurée par l’activité industrielle et à la tête de laquelle se trouvent les chefs d’entreprise qui sont de véritables pourvoyeurs d’identité. Ce mouvement des appellations peut être interprété comme le résultat de luttes de classements développées sur la longue durée. Il met en évidence l’existence d’un double marché du travail qui oppose un noyau de main-d’œuvre permanente souvent proche des patrons et une main-d’œuvre au statut plus précaire.
Conclusion
19Le district industriel de la vallée de l’Arve est bien un district durable et, tout au long de son histoire, ses spécialités se déclinent largement autour d’une gamme de produits proches qui vont de la pièce d’horlogerie au pignon et du pignon à la pièce de métal décolletée. Son évolution, cependant, n’est pas linéaire ; elle est faite de cycles, de crises, de discontinuités et de tensions entre prospérité et précarité28.
20Sa longévité repose, en effet, sur une capacité collective à s’adapter aux transformations de la demande fécondée par des apports techniques extérieurs dont l’introduction est permise ou facilitée par l’action politique locale. Dans ce domaine, c’est la détermination de la municipalité de Cluses qui permet la création et la pérennité de l’Ecole d’horlogerie. Du côté des entreprises, c’est un établissement hybride qui donne le rythme. C’est en effet d’abord dans l’usine de Cluses des bords de l’Arve, celle de Jumel, Rossel, Jaccottet et Carpano, que se transmettent et s’approfondissent des savoirs et des savoir-faire mécaniciens. Or cette entreprise est le fruit d’apports extérieurs successifs intégrés régulièrement dans la formation sociale et enrichis par la présence de l’Ecole.
21Cette capacité d’intégration d’apports extérieurs repose largement sur les qualités d’adaptation de la formation sociale locale. D’un côté, la fabrique éclatée proto-industrielle se transforme en une sous-traitance en cascades centrée autour de l’usine, d’un autre, la pluriactivité se traduit à la fois par une culture de la migration et du marché tout en amortissant les variations de la conjoncture, ce qui est la condition nécessaire à la conservation de la main-d’œuvre. Mais derrière l’entreprise et les combinaisons multiples de la pluriactivité, le support des transformations reste la famille qui est elle-même susceptible de se recomposer pour s’adapter.
22Pourtant, ce ne sont pas des familles des fabricants des années 1820 que sont issus les patrons des années 1880. Si des continuités existent, elles se trouvent dans le monde de la production des pièces. Là, au contraire, se distingue très tôt une main-d’œuvre porteuse de techniques et sujette à une impressionnante mobilité sociale ascendante. C’est de ce monde, en effet, que sortent le plus souvent les patrons et les ouvriers-patrons et ceux-ci partagent d’autant mieux une culture commune que la compétence des seconds est reconnue après les grèves des années 1900 et la reconversion vers le décolletage. A côté de cette partie de la main-d’œuvre adulte masculine qui constitue le véritable noyau dur du monde de l’industrie, la main-d’œuvre non qualifiée, largement composée de jeunes, de femmes et bientôt d’immigrés, fait souvent office de variable d’ajustement. Cependant, animé par une croissance impressionnante sur la longue durée, le système est suffisamment souple pour intégrer régulièrement la frange supérieure des non qualifiés.
23Au fur et à mesure que les traits de cette société s’affirment, le territoire qu’elle occupe se transforme. Structuré par des réseaux aux larges mailles, le territoire des montagnards pluriactifs est vaste et lâche. Le recentrage des activités horlogères autour de l’usine dans la vallée s’accompagne de la formation d’un territoire horloger qui s’affirme nettement dans la sphère politique sous la forme républicaine. Même si, après l’Annexion, ses porte-parole affirment hautement l’appartenance de la société locale à la nation française, la frontière a longtemps peu de consistance puisque la grande zone lie la Vallée à Genève et au Jura suisse sur le plan économique et financier tandis qu’un vaste espace alpin et jurassien est plus familier aux horlogers de Haute-Savoie que les départements mitoyens. La première guerre mondiale et la reconversion vers le décolletage orientent solidement la Vallée vers l’espace national en même temps que se densifie le rapport de l’industrie au local. Il règne, au moins depuis ce moment-là, une incontestable « atmosphère industrielle » dans la vallée de l’Arve. Celle-ci repose sur des valeurs partagées comme le travail, la compétence et la famille. Désormais, l’industrie et le local ne font qu’un.
