L’heure crépusculaire ou la reddition du moi
p. 55-64
Texte intégral
1Avant d’analyser ce qui, dans les deux cas, opérera le renversement absolu de la Rigueur en Miséricorde, la rencontre avec l’Amour et la Sagesse, ce qui, dans un vocabulaire chrétien, est tout à fait synonyme, il nous faut essayer de comprendre ce présent. Rodrigue et Segismundo ont des voies différentes. Le parcours de Rodrigue n’est pas un long cheminement vers l’état idéal. Lui, comme Prouhèze, comme Camille devra découvrir que « la passion est liée à la croix ».
2Segismundo, lui, doit subir cette passion. Leur quête, quelles que soient les modalités qui la rythment, est une recherche de leur « heure ». Jusqu’à cette ouverture de l'« heure », le temps est vécu comme une opacité et une surdité quasi totales. Jusqu’à la fulgurance de cet instant de grâce qui transforme leurs vies souffrantes en certitude lumineuse, tous deux vivent comme dans un rêve. Leur vie, non encore assumée, est rêve. Elle n’a pas plus de consistance qu’un rêve. Elle devient elle-même le signe hiéroglyphique de la vie. Le noyau dur de l’être ne peut être touché que lorsque le rêve-vie est enfin décrypté. Segismundo, s’il a du mal à toucher du doigt la consistance de cette vie, n’éprouve, par contre, aucun mal à affirmer comme vérité indubitable, l’existence d’un au-delà, d’un « despues » bien plus lumineux pour lui que sa perception du monde réel :
«lo eterno, la forma vividora
donde ni duermen las dichas
ni las grandezas reposan». (Jorn. II, esc. X)
3Quant à Rodrigue, il est « de ceux-là qui ne peuvent se sauver qu’en sauvant toute cette masse derrière lui qui prend leur forme derrière eux ». Il s’agit de faire réintégrer au monde cosmologique et social sa dimension sacrée, en renouvelant, de par le baptême, l’expérience du naître. En conquérant l’espace, Rodrigue élargit le temps de l’Histoire jusqu’à l’éclatement, jusqu’à ce point de concordance, en un instant qui recouvre toute l’éternité, avec le temps de Dieu. Rodrigue a édifié le royaume de Dieu sur terre, par le baptême, et dans l’optique claudélienne, il a fait en sorte que Dieu ne puisse plus détourner ses regards loin de cette terre. Il a rendu, pour reprendre la définition de Claudel, l’univers catholique. Tout converge vers un centre. Et ce centre, c’est un point sur la mer. La naissance et la connaissance sont conquises ici, non pas dans le seul accomplissement des potentialités, mais dans la brisure et le dépassement des limites de l’être. Il s’agit pour Rodrigue de conquérir une vision qui ne peut être octroyée que dans l’arrachement à la chair. Dans le vocabulaire de Rodrigue, il s’agit de « l’adoration et le désir et la préférence d’autre chose » (J. Madaule, Le drame de Paul Claudel) Cette préférence, Segismundo la décrit et la définit dans une langue négative :
«¡No sé mas que no saber
qué soy, que seré o que fuí! (Auto sacramental).
4C’est probablement dans ce sens qu’il s’agit d’interpréter son :
«¡Qué cosas he soñado!»
5Ce qu’il s’agit de décrypter, c’est l’« heure », le présent par excellence. Mais ce présent-là, c’est l’heure de la seconde naissance, Cette dernière est pleinement effective, irréversible, elle se concentre en un seul point de vie :
« la mort ».
