Conclusion
p. 78-81
Texte intégral
1Le baroque claudélien que l’on pourrait presque définir comme un baroquisme, vigorise la scène. Il opère une réorganisation interne et totale de l’espace en l’ouvrant à la transcendance et en évaluant l’espace en termes de temps. Claudel, essentiellement catholique étudie la dimension temps et conclut que seule la grâce donne un sens au temps qui, sans elle, n’est que successivité de mouvements et de moments cacophoniques qui, loin d’engendrer une unité, opèrent alors un déliement.
2L’entropie gagne tout et l’être est dissout. Mais l’homme est d’origine divine, et le temps, c’est précisément le sens de son épreuve sur terre. À lui de retrouver le temps, non la mémoire sensitive proustienne, mais le Présent éternel. C’est alors que chaque histoire réitère le récit de la Genèse et pose le problème de la Création.
3Cependant, si une même foi anime et Calderón et Claudel, si l’un comme l’autre croit en la catharsis de l’épreuve, et si la grâce reste le viatique de la transcendance, les deux œuvres ont une respiration et un rythme tout à fait différents. Calderón laisse s’exprimer le théologien en lui, mais quelquefois le poète lui échappe et fait entendre une autre voix, celle de l’unité dans la discordance ou dans la rhapsodie. Claudel, quant à lui, essaie parfois de donner un revêtement théologique au poète qui s’exprime et qui s’exprime avant tout comme poète. Chez Claudel, la théologie sert de support au poète. Quelle que soit la foi du poète, elle n’est jamais vécue comme un « en-soi ». L’expression première est toujours celle du poète, d’où peut-être l’optimisme primordial qui anime toute cette œuvre. Quand Segismundo s’exprime, dans ses trois monologues, autrement que comme un théologien dont le discours serait orienté, c’est à cause de cette Espagne profondément baroque qu’il charrie dans son être. Le baroque est aussi constitutif de l’Espagne que l’Espagne l’est du baroque. Aussi la contradiction Calderonienne n’est-elle pas subjuguée. Elle semble dépasser le vouloir de l’auteur et surgir de la source première de l’homme. L’irrationnel qui surgit dans l’œuvre Calderoniene la dynamise et lui octroie une puissance presque pathétique. Le clair-obscur tremblant qui crée le climat de l’œuvre et qui n’est pas sans évoquer les toiles de Rembrandt ou le château de l’Escurial donne une stature et une dimension toute particulière à cette œuvre où la mystique et l’érotique essaient de s’étreindre timidement. Dans un paysage gothique, évoluent des personnages tout à fait romantiques qui font précisément triompher le baroque de l’œuvre. C’est tout l’Univers et tout le cosmos qui entrent en lutte. Le « moi » baroque envahit ici comme là toute la scène. Géants et nains s’affrontent, fontaines et fleuves, océans et mers s’opposent à l’aridité et au désert des cœurs.
4Mais si pour Segismundo, le paradis perdu laisse une incoercible nostalgie et reste perdu sans remède, pour Claudel, le paradis perdu devient le « sésame » d’ouverture du paradis.
5Préoccupés par des thèmes et des sujets sensiblement voisins : la prédestination des êtres devant s’aimer, la liberté de l’homme devant le mal, le libre-arbitre et le déterminisme, nos deux dramaturges, par-delà le temps, se rejoignent et se séparent. Le climat des œuvres est radicalement différent.
6Pour Claudel, la rotondité de la terre et du temps, le cercle de la « lune parfaite » ne font aucun doute et imposent leur propre cohérence et leur optimisme fondamental. Pour Calderón, la vertu du temps est dans le « desengaño ». Les discours de Segismundo à lui-même, à son précepteur ou aux autres, ont des accents de Qohélet, de l’Écclésiaste. La tentation du vide, les phantasmes d’un cœur inquiet, la fascination de l’échec, la peur de l’abandon et de la solitude sont chez Calderón, bien réels. La Meseta castillane est là, présente, à perte de vue, même si Calderón a choisi de restreindre l’espace et de situer son action dans un cachot de Pologne. Ce prince qui se range et se convertit aux voies du bien n’est pas sans évoquer ses frères jumeaux, tels que Polyphème ou Caligula.
7Curieusement, l’homme Calderonien est presque contemporain. Ces accents de détresse, ces doutes, ce retour un peu forcé et désabusé, nous les rencontrons chez les héros du vingtième siècle. Cette lourde et difficile impression de non appartenance, de flottement, nous sont curieusement plus familiers, que cette victoire des héros claudéliens sur eux-mêmes. Ce n’est guère Platon que nous retrouvons dans ce discours nostalgique de Segismundo, c’est déjà Camus, Becket, Jarry etc... Une nostalgie qui traduit plus une absence qu’une présence, plus une vacuité qu’une plénitude. Calderón nous introduit déjà dans cette modernité créée par le roman cervantin, cette modernité qui essaie d’habiter les signes qui ne cessent de se dévider, au point que le signe est devenu la transcendance, transcendance négative, certes, mais seul habitacle possible de l’homme. Nous ne vivons plus que dans les mots.
8Dans ce paysage, Claudel, en pleine débâcle, tant événementielle qu’idéologique, renoue avec la foi des primitifs et des peuples encore vivants. Colossal « vomissant » comme il nomme le poète, son flux et son flot verbaux nous arrache aux cris du temps. Son verbe, il l’a voulu engendreur de silence et retenons sa mise en garde :
« Chut ! si nous faisons du bruit, le temps va recommencer ».
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