Notes de bas de page
1 W. CAVESTRO, C. COURLET, P. JOURNET et J.-C. MONATERI, Diagnostic économique du district industriel de la vallée de l’Arve. Rapport final, Etude réalisée pour le compte du SIDEMVA, IREPD, Mai 1999.
2 Sauf indication contraire, ce texte s’appuie sur les résultats d’une thèse, Horlogeries et horlogers du Faucigny (1849-1934). Les métamorphoses d’une identité sociale et politique, sous la direction d’Y. LEQUIN, Université Lumière Lyon II, 3 volumes, 748 p., soutenue le 1er décembre 2000. Une version réduite a été publiée sous le même titre aux Presses Universitaires de Grenoble, dans la collection « La Pierre et l’Ecrit », en juillet 2004.
3 L. FONTAINE, Histoire du colportage en Europe XVème-XIXème siècle, Paris, Albin Michel, L’évolution de l’Humanité, 1993.
4 Elle est de 100 F.
5 Arch. dép. Savoie, 1 FS 712, Métallurgie, usines et affaires diverses, Rapport de l’Intendant du Faucigny, 19 septembre 1816.
6 V. BARBIER, La Savoie industrielle, Chambéry, 1875, vol. II, p. 351.
7 J.-P. LEGUAY [dir.], Histoire de la Savoie, tome 4, A. PALLUEL-GUILLARD, C. SORREL, G. RATTI, A. FLEURY et J. LOUP, La Savoie de la révolution à nos jours, XIXème-XXème siècles, et A. PALLUEL-GUILLARD, L’Aigle et la croix. Genève et la Savoie 1798-1815, Saint-Gingolph, Editions Cabédita, 1999.
8 N. PERRIN, Monographie historique, industrielle et agricole de Cluses, 1900, rééd. Millau, 1985, 822 p. manuscrites, p. 340-343.
9 Lettre de Rossel et Armand du 16 juillet 1830 cité par M. FAITA, Horlogers savoyards, Thonon, 1990, p. 46-49.
10 Arch. départ. Haute-Savoie, I C III 9 (58, 92, 133), I C III 31bis (81, 90, 163), Etablissement d’une maîtrise d’horloger à Saint-Sigismond, Registre des actes de l’intendance du Faucigny.
11 G. HEITZ, C. et G. MAISTRE, « Colporteurs et marchands savoyards dans l’Europe des XVIIème et XVIIIème siècles », Annecy, M.D.A.S., t. 98, 1992, p. 160.
12 Arch. mun. Cluses, Conseil de la ville de Cluses, Registre des actes consulaires, Délibération pour recourir au Roy au sujet de l’horlogerie, 24 octobre 1789.
13 A.N. F 121611, Mont Blanc. P. GUICHONNET « Horlogerie et jacobinisme », rubrique « l’histoire savoyarde », Le Messager, 14, 21, 28 janvier et 4 février 1994.
14 Arch. mun. Cluses, Registre des actes consulaires de la ville de Cluses, Supplique au Roi pour l’affranchissement des droits de douane pour les ouvrages d’horlogerie.
15 N. PERRIN, L’Horlogerie savoisienne et l’Ecole nationale d’horlogerie, Thonon, 1902, p. 26.
16 Arch. mun. Cluses, Statistique des personnes habitant Cluses à l’époque de l’incendie (1844).
17 Arch. mun. Cluses, Actes consulaires de la ville de Cluses, Acte du 20 juillet 1843.
18 Arch. départ. Haute-Savoie, 2 FS 223, Lettre de l’Intendant Gianotti à l’Intendant Général d’Annecy du 9 octobre 1843.