6Aussi l’univers est-il toujours lu « dans le plan horizontal » dans une quête des rapports et des valeurs, des métaphores et des harmonies et toute cause elle-même est conçue seulement « comme une combinaison que n’implique forcément aucun des termes qui la font » (Mémoires Improvisés). Cette heure, ce sera celle qui va démonter le mécanisme par lequel le monde est sans cesse « en train de se faire », à partir de cet instant présent – et ceci n’est valable que pour le drame claudélien – où le passé et l’avenir passent l’un dans l’autre. Le songe permet aussi, de par sa fluidité, cette équivoque. Mais, dans le songe, il s’agit d’une équivoque, non d’une volonté. C’est là précisément la pierre d’achoppement. Dans La vida es sueño, ce passage du jour à la nuit, cette « heure où la partie immortelle avec angoisse cherche sa voie » ce n’est pas encore hier, c’est déjà aujourd’hui. Segismundo ne saurait faire sienne la prière du Père Jésuite :
« De ce passé dont avec l’avenir est faite une seule étoffe indéchirable ».
7Dans le drame caldéronien, les heures s’ensuivent. L’heure est celle du cadran de l’horloge, jusqu’au moment où, l’espace d’une seconde, la volonté seule de Segismundo fixera la sienne propre. Par contre, le dialogue entre Prouhèze et son ange gardien nous révèle que « l’heure s’est dilatée au point de contenir toute l’éternité, et qu’elle est désormais établie, irréversiblement dans cet état » (Vachon, op. cit.).
8La conversation de l’Ange et de Prouhèze ceint tout l’univers. Peu à peu, le Japon, l’Afrique, l’Europe, l’Amérique s’animent, dans le même temps :
« L’Ange Gardien. — C’est moi. J’étais là. Je ne t’ai jamais quittée.
Ton Ange Gardien.
Crois-tu pour de bon que tu étais sans moi jusqu’à présent ? il y avait une continuité entre nous. Tu me touchais.
Ainsi quand vient l’automne comme il fait chaud encore ! L’air est bleu, l’hirondelle partout trouve une pâture abondante,
Et cependant, comment le sait-elle ? le temps est venu, rien ne l’empêchera de partir, il le faut, elle part, bravant la mer
Elle n’est pas embarrassée de la direction [...]
Et toi-même, dis-moi s’il est bien vrai que tu ne l’aies jamais ressenti au fond de toi-même entre le cœur et le foie, ce coup sourd, cet arrêt net, cette touche urgente ?
Doña Prouhèze. – Je ne les connais que trop.
L’Ange Gardien. – C’était mon hameçon au fond de tes entrailles et moi je réglais le fil comme un pêcheur longanime. Vois-le autour de mon poignet enroulé. 11 n’en reste plus que quelques brasses.
Doña Prouhèze. – Il est donc vrai que je vais mourir ?
L’Ange gardien. – Et qui sait si tu n’es pas morte déjà ? D’où te viendraient autrement cette indifférence au lieu, cette impuissance au poids ?
Si près de la frontière, qui sait de quel côté il est en mon pouvoir de te faire à mon gré par jeu passer et repasser ?
Doña Prouhèze. – Où suis-je et où es-tu ?
L’Ange gardien. – Ensemble et séparés. Loin de toi avec toi.
Mais pour te faire pénétrer cette union du temps avec ce qui n’est pas le temps, de la distance avec ce qui n’est pas l’espace, d’un mouvement avec un autre mouvement, il me faudrait cette musique que tes oreilles encore ne sont pas capables de supporter.
Où dis-tu qu’est le parfum ? où diras-tu qu’est le parfum ? où diras-tu qu’est le son ? Entre le parfum et le son, quelle est la frontière commune ? Ils existent en même temps. Et moi j’existe avec toi.
Écoute-moi qui existe. Laisse-toi persuader par ces eaux peu à peu qui te délient. Abandonne cette terre que tu crois solide et qui n’est que captive. Un mélange fragile à chaque seconde palpité de l’être avec le néant » (Journée III, sc. VIII).