19 F. POIRIER, L’Horlo, de l’Ecole Royale d’Horlogerie au Lycée Charles Poncet, Association Amicale des Anciens Elèves du Lycée Charles Poncet de Cluses, Mâcon 1998, p. 12.
20 Genève s’est donnée une école d’horlogerie qui ouvre ses portes en 1824 et l’établissement sert de modèle à d’autres expériences. Par ailleurs, selon Achille Benoît, horloger parisien réputé pressenti pour être le futur directeur de l’éventuelle école d’horlogerie de Cluses, la commune de Sainte-Croix (canton de Vaud) était avant 1838 dans une situation comparable à celle de Cluses puisque l’on n’y fabriquait que certaines parties de l’horlogerie (ébauches, cadratures, finissage et pièces à musique). Or, à partir de 1838, la commune attire des horlogers capables de fabriquer la montre complète en leur accordant le logement et des avances en argent. Arch. départ. Haute-Savoie, 11 FS 12, Ecole d’horlogerie de Cluses, création-fonctionnement, Note du 11 décembre 1845 et Lettre du 15 janvier 1846 d’Achille Benoît au banquier savoyard parisien Pillet-Will.
21 Arch. mun. Cluses, I 45, Passeports, 1871.
22 Ordinairement, la morte-saison horlogère dure de mai à juillet tandis que les plus fortes commandes ont lieu d’août à septembre et secondairement de février à avril.
23 L’une d’entre elles se termine de façon dramatique. La grève qui a lieu dans l’entreprise Crettiez de Cluses de mai à juillet 1904 se termine par la mort de 3 ouvriers, tués par les fils du patron. À la suite de ces meurtres, l’usine est prise d’assaut et brûlée par la foule en colère malgré la présence de l’armée. L’épisode a été relaté par Aragon dans Les cloches de Bâle.
24 P. JUDET, « L’horlogerie savoyarde, l’eau et l’électricité (1860-1914) », dans H. JOLY et alii, Des barrages, des usines et de hommes. L’industrialisation des Alpes du Nord entre ressources locales et apports extérieurs, Etudes offertes au professeur Henri Morsel, P.U.G., 2002, p. 77-92.
25 P. FRIDENSON, « 1914-1918 L’autre front », dans P. FRIDENSON [dir.], « 1914- 1918 L’autre front », Cahiers du Mouvement social, n° 2, Paris, 1977, p. 7-12.
26 Constant Carpano a succédé à son oncle Louis à la tête de l’entreprise.
27 Y. LEQUIN, « Aux origines de l’organisation ouvrière en Haute-Savoie : la grève des horlogers de Cluses en 1904 », Actes du congrès des sociétés savantes de Lyon, 1964, p. 817-827.
28 G. CHASTAGNARET, « Conclusions », dans J.-F. ECK et M. LESCURE [dir.], Villes et districts industriels en Europe occidentale XVIIème-XXème siècles, Actes du colloque des 7 et 8 décembre 2000, Université François Rabelais, Tours, Centre d’histoire de la ville moderne et contemporaine, Tours, 2002, p. 347-354 et C. COURLET, « Globalisation et territoire. Le cas du district industriel de la Vallée de l’Arve (Technic Vallée) », dans D. J. GRANGE [dir.], L’Espace alpin et la modernité. Bilan et perspectives au tournant du siècle, P.U.G., 2002, p. 93-103.
Auteur
Agrégé d’histoire, est maître de conférences à l’université Pierre Mendès France de Grenoble 2. Sa thèse, consacrée à l’horlogerie du Faucigny a été soutenue en 2000 à l’université de Lyon 2. Elle a été publiée sous le titre Horlogeries et horlogers du Faucigny (1849-1934). Les métamorphoses d’une identité sociale et politique, PUG, La pierre et l’écrit, 2004. Membre du laboratoire de recherche historique en Rhône-Alpes (LARHRA), il poursuit ses recherches sur l’évolution des sociétés montagnardes aux XIXème et XXème siècles, la pluriactivité, l’industrialisation, la désindustrialisation et les territoires.
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