9Il n’est désormais qu’un seul présent. Un temps où tout se passe en même temps. Rodrigue jeté sur les côtes de l’Afrique par la tempête est arraché, par la seule vision de Prouhèze, à la mort et blessé pour la vie. Plus tard, sur les remparts de Mogador, dans le baiser unique, l’âme de Rodrigue s’est séparée de lui au point que rien au monde, désormais, ne la pourra tout à fait remettre dans ce corps qu’elle a quitté :
« A quelle époque et comment la chose s’est-elle passée, il ne sait plus ; en avant et en arrière, le passé et l’avenir ont été également détruits. Tout ce qui pouvait être donné, c’est fait. Un des côtés par où l’être est limité a disparu. En un lieu où il n’y avait plus de retour ».
10L’heure est dilatée. Elle est, à elle seule, toute l’éternité :
« C’est à cette heure que seule à mon piano et la fenêtre ouverte sur de grands marronniers ruisselants, j’aime choisir entre les notes noires et blanches celle que je vais enfoncer. Il ne s’agit pas d’entendre, c’est elle qui me fait entendre. C’est elle qui me rend consciente comme une étoile verte de tout ce monde sombre autour de moi dans la nuit, un contour d’âmes et de lieux autour de moi organisé comme une carte géographique, et me donne contact en un instant avec une foule d’autres feux muets ou aigus, je participe une seconde à cet échange occulte d’éclats et de signaux ! Et non pas quelque chose d’inerte et d’achevé, mais un monde en train de se faire où collaborent l’Espace, le Nombre, l’esprit, la Providence, la Justice et le temps. Cette seconde appelle le présent où le passé en proie à l’avenir est en train de lui imposer ses conditions. C’est comme le calice lumineux, la combustion de Chartres, le Graal rouge de Chartres au milieu de cette planche qu’emplit un long fourmillement de braises et de terres incandescentes ! Il suffit de cette goutte d’eau ! Il suffit de ce point clair ! Il suffit que la volonté de Dieu triomphe sur un seul point pour qu’une espèce d’ordre sourd commence à émerger sur le reste du vitrage, pour que l’antique chaos soit endommagé sur un point essentiel et vital ! » (Conversations dans le Loir-et-Cher).
11Quelle que soit l’heure, « c’est toujours de l’univers, quel que soit le lieu d’où il est perçu, c’est toujours dans une heure totale que se révèle un univers total », et quand il est achevé « le monde total apparaît sous la forme d’un édifice liturgique ». Cette perception de l’œil et de l’oreille dans une même simultanéité, telle est la volonté claudélienne et la cathédrale incandescente se construit autour d’un point qui est d’abord une « heure » précise, instantanée comme une note de piano, mais pas n’importe laquelle : celle précisément qui fait « l’unité de l’espace sonore, comme telle étoile lorsqu’elle s’allume, fait l’unité de la carte du ciel ».
12Nous sommes alors dans la seconde éternelle et le cercle est achevé :
« Acceptons... que le Temps congelé par l’Éternité prenne à nos yeux des dimensions fixes et partageons cette contemplation divine dont le psalmiste a dit : ‘Mille ans sont pour elle comme le jour d’hier qui a passé’. Ils ont passé, c’est-à-dire qu’ils ont été l’objet d’un transfert dans la catégorie de l’immuable. C’est à quoi tout le ciel devant nos yeux est occupé. La proportion de leurs moments n’est plus susceptible de changer. Le Temps est devenu l’Extase » (Présence et Prophétie).
13Avant d’analyser comment et pourquoi la seconde est devenue une éternité, dans l’une et l’autre pièce qui nous préoccupe, il nous faut souligner que cette vision catholique et totalisante n’est pas celle de Calderón, qui, de ce point de vue, est peut-être plus proche de la modernité qu’un Claudel qui aspirait à retrouver l’idéal primitif.
14La vida es sueño laisse un arrière goût d’amertume, et non cette impression de jeune triomphe, d’enthousiasme, de victoire sur laquelle se termine Le Soulier de satin. Là la jubilation est loin d’être le sentiment dominant. Segismundo surmonte l’épreuve, certes, et peut-être deviendra-t-il un monarque éclairé. Mais la joie de la victoire de Segismundo sur lui-même est doublée d’une incertitude et voire même d’une déception. La jonction tangible-intangible n’est pas réalisée. Segismundo, et les témoins de ses aventures restent « desengañados » et le « desengaño » ne se réfère pas seulement à l’ici-bas. Segismundo a acquis une certaine prudence qui lui permettra de gouverner « raisonnablement ». C’est d’ailleurs le mot de la fin :
« ¡Qué discreto y qué prudente! »
15Segismundo est résigné. Le songe et la vacuité du songe sont quotidiens, et cette terre tout entière n’est que « como un sueño ». Tout peut à nouveau cesser. La crainte est ici la crainte de perdre, non la découverte de l’amour. Ces maigres certitudes peuvent à tout instant disparaître, elles sont fragiles et éphémères. L’éphémère et l’évanescent préoccupent Calderón bien davantage que l’éternité. C’est d’ailleurs le sentiment de la fragilité et de la vanité de toute chose qui pousse Segismundo à la sagesse. C’est la leçon de l’Ecclésiaste qui se profile derrière et non celle du Cantique des Cantiques. Segismundo découvre la fragilité des êtres et des choses et c’est ce qui le rend émouvant. La bête est momentanément jugulée en lui, mais il sait désormais qu’elle n’attend que son réveil. Et qu’un rien pourrait la faire surgir de l’antre où elle est tapie. Segismundo a bien moins d’illusions qu’un Rodrigue sur la finalité du monde. Plénitude, harmonie, unité restent des ambitions encore lointaines et peu accessibles. La dualité, tel est le partage malheureux de l’homme. Rien ne peut promettre que le Caligula, tapi dans la conscience de Segismundo ne va pas rugir tout à coup. Segismundo ne caresse aucune ambition pour le monde. C’est plutôt l’inanité du pouvoir lui-même, la fragilité de toute la création qui le poussent à la conversion. C’est « ça » plutôt que rien. Certes, lui aussi rencontre son « heure » : cette énorme victoire sur lui-même et le renoncement au mal. Mais sa leçon est bien plus modeste, peut-être plus humaine. La dilatation de l’univers n’a ici qu’un seul sens :
«le desengaño».
16Calderón n’est pas, semble-t-il, le terrien qu’est Claudel. Claudel a de la peine à concevoir un paradis qui n’aurait pas de connotation terrestre. Deux éléments s’affrontent ici : les songes de l’air et les rêveries de l’eau. Et l’emprise du monde qui en résulte est, bien entendu, extrêmement différente. L’élément « air » est semble-t-il plus difficile à « comprimer » et de par sa nature même, il nous plonge dans cette « irréalité » qui nous fait confondre l’« après » réel avec l’irréel.
17Deux approches essentiellement différentes. Calderón a l’homme à créer. Claudel vise déjà le « surhomme ». Malgré la couleur théologique très violente des personnages claudéliens, le rêve nietzschéen est là, entier et puissant. L’être du projet et l’être ayant réalisé un certain projet confrontent deux visions baroques de l’univers. Univers éclaté chez l’un et chez l’autre. Pour l’un, Calderón, c’est là le drame. Pour l’autre, Claudel, telle est la source de jubilation.
18Deux baroques, l’un moderne, quoique antérieur, celui de Calderón, l’autre « primitif » quoique postérieur, celui de Claudel.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Michelet, à la recherche de l’identité de la France
De la fusion nationale au conflit des traditions
Aurélien Aramini
2013
Fantastique et événement
Étude comparée des œuvres de Jules Verne et Howard P. Lovercraft
Florent Montaclair
1997
L’inspiration scripturaire dans le théâtre et la poésie de Paul Claudel
Les œuvres de la maturité
Jacques Houriez
1998